Magasin d'éducation et de récréation (p. 18-37).
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II

Le retour du kaïak. — L’impression produite. — Décision prise. — Trois jours de tempête. — Doublé le cap à l’est. — Le bâtiment au mouillage.

Dès que la double détonation de la batterie de l’îlot du Requin eut éclaté, les échos de Felsenheim la répercutèrent de roche en roche. À ce moment, M. et Mme  Zermatt, Jenny, Ernest et François, accourant sur la grève, purent apercevoir la fumée blanchâtre des deux pièces qui se rabattait lentement vers Falkenhorst. En agitant leurs mouchoirs, ils y répondirent par un hurrah, moins bruyant sans doute, mais qui partait du cœur.

Puis, chacun se disposait à reprendre ses occupations, lorsque Jenny, regardant avec la longue-vue dans la direction de l’îlot, dit :

« Voici Fritz et Jack qui reviennent...

— Déjà ?... fit Ernest. C’est à peine s’ils ont eu le temps de recharger les caronades… Pourquoi cette hâte de nous rejoindre ?…

— En effet, ils semblent pressés », répondit M. Zermatt.

Nul doute, ce point mouvant que la longue-vue permettait d’apercevoir un peu à la droite de l’îlot ne pouvait être que la légère embarcation, rapidement enlevée sous l’action de ses pagaies.

« C’est au moins singulier !… fit observer Mme  Zermatt. Ont-ils quelque nouvelle à nous communiquer… quelque nouvelle importante ?…

— Je le pense, » répondit Jcnny.

Cette nouvelle serait-elle bonne, serait-elle mauvaise ?… Chacun se posait cette question sans essayer de la résoudre.

Tous les regards étaient dirigés vers le kaïak, qui grossissait à vue d’œil. En un quart d’heure, il fut à mi-chemin de l’îlot du Requin et de l’embouchure du ruisseau des Chacals. Fritz n’avait point hissé sa petite voile, car la brise mollissait et, rien qu’en manœuvrant leurs pagaies, les deux frères marchaient plus vite que le vent sur ces eaux à peine ridées de la baie du Salut.

Alors, il vint à la pensée de M. Zermatt d’observer si ce retour précipité n’était pas une fuite, si quelque pirogue de sauvages, poursuivant le kaïak, n’allait pas apparaître au tournant de l’îlot, ou même une embarcation de pirates venue du large… Mais, cette idée très alarmante, il ne la communiqua point. Suivi de Betsie, de Jenny, d’Ernest et de François, il se porta à l’extrémité de la crique, afin d’interroger Fritz et Jack dès qu’ils accosteraient.

Un quart d’heure plus tard, le kaïak s’arrêtait près des premières roches qui servaient de débarcadère, au fond de la crique.

« Qu’y a-t-il ?… » demanda M. Zermatt.

Fritz et Jack sautèrent sur la grève. Essoufflés, le visage inondé de sueur, les bras rompus de fatigue, ils ne purent d’abord répondre que par gestes, en montrant le littoral au levant de la baie du Salut.

« Qu’y a-t-il ?… redemanda François, en saisissant le bras de Fritz.

— Vous n’avez pas entendu ?… interrogea enfin ce dernier, lorsqu’il eut recouvré la parole.

— Oui… les deux coups de canon que vous avez tirés de la batterie du Requin ?… dit Ernest.

— Non… répondit Jack, pas les nôtres… ceux qui ont répondu…

— Quoi… dit M. Zermatt, des détonations ?…

— Est-il possible… est-il possible !… » répétait Mme  Zermatt.

Jenny s’était avancée près de Fritz, et, pâle d’émotion, dit à son tour :

« Vous avez entendu des détonations de ce côté ?… — Oui, Jenny, répondit Fritz, trois coups tirés à intervalles réguliers. »

Fritz parlait d’un ton si affirmatif que l’on ne pouvait croire à une erreur de sa part. D’ailleurs, Jack confirma les paroles de son frère, en ajoutant :

« Il n’est pas douteux qu’un bâtiment se trouve en vue de la Nouvelle-Suisse, et que son intention a été attirée par la décharge de nos deux caronades…

— Un navire… un navire !… murmurait Jenny.

— Et c’était bien dans la direction de l’est ?… reprit en insistant M. Zermatt.

