Magasin d'éducation et de récréation (p. 306-323).
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XV

L’attente à Felsenheim. – Retard inquiétant. – Départ pour l’ermitage d’Eberfurt. – M. Wolston et Ernest. – Ce qui est arrivé. – À la poursuite des éléphants. – Proposition de M. Wolston. – Vents contraires. – Jack !

Le soir de ce même jour, M. Zermatt et sa femme, Mme Wolston et sa fille, étaient réunis dans la salle de la bibliothèque, après une bonne journée de travail.

Ces quatre personnes causaient près de la fenêtre qui s’ouvrait sur la rive droite du ruisseau des Chacals, et de quoi auraient-elles parlé, si ce n’est des absents partis depuis trois jours ? Ce qui les rassurait sur l’issue de cette exploration à l’intérieur de l’île, c’était que le temps l’eût favorisée, la chaleur n’étant pas insoutenable au début de la belle saison.

« Où M. Wolston et nos deux fils doivent-ils être en ce moment ?… demanda Mme Zermatt.

– À mon avis, ils doivent avoir atteint le sommet de la chaîne, répondit M. Zermatt. S’ils n’ont pas eu de retards, trois jours leur auront suffi pour en gagner la base, et le quatrième a dû être employé à faire l’ascension…

– Au prix de bien des fatigues… de bien des dangers… qui sait ?… dit Annah.

– Des dangers, non, ma chère enfant, répliqua M. Zermatt. Quant aux fatigues, votre père est encore dans la force de l’âge, et mes enfants en ont supporté d’autres !

– Ernest n’a pas l’endurance de son frère… ne put s’empêcher de répondre la jeune fille.

– Pas tout à fait, répliqua Mme Zermatt, et il a toujours préféré l’étude aux exercices corporels…

– Voyons, Betsie, dit M. Zermatt, ne fais pas de ton fils une femmelette ni même une hommelette !… S’il a travaillé de la tête, il a non moins travaillé des bras et des jambes !… Je pense donc que cette excursion n’aura été qu’une promenade de touristes… Si ce n’avait été la crainte de vous laisser seules à Felsenheim. Mme Wolston, Annah, et toi, ma chère amie, je serais parti d’un bon pied, malgré mes quarante-sept ans, et j’aurais pris part à ce voyage de découverte.

– Attendons à demain, dit Mme Wolston. Peut-être le pigeon qu’Ernest a emporté reviendra-t-il dans la matinée avec une lettre à notre adresse…

– Pourquoi pas ce soir ?… interrompit Annah. Le pigeon saurait bien retrouver son pigeonnier même la nuit… n’est-il pas vrai, monsieur Zermatt ?…

– Cela n’est pas douteux, Annah. La vitesse de cet oiseau est si considérable, – une vingtaine de lieues à l’heure, dit-on, – que la distance qui nous sépare des montagnes pourrait être franchie par lui en quarante ou cinquante minutes !

– Si je guettais son retour jusqu’au matin ?… proposa la jeune fille.

– Eh ! fit Mme Zermatt, notre chère enfant est bien pressée d’avoir des nouvelles de son père…

– Et aussi de Jack et d’Ernest, madame Zermatt, ajouta Annah en l’embrassant.

– Ce qui est regrettable, fit observer Mme Wolston, c’est que cette chaîne ne soit pas visible du haut de Felsenheim. Peut-être, avec une longue-vue, aurions-nous déjà pu nous assurer si le pavillon flotte au sommet du pic…

– Regrettable, en effet, madame Wolston, répondit M. Zermatt. C’est pourquoi, si le pigeon n’est pas revenu dans la matinée de demain, j’ai l’intention de seller Leichtfus, et d’aller jusqu’à l’ermitage d’Eberfurt d’où l’on aperçoit la chaîne…

– C’est convenu, mon ami, dit Mme Zermatt, mais ne formons pas de projets prématurés, et puisqu’il est l’heure de dîner, allons nous mettre à table… Qui sait si, dès ce soir, avant que nous n’ayons regagné nos lits, ce pigeon ne sera pas revenu avec un petit mot d’Ernest…

