Schopenhauer et la Physiologie Française - Cabanis et Bichat

Schopenhauer et la Physiologie Française - Cabanis et Bichat
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 35-59).
SCHOPENHAUER
ET
LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE

CABANIS ET BICHAT.

Schopenhauer écrivait, en 1852, à son ami Frauenstädt: « Il y a un certain V... qui se permet de traiter de superficiels les immortels écrits de Bichat, et sur ce jugement on se croit dispensé de la lecture de Bichat et de Cabanis... Bichat n’a vécu que trente ans et toute l’Europe lettrée honore son nom et lit ses écrits... Sans doute, depuis lui, la physiologie a fait des progrès, mais non de manière à faire oublier Cabanis et Bichat... Je vous en prie, n’écrivez rien sur la physiologie dans son rapport à la psychologie sans avoir pris le suc et le sang de Cabanis et de Bichat. »

On voit par ces mots quelle haute idée Schopenhauer se faisait des deux médecins philosophes qui ont illustré le commencement de notre siècle. Ce n’est pas seulement dans une lettre, et comme en passant, que Schopenhauer a porté un tel jugement : c’est aussi dans ses écrits philosophiques qu’il a, non-seulement rendu honneur à ces deux penseurs, mais encore expressément reconnu la part qu’ils ont eue à la formation de sa propre philosophie. Dans les Éclaircissemens (plus intéressans peut-être que le livre lui-même), qui composent le second volume du Monde comme représentation et volonté, voici comment il s’exprime : « Il y a deux manières essentiellement différentes de considérer l’intelligence : l’une subjective, partant du dedans et prenant la conscience comme quelque chose de donné;.. Cette méthode, dont Locke est le créateur, a été portée par Kant à la plus haute perfection. Mais il est une autre méthode d’observation tout opposée à celle-ci; c’est la méthode objective, qui part du dehors et qui prend pour objet, non pas l’expérience interne, mais les êtres donnés dans l’expérience externe, et qui recherche quel rapport l’intelligence, dans ces êtres, peut avoir avec leurs autres propriétés... C’est la méthode empirique qui accepte comme donnés le monde extérieur et les animaux qui y sont contenus. Cette méthode est zoologique, anatomique, physiologique... Nous en devons les premiers fondemens aux zoolomistes et aux physiologistes, notamment aux Français. Ici, surtout, il faut nommer Cabanis, dont l’excellent ouvrage sur les Rapports du physique et du moral a ouvert la voie (bahabrechend), dans cette direction. Après lui, il faut nommer Bichat dont le point de vue est encore plus étendu. Il ne faut pas même oublier Gall, quoique son objet principal ait été manqué. »

Ce passage caractéristique nous apprend que si Schopenhauer a dû à Kant et à Fichte toute la partie subjective de sa philosophie, c’est à Cabanis, à Bichat et en général aux physiologistes anglais et français (il cite souvent Lamarck, Bell et Magendie), qu’il en doit la partie objective. Si le premier livre de son ouvrage vient de Kant, il est permis de dire que le second lui vient, en grande partie, de Cabanis et de Bichat. Il est intéressant de voir ce curieux retour de fortune de notre philosophie du XVIIIe siècle en Allemagne, cette revanche du réalisme physiologique sur l’idéalisme métaphysique. D’ailleurs, indépendamment même de cet intérêt, Cabanis et Bichat sont par eux-mêmes des penseurs éminens trop oubliés, quoique à la portée de tout le monde, et dont aujourd’hui la valeur est singulièrement relevée par leur rencontre avec l’esprit de notre temps, et par le retour même des idées dont ils ont été les défenseurs.


I.

