Magasin d'éducation et de récréation (p. 241-265).
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XII

A Falkenhorst. – À Waldegg. – À Zuckertop. – À Prospect-Hill. – La mer déserte. – Préparatifs de voyage à l’intérieur. – Ceux qui partent et ceux qui ne partent pas. – Conduite au défilé de Cluse. – Adieux.

La saison des pluies, qui s’était prolongée cette année-là, prit fin dans la dernière semaine d’août. En prévision du voyage projeté à l’intérieur de l’île, on se mit immédiatement aux travaux de labours et d’ensemencements. M. Zermatt ne comptant pas commencer l’excursion avant la seconde quinzaine de septembre, ce temps suffirait largement aux premières besognes.

Cette fois, les deux familles décidèrent de ne point s’installer à Falkenhorst. Le château aérien avait d’ailleurs subi quelques dégâts pendant les dernières tourmentes, et il serait nécessaire d’y faire des réparations. On se contenterait d’y passer quelques jours pour les semailles, la taille du vignoble, les soins à donner aux animaux, et on ne s’attarderait pas davantage à Waldegg, à Zuckertop et à Prospect-Hill.

« Considérons, fit observer M. Zermatt, qu’au retour de nos absents, à l’arrivée des nouveaux amis qu’ils nous amèneront, le colonel Montrose, votre fils James et sa femme, mon cher Wolston, et peut-être un certain nombre de colons, des agrandissements s’imposeront à Falkenhorst comme aux autres métairies. Or, des bras supplémentaires ne seront pas à dédaigner pour ces travaux qui ne laisseront pas d’être importants. Donc, aujourd’hui, ne nous occupons que de nos champs, de nos étables, de nos basses-cours. Nous aurons assez à faire, durant ces deux mois, en attendant la Licorne. »

Comme la présence de Mmes Zermatt et Wolston à Felsenheim était indispensable, les deux ménagères déclarèrent qu’elles se chargeaient de tout ce qui concernait l’intérieur et l’extérieur, les bestiaux, les volatiles de la mare aux Oies, les léguées du potager. Elles permirent toutefois à Annah d’accompagner son père lors de la visite des métairies, et, si la jeune fille se montra satisfaite, Ernest ne le fut pas moins. Au surplus, ce déplacement n’entraînerait pas grande fatigue, puisque le chariot, attelé des deux buffles, et les trois ânons, serviraient au transport à travers le district de la Terre-Promise. C’est dans ce véhicule que M. Zermatt, Ernest, M. Wolston et Annah prendraient place, tandis que Jack, toujours enclin à jouer le rôle d’éclaireur, les devancerait sur l’onagre Leichtfus, l’une de ses montures favorites. S’il hésita entre le taureau Brummer et l’autruche Brausewind, il finit par donner la préférence à l’onagre. Brummer et Brausewind durent se résigner à ne point quitter Felsenheim.

À la date du 25 août, la première halte se fit à Falkenhorst, dont l’enclos renfermait un certain nombre d’animaux domestiques. Il faisait beau temps avec petite brise venant de la baie du Salut. La chaleur n’était pas encore excessive. Suivre l’ombreuse allée d’arbres qui longeait le rivage, cela ressemblait plutôt à une promenade, et non des moins agréables.

Et puis, à cette époque de l’année, M. Zermatt et ses fils éprouvaient cette vive impression que leur avait toujours donnée le retour du printemps, cette influence salutaire de la nature aux premiers beaux jours, qui, ainsi que le disait le chef de la famille dans le récit de ses aventures, « revenait, comme un ami, après quelques mois d’absence, leur apporter plaisir et bénédictions ».

Il n’y eut pas à s’occuper des travaux de culture pendant le séjour à Falkenhorst. Les champs à ensemencer dépendaient des autres métairies plus éloignées. Toutes les heures furent consacrées à soigner les animaux, à renouveler leur nourriture, à exécuter quelques réparations indispensables aux étables, à nettoyer et à curer le petit ruisseau qui arrosait ce domaine.

Quant aux magnifiques arbres du bois voisin, ils avaient résisté aux rudes assauts de la tourmente, non sans y avoir cependant perdu quelques branches. Il y eut donc lieu de ramasser tout ce bois mort et de l’emmagasiner dans les bûchers de l’enclos.

