Magasin d'éducation et de récréation (p. 54-69).
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XX


Un cri de François. – Quelle est cette côte ? – Les passagers de la chaloupe. – Terre disparue dans les brumes. – Temps menaçant. – Terre reparue. – Rafales du sud. – À la côte.

Ce cri de : « Terre, terre ! », c’était François qui venait de le jeter comme un cri de salut. Debout sur le tillac, il avait cru apercevoir confusément les profils d’une côte à travers une déchirure des brumes. Aussitôt, saisissant la drisse, il s’était hissé en tête du mât, puis achevalé sur la vergue, et, de là, il tenait obstinément son regard dans la direction relevée.

Près de dix minutes s’écoulèrent avant qu’il eût revu cet indice de terre vers le nord, et il se laissa glisser au pied du mât.

« Tu as aperçu la côte ?… demanda Fritz.

– Oui !… là… sous le bord de ce gros nuage, qui cache maintenant l’horizon…

– Ne vous êtes-vous pas trompé, monsieur François ?… dit John Block.

– Non, bosseman, non !… Le nuage s’est rabaissé sur l’horizon, mais la terre est derrière… Je l’ai vue… j’affirme l’avoir vue… »

Jenny venait de se relever et, saisissant le bras de son mari:

« Il faut croire ce que dit François, déclara-t-elle. Sa vue est perçante… Il n’a pu faire erreur…

– Je ne me suis pas trompé, affirma de nouveau François. Croyez-moi comme me croit Jenny… J’ai parfaitement distingué une hauteur… Elle a été visible pendant près d’une minute dans la fente des nuages… Se continuait-elle au delà à l’est et à l’ouest, il n’était pas possible de le reconnaître… Mais, île ou continent, la terre est là ! »

Comment mettre en doute ce que François disait en des termes si affirmatifs ? Et puis, le besoin de croire à la réalisation de ce qu’on a tant espéré ne disposait-il pas les esprits à la confiance ?… Aussi ces infortunés voulurent-ils s’unir dans la prière que François adressa au Tout-Puissant.

Et maintenant, à quelle terre appartenait cette côte, on le saurait peut-être, lorsque la chaloupe l’aurait atteinte. En tout cas, ses passagers, soit cinq hommes, Fritz, François, James, le capitaine Harry Gould, le bosseman John Block, trois femmes, Jenny, Doll, Suzan et son enfant, débarqueraient sur son littoral, quel qu’il fût.

S’il n’offrait aucune ressource, s’il était inhabitable, si la présence des indigènes le rendait dangereux, la chaloupe reprendrait la mer après s’être ravitaillée du mieux possible.

Harry Gould fut aussitôt mis au courant, et, malgré sa faiblesse, malgré ses souffrances, il exigea qu’on le transportât à l’arrière de l’embarcation.

Et voici les observations que Fritz crut devoir émettre relativement à la terre signalée.

« Ce qui nous intéresse en ce moment, c’est sa distance. Or, étant donnée la hauteur d’où elle a été observée, et aussi l’état assez brumeux de l’atmosphère, cette distance ne peut être supérieure à cinq ou six lieues… »

Signe d’approbation du capitaine Gould que le bosseman accompagna d’un hochement de tête.

« Donc, reprit Fritz, avec bonne brise, en portant vers le nord, il nous suffirait de deux heures pour accoster…

– Malheureusement, dit François, la brise est incertaine et paraît avoir une tendance à remonter. Si elle ne tombe pas tout à fait, il est à craindre qu’elle ne nous contrarie…

– Et les avirons ?… répondit Fritz. Ne pouvons-nous prendre les avirons, mon frère, James et moi, tandis que vous tiendriez la barre, bosseman ?… Nous ne serions pas à bout de forces pour avoir nagé quelques heures…

– Aux avirons !… » commanda Harry Gould, d’une voix qu’on entendit à peine.

Et il était fâcheux que le capitaine ne fût pas en état de gouverner, car à quatre, les passagers eussent fait meilleure besogne.