Lorsque Cabanis écrivit ses premiers mémoires sur les Rapports du physique et du moral, l’Institut venait d’être fondé. Une classe nouvelle (on avait renoncé au mot d’académie) avait été établie : la classe des sciences morales et politiques, laquelle, après avoir duré cinq ans, fut supprimée, comme composée d’idéologues. par le premier consul, et ne fut rétablie que plus tard, en 1832, par M. Guizot, sous la forme qu’elle a encore aujourd’hui. Les principaux de ces idéologues qui déplaisaient tant au général Bonaparte étaient Destutt de Tracy et Cabanis : l’un, membre libéral du conseil des cinq cents sous le directoire ; l’autre, ami de Mirabeau, tous les deux consacrés à l’analyse des sensations et des idées, comme on appelait alors la philosophie, mais l’un se servant surtout de la méthode subjective, l’autre de la méthode objective ; l’un plutôt idéologue, ayant lui-même inventé le mot, l’autre plutôt physiologiste et médecin ; tous deux élèves convaincus de Condillac, mais travaillant à la fois à le développer et à le réformer, le premier, en restituant à l’esprit humain, avant Maine de Biran, un germe d’activité trop méconnu par Condillac, pour lequel le moi était tout passif, le second en rétablissant dans la statue du maître un élément inné et Spontané, sacrifié par celui-ci à une extériorité toute mécanique. Destutt de Tracy mériterait sans doute une étude à part, mais qui nous éloignerait trop de notre objet : nous devons nous borner à Cabanis.

Cabanis est surtout connu dans l’histoire de la philosophie comme représentant du matérialisme, et il faut convenir qu’il a eu le malheur de fournir à cette doctrine une de ses formules les plus maladroites et les plus révoltantes. C’est lui qui a dit que le cerveau digère les pensées comme l’estomac digère les alimens, et qu’il opère à proprement parler a la « sécrétion de la pensée[1]. » C’est encore lui qui a dit que « le moral n’est que le physique considéré sous certains points de vue plus particuliers. » Cependant il ne faudrait peut-être pas exagérer la valeur de certaines expressions malsonnantes. Non seulement nous pouvons invoquer sa Lettre sur les causes premières, écrite plus tard à la vérité, mais à un point de vue de beaucoup supérieur à celui des matérialistes, mais encore nous devons rappeler que Cabanis lui-même, dans son plus célèbre ouvrage, proteste contre l’intention d’avoir écrit pour favoriser une certaine philosophie particulière : il se déclare incompétent pour tout ce qui regarde les causes premières, et prétend ne s’être placé qu’au point de vue de la seule expérience ; la vérité est que les expressions signalées plus haut ne font point partie intégrante et essentielle de son ouvrage, qu’on pourrait les supprimer sans en altérer le caractère, et que, sauf une part d’influence trop grande peut-être accordée au physique, ce qui est assez naturel chez un médecin, l’ouvrage en son ensemble peut être utilisé et même accepté par toutes les philosophies. Nous essaierons de faire voir que le fond de la philosophie de Cabanis, même dans les Rapports du physique et du moral, est une philosophie originale et neuve, et qu’elle doit être considérée surtout comme une réforme de la philosophie de Condillac. Déjà Destutt de Tracy avait commencé cette réforme, mais il s’était borné à un seul point ; Cabanis a creusé jusqu’aux fondemens du condillacisme et a fait voir que par dessous ces fondemens il y en a d’autres que Condillac n’avait pas aperçus. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué cette critique de Condillac qui, à la vérité, est disséminée dans différentes parties du livre et n’est nulle part condensée en un tout. Essayons de reconstruire cette polémique, sans y rien ajouter et en déplaçant seulement l’ordre des idées.

Cabanis, comme tous les philosophes français du XVIIIe siècle, considère l’entreprise de Condillac comme une œuvre de génie qui devait établir la philosophie sur des fondements inébranlables : « Ce fut, dit-il. une entreprise digne de la philosophie du XVIIIe siècle de décomposer l’esprit humain et d’en ramener les opérations à un petit nombre de chefs élémentaires ; ce fut un véritable trait de génie de considérer séparément chacune des sources extérieures de nos Idées ou de prendre chaque sens l’un après l’autre ; de chercher à déterminer ce que des impressions simples ou multiples, analogues ou dissemblables, doivent produire sur l’organe pensant ; enfin de voir comment les perceptions comparées et combinées engendrent les jugemens et les désirs. »