Il fut également constaté que l’un des plus grands mangliers avait été frappé de la foudre. Bien que celui qui supportait la demeure aérienne n’eût pas subi le même sort, l’idée vint à Ernest qu’il serait prudent de le protéger au moyen d’un paratonnerre dont la tige dépasserait ses plus hautes frondaisons et qu’un fil métallique raccorderait avec le sol. Il se proposa d’étudier cette installation, car des orages fréquents troublaient la saison d’été, et le fluide électrique aurait pu causer de graves dommages à Falkenhorst.

Ces travaux exigèrent trois jours pleins, et M. Zermatt ne revint à Felsenheim que le quatrième. Ses compagnons et lui en repartirent vingt-quatre heures après, et leurs montures, leurs attelages prirent la direction de Waldegg.

La distance qui sépare Felsenheim de cette métairie fut franchie dans la matinée. Dès l’arrivée, chacun se mit à l’ouvrage. Là se trouvait la bergerie comprenant les moutons et les chèvres, dont le nombre s’accroissait d’année en année ; là, aussi, était établi un poulailler qui comptait ses hôtes par centaines. Certaines avaries durent être réparées au fenil, où les fourrages de la dernière récolte avaient été rentrés. Quant à l’habitation, on ne remarqua pas qu’elle eût souffert des mauvais temps. Ce n’était plus, il est vrai, la cabane en roseaux pliants, en perches minces et souples des premiers jours. La maisonnette, maçonnée à présent, se doublait au dehors d’un parement de sable et de terre grasse, à l’intérieur d’un enduit de plâtre, de telle sorte que l’humidité ne pouvait s’y introduire. M. Zermatt observa, d’autre part, non sans satisfaction, que les plantations de cotonniers, qui confinaient à Waldegg, présentaient bonne apparence. Il en était ainsi du marécage, transformé en une véritable rizière dont les eaux pluviales n’avaient point affouillé le sol. Du côté opposé, si le lac des Cygnes se maintenait à un étiage assez élevé, presque au niveau des rives, nulle inondation ne menaçait les champs du voisinage. D’innombrables oiseaux aquatiques animaient alors ce petit lac, des hérons, des pélicans, des bécassines, des pilets, des poules d’eau, et, les plus gracieux de tous, des cygnes au plumage entièrement noir, qui se promenaient par couples à sa surface.

Il n’y avait aucune raison pour que Jack ne choisît pas parmi ces volatiles ceux qui figuraient d’ordinaire sur la table de la ferme de Waldegg. Il abattit quelques douzaines de canards, sans parler d’un magnifique cabiai, tué sous bois, et que le chariot rapporterait à Felsenheim.

En ce qui concernait les bandes de singes, il y eut lieu d’être rassuré. On n’apercevait plus un seul de ces malfaisants quadrumanes très habiles à lancer des pommes de pin en guise de projectiles, qui infestaient autrefois les bois d’alentours, et dont les dévastations étaient si dommageables. Depuis les grandes exterminations organisées contre eux, ils avaient sagement pris le parti de déguerpir.

Ces premiers travaux terminés, on s’occupa d’ensemencer les champs de Waldegg. Cette terre si féconde ne demandait ni à être labourée ni à être ravivée par les fumures que la métairie aurait su fournir en abondance. Le passage de la herse, traînée par les ânons, suffisait à rafraîchir le sol. Cependant ces semailles exigèrent, avec un certain temps, le concours de tous, — même celui d’Annah, — et le retour à l’habitation de Felsenheim ne put s’effectuer avant le 6 septembre.

M. Zermatt et ses compagnons n’eurent qu’à féliciter Mme Wolston et Betsie du zèle et de l’activité qu’elles avaient déployés pendant leur absence. La basse-cour, les étables, étaient en parfait état ; le potager avait été nettoyé, sarclé, les plants de légumes alignés d’une main sûre. Les deux ménagères avaient également procédé au complet lavage des chambres, salles et salons, au battage des literies, à tous les soins qu’exigé la bonne tenue d’une maison. Leur temps avait été bien occupé, mais elles ne cachèrent pas leur désir qu’on en finît avec ces visites aux métairies, dont elles n’étaient pas.

Il fut alors décidé qu’une dernière excursion serait faite les jours suivants aux établissements du district. Elle comprendrait à la fois les fermes de Zuckertop et de Prospect-Hill. Or, de s’élever jusqu’à la hauteur de l’Espoir-Trompé, cela demanderait certainement une huitaine de jours, et il ne fallait pas compter être de retour avant la mi-septembre.

