Magasin d'éducation et de récréation (p. 84-102).
◄  IV.
VI.  ►

V

Retour à Felsenheim. — Voyage de l’Élisabeth à la baie des Perles. — Un sauvage. — Une créature humaine. — Jenny Montrose. — Naufrage de la Dorcas. — Deux ans sur la Roche-Fumante. — Le récit de Fritz.

On se représente aisément quelles inquiétudes éprouva M. Zermatt en songeant aux dangers qu’aurait à courir son fils. Comme il n’aurait pu ni l’arrêter ni le rejoindre, la chaloupe dut continuer sa route vers le cap de l’Espoir-Trompé.

De retour à Felsenheim, M. Zermatt ne voulut encore rien dire à ses enfants, ni même à sa femme, de l’excursion entreprise par Fritz. C’eût été causer d’inutiles appréhensions et créer sans doute de vaines espérances. Il ne parla que d’une reconnaissance à effectuer vers le côté ouest du littoral. Cependant, au bout de trois jours, l’absent n’ayant pas reparu, M. Zermatt, très anxieux, résolut d’aller à sa recherche. Le 20 avril, dès l’aube, l’Élisabeth appareilla. Approvisionnée en vue de ce voyage, elle avait à bord le père, la mère et leurs trois fils.

On n’aurait pu souhaiter un vent plus favorable. Il soufflait du sud-est une jolie brise qui permettait de naviguer sous la terre. Dans l’après-midi, la pinasse contourna les roches de l’arche et lit son entrée dans la baie des Perles.

M. Zermatt vint jeter l’ancre près du banc d’huîtres, à l’embouchure de la rivière, où se voyaient les restes du dernier campement. Tous se préparaient à débarquer, lorsque ces mots s’échappèrent de la bouche d’Ernest :

« Un sauvage… un sauvage ! »

Et, en effet, vers l’ouest de la baie, entre les îlots boisés, manœuvrait un canot, qui semblait se défier de la pinasse.

Jamais, jusqu’alors, il n’y avait eu lieu de croire que la Nouvelle-Suisse fût habitée. Aussi, en prévision d’une attaque possible, l’Élisabeth se mit-elle sur la défensive, caronades chargées, fusils prêts à faire feu. Mais, dès que le sauvage se fut rapproché de quelques encablures :

« C’est Fritz ! » s’écria Jack.

C’était lui, seul dans son kaïak. N’ayant pas reconnu de loin la pinasse qu’il ne pouvait s’attendre à rencontrer dans ces parages, il s’avançait prudemment, ayant même eu la précaution de se noircir la figure et les mains.

Puis, lorsqu’il eut rejoint la famille, embrassé sa mère et ses frères, non sans leur avoir charbonné quelque peu les joues, il emmena son père à part :

« J’ai réussi… dit-il.

— Quoi… l’Anglaise de la Roche-Fumante ?…

— Elle est là… près d’ici… sur un îlot de la baie des Perles, » répondit Fritz…

Sans rien dire ni à sa femme ni à ses enfants, M. Zermatt dirigea la pinasse vers l’îlot indiqué par Fritz près du littoral à l’ouest de la baie. En l’approchant, on put apercevoir un petit bois de palmiers voisin de la grève, et, dans ce bois, une hutte construite à la mode hottentote.

Tous débarquèrent, et Fritz tira un coup de pistolet en l’air. Un jeune homme descendit alors d’un arbre entre les branches duquel il était abrité.

Le mystère ne tarda pas à être révélé. Cette créature humaine, — la première que les naufragés du Landlord eussent rencontrée depuis dix ans, — n’était pas un jeune homme. C’était une jeune fille âgée de vingt ans, revêtue d’un costume d’aspirant de marine. C’était Jenny Montrose, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante.

Mme Zcrmatt, Ernest, Jack et François apprirent dans quelles conditions Fritz avait connu la situation de cette abandonnée sur un îlot volcanique au large de la baie des Perles, et répondu par un billet que la jeune fille ne devait jamais recevoir, car l’albatros ne revint pas à la Roche-Fumante. Comment peindre l’accueil qui fut fait à Jenny Montrose et avec quelle tendresse Mme Zermatt la pressa dans ses bras ! En attendant qu’elle racontât son histoire, Jenny savait déjà par Fritz celle de la Nouvelle-Suisse et des naufragés du Landlord.