Mais tout en admirant l’entreprise de Condillac, Cabanis la déclare à la fois insuffisante et artificielle. Condillac et Ch. Bonnet (de Genève) avaient eu tous deux en même temps l’idée de se représenter l’homme comme une statue animée dont on ouvre successivement tous les sens pour en étudier les impressions et en même temps les idées qui naissent de chacun d’eux. Cabanis fait sentir combien ce procédé, si l’on y voit autre chose qu’un procédé d’étude,est en soi faux et superficiel : « Rien ne ressemble moins à la réalité, dit-il, que ces statues qu’on suppose douées tout à coup de la faculté d’éprouver distinctement les impressions attribuées à chaque sens en particulier. » Comme médecin et philosophe, il s’étonne que ces opérations puissent s’exécuter « sans que les organes se soient développés par degrés et aient acquis cette espèce d’instruction progressive qui les met en état d’accomplir leurs fonctions propres et d’associer leur efforts en les dirigeant vers le but commun. » Il est impossible dans la réalité de séparer les sens les uns des autres et de les priver de toute action vitale : « Rien ne ressemble moins encore à la manière dont les sensations se perçoivent, dont les idées et les désirs se forment réellement que ces opérations partielles d’un sens qu’on fait agir dans un isolement absolu du système et qu’on prive même de son influence vitale, sans laquelle il ne saurait y avoir de sensation. » L’idéologie de Condillac était absolument étrangère à toute physiologie : le sens était séparé de l’organe et tous les sens séparés les uns des autres, quoique dans la réalité ils ne soient tous que les épanouissemens divers d’une seule propriété liée à la vie elle-même, à savoir la puissance de sentir.

Descartes et Malebranche faisaient une part bien plus grande que nos idéologues aux fonctions corporelles. Ce furent surtout l’école de Locke et celle de Condillac qui firent de l’idéologie une science entièrement séparée. Lorsque Condillac nous parle d’une statue « animée, » il ne nous dit pas ce qu’il faut entendre par animée. Il semble qu’il suffise d’ouvrir quelques portes, comme dans un automate, pour faire entrer du dehors des impressions et des idées. Mais pour sentir, il faut vivre, et dans la statue de Condillac rien ne vit, rien ne palpite, rien ne se meut. Rousseau, dans son Pygmalion, faisait vivre tout à coup sa statue, Galatée, et lui faisait dire en se touchant elle-même : « C’est moi. » Mais c’était un prodige, une métamorphose opérée par les dieux. La statue de Condillac n’avait pas plus de droit que celle de Pygmalion de dire : « C’est moi ; » elle n’avait pas même le droit de se dire « odeur de rose ; » car pour cela, il eût fallu d’abord vivre, et elle ne vivait pas plus que le canard de Vaucanson. Enfin, cette méthode abstraite qui sépare les sens les uns des autres n’est pas plus conforme à la réalité : car, quoiqu’on puisse concevoir un homme sans la vue, sans l’ouïe, sans l’odorat, on ne peut le concevoir au moins sans le toucher et sans une certaine sensibilité générale qui est peut-être le fond même de la vie. L’œil, le nez, l’oreille jouissent d’une merveilleuse sensibilité de tact : c’est ce qui explique même que l’aveugle-né, auquel on fait l’opération de la cataracte, rapporte au tact de l’œil les nouvelles impressions qu’il reçoit. Les sons agissent également sur le toucher et peuvent même ébranler différentes parties du corps ; les impressions savoureuses, si elles ne sont pas par elles-mêmes, comme dit Cabanis, des impressions tactiles, sont certainement associées d’une manière indiscernable à des impressions tactiles. Mais, outre cette connexion générale du toucher avec tous les sens, il y a encore d’autres connexions plus particulières. Le goût et l’odorat, par exemple, ne font presque qu’un seul et même sens : l’odorat est la sentinelle du goût. Aucune sensation n’est perçue isolée : toutes au moins sont jointes à une sensation générale, qui est la sensation vitale. Peut-on enfin croire qu’il y ait eu un moment où la statue de Condillac n’ait pas eu un sentiment d’extériorité, et se soit crue purement et simplement odeur de rose ou odeur de jasmin? Et en supposant, comme le demandait Destutt de Tracy, que cette notion du dehors ne vînt que du mouvement empêché[2], n’est-ce pas encore une abstraction arbitraire de séparer l’usage des sens de la faculté du mouvement?