« Quant à l’ermitage d’Eberfurt, fit observer M. Zermatt, nous aurons l’occasion de le visiter lors du voyage projeté à l’intérieur de l’île, car, pour sortir de la Terre-Promise, il n’existe pas d’autre issue que le défilé de Cluse, près de notre métairie…

– Cela va de soi, répondit M. Wolston. Toutefois, n’y a-t-il pas des travaux de culture à exécuter de ce côté, et qui souffriraient d’un retard ?…

– Mon cher Wolston, déclara M. Zermatt, nous n’avons plus à attendre que l’époque où la fenaison et la moisson réclameront nos soins, et ce ne sera que dans quelques semaines. Donc finissons-en avec Zuckertop et Prospect-Hill.»

Ce projet admis, on décida qu’Annah n’accompagnerait pas son père, le voyage pouvant se prolonger au-delà d’une semaine. Mme Wolston eût trouvé trop longue cette absence. Sa fille, d’ailleurs, serait très utile à Felsenheim pour certains travaux de ménage, les grandes lessives, les grands raccommodages de vêtements et de linge. Le fer à repasser et l’aiguille prenaient alors le pas sur le râteau, la houe et la binette. Aussi Mme Wolston, sans parler de sa sollicitude maternelle, fit-elle valoir ces raisons très sérieuses, et auxquelles Annah dut se rendre à son vif regret.

Ernest, on le comprend, trouva ces raisons peu de son goût, et il en vint même à se demander si sa présence n’était pas indispensable à Felsenheim.

Eh bien, ce fut ce brave Jack qui lui donna aide avec sa bonne camaraderie habituelle. La veille du départ, lorsque tout le monde se trouvait réuni dans la salle commune, il n’hésita pas à émettre l’observation suivante:

« Père, je sais bien que Mme Wolston, sa fille et ma mère ne courent aucun risque à rester seules à Felsenheim… Mais, enfin, lorsqu’il s’agit de les y laisser toute une semaine et – qui sait ?… – peut-être davantage…

– Assurément, Jack, répondit M. Zermatt, je ne serai pas une heure tranquille durant notre absence… bien qu’il n’y ait aucun danger à prévoir… Jusqu’ici nos séparations n’ont jamais duré plus de deux à trois jours, et, cette fois, ce sera la semaine entière… C’est bien long !… Pourtant, il y aurait gros embarras à partir tous ensemble…

– Si vous le voulez, dit M. Wolston, j’offre de rester a Felsenheim…

– Non, mon cher Wolston, vous moins qu’un autre, répondit M. Zermatt. Il est nécessaire que vous nous accompagniez à Zuckertop et à Prospect-Hill en prévision des travaux futurs… Mais si l’un de mes fils consent à demeurer près de sa mère, je n’aurai plus aucune inquiétude… Cela est arrivé plusieurs fois déjà… Jack, par exemple… »

Jack, qui ne se retenait guère de sourire, regarda Ernest en dessous.

« Comment, s’écria-t-il, c’est à moi que vous demandez de garder le logis !… C’est à un chasseur que vous voulez enlever cette occasion de chasser la grosse et la petite bête !… Si quelqu’un doit rester à Felsenheim, pourquoi moi plutôt qu’Ernest ?…

– Ernest ou Jack, c’est tout un… répliqua M. Zermatt. N’est-il pas vrai, madame Wolston ?…

– Certainement, monsieur Zermatt.

– Et, en compagnie d’Ernest, vous n’aurez pas peur, ni toi, Betsie, ni vous, ma chère Annah ?…

– Pas la moindre peur, répondit la jeune fille, dont le visage se colora légèrement.

– Parle donc, Ernest, reprit Jack. Tu ne dis pas si cet arrangement te convient ?… »

L’arrangement convenait à Ernest, et M. Zermatt pouvait avoir toute confiance en ce sérieux jeune homme aussi prudent que courageux.

Quant au départ, il avait été fixé au lendemain. Dès le jour levé, M. Zermatt, M. Wolston et Jack firent leurs adieux, en promettant d’abréger leur absence autant que possible.

La route la plus courte pour se rendre de Felsenheim à Zuckertop obliquait sur la gauche par rapport à celle de Waldegg, qui longeait le littoral.