Il est vrai, Fritz, François, James, quoique dans toute la force de la jeunesse, le bosseman encore vigoureux, tous endurcis aux travaux manuels, étaient alors très affaiblis par les privations et les fatigues. Huit jours venaient de s’écouler depuis que le Flag les avait laissés à l’abandon. De leurs provisions, cependant ménagées avec une extrême parcimonie, il ne restait plus que pour vingt-quatre heures. Trois ou quatre fois la pêche avait procuré un peu de poisson, au moyen de longues lignes mises à la traîne. Un petit fourneau, une petite chaudière, une bouilloire, voilà les seuls ustensiles qu’ils possédaient avec leurs couteaux de poche. Et si cette terre n’était qu’un îlot rocheux, s’il fallait que la chaloupe reprît pendant de longs jours cette pénible navigation à la recherche d’un continent ou d’une île, où l’existence serait possible…

Néanmoins, tous avaient senti se réveiller leur espoir, après que le cri de François se fut fait entendre. Il faut avoir passé par de telles épreuves pour comprendre à quels riens peuvent se rattacher des créatures humaines !… C’est le naufragé qui rencontre un bout de planche flottant à sa portée !… Au lieu de cette embarcation menacée par les rafales, ballottée par les lames, à demi remplie par des coups de mer, ils fouleraient du pied une terre solide !… On s’installerait dans quelque caverne à l’abri du mauvais temps… on trouverait peut-être un sol fertile, de la verdure, des racines comestibles, nombre de ces fruits si communs des zones intertropicales… Là, enfin, on pourrait attendre, sans avoir à redouter ni la faim ni la soif, le passage d’un navire !… Ce navire apercevrait les signaux… il viendrait au secours des abandonnés!… Oui! tout cela leur apparaissait à travers les mirages de l’espérance !…

Quant à cette côte entrevue, appartenait-elle à quelque groupe des îles situées au delà du tropique du Capricorne ?… C’était là ce dont le bosseman et Fritz parlaient à voix basse. Jenny et Doll avaient repris leur place au fond de l’embarcation, et le petit garçon dormait entre les bras de Mme  Wolston. Il avait fallu reporter sous le tillac le capitaine Gould dévoré de fièvre. Là Jenny imbibait d’eau fraîche les compresses de sa tête.

Et alors, Fritz de se livrer à des hypothèses, peu rassurantes en somme. Il ne doutait pas que le Flag, depuis que la révolte avait éclaté à bord, n’eût fait longue route vers l’est durant ces huit jours. Dans ce cas, la chaloupe aurait été mise à la mer sur cette portion de l’océan Pacifique, où les cartes n’indiquent que de rares îles, Amsterdam et Saint-Paul, ou, plus au sud, l’archipel des Kerguelen. Mais enfin, même en ces îles, les unes désertes, les autres habitées, la vie serait assurée, le salut certain, et qui sait ?… le rapatriement dans un temps plus ou moins éloigné.

D’ailleurs, si, depuis le 8 octobre, la chaloupe avait remonté vers le nord, poussée par la brise du sud, il était possible que cette terre appartînt au continent australien et, par bonne chance, soit à la Tasmanie, soit aux provinces de Victoria ou de l’Australie méridionale. À gagner Hobart-Town, Melbourne ou Adélaïde, on eût été sauvé… Mais si l’embarcation atterrissait sur la partie sud-ouest, à la baie du Roi-Georges ou au cap Leuwin, fréquentés par des peuplades féroces, la situation ne serait-elle pas pire ?… Du moins, à la surface de cette mer, y aurait-il chance de rencontrer un navire à destination de l’Australie ou des îles du Pacifique ?…

« Dans tous les cas, ma Jenny, dit Fritz à sa femme qui avait repris place près de lui, nous devons être bien éloignés de la Nouvelle-Suisse… à des centaines de lieues…

– Sans doute, répondit Jenny, mais c’est déjà quelque chose qu’une terre soit là !… Ce que ta famille a fait dans votre île, ce que j’ai pu faire sur la Roche-Fumante, pourquoi ne le ferions-nous pas encore ?… Après avoir subi de telles épreuves, mon ami, nous avons le droit de compter sur notre énergie… Ce ne sont pas les deux fils de Jean Zermatt qui peuvent se décourager…

– Chère femme, répondit Fritz, si jamais j’éprouvais quelque défaillance, il me suffirait de t’entendre !… Non… nous ne faiblirons pas, et j’ajoute que nous serons bien secondés !… Le bosseman est un homme sur lequel il est permis de compter !… Quant à notre pauvre capitaine…