Non-seulement les sens externes sont inséparables et se modifient plus ou moins les uns les autres; mais, ce qui est plus important encore, ils subissent l’influence des organes internes et de la vie végétative. Ainsi les rapports du goût et de l’odorat avec l’état du canal intestinal ne sont ignorés de personne. Certaines maladies du système nerveux et même de l’estomac et du diaphragme modifient le sens de l’ouïe. La vue également peut être altérée par des désordres intestinaux, et la marche de la circulation en général peut activer ou émousser les sensations. Les sens ne sont donc pas indépendans du reste de l’organisme et en particulier du système nerveux et enfin, avant tout, du système cérébral.

L’erreur fondamentale de Condillac, suivant Cabanis, est donc de n’avoir connu et étudié que les sensations externes; c’est d’avoir cru qu’il suffit de combiner ces sensations tout adventices, pour en former des pensées. Il n’a pas vu une autre source plus profonde, plus intime, permanente et continue, qui exerce une influence invisible mais invincible sur la formation de nos idées en influant en même temps sur nos humeurs et notre caractère: c’est la sensibilité organique, celle qui est mêlée à tout le corps, attachée aux viscères, aux sécrétions, en un mot à la source de la vitalité elle-même.

Sans doute, il n’y a pas lieu d’espérer que l’on puisse analyser, décomposer, classer ces impressions internes comme Condillac l’a fait pour les impressions externes : car chaque sens extérieur a ses sensations propres, tandis que nous ne savons pas quelles sont les impressions particulières attachées aux organes de la nutrition, par exemple au foie, à la rate, à l’estomac; et cela nous serait d’autant plus difficile que nous n’avons guère, hors le cas de maladie, qu’une conscience très confuse de ces impressions ou même, pour la plupart du temps, nulle conscience. Mais ce qui nous autorise à supposer que ces impressions exercent à l’origine une certaine action sur les centres cérébraux, c’est que même dans l’état actuel nous voyons les organes internes, suivant leurs diverses dispositions, exercer leur influence sur l’organe cérébral et par conséquent sur la pensée; c’est ce que démontre la pathologie et même l’observation vulgaire. On sait que la folie a très souvent son origine dans les troubles des organes intestinaux. Les troubles, et même les révolutions naturelles qui ont lieu dans les organes de la génération ont également leur retentissement dans la pensée et surtout dans l’imagination ; on sait leur influence sur les rêves; il en est de même de la nutrition : les phénomènes du cauchemar en sont un des effets les plus saillans. De même l’action des narcotiques, des liqueurs fortes sur l’esprit est des moins contestables; or, ces agens n’affectent directement que l’estomac et les intestins. Enfin l’état général de l’organisation donne naissance au sentiment fondamental de l’existence et à ces états de bien-être et de malaise vagues et diffus qui constituent notre humeur, qui interviennent dans le développement de notre intelligence, soit pour en faciliter, soit pour en contrarier le cours.

En conséquence, la philosophie de Condillac est insuffisante en ce qu’il a considéré seulement la sensibilité externe, les sens proprement dits, il a complètement négligé, omis une autre partie de la sensibilité, non moins importante et supposée par l’autre, à savoir la sensibilité interne ou vitale, et toutes les impressions et déterminations qui en dérivent.