Le chariot, où se placèrent MM. Zermatt et Wolston, était en outre chargé de sacs qui contenaient des semences, d’un certain nombre d’ustensiles et d’outils, de vivres et de munitions en quantité suffisante.

Jack, qui n’avait pas voulu se séparer de Leichtfus, marchait près du chariot, suivi de ses deux chiens Braun et Falb.

On prit d’abord la direction du nord-ouest, de manière à laisser le lac des Cygnes sur la droite. De vastes prairies, des pâturages naturels, s’étendaient jusqu’au canal de dérivation du ruisseau des Chacals, qui fut traversé à une lieue de Falkenhorst sur le ponceau établi dès l’origine.

En cette direction il n’existait pas de route carrossable dans le genre de celle qui conduisait à la métairie de Waldegg. Toutefois, les nombreux et pesants charrois avaient fini par aplanir le sol et détruire les herbes. Aussi, traîné par les deux robustes buffles, le véhicule avançait-il d’un bon train sans trop de peine.

La distance jusqu’à Zuckertop, qui était d’environ trois lieues, fut franchie en quatre heures.

M. Zermatt, M. Wolston et Jack arrivèrent donc à l’habitation pour le déjeuner. Après avoir mangé de grand appétit, ils se mirent aussitôt à l’ouvrage.

Il fallut d’abord relever plusieurs piquets de l’enclos dans lequel les porcs avaient passé la saison pluvieuse. Cet enclos avait été envahi par d’autres congénères de l’espèce porcine, ces tajams ou cochons musqués, déjà signalés à Zuckertop, et qui vivaient en parfaite amitié avec les autres. On se garda bien de les chasser, et pour cause. M. Zermatt savait par expérience qu’il y avait parti à tirer de la chair de ces quadrupèdes, à la condition d’enlever la poche odoriférante placée sur leur dos.

Les plantations de ce domaine, grâce à son éloignement de la mer, furent trouvées en bon état. On ne put que constater le bon état des goyaviers, des bananiers, des palmiers à choux, et principalement de ces ravendsaras, au tronc épais, à la tête pyramidale, dont l’écorce unit le goût de la cannelle à celui du girofle.

À l’époque où M. Zermatt et ses fils l’avaient visité, cet emplacement ne formait qu’un marais, qui fut alors nommé le Marais des cannes à sucre, et ils y étaient arrivés dès les premiers jours de leur débarquement sur l’île. Maintenant, de vastes champs de culture entouraient la ferme de Zuckertop, puis des herbages où paissaient quelques vaches. A la place de la simple hutte de branchages s’élevait une habitation abritée sous les arbres. Non loin se massait un épais taillis, uniquement composé de bambous dont les fortes épines pouvaient être employées en guise de clous, et quiconque l’eût traversé n’en fût sorti que les vêtements en lambeaux.

Le séjour à Zuckertop dura huit jours qui furent occupés aux semailles du millet, du froment, de l’avoine, du mais; les céréales profitaient vite dans ce sol qu’arrosait la dérivation du lac des Cygnes. De ce côté, en effet, M. Wolston avait pratiqué une saignée en entaillant la rive occidentale du lac, et, rien que par leur écoulement naturel, les eaux se dispersaient à la surface du territoire. Aussi, par suite de cette disposition, Zuckertop devait être considéré comme la plus riche des trois métairies fondées sur le district de la Terre-Promise.

Inutile de dire que, pendant le cours de cette semaine, Jack avait pu largement satisfaire ses goûts de chasseur. Dès que la besogne lui laissait quelque répit, il partait avec ses chiens. L’office fut abondamment garni de cailles, tétras, perdrix, outardes, pour la plume, de pécaris et d’agoutis, pour le poil. Quant aux hyènes déjà signalées aux environs, Jack n’en rencontra pas ni aucun autre carnassier. Décidément les fauves fuyaient devant l’homme.

En se portant du côté du lac, Jack, plus heureux que ne l’avait été son frère Fritz quelques années avant, eut l’occasion d’abattre un animal de la taille d’un gros âne, au pelage brun foncé, espèce de rhinocéros sans corne, de l’espèce des tapirs. C’était un anta, qui ne tomba pas sous la première décharge que lui envoya le jeune chasseur à vingt pas ; mais, au moment où il fonçait sur Jack, une seconde balle lui traversa le cœur.