– Il en reviendra, il guérira, mon cher Fritz, affirma Jenny. Cette fièvre qui le brûle finira par tomber… À terre, là-bas, il sera mieux soigné, il reprendra ses forces, et nous retrouverons en lui notre chef…

– Ah ! ma Jenny, s’écria Fritz, en la pressant sur son cœur, fasse le Ciel que cette terre nous offre les ressources dont nous avons besoin !… Je ne lui demande pas tout ce que nous a donné la Nouvelle-Suisse… elle n’est pas située sur ces parages où l’on peut tout attendre de la nature, presque sans efforts !… Le pire serait d’être accueilli par des sauvages, contre lesquels nous serions impuissants, et qu’il fallût reprendre la mer, sans avoir renouvelé nos provisions !… Et mieux vaudrait débarquer sur une côte aride, ne fût-ce que celle d’un îlot !… Il y aura du poisson dans ses eaux, des coquillages sur ses grèves, peut-être des bandes de volatiles, comme il s’en trouvait à notre arrivée sur le rivage de Felsenheim !… Nous parviendrons à nous ravitailler, et, après une

ou deux semaines, remis de nos fatigues, les forces revenues au capitaine, nous ferions voile à la découverte d’une côte plus hospitalière !… Cette chaloupe est solide, et nous avons un bon marin pour la diriger… La mauvaise saison n’est pas prochaine… Après avoir déjà supporté des coups de vent, nous en supporterions encore… Des vivres, que cette terre, quelle qu’elle soit, nous les procure, et Dieu aidant…

– Cher Fritz, répondit Jenny, en pressant les mains de son mari dans les siennes, il faut dire tout cela à nos compagnons !… Qu’ils t’entendent, et ils ne perdront pas confiance !…

– La confiance ne leur a pas manqué un instant, ma chère femme, dit Fritz, et s’ils venaient à faiblir, c’est toi la plus énergique, la plus résolue, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante, qui leur rendrais l’espoir !»

Ce que disait Fritz, tous le pensaient de cette vaillante Jenny. Pendant qu’elles étaient renfermées dans leurs cabines, n’était-ce pas d’elle que Doll et Suzan avaient reçu des encouragements qui les avaient sauvées du désespoir ?…

Il y avait de plus un avantage que présentait cette terre. Il n’en était pas d’elle comme de la Nouvelle-Suisse, dont les navires de commerce ne traversaient jamais les parages. Au contraire, que ce fût la côte méridionale de l’Australie ou de la Tasmanie, même une île appartenant aux archipels de l’océan Pacifique, sa situation était déterminée sur les cartes marines.

Mais, en admettant que le capitaine Gould et ses compagnons eussent l’espoir d’y être recueillis un jour, comment ne pas être saisi d’une profonde tristesse, en songeant à la distance qui les séparait de la Nouvelle-Suisse… des centaines de lieues, sans doute, puisque le Flag s’était porté pendant huit jours vers l’est ?… Et, si là où ils allaient, la mauvaise chance les condamnait à vivre aussi longtemps que la famille Zermatt sur son île, si la chaloupe ne pouvait suffire à une longue navigation, si enfin, malgré tant d’épreuves, leur confiance venait à fléchir, dans quel désespoir seraient plongés ceux qui les attendaient là-bas !…

C’est à cela que Fritz et Jenny, François, James, sa femme, sa sœur ne cessaient de songer, oubliant même les dangers qui les menaçaient pour ne penser qu’à leurs parents et à leurs amis.

En effet, on était au 13 octobre. Depuis près d’un an déjà, la Licorne avait quitté l’île, à laquelle elle devait revenir vers la présente époque. À Felsenheim, M. et Mme  Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme  Wolston, leur fille Annah comptaient maintenant les jours et les heures…

Oui… tous devaient guetter l’arrivée de la corvette au tournant du cap de l’Espoir-Trompé, s’annonçant par des coups de canon auxquels répondrait la batterie de l’îlot du Requin… Et, dans un mois, dans deux mois, que se diraient-ils !… Tout d’abord que les vents contraires retardaient la Licorne, peut-être qu’elle n’avait pu partir d’Angleterre à la date prévue, peut-être que quelque guerre maritime troublait les mers et gênait la navigation… Jamais ils ne voudraient admettre que le navire se fût perdu corps et biens !…

Or, dans quelques semaines, après sa relâche à Capetown, la Licorne paraîtrait dans les eaux de la Nouvelle-Suisse… Les familles Zermatt et Wolston apprendraient alors que les absents avaient pris passage à bord du Flag, qui n’avait pas reparu… Serait-il possible de douter qu’il eût péri corps et biens dans une de ces fréquentes tempêtes de l’océan Indien, et pourrait-on espérer revoir ses passagers ?…

Enfin, c’était l’avenir, cela, et le présent offrait encore assez d’éventualités redoutables pour que l’on fût tout à lui.