– Eh ! répliqua M. Zermatt, ce n’est pas la première fois que nous aurons correspondu de la sorte !… Tu t’en souviens, Betsie, il y a longtemps déjà, lorsque nos fils nous ont envoyé des nouvelles de Waldegg, de Prospect-Hill et de Zuckertop, — de mauvaises nouvelles, par exemple, les dévastations de ces maudits singes et autres bêtes malfaisantes, — c’est par pigeon que nous les avons reçues… J’espère que, cette fois, le messager nous en apportera de meilleures…

– Le voici !… dit Annah, qui se leva d’un bond et courut à la fenêtre.

– Tu viens de le voir ?… demanda sa mère.

– Non… mais je l’ai entendu rentrer au pigeonnier… » répondit la jeune fille.

En effet, un bruit sec venait d’attirer son attention. C’était celui de la petite trappe qui se refermait à la base du pigeonnier, au-dessus de la bibliothèque.

M. Zermatt sortit aussitôt, suivi d’Annah, de Mme Zermatt et Mme Wolston. Arrivé au pied du pigeonnier, il appliqua une échelle contre la roche, y monta vivement, puis, après avoir regardé à l’intérieur :

« Il est revenu… dit-il.

– Prenez-le… prenez-le… monsieur Zermatt ! » répéta Annah tout impatiente.

Dès que le pigeon fut entre ses mains, elle mit un baiser sur sa petite tête bleuâtre, et, après avoir détaché le billet fixé à sa patte, elle l’embrassa une seconde fois. L’oiseau fut alors relâché et rentra dans sa logette, où l’attendait une poignée de graines.

Annah lut le billet d’Ernest à haute voix. Les quelques lignes qu’il contenait devaient rassurer sur le compte des absents et annonçaient la réussite de leur excursion. Chacun y trouvait quelque chose d’affectueux pour soi, et, on le sait, Annah en avait sa bonne part.

Avec l’heureuse pensée que le retour s’effectuerait en quarante-huit heures, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille se retirèrent dans leurs chambres. On avait reçu le message, les nouvelles étaient excellentes, on remercia Dieu, et chacun dormit d’un tranquille sommeil jusqu’au lever du soleil.

Cette journée-là fut employée à des travaux de ménage. Il va de soi que, grâce à l’arrivée du pigeon, M. Zermatt avait renoncé à son projet de se rendre sur les hauteurs du défilé de Cluse. En admettant qu’une forte lunette eût permis d’apercevoir le pavillon qui flottait à la pointe du pic, cela n’eût rien appris de nouveau. Il n’y avait pas à douter que M. Wolston, Ernest et Jack ne fussent déjà en route pour Felsenheim.

Le jour suivant, il y eut, d’ailleurs, grosse besogne qui n’aurait pu être remise. Une bande de saumons vint s’engager dans l’embouchure du ruisseau des Chacals, dont ces poissons remontaient d’habitude le cours à cette époque de l’année. Certes ce fut bien le cas de regretter les absents, et leurs bras firent grand défaut. Il en résulta que la pêche ne produisit pas tout ce qu’elle aurait pu produire.

Pendant l’après-midi, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah abandonnèrent leur travail, traversèrent le pont de Famille, et se portèrent sur la route dans la direction de l’ermitage d’Eberfurt. M. Wolston, Ernest et Jack devaient avoir atteint le défilé de Cluse, et, en deux heures au plus, ils pouvaient franchir la distance qui séparait la métairie de Felsenheim.

Toutefois la journée s’avançait, et rien ne signalait leur approche, ni les aboiements des chiens qui eussent senti leurs maîtres, ni les coups de fusil que Jack ne manquerait pas de tirer pour annoncer son retour.

À six heures, le dîner était préparé – un dîner copieux et substantiel, de nature à satisfaire les plus formidables appétits. On attendit les excursionnistes et, comme ils n’arrivaient pas, personne n’eut la pensée de se mettre à table.