On voit quelle est l’importance de cette première modification introduite par Cabanis dans la doctrine condillacienne. Elle est beaucoup plus grave et plus profonde que celle de Destutt de Tracy, qui cependant avait aussi une sérieuse valeur. Celui-ci avait signalé l’importance du phénomène de mouvement dans la formation de nos perceptions. Il avait fait remarquer que, sans le mouvement, et surtout sans le mouvement voulu, et enfin sans le mouvement empêché, il n’y aurait pas de notion du monde extérieur. Cette pari faite au mouvement dans la perception extérieure est une vue notable, et les psychologues anglais contemporains, par exemple M. Bain, lui attribuent avec raison une haute valeur. Ils ont seulement le tort d’ignorer, avec beaucoup d’autres choses, que cette vue appartient en propre à la psychologie française, et en particulier à Destutt de Tracy et à Maine de Biran. Ce fut là, évidemment, un progrès des plus sérieux dans la philosophie de Condillac. Néanmoins cette réforme ne portait que sur un point spécial. Au contraire, la réforme de Cabanis renouvelait et transformait le condillacisme de tous points. Il creusait plus avant que les idéologues, et au-dessous de la sensibilité externe, il dégageait la sensibilité interne, qui est la base de l’autre et qui cependant en est distincte. Locke, Condillac, Hume, enfin presque tous les philosophes du XVIIIe siècle n’avaient considéré l’homme que du dehors. Ils avaient fait abstraction de l’homme interne, j’entends de l’organisation interne, comme ne comptant pas dans la vie morale. Ceux même qui avaient essayé de faire la part du physique dans l’homme, comme Ch. Bonnet et Hartley, n’avaient vu dans le physique, comme Descartes lui-même, qu’un mécanisme d’automate, qu’ils démontaient artificiellement comme Condillac sa statue ; aucun d’eux n’avait signalé, avec l’attention qu’il mérite, le fait capital de la sensibilité vitale. Pour retrouver l’origine de cette vue, il faudrait consulter les médecins et les physiologistes du XVIIIe siècle, les Stahl, les Bordeu, les Haller, et parmi les philosophes Diderot et Maupertuis; mais ce n’est pas ici le lieu de se livrer à cette recherche. Contentons-nous de dire que, d’après ce principe qu’une idée en philosophie appartient à celui qui en a le premier une conscience distincte et qui en a vu les conséquences, c’est Cabanis qu’il faut considérer comme ayant introduit en psychologie le principe des sensations internes ou organiques; et ici encore, les psychologues anglais de nos jours qui, dans leur analyse des sensations, partent de la sensibilité interne, ignorent que c’est là aussi une vue de la psychologie française. Non-seulement, dans cet ordre de recherches, les Anglais ne dépassent pas Cabanis, mais ils sont loin de l’avoir égalé pour la profondeur et la précision.

Si c’était ici le lieu, nous aimerions à montrer comment la psychologie profonde de Maine de Biran se rattache à cette double racine, d’une part à Destutt de Tracy et de l’autre à Cabanis. C’est à Tracy que Biran doit son grand principe de l’effort volontaire, d’où il a tiré des conséquences si importantes que Tracy n’avait pas pressenties ; c’est à Cabanis que Biran doit sa théorie de la « vie affective, » comme il l’appelle, c’est-à-dire de cette sensibilité sourde et diffuse, contemporaine de la vie, antérieure et étrangère au moi, et dont le siège est dans les organes internes. Le développement simultané de ces deux vues l’a conduit à une théorie nouvelle de l’homo duplex, qui, venue du condillacisme et du sensualisme, a été le renouvellement du spiritualisme dans la philosophie française, tant il est vrai que les contraires naissent des contraires, comme le disait Platon, et comme Hegel l’a dit après lui!

Non-seulement Cabanis, en opposant à Condillac le principe de la sensibilité interne, modifiait d’une manière grave le système de ce philosophe; mais de ce principe il tirait des conséquences qui allaient jusqu’au renversement total du système. C’est ici que nous louchons le point où la philosophie de Cabanis va se rencontrer avec celle de Schopenhauer.

L’une de ces conséquences les plus importantes, c’est que l’enfant, au moment de ce qu’on appelle la naissance, n’est pas une « table rase. » Nous sommes ici en présence d’une forme toute nouvelle de la doctrine de l’innéité. Il ne s’agit point sans doute d’une innéité absolue, métaphysique en quelque sorte, plongeant dans les profondeurs de la substance; il s’agit d’une innéité toute relative, mais que l’on peut faire remonter aussi haut que l’on voudra. Lorsqu’on dit que toutes nos idées viennent de l’expérience, de quelle expérience veut-on parler et à quel moment prend-on cette expérience? Est-ce au moment de la naissance? est-ce que l’enfant qui vient de naître est une table rase? n’a-t-il rien senti avant de recevoir l’impression du milieu externe? était-il donc une statue jusque-là? Non, sans doute; avant ce que nous appelons naissance, c’est-à-dire avant son apparition dans le milieu externe, il avait déjà senti. Mais jusqu’où remontera-t-on? à quel moment précis pourra-t-on soutenir que le fœtus, que l’embryon cesse d’être une table rase, mais qu’il l’était auparavant? On voit combien la théorie de la statue est incapable de répondre à de pareilles questions. Cabanis, par ses habitudes de médecin, devait être conduit à considérer l’homme d’une manière plus concrète et aborder des questions dont Condillac ne s’est pas douté. Il jetait ainsi les bases de ce que l’on peut appeler la psychologie intra-utérine[3].