— Oui… dans la direction de l’est, déclara Fritz, et j’en conclus que la baie du Salut ne doit être séparée que d’une ou deux lieues de la haute mer. »

C’était probable ; mais, on ne l’ignore pas, aucune reconnaissance n’avait encore été poussée sur ce littoral.

Après un moment de surprise, on pourrait dire de stupéfaction, il est facile d’imaginer à quels sentiments s’abandonnèrent les hôtes de la Nouvelle-Suisse. Un navire… il y avait assurément un navire en vue, un navire dont les détonations avaient été apportées par la brise jusqu’à l’îlot du Requin !… N’était-ce pas là comme un lien par lequel cette terre ignorée où depuis onze ans vivaient les naufragés du Landlord se rattachait au reste du monde habité ?… Le canon, c’est la grande voix des navires qui traverse les longues distances, et cette voix venait de se faire entendre pour la première fois depuis que la batterie de l’îlot du Requin saluait le départ et le retour de la belle saison !… Il semblait que cette éventualité, sur laquelle ils ne comptaient plus, prit au dépourvu M. Zermatt et les siens, comme si ce bâtiment eût parlé une langue qu’ils avaient cessé de comprendre.

Cependant ils se ressaisirent et ne songèrent qu’aux bons côtés de cette situation nouvelle. Ce bruit lointain, arrivé jusqu’à eux, ce n’était plus un de ces bruits de la nature dont ils avaient depuis si longtemps l’habitude, le craquement des arbres sous la violence des bourrasques, les fracas de la mer démontée par la tempête, les éclats de la foudre pendant les puissants orages de cette zone intertropicale… Non !… Ce bruit était dû à la main de l’homme !… Le capitaine, l’équipage du bâtiment qui passait au large ne pouvaient plus croire que cette terre fût inhabitée… S’ils relâchaient dans la baie, leur pavillon saluerait le pavillon de la Nouvelle-Suisse !

Aussi tous ne virent là que la certitude d’une prochaine délivrance. Mme  Zermatt se sentait exempte des craintes de l’avenir… Jenny songeait à son père qu’elle désespérait de jamais revoir… M. Zermatt et ses fils se retrouvaient au milieu de leurs semblables… Et alors tous se pressèrent dans une commune étreinte.

Ainsi, la première impression que ressentit cette famille fut celle que donne la réalisation des plus chers désirs. Ne prenant de cet événement que ce qu’il comportait d’heureux, elle fut toute à l’espoir et à la reconnaissance envers le Ciel.

« Il convient d’abord de rendre grâce à Dieu, dont la protection ne nous a jamais manqué, dit François. C’est vers lui que doivent monter nos remerciements, c’est à lui que doivent s’adresser nos prières ! »

Il était naturel que François s’exprimât de la sorte. On sait de quels sentiments religieux il avait toujours été animé, et ils étaient devenus encore plus profonds avec l’âge. C’était un caractère droit, tranquille, rempli d’affection pour les siens, c’est-à-dire tout ce qui avait été pour lui l’humanité jusque-là. Le dernier des frères, il était cependant comme leur conseiller lors des bien rares froissements qui surgissaient entre les membres de cette famille si unie. Quelle aurait été sa vocation s’il eût vécu en son pays d’origine ?… Sans doute, il aurait cherché dans la médecine, le droit, le sacerdoce, à satisfaire ce besoin de dévouement qui était au fond de lui-même comme l’activité physique chez Fritz et Jack, l’activité intellectuelle chez Ernest. Il adressa donc à la Providence une fervente prière à laquelle se joignirent son père, sa mère, ses frères et Jenny. En ces circonstances, il convenait d’agir sans perdre une heure. L’hypothèse la plus probable était que ce navire, dont on ne voulait plus mettre la présence en doute, devait être mouillé dans une des anses du littoral et non qu’il passât au large de la Nouvelle-Suisse. Peut-être les détonations auxquelles il avait répondu l’engageraient-elles à opérer la reconnaissance de cette terre ?… Peut-être même chercherait-il à donner dans la baie du Salut, après avoir doublé le cap qui la terminait à l’est ?…

Voilà ce que lit valoir Fritz, et il acheva son argumentation en disant :

« Le seul parti à prendre, c’est d’aller au-devant de ce bâtiment, en suivant la côte orientale, qui, sans doute, court du nord au sud...

— Et qui sait si nous n’avons pas déjà trop tardé… dit Jenny.