Une dernière fois, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah s’avancèrent d’un quart de lieue sur la route en amont du ruisseau des Chacals. Turc et Braun, qui les accompagnaient, restèrent tranquilles et muets, Dieu sait pourtant qu’ils se fussent dépensés en aboiements et gambades, si les deux frères n’eussent été qu’à quelques centaines de pas !

Il y eut lieu de rentrer à Felsenheim, non sans inquiétude, tout en se disant que le retard ne pouvait se prolonger. On se mit à table, tristement, l’oreille tendue vers le dehors, et c’est à peine si les uns ou les autres touchèrent à ces plats, dont les absents n’eussent certainement rien laissé.

« Voyons… un peu de calme… finit par dire M. Zermatt. Tâchons de ne point exagérer… Puisqu’il a fallu trois jours pour gagner la base de la montagne, pourquoi n’en faudrait-il pas autant pour revenir ?…

– Vous avez raison, monsieur Zermatt, répondit Annah, cependant le billet d’Ernest n’indique-t-il pas qu’il suffira de quarante-huit heures…

– J’en conviens, ma chère enfant, ajouta Mme Zermatt. Mais ce brave garçon a tant d’envie de nous revoir qu’il aura promis plus qu’il ne pouvait tenir… »

En somme, il n’y avait pas encore à se tourmenter sérieusement. M. Zermatt l’affirmait non sans justesse. Et cependant, cette nuit-là, aucun des hôtes de Felsenheim ne retrouva le tranquille sommeil de la nuit précédente.

Enfin, ce qui ne devait être, après tout, qu’appréhension, devint trouble et même angoisse le lendemain, 3 octobre, lorsque le soir fut arrivé. Ni M. Wolston, ni Ernest, ni Jack n’avaient paru. Un tel retard, n’était-ce pas inexplicable de la part de ces robustes et infatigables marcheurs ?… Conclure à quelque accident, cela s’imposait presque à l’esprit… D’obstacles, il n’avait pas dû s’en rencontrer plus au retour qu’à l’aller, et la route était connue… Est-ce donc qu’ils avaient décidé d’en suivre une autre plus difficile… plus longue ?…

« Non… non !… répétait Annah. S’ils avaient dû prendre un autre chemin, Ernest n’aurait pas annoncé qu’ils seraient ici dans les quarante-huit heures ! »

À cela que répondre ?… Betsie et Mme Wolston commençaient à perdre espoir. Annah ne retenait plus ses larmes, et qu’aurait pu dire M. Zermatt pour les consoler ?…

Il fut alors convenu que, si les absents n’étaient pas rentrés à Felsenheim le lendemain, on se rendrait à l’ermitage d’Eberfurt, leur retour devant nécessairement s’effectuer par le défilé de Cluse. En allant au-devant d’eux, on pourrait les embrasser deux heures plus tôt.

Le soir vint, la nuit s’écoula. De M. Wolston, d’Ernest et de Jack, aucune nouvelle ! Alors rien n’aurait pu retenir à Felsenheim ceux qui les y attendaient au milieu de mortelles angoisses et comment, à présent, pouvaient-elles être taxées d’exagération ?…

Les préparatifs furent rapidement faits dans la matinée. On attela le chariot, on y mit quelques provisions, tous y prirent place. L’attelage partit, précédé de Braun. Après avoir traversé le ruisseau des Chacals, il longea les bois et les champs qui bordaient la route d’Eberfurt, en marchant avec toute la vitesse possible.

Le chariot était arrivé à une lieue de là, près du ponceau jeté sur le canal de dérivation qui aboutissait au lac des Cygnes, lorsque M. Zermatt donna le signal d’arrêt.

Braun, dont les rapides aboiements redoublaient, s’était lancé en avant.

« Les voilà… les voilà ! » s’écria Mme Wolston.

En effet, à trois cents pas, au détour d’un bouquet d’arbres, deux hommes apparurent…

C’étaient M. Wolston et Ernest.

Où donc était Jack ?… Il ne pouvait être loin… à quelques portées de fusil en arrière sans doute…

Des cris de joie accueillirent M. Wolston et Ernest. Mais comme ils n’avaient pas fait un pas de plus, on courut vers eux.