La pinasse quitta aussitôt la baie des Perles avec toute la famille accrue de la jeune Anglaise. De part et d’autre, on parlait assez l’anglais et l’allemand pour se comprendre. Que de marques d’affection furent prodiguées pendant ce voyage de retour !… C’étaient un père, une mère, des frères, que venait de retrouver Jenny !… C’était une fille que M. et Mme Zermatt, c’était une sœur que Fritz, Ernest, Jack et François, ramenaient dans leur chère demeure de Felsenheim !

Il va de soi que l’Élisabeth emportait les quelques ustensiles fabriqués par la jeune Anglaise pendant son séjour sur la Roche-Fumante. N’était-il pas naturel que la pauvre abandonnée tînt à ces objets qui lui rappelaient tant de souvenirs ?

Et puis, il y avait aussi deux êtres vivants, deux compagnons fidèles dont Jenny n’aurait du se séparer, — un cormoran dressé pour la pêche, un chacal apprivoisé qui ferait certainement bon ménage avec celui de Jack.

Dès son départ, l’Élisabeth fut favorisée par me fraîche brise qui permit d’utiliser toute sa voilure. Le temps était si sûr que M. Zermatt ne put résister au désir de relâcher aux divers établissements de la Terre-Promise, à mesure qu’ils se présentaient, lorsque la pinasse eu tourné le cap de l’Espoir-Trompé.

Et, en premier lieu, ce fut la villa de Prospect-Hill, située sur cette verdoyante colline d’où la vue s’étendait jusqu’à Falkenhorst. Or y passa la nuit, et il y avait longtemps que Jenny ne s’était reposée dans un si paisible sommeil.

Cependant Fritz et François étaient partis de très grand matin avec le kaïak, afin de tout préparer à Felsenheim pour la réception de la jeune Anglaise. Après eux, la pinasse reprit la mer et relâcha d’abord à l’îlot de la Baleine où pullulait une colonie de lapins. M. Zermatt voulut que la jeune fille devînt la propriétaire de cet îlot — présent qui fut reçu avec reconnaissance.

De ce point, les passagers de l’Élisabeth auraient pu faire la route par terre, visiter la métairie de Waldegg et la demeure aérienne de Falkenhorst. Mais M. et Mme Zermatt désiraient laisser à Fritz le plaisir d’y conduire leur nouvelle compagne.

La pinasse continua à suivre les contours du littoral jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals. Lorsqu’elle atteignit l’ouvert de la baie du Salut, elle fut accueillie par une salve de trois coups de canon de la batterie de l’îlot du Requin. En même temps, Fritz et François hissaient le pavillon blanc et rouge en l’honneur de la jeune fille.

Lorsque cette salve eut été rendue par les deux petites pièces de la pinasse, M. Zermatt vint accoster au moment où le kaïak débarquait Fritz et François. Puis, la famille au grand complet remonta la grève pour gagner Felsenheim.

À quel sentiment d’admiration s’abandonna Jenny, en pénétrant dans cette galerie fraîche et verdoyante, en voyant l’aménagement et l’ameublement des diverses chambres ! Et lorsqu’elle aperçut la table de la salle à manger préparée par les soins de Fritz et de son frère, les tasses de bambou, les assiettes de noix de coco, les coupes d’œufs d’autruche, auprès des ustensiles d’origine européenne provenant du Landlord !

Le dîner se composait de poisson frais, d’un rôti de volaille, d’un jambon de pécari, de fruits de diverses espèces, que l’hydromel et le vin des Canaries arrosèrent agréablement.

À la nouvelle venue fut réservée la place d’honneur, entre M. et Mme Zermatt. Et de nouvelles larmes coulèrent de ses yeux, larmes d’attendrissement et de joie, quand sur une banderole enguirlandée de fleurs, suspendue au-dessus de la table, elle lut ces mots :

« Vive Jenny Montrose !… Bénie soit son arrivée dans le domaine du Robinson Suisse ! »

Alors elle raconta son histoire :

Jenny était la fille unique du major William Montrose, officier de l’armée des Indes, où, toute jeune encore, enfant même, elle avait suivi son père de garnison en garnison. Privée de sa mère dès l’âge de sept ans, elle fut élevée, avec une paternelle sollicitude, de manière à pouvoir soutenir les luttes de la vie, si son dernier soutien venait à lui manquer. Instruite de tout ce que doit savoir une jeune fille, grande fut la part des exercices corporels dans son éducation, — principalement l’équitation et la chasse, pour lesquelles elle montrait des dispositions pou communes à son sexe.