Enfin tout ce travail fut terminé à Zuckertop dans la soirée du 15 septembre. Le lendemain, après que la maison eut été hermétiquement close, l’enclos fermé d’une solide barrière, le chariot remonta vers le nord, afin de gagner Prospect-Hill, dans le voisinage du cap de l’Espoir-Trompé.

Deux lieues séparaient la métairie de cette pointe qui s’allonge comme un bec de vautour entre la baie des Nautiles et la haute mer. La plus grande partie du trajet s’effectua sur un terrain plat, d’un cheminement facile. Mais ce terrain accusa une pente assez sensible aux approches de la falaise.

Deux heures après le départ, au delà d’une verte et grasse campagne, toute rajeunie à la suite de la saison pluvieuse, M. Zermatt, M. Wolston et Jack atteignirent le bois des Singes qui ne méritait plus d’être ainsi désigné depuis la disparition de cette mauvaise engeance. Arrivés au pied de la colline, ils firent halte. En somme, les pentes de Prospect-Hill n’étaient pas tellement raides que les buffles et l’onagre ne pussent les gravir, en suivant un lacet qui se déroulait sur ses flancs. Il y eut un fort coup de collier à donner, et le chariot atteignit le plateau.

La maison, très exposée aux vents de l’est et du nord qui battaient en plein le cap, avait souffert des dernières tourmentes. Sa toiture devrait subir des réparations immédiates, car les rafales l’avaient dégarnie en plusieurs endroits. Cependant, telle quelle, en pleine saison estivale, elle était habitable, – ce qui permit à ses hôtes de s’y installer pour quelques jours.

En ce qui concernait la basse-cour que les gallinacés animaient de leurs gloussements et de leurs ébats, il y eut à se préoccuper de divers dégâts dus aux mauvais temps ; puis il fallut dégager l’orifice de la petite source fraîche qui s’épanchait presque au sommet de la colline.

À propos des plantations, et plus particulièrement des câpriers et des arbres à thé, le travail se réduisit au redressement de ceux que la violence des vents avait courbés, et dont les racines tenaient encore au sol.

Durant ce séjour, plusieurs promenades amenèrent les visiteurs à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé. De cet endroit, le regard embrassait une vaste étendue de mer en direction de l’est, et une partie de la baie des Nautiles vers l’ouest. Que de fois, depuis tant d’années, les naufragés avaient guetté vainement l’apparition d’un bâtiment au large du cap !

Aussi, lorsque M. Zermatt et ses deux compagnons s’y rendirent, Jack d’émettre cette réflexion :

« Il y a douze ans, désespérés de n’avoir retrouvé aucun de nos compagnons du Landlord, nous l’avions à juste titre appelé le cap de l’Espoir-Trompé… Eh bien, aujourd’hui, si la Licorne allait se montrer par le travers, est-ce qu’il ne conviendrait pas de lui donner le nom de cap de Bonne-Venue ?…

– Assurément, mon cher Jack, répondit M. Wolston, mais le cas est improbable… La Licorne est encore en plein Atlantique, et il s’en faut de presque deux mois qu’elle puisse atteindre les parages de la Nouvelle-Suisse…

– On ne sait pas, monsieur Wolston, on ne sait pas… répétait Jack. Et d’ailleurs, à défaut de la Licorne, pourquoi un autre navire ne viendrait-il pas prendre connaissance, puis possession de l’île ?… Il est vrai, son capitaine serait en droit de l’appeler l’île de l’Espoir-Trompé… puisque la possession est chose faite !… »

Du reste aucun navire n’apparaissait au large, et il n’y eut pas lieu de changer le nom de baptême du cap.

Le 21 septembre, la besogne étant achevée à la villa de Prospect-Hill, M. Zermatt décida que le départ s’effectuerait le lendemain dès la pointe du jour.

Ce soir-là, groupés en avant de la petite terrasse qui s’étendait devant l’habitation, les hôtes de Prospect-Hill purent assister à un splendide coucher de soleil sur un horizon dont aucune brume n’altérait la pureté. À quatre lieues de là, le cap de l’Est se fondait dans une ombre que ravivaient parfois les étincellements du ressac contre les basses roches de la pointe. La mer, d’une tranquillité parfaite, s’arrondissait jusqu’à la baie du Salut. Au-dessous de la colline, les prairies, ombragées de bouquets d’arbres, confondaient leur tapis verdoyant avec la tache jaunâtre des grèves. En arrière, à une huitaine de lieues, au sud, s’estompait la chaîne transversale vers laquelle s’attachaient obstinément les regards de M. Wolston, et dont les derniers rayons solaires festonnaient encore l’arête d’un liséré d’or.