— Je ne le pense pas, répondit Ernest. Il est impossible que le capitaine de ce navire, quel qu’il soit, ne cherche pas à se rendre compte…

— Tout ça… des mots inutiles !… s’écria Jack. Partons…

— Donne-nous le temps de préparer la chaloupe… fit observer M. Zermatt.

— Ce serait trop long, déclara Fritz, et le kaïak suffira…

— Soit ! » dit M. Zermatt.

Puis il ajouta :

« L’essentiel est de se conduire avec une extrême prudence… Que des sauvages malais ou australiens aient débarqué sur le littoral de l’est, cela me paraît improbable… mais l’océan Indien est fréquenté par des pirates, et il y aurait tout à redouter de leur part…

— Oui… ajouta Mme  Zermatt, et mieux vaut que ce navire s’éloigne si…

— J’irai moi-même, déclara M. Zermatt. Avant d’entrer en communication avec ces étrangers, il faut savoir à qui on a affaire. »

Ce plan était sage. Il ne restait plus qu’à l’exécuter. Or, par une véritable malchance, le temps se modifia dès les premières heures de cette matinée. Après avoir molli, le vent venait de haler l’ouest et fraîchissait sensiblement. Le caïak n’aurait pu se risquer dans la baie, même s’il ne se fût agi que de gagner l’îlot du Requin. Le ciel s’était couvert de nuages qui se levaient du couchant, — de ces nuages de bourrasque dont un marin se défie toujours.

Mais, à défaut du kaïak, fallût-il perdre une heure ou deux en préparatifs, ne pouvait-on employer la chaloupe, bien que la houle dût être violente au delà du goulet ?…

À son vif désappointement, M. Zermatt dut y renoncer. Avant midi, une véritable tempête soulevait les eaux de la baie du Salut et la reniait impraticable. Si ce brusque changement de temps ne pouvait se prolonger à cette époque, du moins contrecarrait-il tous les projets, et pour peu que la tourmente durât vingt-quatre heures, ne serait-il pas trop tard pour aller à la recherche du navire ?… D’ailleurs, en cas que son mouillage ne lui offrit pas un abri sûr, il lde quitterait sans doute, et, avec ces vents d’ouest, il aurait rapidement perdu de vue les côtes de la Nouvelle-Suisse.

D’autre part, Ernest fit valoir cette raison : Peut-être le bâtiment tenterait-il de se réfugier dans la baie du Salut, s’il venait à doubler le cap par l’est ?…

« C’est possible, en effet, répondit M. Zermatt, et c’est même désirable, à la condition que nous n’ayons pas affaire à des pirates…

— Aussi nous veillerons, père, dit François. Nous veillerons toute la journée… toute la nuit…

— Et encore, si nous pouvions nous rendre à Prospect-Hill ou seulement à Falkenhorst, ajouta Jack, nous serions mieux placés pour observer le large! »

Évidemment, mais il n’y fallait pas songer. Pendant l’après-midi, le temps devint plus mauvais. La fureur des rafales redoubla. La pluie tombait si abondante que les eaux du ruisseau des Chacals débordèrent, et le pont de Famille faillit être emporté. M. Zermatt et ses fils restèrent constamment sur le qui-vive et ils eurent fort à faire pour empêcher l’inondation d’envahir l’enclos de Felsenheim. Betsie et Jenny ne purent mettre le pied dehors. Jamais journée ne s’écoula plus tristement, et n’était-il pas trop certain que, si le bâtiment s’éloignait, il ne reviendrait pas sur ces parages…

La nuit arrivée, les violences de la tempête s’accrurent. Sur la recommandation de M. Zermatt, que ses enfants obligèrent à prendre quelque repos, Fritz, Ernest, Jack et François se relayèrent jusqu’au jour. De la galerie, qu’ils ne quittèrent pas, ils voyaient la mer jusqu’à l’îlot du Requin. Si un feu de navire eût paru à l’entrée du goulet, ils l’auraient aperçu ; si une détonation eût retenti, ils l’auraient entendue, malgré le tumulte des lames qui brisaient sur les roches de la crique avec un effroyable fracas. Lorsque la rafale s’apaisait un peu, enveloppés de leur capote cirée, tous quatre, s’avançant jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals, s’assuraient que la chaloupe et la pinasse tenaient bon à leur mouillage.