Au milieu de l’année 1812, le major Montrose, nommé colonel, reçut l’ordre de revenir en Europe, à bord d’un navire de guerre, chargé de rapatrier des vétérans de l’armée indo-anglaise. Appelé à commander un régiment dans une expédition lointaine, toutes les probabilités étaient qu’il ne rentrerait ensuite qu’à l’âge de sa retraite. De là, nécessité pour sa fille, alors âgée de dix-sept ans, de se rendre dans son pays natal, près d’une tante, sœur du colonel, qui habitait Londres. Là elle al tendrait le retour de son pore, qui se reposerait enfin des fatigues d’une vie toute consacrée au service des armes.

Jenny ne pouvant embarquer sur un bâtiment affecté au transport des troupes, le colonel Montrose la confia, sous la garde d’une femme de chambre, à l’un de ses amis, le capitaine Greenfield, commandant la Dorcas. Ce navire partit quelques jours avant celui qui devait emmener le colonel.

Mauvaise traversée dès le début : au sortir du golfe du Bengale, tempêtes qui se déchaînèrent avec une extrême violence ; puis, poursuite dîne frégate française, qui obligea la Dorcas à chercher refuge dans le port de Batavia.

Lorsque l’ennemi eut quitté ces parages, la Dorcas remit à la voile et se dirigea vers le cap le Bonne-Espérance. La navigation fut très contrariée à cette époque des gros temps. Les vents défavorables se maintinrent avec une persistance extraordinaire. La Dorcas fut déviée de sa route par une tourmente venue du sud-est. De toute une semaine, le capitaine Greenfield ne put relever sa position. Bref, il n’aurait su dire en quels parages de l’océan Indien l’avait jeté la tempête, lorsque son navire, pendant la nuit, se heurta contre un écueil.

Une côte inconnue s’élevait à quelque distance, et tout d’abord, l’équipage, se jetant dans la première chaloupe, essaya de la gagner. Jenny Montrose, sa femme de chambre, quelques passagers descendirent dans la seconde. Déjà le navire se disloquait, et il fallait l’abandonner au plus vite.

Une demi-heure après, la seconde chaloupe chavirait sous un coup de mer, alors que la première disparaissait au milieu des ténèbres.

Quand Jenny reprit connaissance, elle se trouvait sur une grève où la houle l’avait déposée, et probablement seule survivante du naufrage de la Dorcas.

Combien de temps s’était écoulé depuis que la chaloupe avait été engloutie ?… La jeune fille n’aurait pu le dire. Ce fut miracle qu’elle eût conserve assez de force pour se trainer à l’intérieur d’une grotte où, après avoir mangé quelque œufs, le sommeil lui procura un peu de repos.

Elle se releva enfin, elle fit sécher au soleil les vêtements d’homme qu’elle avait revêtus au moment du naufrage pour être plus libre de ses mouvements, et dont la poche contenait un briquet de métal qui lui servit à faire du feu.

Une excursion le long des grèves de l’îlot ne permit pas à Jenny d’apercevoir un seul de ses compagnons. Rien que des débris du navire, quelques pièces de bois qu’elle utilisa pour l’entretien de son foyer.

Eh bien, telle était l’énergie physique et morale de cette jeune fille, la puissance de son éducation presque virile, que le désespoir n’eut point prise sur son âme. Elle organisa son installation de la grotte. Quelques clous, arrachés aux épaves de la Dorcas, furent ses seuls outils. Très adroite de ses mains, possédant un esprit inventif, elle sut fabriquer divers objets de première nécessité. Elle parvint à faire un arc, tailler des flèches, pour chasser le gibier de poil et de plume assez abondant sur cette côte, et pourvoir à son alimentation quotidienne. Il y eut même de ces animaux qu’elle put apprivoiser, tel un chacal et un cormoran, qui ne la quittèrent plus.