Le lendemain, le chariot, après avoir redescendu les talus de Prospect-Hill, se remit en route, et, l’après-midi, il arrivait à l’enclos de Felsenheim. Avec quelle joie furent accueillis les absents dont l’exploration n’avait pas exigé moins de deux semaines ! C’est peu, sans doute, mais les chagrins de la séparation ne se mesurent pas uniquement à sa durée.

Inutile d’ajouter que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’avaient point perdu leur temps pendant ces quinze jours. Les travaux de lessivage étaient très avancés. C’était plaisir de voir les draps, les nappes, les serviettes, raccommodés avec soin, et dont la blancheur tranchait sur la verdure du potager, se balancer sur les cordes tendues d’un arbre à l’autre.

De son côté, Ernest n’avait pas chômé. Lorsque les ménagères n’avaient pas eu besoin de lui, il s’était enfermé dans la bibliothèque, sans dire de quelle besogne il s’occupait. Peut-être, cependant, Annah était-elle dans le secret de son travail.

Bref, ce soir-là, lorsque les deux familles furent réunies dans la grande salle, après que M. Zermatt eut fait le récit de l’excursion aux métairies, Ernest déposa sur une table une feuille de papier sur laquelle figurait un dessin à lignes coloriées.

« Eh! qu’est-ce là ?… demanda Jack. Serait-ce le plan de la future capitale de la Nouvelle-Suisse ?…

– Pas encore, répondit Ernest.

– Alors je ne devine pas…

– Mais c’est le projet de décoration intérieure de notre petite chapelle… dit Annah.

– Sans doute, Jack, ajouta Ernest, et il fallait bien s’en occuper, puisque les murs sont déjà à moitié de leur hauteur.»

Cette déclaration causa un vif plaisir et Ernest fut chaleureusement loué de son travail, qui fut trouvé parfait autant pour son élégance que pour sa disposition.

« Y aura-t-il un clocher ?… demanda Jack.

– Assurément… répondit Annah.

– Avec une cloche ?…

– Oui… la cloche du Landlord

– Et, dit Ernest, c’est Annah qui aura l’honneur de la sonner la première ! »

On était au 24 septembre, c’est-à-dire à l’époque où le projet de M. Wolston devait être mis à exécution. Que résulterait-il de cette reconnaissance à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse ?… Pendant une douzaine d’années, les naufragés s’étaient contentés de ce district de la Terre-Promise, et l’on sait s’il avait suffi à leur assurer l’existence et même le bien-être. Aussi, indépendamment de l’inquiétude que devait lui inspirer l’absence de quelques-uns des siens, Mme Zermatt, sans trop se l’expliquer, était-elle portée à croire que les conséquences de cette excursion seraient plutôt regrettables.

Et, ce soir-là, lorsque M. Zermatt l’eut rejointe dans leur chambre, elle s’en ouvrit à son mari, qui crut sage de lui répondre en ces termes:

« Chère amie, si nous étions encore dans les conditions où nous avons été depuis notre arrivée, je t’accorderais que cette exploration ne s’impose pas. Si même M. Wolston et sa famille avaient été jetés à la suite d’un naufrage sur notre île, je leur dirais : ce qui nous a suffi doit vous suffire, et il n’est pas nécessaire de se lancer à l’aventure, quand le profit n’est pas certain et lorsqu’il y a peut-être des dangers à courir… Mais la Nouvelle-Suisse possède à présent un statut géographique, et, dans l’intérêt de ses futurs colons, il importe que l’on connaisse son étendue, la disposition de ses côtes, quelles ressources elle peut offrir…

– Bien… mon ami… bien… répondit Mme Zermatt, mais cette exploration ne devrait-elle pas être faite par les nouveaux arrivants ?

– Évidemment, répondit M. Zermatt, il n’y aurait aucun inconvénient à attendre, et l’opération pourrait être entreprise dans des conditions meilleures. Mais, tu le sais, Betsie, ce projet tient au cœur de M. Wolston, et, d’autre part, Ernest désire compléter la carte de la Nouvelle-Suisse… Je pense donc qu’il convient de satisfaire leurs désirs.