La tourmente dura quarante-huit heures. À peine si, pendant tout ce temps, M. Zermatt et ses fils avaient pu se porter jusqu’à mi-chemin de Falkenhorst afin d’embrasser du regard un plus large horizon. La mer, toute blanche de l’écume des lames déferlantes, était déserte. En réalité, pas un bâtiment n’eût osé se risquer si près de terre pendant cette tempête.

M. et Mme Zermatt avaient déjà fait le sacrifice de leurs espérances. Ernest, Jack, François, habitués à cette existence depuis leur jeune âge, ne regrettaient pas autrement cette occasion perdue. Mais Fritz la regrettait pour eux, ou plutôt pour Jenny.

En effet, si le navire s’était éloigné, s’il ne devait pas revenir sur ces parages, quel sujet de déception pour la fille du colonel Montrose !… La possibilité d’être ramenée à son père lui échappait… Cette occasion de revenir en Europe, combien de temps s’écoulerait avant qu’elle se représentât, et même se représenterait-elle ?…

« Espérons !… espérons !… répétait Fritz, que la douleur de Jenny accablait. Ce bâtiment… ou un autre… reviendra, puisqu’on va maintenant avoir connaissance de la Nouvelle-Suisse ! »

Pendant la nuit du 11 au 12 octobre, le vent ayant remonté au nord, le mauvais temps prit fin. À l’intérieur de la baie du Salut, la mer tomba vite, et, dès l’aube, les lames ne roulaient plus sur la grève de Felsenheim.

Toute la famille venait de quitter l’enclos, et portait ses regards en direction de la pleine mer.

« Allons à l’îlot du Requin, proposa aussitôt Fritz… Il n’y a aucun risque pour le kaïak…

— Qu’y ferez-vous ?… demanda Mme Zermatt.

— Peut-être le navire est-il encore en relâche à l’abri du littoral… et même, si la tempête l’a obligé à gagner le large, peut-être est-il revenu ?… Tirons quelques coups de canon, et s’ils reçoivent une réponse…

— Oui… Fritz… oui !… répéta. Jenny, qui aurait déjà voulu être de sa personne sur l’îlot.

— Fritz a raison, dit M. Zermatt… Il ne faut rien négliger… Si le bâtiment est là, il nous entendra et se fera entendre!… »

Le kaïak fut paré en quelques minutes. Mais, comme Fritz allait y prendre place, M. Zermatt lui conseilla de rester à Felsenheim avec sa mère, ses frères et Jenny. Ce serait Jack qui l’accompagnerait. Il emporterait un pavillon, afin d’indiquer s’il y avait quelque bonne nouvelle, nu si quelque danger menaçait. Dans ce dernier cas, après l’avoir secoué trois fois, il jetterait le pavillon à la mer, et alors Fritz devrait emmener toute la famille à Falkenhorst. M. Zermatt et Jack viendraient l’y rejoindre en toute hâte et, s’il le fallait, on se réfugierait soit aux métairies de Waldegg ou de Zuckertop, soit même à l’ermitage d’Eberfurt. Au contraire, si M. Zermatt, après avoir agité deux fois le pavillon, le plantait près de la batterie, c’est qu’il n’y aurait aucun motif d’inquiétude, et Fritz attendrait son retour à Felsenheim.

Il va sans dire que ces divers signaux seraient aisément aperçus de l’embouchure du ruisseau des Chacals, en les observant avec une lunette d’approche.

Jack venait d’amener le kaïak au pied des roches. Son père et lui embarquèrent. À quelques encablures en dehors de la crique, la houle se réduisait à un léger clapotis. Enlevée par ses pagaies, l’embarcation fila rapidement vers l’îlot du Requin.

Le cœur de M. Zermatt lui battait fort, lorsqu’il accosta la pointe de l’îlot, et avec quelle hâte Jack et lui gravirent le monticule !

Arrivés devant le hangar, ils s’arrêtèrent. De là, leurs yeux parcoururent le vaste horizon compris entre le promontoire à l’est et le cap de l’Espoir-Trompé.

Aucune voile ne se montrait à la surface de la mer, toujours houleuse au large, toujours déserte.

Au moment où ils allaient entrer dans le hangar, M. Zermatt dit une dernière fois à Jack :

« Ton frère et toi, êtes-vous bien certains d’avoir entendu…

— Absolument certains… répondit Jack. C’étaient bien des détonations qui venaient de l’est

— Dieu le veuille ! » dit M. Zermatt.