Au centre de la petite île sur laquelle la mer avait jeté la naufragée, se dressait une montagne volcanique, dont le cratère vomissait des vapeurs et des flammes. Après l’avoir gravie jusqu’à son sommet, élevé d’une centaine de toises au-dessus du niveau de la mer, Jenny n’entrevit aucune terre à l’horizon.

La Roche-Fumante, d’une circonférence de deux lieues environ, ne présentait vers l’est qu’une étroite vallée où coulait un petit ruisseau. Des arbres de différentes espèces, abrités entre les mauvais vents, la recouvraient de leurs épaisses ramures. Et ce fut sur l’un de ces mangliers que Jenny établit sa demeure, ainsi que l’avait fait la famille Zermatt pour son habitation de Falkenhorst.

Enfin, la chasse aux environs de la vallée, la pêche dans le ruisseau et entre les roches au moyen d’hameçons fabriqués avec des clous, les gousses et les baies comestibles provenant de certains arbustes, et aussi plusieurs caisses de conserves et fûts de vin jetés sur le littoral pendant les deux ou trois jours qui suivirent le naufrage, permirent à la jeune Anglaise d’ajouter aux racines et aux coquillages, dont elle était d’abord nourrie.

Combien de mois Jenny Montrose vécut-elle ainsi sur la Roche-Fumante jusqu’à l’heure de sa délivrance ?… Au début, elle n’avait pas eu la pensée de tenir compte du temps, ni les premiers jours ni les premières semaines. Néanmoins, en se remémorant certains faits, en rapprochant certaines dates, elle put établir par un calcul assez approximatif que depuis la perte de la Dorcas s’était écoulé deux ans et demi. Telle était dans sa pensée la durée de son séjour, et elle ne se trompait pas.

Pendant tant de semaines, les unes de la saison pluvieuse, les autres de la saison chaude, pas un jour ne se passa sans que la jeune fille interrogeât l’horizon. Jamais une voile ne se détacha sur le fond du ciel ! Du plus haut point de l’île, par ciel clair, il lui sembla pourtant deux ou trois fois apercevoir une terre en direction de l’est… Mais cette distance, comment la franchir ?… Cette terre, quelle était-elle ?…

À cette latitude de la zone intertropicale, si le froid n’était pas redoutable, Jenny eut beaucoup à souffrir de la saison pluvieuse. Réfugiée alors au fond de la grotte, d’où elle ne pouvait sortir ni pour chasser, ni pour pêcher, il lui fallait pourvoir à sa nourriture. Heureusement, rien qu’avec les œufs, très abondants entre les rochers, les coquillages entassés au pied de la grotte, les fruits conservés pour cette période, son existence fut assurée.

Bref, plus de deux ans s’étaient écoulés lorsque l’idée lui vint, — une inspiration d’en-haut, — d’attacher à la patte d’un albatros dont elle s’était emparée un billet qui faisait connaître son abandon sur la Roche-Fumante. Quant à en désigner le gisement, elle ne le pouvait. Dès qu’elle lui eut rendu la liberté, l’oiseau prit son vol vers le nord-est, et quelle apparence qu’il dût jamais revenir à la Roche-Fumante ?…

Plusieurs jours se passèrent sans qu’il eût reparu. Le faible espoir que la jeune fille avait mis dans cette tentative s’évanouit peu à peu. Pourtant elle ne voulut pas désespérer. Puisque le secours qu’elle attendait n’était pas venu de cette façon, il viendrait d’une autre.

Tel fut le récit détaillé que Jenny fit à la famille Zermatt. Plus d’une fois des pleurs coulèrent, car il était impossible de l’entendre sans être ému. Et que de baisers Betsie prodigua à sa nouvelle fille pour sécher ses larmes !

Restait à apprendre dans quelles conditions Fritz avait découvert la Roche-Fumante.

On le sait, lorsque la chaloupe quitta la baie les Perles, Fritz, qui la précédait dans son caïak, prévint son père, par un billet, de son intention d’aller à la recherche de la jeune Anglaise. Aussi, après avoir dépassé l’arche, au lieu de suivre la côte à l’est, il s’éloigna dans le sens opposé.

Le littoral était semé de récifs et bordé de roches énormes. Au delà se massaient des arbres aussi beaux que ceux de Waldegg ou d’Eberfurt. De nombreux cours d’eau venaient se déverser au fond des petites baies. Cette côte du nord-ouest ne ressemblait pas à celle qui se déroulait entre la baie du Salut et la baie des Nautiles.