– Je ne dirais pas non, mon ami, répliqua Mme Zermatt, s’il ne s’agissait encore de se séparer…

– Une absence d’une quinzaine de jours au plus!…

– À moins que Mme Wolston, Annah et moi, ne soyons du voyage…

– Ce ne serait pas prudent, ma chère femme, déclara M. Zermatt. Cette excursion peut offrir, sinon des dangers, du moins des difficultés et de grandes fatigues… Il s’agira de cheminer à travers une région aride sous un soleil brûlant… L’ascension de cette chaîne sera pénible sans doute…

– Ainsi, Mme Wolston, Annah et moi, nous devrons rester à Felsenheim ?…

– Oui, Betsie, mais je ne compte pas vous y laisser seules. Après avoir bien réfléchi, voici le parti auquel je me suis arrêté et qui recevra, je pense, l’approbation générale. C’est M. Wolston qui fera l’exploration avec nos deux fils, – Ernest chargé des relèvements, Jack qui ne consentirait jamais à sacrifier une pareille occasion d’aller à la découverte… Quant à moi, je resterai à Felsenheim… Cela te va-t-il, Betsie ?…

– Quelle question, mon ami ! répondit Mme Zermatt. Nous pouvons entièrement nous fier à M. Wolston. C’est un homme sérieux… qui ne se laissera pas entraîner à des imprudences… Nos deux fils ne courent aucun risque avec lui…

– J’imagine, reprit M. Zermatt, que cet arrangement satisfera Mme Wolston et Annah…

– Qui regrettera bien un peu l’absence de notre Ernest !… dit Mme Zermatt.

– Tout comme Ernest regrettera de partir sans elle, ajouta M. Zermatt. Oui ! ces deux bons êtres sont attirés l’un vers l’autre, et, un jour, dans cette chapelle dont il a achevé le plan, Ernest sera uni à celle qu’il aime !… Mais nous reparlerons en temps voulu de ce mariage…

– Dont M. et Mme Wolston seront aussi heureux que nous !… » répondit Mme Zermatt.

Lorsque M. Zermatt fit connaître sa proposition, elle réunit tous les suffrages. Il fallut bien qu’Ernest et Annah se rendissent à ce projet très raisonnable. L’un admettait que des femmes ne devaient pas s’aventurer dans une expédition de ce genre, dont elles pourraient ou retarder ou même compromettre le succès, et l’autre comprenait que la présence d’Ernest était indispensable pour qu’elle fût menée à bonne fin.

La date du départ fut fixée au 25 septembre.

Dès ce jour, chacun s’occupa des préparatifs, qui allaient être promptement achevés. En effet, d’un commun accord, M. Wolston et les deux jeunes gens avaient résolu de faire ce voyage à pied. Il se pouvait, en effet, que la contrée qui confinait à la base des montagnes ne fût pas plus facile que celle que traversait le haut cours de la rivière Montrose.

On irait donc pédestrement, le bâton à la main, le fusil au dos, accompagnés de deux chiens. Que Jack fût un excellent tireur, aucun doute à ce sujet ; mais ni M. Wolston ni Ernest n’étaient à dédaigner à ce point de vue, et les trois chasseurs étaient assurés de se procurer en route une nourriture abondante.

Cependant il y eut lieu de préparer le chariot et l’attelage de buffles en vue du transport des deux familles jusqu’à l’ermitage d’Eberfurt. On ne l’a pas oublié, M. Zermatt voulait profiter de l’occasion pour visiter cette métairie établie sur la limite du district de la Terre-Promise. Aussi est-ce avec satisfaction que fut accueillie l’idée d’accompagner M. Wolston, Jack et Ernest, jusqu’au delà du défilé de Cluse. Peut-être même conviendrait-il de prolonger pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures le séjour à Eberfurt, si l’habitation exigeait des travaux auxquels tous devraient prêter la main.

Le 25, de grand matin, le chariot quitta Felsenheim suivi des chiens Braun et Falb. Tous avaient pu y prendre place. L’étape mesurait trois bonnes lieues, et les buffles ne seraient pas gênés de la franchir avant midi.