Le fœtus a-t-il des sensations externes? C’est le premier point à décider. Cabanis incline à penser, que même avant la naissance il doit y avoir déjà quelque impression des corps extérieurs : ce qui le prouve, selon lui, c’est le mouvement, qui est inséparable, dit-il de la notion de résistance : tout au moins le fœtus doit-il sentir le poids et la résistance de ses propres membres, car aucun mouvement n’a lieu sans résistance des muscles et probablement sans quelque sensation correspondante. Il est probable aussi qu’il y a quelque sensation de température, ce dont on pourrait d’ailleurs s’assurer en appliquant un corps très froid sur le ventre de la mère. Mais s’il peut y avoir des doutes sur la sensibilité externe du fœtus il n’y en a pas sur la sensibilité interne des organes vitaux, et de plus il y a sympathie avec la sensibilité maternelle. La sensibilité, en un mot, se confond pour Cabanis avec les origines mêmes de la vie : « Vivre, c’est sentir. » Le sentiment est essentiellement lié au mouvement, et peut-être même, dit-il, ces deux phénomènes n’en sont-ils au fond qu’un seul : « Sans doute, dit-il, les sensations et les impressions dépendent de causes situées hors des nerfs qui les reçoivent, il y a toujours un instant rapide comme l’éclair où leur cause agit sur les nerfs sans qu’aucune espèce de mouvement s’y passe encore; on peut donc distinguer la faculté de sentir de la faculté de se mouvoir. Nous ne devons pourtant pas nous dissimuler que cette distinction pourrait bien disparaître dans une analyse plus sévère, et qu’ainsi la sensibilité se rattache peut-être par quelques points essentiels aux causes et aux lois du mouvement, source générale et féconde de tous les phénomènes de l’univers. » Ici encore nous avons à signaler dans Cabanis une des vues présentées par les écoles contemporaines comme une des plus avancées de la science philosophique, à savoir que le sentiment et le mouvement ne sont qu’un seul phénomène considéré sous deux points de vue différens.

Dans l’état actuel de nos connaissances, cette réduction est impossible. Néanmoins ces deux faits, distincts pour l’analyse, sont inséparables en réalité. Toute sensation détermine un mouvement; toute sensation continue doit amener des mouvemens continus qui deviennent de plus en plus faciles à force d’être répétés, et laissent après eux des tendances à les reproduire, en un mot, des habitudes, des appétits, et, pour dire le vrai mot, « des instincts. »

Condillac avait ramené tous les mouvemens et toutes les actions de l’homme par l’expérience réfléchie. Cabanis fait au contraire la part de l’instinct. Il y a sans doute des mouvemens combinés, réfléchis, calculés, fondés sur l’expérience et dont l’origine est dans les sens externes. Mais il y a aussi d’autres mouvemens dont l’origine est dans les sens internes. Or, comme le caractère des sensations internes est d’être accompagnées d’une conscience obscure, confuse, incertaine, et bien souvent, nous le verrons tout à l’heure, d’être sans conscience, il s’ensuit que les déterminations attachées aux sensations internes sont elles-mêmes des « déterminations sans conscience ; » les premières sont volontaires, les secondes sont dites « instinctives. »