Comme les caronades avaient été rechargées par Fritz, il n’y avait plus qu’à y mettre le "feu.

« Jack, dit M. Zermatt, tu vas tirer deux coups à deux minutes d’intervalle, puis, après avoir rechargé la première pièce, tu feras feu une troisième fois…

— C’est convenu, père, répondit Jack. Et toi ?…

— Moi, je vais me placer au bord du plateau tourné vers le levant, et, si une détonation vient de ce côté, je serai bien placé pour l’entendre. »

Au surplus, lovent ayant passé au nord, bien qu’il fût très faible, les circonstances étaient favorables. Des décharges d’artillerie parties de l’ouest et de l’est devaient être facilement entendues, si la distance n’excédait pas une lieue et demie.

M. Zermatt alla se poster sur le côté du hangar.

Alors, en ménageant les intervalles de temps convenus, Jack fit trois fois feu de la batterie. Puis, il accourut aussitôt près de son père, et tous deux demeurèrent là, immobiles, l’oreille tendue vers l’est.

Une première détonation parvint assez distinctement jusqu’à l’îlot du Requin.

« Père… s’écria Jack, le navire est toujours là !…

— Écoutons ! » répondit M. Zermatt.

Six autres détonations, à intervalles réguliers, suivirent la première. Ainsi, non seulement le bâtiment répondait, mais il semblait dire que les choses ne dussent pas en rester là.

À cet instant M. Zermatt, après avoir agité le pavillon, le planta près de la batterie. Si les détonations du navire n’étaient pas parvenues à Felsenheim, du moins y saurait-on qu’aucun danger n’était à craindre.

Et d’ailleurs, une demi-heure après, lorsque le kaïak fut rentre dans la crique, Jack de s’écrier :

« Sept coups!… On a tiré sept coups…

— Et que le ciel soit sept fois béni ! » répondit François.

En proie à la plus vive émotion, Jenny saisit la main de Fritz. Puis elle se jeta dans les bras de Mme  Zermatt, qui essuya ses pleurs en la couvrant de baisers.

Donc, aucun doute sur la présence du navire, puisqu’il venait de répondre à la batterie de l’îlot du Requin. Pour une cause ou une autre, il devait être en relâche au fond d’une des baies de la côte orientale… Peut-être même n’avait-il point été contraint de la quitter pendant la tempête ?… Maintenant, il ne partirait pas sans s’être mis en communication directe avec les habitants de cette terre inconnue… et le mieux n’était-il pas de ne point attendre qu’il parût en vue de la baie ?…

« Non !… partons… partons… répétait Jack, partons à l’instant !…

Mais le prudent Ernest d émettre alors quelques réflexions auxquelles M. Zermatt donna son approbation. A quelle nationalité appartenait ce navire, comment le savoir ?… N’était-il pas possible qu’il fût monté par des pirates, qui, on ne l’ignore pas, étaient nombreux à cette époque dans cette portion de l’océan Indien !… Qui sait même s’il n’était pas tombé entre les mains de ces forbans ?… En ce cas, à quels
le kaïak s'approcha à six encablures. (Page 37.)
dangers seraient exposés M. Zermatt et sa famille ?…

Toutes ces questions se posaient naturellement.

« Eh bien, déclara Fritz, il faut qu’elles soient résolues dans le plus bref délai…

— Oui… il le faut !… répéta Jenny, qui ne pouvait modérer son impatience.

— Je vais m’embarquer dans le kaïak, ajouta Fritz, et, puisque l’état de la mer le permet, je doublerai sans difficulté le cap à l’est…

— Soit, répondit M. Zermatt, car nous ne pouvons rester dans l’indécision… Toutefois, avant d’accoster ce navire, il est nécessaire d’être fixé… Fritz, je m’embarque avec toi… »

Jack intervint.

« Père, dit-il, en marchant à la pagaie, j’en ai l’habitude, — rien que pour atteindre le cap ou mettra plus de deux heures, et, au delà, la distance peut être longue encore jusqu’au mouillage du navire !… C’est à moi d’accompagner Fritz…

— Cela vaudra mieux, » ajouta ce dernier.

M. Zermatt hésitait. Il lui semblait indispensable de prendre part à cette opération qui devait être conduite avec une extrême prudence.