La chaleur, très forte pendant cette premier journée, obligea Fritz à débarquer pour trouve un peu d’ombre. Il ne se départit pas de certaines précautions, car plusieurs hippopotames qui se tenaient à l’embouchure des rivières, eussent facilement mis le kaïak en pièces.

Dès qu’il eut accosté la lisière d’un bois épais Fritz traîna sa légère embarcation au pied d’un arbre. Puis, la fatigue aidant, il s’abandonna au sommeil.

Le lendemain, la navigation fut continuée jusqu’à midi. À cette relâche, Fritz eut à repousser l’attaque d’un tigre qu’il blessa au flanc tandis que son aigle cherchait à crever les yeux du fauve. Deux coups de pistolet l’étendirent mort.

Mais quel chagrin pour Fritz ! L’aigle, éventré d’un coup de griffe, ne respirait plus ! Il fallut enterrer le pauvre Blitz dans le sable, et son maître se rembarqua, inconsolable d’avoir perdu ce fidèle compagnon de chasse.

Le deuxième jour avait été employé à suivre les contours du littoral. Aucune vapeur du large n’indiquait la présence de la Roche-Fumante. La mer étant belle, Fritz résolut de s’éloigner, afin de voir si quelque fumée ne pointait pas au-dessus de l’horizon du sud-ouest. Il lança donc son kaïak dans cette direction. Sa voile
avec quelle émotion fritz la contemplait ! (Page 98.)
se gonflait d’une jolie brise de terre. Après deux heures de navigation, il s’apprêtait à virer de bord, lorsqu’il crut entrevoir une légère vapeur…

Fritz oublia tout alors, ses fatigues, les anxiétés que son absence prolongée causerait à Felsenheim, les risques qu’il y avait à se hasarder si loin en pleine mer. À l’aide des pagaies, le kaïak vola à la surface des flots. Une heure plus tard, il se trouvait à six encablures d’une île dominée par un mont volcanique, duquel s’échappait une fumée mêlée de flammes.

La côte orientale de l’île paraissait aride. En la contournant, il est vrai, Fritz vit qu’elle était coupée par l’embouchure d’un ruisseau au sortir d’une vallée verdoyante.

Le kaïak fut poussé au fond d’une étroite crique et tiré sur la grève.

À droite s’ouvrait une grotte à l’entrée de laquelle une créature humaine était plongée dans un profond sommeil.

Avec quelle émotion Fritz la contemplait! C’était une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, vêtue de toile grossière qui provenait de la voilure d’un navire, mais propre et convenablement ajustée. Ses traits étaient charmants, son visage d’une douceur infinie. Fritz n’osait la réveiller, et, cependant, c’était le salut qui l’accueillerait à son réveil !

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux. La vue d’un étranger lui fit jeter un cri d’effroi. Fritz la rassura d’un geste, et lui dit en anglais :

« Ne craignez rien, miss… Je ne vous veux aucun mal… Je suis venu pour vous sauver… »

Et, avant qu’elle eût pu répondre, il raconta comment un albatros était tombe entre ses mains, un albatros qui portait un billet demandant secours pour l’Anglaise de la Roche-Fumante… Il dit qu’à quelques lieues dans l’est il y avait une terre où vivait toute une famille de naufragés.

Alors, après s’être agenouillée pour remercier Dieu, la jeune fille lui tendit les mains et lui exprima sa reconnaissance. Puis, elle raconta brièvement son histoire et invita Fritz à visiter sa misérable installation.

Fritz accepta, à la condition que cette visite fût courte. Le temps pressait, et il lui tardait de ramener la jeune Anglaise à Felsenheim.

« Demain, répondit-elle, demain nous partirons, monsieur Fritz… Laissez-moi encore passer cette soirée sur la Roche-Fumante, puisque je ne devrai plus jamais la revoir…

— Demain donc, » répondit le jeune homme.