De là deux principes d’action dont l’un avait été absolument Méconnu par Condillac, l’instinct, et qui est antérieur à l’autre, qui est même la base de l’autre. Son origine se perd dans l’origine même de la vie. Cabanis abonde en exemples pour montrer que le fœtus, avant la naissance, a déjà contracté des habitudes, des instincts, des appétits, que ces habitudes ne peuvent s’expliquer par l’expérience puisqu’elles anticipent souvent sur ce qui sera plus tard, puisqu’on voit les animaux chercher à se servir des organes qu’ils n’ont pas encore, travailler pour des petits qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne connaîtront peut-être jamais : enfin ils anticipent même sur l’expérience externe, puisque le petit poussin picote des grains à distance sans se tromper, au moment même où il sort de sa coque. Cette restauration de l’élément instinctif dans la doctrine de Condillac est un fait de la plus haute importance : c’est une sorte de retour à l’innéité, car il n’y a pas proportion ici entre la cause et l’effet, entre une sensation vague et obscure et un mouvement approprié. On pourrait pousser plus loin la question et se demander s’il n’y a pas là une véritable spontanéité, si la sensation ne serait pas seulement la cause occasionnelle et excitatrice, au lieu d’être la cause totale du mouvement, et enfin même, si le mouvement, au lieu d’être déterminé par la sensation, n’en serait pas seulement suivi ou accompagné; enfin si ces deux phénomènes ne seraient pas deux signes corrélatifs, mais indépendans de l’activité vitale. Telle serait la doctrine que pourraient autoriser les principes de Cabanis ; mais celui-ci, toujours fidèle au fond, même en la combattant, à la doctrine de Condillac, persiste à voir dans la sensibilité l’antécédent nécessaire du mouvement.

Mais qu’entend-il par sensibilité? Nous voyons paraître ici une doctrine très chère aux physiologistes contemporains et aux derniers philosophes allemands : c’est la doctrine d’une sensibilité non sentie, ou, comme nous dirions aujourd’hui, « inconsciente.» Plusieurs philosophes et surtout plusieurs physiologistes, dit Cabanis, ne reconnaissent de sensibilité que là où se manifeste nettement la conscience des impressions : cette conscience est à leurs yeux le caractère exclusif et distinctif de la sensibilité. « Cependant, ajoute-t-il, rien n’est plus contraire aux faits physiologiques bien appréciés. » A l’appui de cette thèse, Cabanis cite les faits suivans : la possibilité d’exciter encore les nerfs et les muscles après leur séparation d’avec le centre nerveux, soit par la ligature, soit par l’amputation, soit par la mort; l’action continue et incontestable de la circulation, de la digestion, de l’absorption sur notre humeur, nos idées et nos affections. Ne serait-ce pas là, dira-t-on, une question de mots? Ce que vous appelez ici sensibilité ne serait-il pas simplement ce que d’autres appellent excitabilité, irritabilité? « Non, répond Cabanis, et voici la différence. L’irritabilité est la faculté de contraction qui paraît inhérente à la fibre musculaire[4]. Mais dans les mouvemens organiques coordonnés; il y a plus que cela » Or, il en est plusieurs de ce genre qui sont déterminés par des impressions dont l’individu n’a nullement conscience, et qui le plus souvent se dérobent eux-mêmes à son observation ; et cependant, comme les mouvemens volontaires et consciens, « ils cessent avec la vie ; ils cessent quand l’organe n’a plus de communication avec les centres ; ils cessent en un mot avec la sensibilité. » Ainsi le caractère propre de la sensibilité, c’est de donner naissance non pas à des réactions mécaniques, mais à des mouvemens « coordonnés et appropriés. » Or, c’est ce qui peut avoir lieu sans conscience. Maintenant, s’il peut y avoir sensibilité sans conscience dans le système général rattaché au centre principal, c’est-à-dire à l’encéphale, pourquoi n’y en aurait-il pas également dans les systèmes subordonnés se rattachant aux centres intérieurs? Pourquoi un animal que nous considérons comme une unité, parce que nous ne considérons que le moi central, ne serait-il pas un ensemble de systèmes coordonnés et subordonnés, ayant chacun sa sensibilité propre ? Par conséquent au-dessous de la sensibilité générale qui anime l’organisme entier, on peut admettre qu’il y a une sensibilité locale inférieure qui anime les différentes régions de l’organisme. On le voit, la doctrine, de plus en plus répandue dans la physiologie contemporaine, de la féodalité organique, soit qu’on y voie avec Hartmann, la série des degrés de l’inconscient, soit qu’avec d’autres, on admette une hiérarchie de sous-consciences, un emboîtement de petits moi, enveloppés les uns dans les autres à l’infini, une telle doctrine qui avait déjà sa source dans Leibniz et qui bien loin d’être l’introduction du matérialisme dans la psychologie, est au contraire la revanche du spiritualisme sur la physiologie, nous la trouvons en termes explicites dans Cabanis, et c’est là que Schopenhauer a pu trouver l’une des origines de son système. Voyez, en effet, l’analogie, non-seulement dans la pensée mais dans les termes, que présentent les passages suivans avec la doctrine du philosophe allemand. « Il faut considérer le système nerveux comme susceptible de se diviser en plusieurs systèmes partiels inférieurs qui ont tous leur centre de gravité... Peut-être, comme l’imaginait Van Helmont, se forme-t-il dans chaque système et dans chaque sens une espèce de moi partiel, relatif aux impressions dont ce centre est le rendez-vous... Nous ne pouvons nous faire une idée nette et précise de ces volontés partielles... Nous sommes donc portés à considérer chaque centre comme une espèce de moi véritable. »