Depuis l’instant où François avait signalé la terre, le bosseman s’appliquait à gouverner en direction du nord, ce qui ne laissait pas d’être difficile, faute d’une boussole. Le relèvement indiqué par François n’avait pu être qu’approximatif. Si les vapeurs se dissipaient, si l’horizon s’éclaircissait au moins dans sa partie septentrionale, il serait aisé de marcher vers la côte. Par malheur, l’épais rideau continuait à cacher cette ligne qui, pour des observateurs placés à la surface de la mer, devait être encore à quatre ou cinq lieues.

Cependant les avirons avaient été bordés. Fritz, François et James nageaient avec toute la vigueur dont ils étaient capables.

Mais, presque épuisés, ils ne pouvaient enlever cette chaloupe lourdement chargée, et il leur faudrait la journée entière pour franchir la distance qui les séparait du littoral.

Et plût au Ciel que le vent ne vînt pas contrarier leurs efforts ! Au total, mieux valait que le calme se maintînt jusqu’au soir. Avec brise de nord, l’embarcation eût été repoussée loin de ces parages…

À midi, c’est à peine si la route parcourue depuis le matin mesurait une lieue. D’ailleurs, le bosseman fut amené à croire qu’un courant portait dans le sens opposé. Peut-être n’était-ce qu’un simple effet de marée. S’il se fût agi d’un courant régulièrement établi, on aurait dû renoncer à remonter contre lui.

Vers deux heures de l’après-midi, John Block, qui s’était relevé, s’écria :

« La brise va venir, je la sens… Rien que notre foc fera plus que nos avirons ! »

Le bosseman ne se trompait pas. Quelques instants après, de légères risées commencèrent à verdir la surface de la mer du côté du sud-est, et un clapotis blanchâtre se propagea jusqu’aux flancs de la chaloupe.

« Voici qui vous donne raison, Block, dit Fritz. Néanmoins cette brise est si faible qu’il ne faut pas cesser de nager…

– Ne cessons pas, monsieur Fritz, répondit le bosseman, et souquons ferme jusqu’au moment où les voiles pourront nous haler vers la côte.

– Où est-elle ?… demanda Fritz, qui cherchait vainement à percer le rideau de brumes.

– Devant nous… pour sûr !

– Est-ce certain, Block ?… ajouta François.

– Où voulez-vous donc qu’elle soit, répondit le bosseman, si ce n’est derrière ces maudites vapeurs du nord ?…

– Nous le voulons, dit James Wolston, mais il ne suffit pas de le vouloir ! »

Enfin, on ne serait fixé qu’à la condition que le vent vînt à fraîchir.

Cela tarda, et il était plus de trois heures, lorsque les battements de la voile à demi carguée indiquèrent qu’elle pourrait servir.

Les avirons rentrés, Fritz et François, après avoir hissé la misaine à bloc, l’étarquèrent de toutes leurs forces, tandis que le bosseman retenait l’écoute qui battait sur le plat-bord.

N’était-ce donc qu’une brise folle, dont les souffles intermittents ne parviendraient même pas à dissiper la brume ?…

Encore vingt minutes d’hésitation, et la houle s’accentua en prenant par le travers la chaloupe que le bosseman parvint à redresser avec la godille. Puis, la misaine et le foc se remplirent, en tendant leurs écoutes.

Quant à la direction qu’il convenait de suivre, c’était celle du nord en attendant que le vent eût pris assez pour dégager l’horizon.

Il y avait lieu d’espérer que cela se produirait dès que la brise l’atteindrait. Aussi, tous les regards s’obstinaient-ils de ce côté. La terre n’apparût-elle qu’un seul instant, John Block n’en demandait pas davantage et gouvernerait sur elle.