« Et Jack ?… » demanda Mme Zermatt.

Ni Jack ni son chien Falb n’étaient là.

« Ce qu’est devenu notre pauvre Jack, nous ne le savons », dit M. Wolston.

Et voici ce que raconta M. Wolston, – un récit souvent interrompu par les sanglots de ses auditeurs.

La descente, depuis la pointe du pic jusqu’au pied de la chaîne, s’était effectuée en deux heures… Le premier arrivé, Jack abattit quelque gibier aux abords de la sapinière… On soupa devant la grotte, on laissa le feu allumé au dehors, on se retira au dedans… L’un veillait à l’ouverture, tandis que les deux autres dormaient à poings fermés…

La nuit ne fut troublée que par les hurlements lointains des bêtes fauves.

Le lendemain, M. Wolston et les deux frères se mirent en marche dès l’aube.

Du haut du pic, Ernest avait remarqué que la forêt semblait s’éclaircir vers l’est, et, sur sa proposition, tous trois se dirigèrent de ce côté. Le cheminement s’opérerait plus vite, et la route ne serait allongée que d’une lieue à peine entre la chaîne et la vallée de Grünthal.

À onze heures, on fit halte… Le déjeuner achevé, tous trois se dirigèrent au milieu de ces futaies moins serrées, où la circulation était plus facile.

Vers deux heures, un tumulte de lourds piétinements se fit entendre, et, en même temps, passèrent entre les arbres de souffles d’une sonorité claironnante…

Il n’y avait pas à s’y méprendre… Une troupe d’éléphants traversait la sapinière.

Une troupe ?… non… Seulement trois de ces pachydermes se montrèrent, dont deux énormes, le père et la mère, l’autre, un éléphanteau qui les suivait…

On ne l’a pas oublié, le plus vif désir de Jack avait toujours été de capturer un de ces animaux et de le domestiquer. Le hardi garçon voulut profiter de l’occasion qui s’offrait, et ce fut ce qui causa sa perte.

En prévision d’une attaque, M. Wolston, Ernest et Jack s’étaient mis sur la défensive, leurs armes en état, très peu rassurés, en somme, sur l’issue d’une lutte avec ces formidables bêtes.

Lorsque les trois éléphants furent arrivés au débouché de la clairière, ils s’arrêtèrent. De là, apercevant trois hommes, ils s’engagèrent vers la gauche, sans presser le pas, et s’enfoncèrent dans les profondeurs de la futaie.

Tout danger avait donc cessé, lorsque Jack, emporté par son irrésistible passion, disparut à la suite des éléphants, suivi de son chien Falb.

« Jack… Jack !… cria M. Wolston.

– Reviens… Jack… reviens !… » cria Ernest.

Ou l’imprudent n’entendit pas, ou – ce qui est plus probable – il ne voulut pas entendre.

Une fois encore on l’entrevit à travers les halliers, puis on le perdit de vue.

Très inquiets, M. Wolston et Ernest se jetèrent sur ses traces, et, en quelques instants, ils eurent atteint la clairière…

Elle était déserte…

À ce moment, le bruit de piétinement se reproduisit en cette direction, mais aucune détonation ne se fit entendre…

Jack n’avait-il pas encore voulu se servir de son fusil, ou ne l’avait-il pu ?

En tout cas, il serait difficile de le rejoindre, et il était impossible de retrouver l’empreinte de ses pas sur ce sol semé de branches mortes et de feuilles sèches…

Alors le tumulte se tut peu à peu dans l’éloignement, quelques branches qui s’étaient agitées redevinrent immobiles, et rien ne troubla plus le silence de la forêt.