« Oui !… que Fritz et Jack partent… intervint Mme  Zermatt. Nous pouvons nous en rapporter à eux. »

M. Zermatt se rendit, et les plus instantes recommandations furent faites aux deux frères. Après avoir doublé le cap, ils devaient suivre la terre, se glisser entre les roches de cette partie de la côte, voir avant d’avoir été vus, s’assurer seulement de la situation du bâtiment, ne point monter à bord, et revenir aussitôt à Felsenheim. M. Zermatt déciderait alors ce qu’il y aurait à faire. Si Fritz et Jack pouvaient même éviter d’être aperçus, ce serait préférable à tous égards.

Peut-être aussi, — c’est ce que fit observer Ernest, — conviendrait-il que Fritz et Jack pussent être pris pour des sauvages. Pourquoi, après s’être vêtus à leur mode, ne se noirciraient-ils pas la figure, les bras et les mains, — moyen déjà employé par Fritz, lorsqu’il avait ramené Jenny à la baie des Perles ? L’équipage du navire serait moins surpris de rencontrer des noirs sur cette terre de l’océan Indien…

L’avis d’Ernest était bon. Les deux frères se déguisèrent en indigènes des Nicobar, puis s’appliquèrent une couche de suie sur la figure et sur les bras. Cela fait, ils embarquèrent et, une demi-heure plus tard, le kaïak était déjà hors du goulet.

Inutile de dire que M. et Mme  Zermatt, Jenny, Ernest, François le suivirent du regard tant qu’il fut visible, et ne rentrèrent à Felsenheim qu’après l’avoir vu sortir de la baie du Salut. À la hauteur de l’îlot du Requin, Fritz manœuvra de manière à se rapprocher du littoral opposé. Au cas où une chaloupe détachée du bâtiment eût doublé l’extrême pointe, le kaïak aurait pu se dissimuler derrière les récifs et rester en observation.

Il ne fallut pas moins de deux heures pour atteindre le cap, car la distance dépassait deux lieues. Avec la brise qui venait du nord, la petite voile n’aurait pu servir. Il est vrai, la marée descendante avait favorisé la marche de la légère embarcation.

C’était la première fois que ce cap allait être franchi depuis que la famille Zermatt avait trouvé refuge dans la baie du Salut. Quel contraste avec le cap de l’Espoir-Trompé, qui se dessinait à quatre lieues de là dans le nord-ouest! Quelle aridité présentait cette partie orientale de la Nouvelle-Suisse ! La côte, semée de dunes sablonneuses, hérissée de roches noirâtres, se bordait d’écueils qui se prolongeaient de plusieurs centaines de toises au delà du promontoire contre lequel la houle du large, même par beau temps, brisait toujours avec violence.

Lorsque le kaïak eut contourné les dernières roches, le littoral est se développa aux regards de Fritz et de Jack. Il descendait presque nord et sud, en limitant la Nouvelle-Suisse de ce côté. Donc, à moins que ce ne fût une île, c’était par le sud que cette terre se fût rattachée à un continent.

Le kaïak longeait le rivage, de manière à se confondre avec les roches, et il eût été difficilement aperçu.

À une lieue de là, au fond d’une baie étroite, apparut un navire, un trois-mâts, ses perroquets dépassés, en réparation à ce mouillage, et, sur la grève voisine, étaient encore dressées plusieurs tentes.

Le kaïak s’approcha à six encablures du bâtiment. Dés qu’il fut signalé, ni Fritz ni Jack ne purent se méprendre sur les signes d’amitié qu’on leur adressait du bord. Quelques phrases, prononcées eu langue anglaise, arrivèrent même jusqu’à eux, et il était évident qu’on les prenait pour des sauvages.

De leur côté, ils ne pouvaient se tromper en ce qui concernait la nationalité de ce navire. Le pavillon britannique flottait à sa corne d’artimon. C’était une corvette anglaise de dix canons.

Donc, il n’y aurait eu aucun inconvénient à se mettre en communication avec le capitaine de cette corvette.

Jack l’aurait voulu, mais Fritz n’y consentit pas. Ayant promis de revenir à Felsenheim dès qu’il serait fixé sur la situation et la nationalité du navire, il entendait tenir sa promesse. Aussi le kaïak reprit-il direction vers le nord, et, après deux heures et demie de navigation, il franchissait le goulet de la baie du Salut.