Le rideau, pourtant, ne s’entr’ouvrait pas, bien que le vent semblât prendre de la force au déclin du soleil. L’embarcation filait avec une certaine rapidité. Fritz et le bosseman en étaient même à se demander si elle n’avait pas dépassé l’île, – si c’était une île, – ou doublé ce continent par l’est ou par l’ouest, – si c’était un continent.

Et alors les doutes revinrent à l’esprit… François ne s’était-il pas trompé ?… Avait-il réellement aperçu une terre dans la direction du nord ?…

Oui, et il l’affirma encore de la façon la plus positive. Bien qu’il eût été seul à la voir, il l’avait vue… de ses yeux vue…

« C’était une côte élevée, déclara-t-il de nouveau, une sorte de falaise, presque horizontale à sa crête, impossible à confondre avec un nuage…

– Cependant, depuis que nous portons sur elle, dit Fritz, nous devrions l’avoir accostée. Elle ne devait pas être alors à plus de cinq ou six lieues…

– Êtes-vous certain, John Block, reprit François, que la chaloupe ait toujours eu le cap dessus, et qu’elle fût exactement située dans le nord ?…

– Il est possible que nous ayons fait fausse route, déclara le bosseman. Aussi je crois préférable d’attendre que l’horizon se soit éclairci, dussions-nous rester toute la nuit à cette place…»

Peut-être était-ce le meilleur parti. Pour peu que la chaloupe fût à proximité du littoral, il ne fallait pas la risquer au milieu des récifs, qui le bordaient sans doute…

Aussi tous, l’oreille tendue, cherchèrent-ils à surprendre quelque bruit de ressac, car le plus grand malheur aurait été de se jeter à la côte.

Rien… on n’entendait rien de ces longs et sourds roulements de la mer, lorsqu’elle se brise contre un semis de roches ou déferle sur une grève.

Il convenait donc d’agir avec une extrême prudence. C’est pourquoi, vers cinq heures et demie, le bosseman donna l’ordre d’amener la misaine. Quant au foc, il resta bordé, afin d’aider à l’action de la barre.

Rien de plus sage, en effet, que de modérer la vitesse de la chaloupe tant que la situation ne serait pas déterminée avec exactitude, et elle ne saurait l’être qu’à l’instant où l’on apercevrait la terre.

Il est vrai, la nuit venue, au milieu d’une obscurité profonde, quel danger ne courait-on pas à s’aventurer dans le voisinage d’une côte ? À défaut de vent, les contre-courants menaceraient d’y drosser. En de telles conditions, un navire n’eût pas attendu le soir pour chercher la sécurité de la pleine mer, à regagner le large. Mais ce qui est facilement exécutable pour un bâtiment ne l’est pas pour une simple embarcation. Louvoyer contre le vent du sud qui fraîchissait, c’eût été, sans parler de rudes fatigues, s’exposer à trop s’éloigner…

L’embarcation resta donc rien qu’avec son foc, se déplaçant à peine, cap au nord.

Enfin toute erreur, toute hésitation disparut, lorsque, vers six heures du soir, le soleil se montra un instant avant de disparaître sous les flots.

En effet, le 21 septembre, son disque s’était couché exactement à l’ouest, et, au 13 octobre, vingt-trois jours après l’équinoxe, il se couchait un peu au-dessus dans l’hémisphère méridional. Or, à ce moment, les vapeurs s’étant dissipées de ce côté, Fritz put le voir s’approcher de l’horizon. Dix minutes plus tard, le disque enflammé affleurait la ligne du ciel et de l’eau.

« Là est le nord ! » dit Fritz, en indiquant de la main un point un peu plus à gauche que celui vers lequel la chaloupe s’était dirigée.

Presque aussitôt un cri lui répondit, – un cri que tous poussèrent à la fois !

« Terre !… terre ! »

Les vapeurs venaient de s’évanouir, et le littoral se dessinait à moins d’une demi-lieue. Dominé par une falaise assez élevée, il était impossible de reconnaître s’il se prolongeait vers l’est et vers l’ouest.

Le bosseman mit le cap dessus. La misaine rehissée se gonfla sous les derniers souffles de la brise.

Une demi-heure après, la chaloupe avait accosté une grève sablonneuse, et elle fut amarrée derrière une longue pointe rocheuse à l’abri du ressac.