M. Wolston et Ernest fouillèrent jusqu’au soir les alentours de la clairière, ils se glissèrent au plus épais des fourrés, ils appelèrent Jack de toutes leurs forces… Le malheureux avait-il été victime de son imprudence ?… N’avait-il pu éviter l’attaque des éléphants ?… Gisait-il, sans mouvement, sans vie, en quelque coin de l’obscure futaie ?…

Aucun cri, aucun appel ne retentit aux oreilles de M. Wolston et d’Ernest… Des coups de fusil, qu’ils tirèrent à plusieurs reprises, demeurèrent sans réponse…

La nuit faite, tous deux, épuisés de fatigue, accablés d’inquiétude, tombèrent au pied d’un arbre, écoutant toujours, cherchant à surprendre le moindre bruit. Ils avaient allumé un grand feu, avec l’espoir que Jack, se guidant sur les lueurs du foyer, pourrait les rejoindre, et ils ne fermèrent pas l’œil jusqu’au jour.

Et, pendant ces longues heures, des hurlements ne cessèrent d’indiquer la présence de fauves à une distance assez rapprochée. La pensée vint alors que, si Jack n’avait pas eu à se défendre contre les éléphants, il avait pu succomber dans une attaque plus dangereuse, contre des tigres, des lions, des pumas…

On ne pouvait l’abandonner cependant. Toute la journée suivante fut employée à rechercher ses traces à travers la sapinière. Ce fut peine inutile. M. Wolston et Ernest reconnurent bien, en relevant quelques pesantes foulées sur le sol, le passage des éléphants, des herbes piétinées, des basses branches rompues, des broussailles écrasées. Mais, de Jack, rien, ni aucun des objets dont il était porteur, ni son fusil ni son carnier… rien non plus indiquant qu’il eût été blessé… pas une trace de sang, pas une empreinte qui eût permis de se mettre sur sa piste.

Alors, après ces vaines tentatives, quelque déchirante que fût la pensée de revenir sans lui, il fallut prendre un parti. M. Wolston essaya de faire comprendre à Ernest que, dans l’intérêt même de son frère, il était indispensable de retourner à Felsenheim, d’où l’on reviendrait afin de recommencer ces recherches dans des conditions plus favorables…

Ernest n’aurait pas eu la force de discuter… il sentait bien que M. Wolston avait raison, et il le suivit presque inconscient de ce qu’il faisait…

Tous deux parcoururent une dernière fois cette portion de la sapinière qu’ils eurent franchie le soir même… Ils cheminèrent toute la nuit et toute la journée… Au matin, ils étaient arrivés à l’entrée du défilé de Cluse…

« Mon fils… mon pauvre fils !… » avait maintes fois répété Mme Zermatt.

Puis ces mots s’échappèrent encore de ses lèvres, lorsqu’elle retomba entre les bras de Mme Wolston et de sa fille, agenouillées près d’elle.

M. Zermatt et Ernest, abîmés dans leur douleur, ne pouvaient plus prononcer une parole.

« Voici ce qu’il faut faire sans perdre une heure », dit enfin M. Wolston d’un ton résolu.

M. Zermatt alla vers lui.

« Quoi ?… demanda-t-il.

– Nous allons regagner Felsenheim, et nous en repartirons aujourd’hui même pour retrouver les traces de Jack… J’ai bien réfléchi à tout cela, mon cher Zermatt, et je vous supplie d’adopter ma proposition… »

Oui ! on s’en rapporterait à M. Wolston. Lui seul avait conservé assez de sang-froid pour donner un sage conseil, et il n’y aurait qu’à le suivre aveuglément.

« C’est dans la partie de la forêt voisine du littoral que Jack a disparu, reprit-il. Donc, c’est de ce côté que nous devrons nous diriger tout d’abord, et par le plus court… Reprendre la route au delà du défilé de Cluse, ce serait trop long !… Embarquons dans la pinasse… Le vent est favorable pour doubler le cap de l’Est, et, ensuite, la brise du large nous déhalera le long du littoral… En partant dès ce soir, nous atteindrons avant le jour l’embouchure de la rivière Montrose, nous la dépasserons, et nous irons relâcher sur la partie de la côte où s’appuie l’extrémité de la chaîne !… C’est dans cette direction, en traversant la sapinière, que Jack a disparu… À nous y rendre par mer, nous aurons gagné deux jours !… »

La proposition fut acceptée sans discussion. Puisqu’elle offrait l’avantage d’économiser le temps, il n’y avait pas à hésiter, si l’on voulait profiter du vent qui, en deux ou trois bordées, mettrait l’Élisabeth par le travers du cap de l’Est.