Et, avec les provisions de Jenny, jointes à celles que contenait le kaïak, tous deux partagèrent un repas pendant lequel ils se racontèrent leur histoire extraordinaire…

Enfin, sa prière faite, Jenny se retira au fond le la grotte, tandis que Fritz se couchait à l’entrée comme un fidèle chien de garde. Le lendemain, au petit jour, on embarqua dans le kaïak les menus objets que Jenny ne voulait point abandonner, sans oublier son cormoran et son chacal. La jeune fille, qui avait revêtu son costume d’homme, prit place à l’arrière de la légère embarcation. La voile fut hissée, les pagaies fonctionnèrent, et, une heure plus tard, les dernières vapeurs de la Roche-Fumante se perdaient à l’horizon.

Fritz comptait faire directement route sur le cap de l’Espoir-Trompé. Mais le kaïak, chargé lourdement, ayant heurté une pointe, il devint nécessaire de le réparer. Fritz dut donc donner dans la baie des Perles, et conduisit sa compagne à l’îlot où la pinasse était venu la recueillir.

Tel fut le récit de Fritz.

Cependant l’existence avait suivi son cours habituel, tantôt à Falkenhorst, tantôt à Felsenheim, plus heureuse encore depuis que Jenny Montrose faisait partie de cette honnête et laborieuse famille. Les semaines s’écoulaient, très occupées par l’entretien des métairies, les soins à donner aux animaux. À présent, une belle allée d’arbres fruitiers allait du ruisseau des Chacals au château de Falkenhorst. Des embellissements s’effectuèrent à Waldegg, à Zuckertop, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill. Que d’heures délicieuses se passaient dans cette villa, construite en bambous sur le modèle des chalets suisses ! Du sommet de la colline, la vue pouvait s’étendre d’un côté sur une grande portion de la Terre-Promise, de l’autre sur un horizon de huit à neuf lieues, borné par la liu’tie du ciel et de l’eau.

Arriva la saison des pluies que le mois de juin ramena très abondantes. Il y eut nécessité de quitter Falkenhorst et de rentrer à Felsenheim. C’étaient toujours deux ou trois mois assez pénibles, attristés surtout par la continuité des mauvais temps. Quelques excursions aux métairies, exigées par l’entretien des animaux, quelques heures de chasse qui entraînaient Fritz et Jack aux alentours de Felsenheim, c’est à cela que se réduisaient les occupations extérieures de chaque jour.

Néanmoins, ce petit monde ne restait pas oisif. Les travaux marchaient sous la direction de Mme Zermatt. Jenny l’aidait en apportant toute son ingénieuse activité d’Anglo-Saxonne, qui différait de la méthode suisse un peu plus routinière. Et puis, si la jeune fille étudiait la langue allemande avec M. Zermatt, la famille étudiait la langue anglaise que Fritz parla couramment au bout de quelques semaines. Et comment n’eût-il pas fait des progrès rapides avec un professeur dont les leçons lui étaient si agréables ?…

On ne se plaignit donc pas trop des longues journées de la saison pluvieuse. La présence de Jenny donnait aux soirées un charme nouveau. Personne n’était plus aussi pressé de regagner sa chambre. Mme Zermatt et Jenny travaillaient aux ouvrages de couture, à moins que la jeune fille ne fût priée de chanter, car elle possédait une voix charmante. Elle apprit plusieurs de ces chansons helvétiques, de ces mélodies des montagnes, qui ne savent pas vieillir, et quel ravissement de les entendre de sa bouche ! À la musique succédait la lecture qu’Ernest puisai aux meilleurs ouvrages de la bibliothèque, et il semblait que l’heure du repos arrivait toujours trop vite.

Assurément, en ce milieu familial, M. Zermatt, sa femme, ses enfants, étaient aussi heureux qu’on peut l’être. Il est vrai, les craintes de l’avenir, les chances si improbables que le salut vînt du dehors, enfin le souvenir du pays, comment oublier tout cela ?… Et puis, le cœur de Jenny ne se serrait-il pas, lorsqu’elle songeait à son père ?… Du navire qui la ramenait, de la Dorcas, on n’avait plus de nouvelles, et n’était-il pas à supposer qu’il eût péri corps et biens dans quelque cyclone de la mer des Indes ?… Enfin peut-il jamais être complet le bonheur de ceux qui vivent dans l’isolement, sans relations avec leurs semblables, et, en somme, qu’étaient les habitants de la Nouvelle-Suisse, si ce n’est les naufragés du Landlord ?

On sait quel événement inespéré avait si profondément modifié cette situation.