Le temps était beau, le ciel bleu pommelé Quelques légers flocons de nuages tamisaient les rayons solaires et en adoucissaient l’ardeur.

Vers onze heures, après avoir marché obliquement à travers une fertile et verdoyante campagne, le chariot atteignit l’ermitage d’Eberfurt.

Dans le petit bois qui le précédait, on aperçut encore une douzaine de singes. D’où nécessité de les en chasser, et ils décampèrent dès les premiers coups de feu.

Lorsque le chariot eut fait halte, les familles allèrent s’installer dans l’habitation. Convenablement abritée par les arbres qui l’entouraient, elle n’avait que peu souffert des mauvais temps. Tandis que Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah s’occupaient du déjeuner, les hommes s’éloignèrent d’une portée de fusil afin de visiter le défilé de Cluse, qui s’ouvrait sur l’intérieur de l’île.

Un important et dur travail s’imposait en cet endroit, car de puissants animaux avaient tenté de forcer la barrière, et il serait nécessaire de la consolider. Il y avait lieu de croire qu’une troupe d’éléphants avait tenté de franchir le défilé, et, s’ils y eussent réussi, que de ravages, non seulement à la métairie d’Eberfurt, mais aussi aux métairies de Zuckertop et de Waldegg ! Qui sait même s’il n’y aurait pas eu à défendre Felsenheim contre les attaques de ces formidables pachydermes ?…

La mise en place de nouvelles poutres et de nouveaux blocs occupa l’après-midi et la journée suivante. Ce ne fut pas trop de tous les bras pour la manœuvre de ces lourdes masses et leur solide assujettissement. Cette besogne finie, M. Zermatt eut l’assurance que la passe ne pourrait être forcée.

Inutile de dire que l’ermitage d’Eberfurt n’était plus la hutte à la mode kamtchadale, qui, prenant son point d’appui sur quatre arbres, s’élevait à vingt pieds au-dessus du sol. Non, on disposait là d’une habitation close et palissadée, qui renfermait plusieurs chambres suffisantes pour loger les deux familles. De chaque côté, de larges étables étaient ménagées sous les basses branches des mangliers et des chênes verts. C’est là que fut enfermé l’attelage des buffles auxquels le fourrage fut distribué en abondance. Ces animaux, si bien dressés, si vigoureux, pourraient donc y ruminer tout à leur aise.

Il faut mentionner en outre que le gibier pullulait aux environs, lièvres, lapins, perdrix, cabiais, agoutis, outardes, coqs de bruyère, antilopes. Il fut facile à Jack de satisfaire sa passion au profit de la table commune. D’ailleurs, une part de ce gibier, après avoir été rôtie devant la flamme pétillante du foyer, fut réservée pour les trois excursionnistes. La gibecière au côté, le sac au dos, munis d’amadou pour allumer du feu, se contentant de viandes grillées, de gâteaux de cassave, poudre et plomb en abondance, gourdes pleines d’eau-de-vie, ils ne devaient concevoir ni laisser concevoir aucune inquiétude à l’égard de la nourriture quotidienne. Et puis, à travers ces plaines fertiles, déjà entrevues soit au delà de la vallée de Grünthal, soit dans le sud de la baie des Perles, les racines comestibles ou les fruits demandaient-ils d’autre peine que de les déterrer ou de les cueillir ?…

Le 27 septembre, dès la première heure, tout le monde se rendit au défilé de Cluse, où se firent les derniers adieux. Pendant une quinzaine de jours, on serait sans nouvelles des absents !… Combien le temps paraîtrait long !

« Sans nouvelles ?… dit alors Ernest. Non, mère, non, ma chère Annah, et vous en recevrez…

– Par courrier ?… demanda Jack.

– Oui… par courrier aérien, répondit Ernest. Ne voyez-vous pas ce pigeon que j’ai apporté dans sa petite cage ?… Pensez-vous que c’était pour le laisser à Eberfurt ?… Non, nous le lâcherons du haut de la chaîne, et il vous apportera des nouvelles de la caravane.»

Chacun applaudit à cette bonne idée, et Annah se promit bien de guetter chaque jour l’arrivée du messager d’Ernest.

M. Wolston et les deux frères franchirent une étroite issue ménagée entre les poutres du défilé de Cluse. Elle fut soigneusement refermée derrière eux ; et ils disparurent bientôt au tournant de la barrière rocheuse.