Les deux familles remontèrent donc dans le chariot, et l’attelage fut si vivement mené qu’il s’arrêta une heure et demie après à l’entrée de Felsenheim.

Le premier soin fut de mettre la pinasse en état de prendre immédiatement la mer en vue d’un voyage de plusieurs jours auquel se joindraient Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah. Elles eussent refusé de rester à Felsenheim, et M. Zermatt n’eut même pas la pensée de le leur proposer.

Dans l’après-midi, la nourriture des animaux étant assurée pour une semaine, la pinasse allait partir, lorsqu’un malheureux contretemps l’en empêcha.

Vers trois heures, le vent, qui avait molli, après avoir halé l’est, souffla bientôt en grande brise. Cependant, bien que la mer dût être forte dehors, l’Élisabeth n’aurait pas hésité à se risquer au delà du cap de l’Est. Mais comment s’élever jusqu’à ce cap contre les violentes lames qui venaient du large ?… Rien que pour quitter son mouillage, elle aurait d’extrêmes difficultés, et dépasser l’îlot du Requin lui eût été sans doute impossible.

Ce fut désespérant !… Attendre, attendre, quand du moindre retard résulterait peut-être l’insuccès des recherches !… Et si ces vents contraires persistaient, si, dans la soirée, si, dans la nuit, l’état atmosphérique ne se modifiait pas, s’il empirait même…

« Eh bien ! dit M. Wolston en répondant à ces questions qui venaient à l’esprit de tous, ce que nous ne pourrons tenter par mer, nous le tenterons par terre… Le chariot au lieu de la pinasse !… Tenons-le prêt à reprendre la route d’Eberfurt. »

On fit les préparatifs en vue de cette éventualité. Si le voyage s’effectuait avec le chariot, il y aurait lieu de se diriger vers le sud-est, afin de contourner la sapinière. L’attelage n’aurait pu y pénétrer, du moins dans la partie que M. Wolston et Ernest avaient explorée en avant de la chaîne. Dès lors, on chercherait à gagner l’extrémité orientale de la futaie, c’est-à-dire le point où devrait accoster l’Élisabeth, si un changement de vent lui permettait d’appareiller. Par malheur, le retard serait d’au moins trente-six heures, mais comment l’éviter ?…

L’espoir d’un changement de temps ne se réalisa pas. La brise ne cessa de souffler du nord-est en fraîchissant toujours. Le soir venu, de grosses lames battaient les grèves de Felsenheim. La nuit menaçait d’être mauvaise, et, devant cet état de choses, le projet de navigation dut être abandonné.

M. Wolston fit donc décharger les provisions qui avaient été mises à bord, et on les transporta sur le chariot. En même temps, les derniers soins furent donnés aux deux buffles et à l’onagre en vue d’un départ dès l’aube.

Mme Zermatt faisait pitié, et ses lèvres ne s’entr’ouvraient que pour laisser échapper quelques mots :

« Mon fils… mon pauvre fils ! »

Tout à coup, vers huit heures, les chiens Turc et Braun commencèrent à montrer certains signes d’agitation. M. Wolston, qui les observait, fut très frappé en les voyant courir devant la galerie à travers l’enclos. Braun, surtout, ne pouvait tenir en place.

Deux minutes après, un aboiement lointain se fit assez distinctement entendre.

« C’est Falb !… » s’écria Ernest.

Falb… le chien de Jack !… Braun et Turc le reconnurent aussi, car ils lui répondirent à pleine voix.

M. et Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah, tous s’élancèrent hors de la galerie…

Presque aussitôt, Jack apparaissait à la porte d’entrée et se précipitait dans les bras de sa mère.

« Oui… sauvé… s’écria-t-il, mais peut-être un grand danger nous menace-t-il !…

– Un danger ?… lequel ?… demanda M. Zermatt, en attirant son fils, en le serrant sur sa poitrine.

– Les sauvages… répondit Jack, des sauvages qui ont débarqué sur l’île ! »