Cabanis ne s’arrête pas encore à cette supposition des moi partiels, des volontés partielles ; il s’élève jusqu’à la conception de la cause générale des phénomènes vitaux, et il la cherche dans un principe qui embrasserait à la fois tous les phénomènes de la nature. Il soupçonne qu’il y a « quelque analogie entre la sensibilité animale, l’instinct des plantes, les affinités électives et la simple attraction gravitante ; » et dans tous ces phénomènes il voit un fait commun, « la tendance des corps les uns vers les autres. » Mais quelle est la source à laquelle en doit rapporter l’origine de cette tendance? Cabanis, entraîné par les idées favorites de son siècle, et séduit par les merveilles alors tout récemment dévoilées par Volta et Galvani, est porté à croire que l’agent universel dont les phénomènes de l’univers seraient la manifestation, est l’électricité. Mais ce n’est encore là que l’apparence; c’est langage de physicien; le métaphysicien et le philosophe s’élèvent plus haut. Lui, le prétendu apôtre du matérialisme, c’est dans l’esprit, c’est à ce qu’il y a de plus élevé dans la nature, qu’il demande le secret du véritable fond des choses : « Est-il permis, dit-il, de pousser plus loin les conséquences? Les affinités végétales, les attractions chimiques, cette tendance elle-même de toute matière vers le centre, tous ces actes divers ont-ils lieu par une sorte d’instinct universel inhérent à toutes les parties de la matière?.. Et cet instinct lui-même, en se développant de plus en plus, ne peut-il pas s’élever jusqu’aux merveilles les plus admirées de l’intelligence et du sentiment? Est-ce par la sensibilité qu’on expliquera les autres attractions, ou par la gravitation qu’on expliquera la sensibilité et les tendances intermédiaires? Voici ce que, dans l’état actuel des connaissances, il est impossible de prévoir. Mais si l’on est un jour en état de réduire le système entier à une cause commune, il est vraisemblable qu’on y sera conduit plutôt par l’étude des résultats les plus complets, les plus parfaits, les plus frappans que par celle des plus bornés et des plus obscurs : car ce n’est pas ici le lieu de commencer par le simple pour aller au composé. Et n’est-il pas d’ailleurs naturel de penser que les opérations dont nous pouvons observer en nous-mêmes le caractère et l’enchaînement sont plus propres à jeter du jour sur celles qui s’exécutent loin de nous que ces dernières à nous faire mieux analyser ce que nous faisons et sentons à chaque instant? »

Cette page capitale contient en germe toute la philosophie de Schopenhauer, avec cette seule différence que Cabanis appelle sensibilité ce que celui-ci appelle volonté : encore ce terme même ne fait-il pas défaut, puisque nous avons vu plus haut qu’il parlait de « volontés partielles » attachées aux centres inférieurs; et comme il dit lui-même ailleurs « que le moi réside surtout dans la volonté, » il ne se fût pas sans doute refusé à appeler volonté le principe qui anime le moi universel résidant dans la nature, comme il appelle volonté le principe d’action qui anime les moi partiels résidant dans les organes subordonnés.

Lorsqu’on réfléchit sur cette doctrine par laquelle se termine le livre sur les Rapports du physique et du moral, on est moins étonné de la prétendue contradiction que l’on a cru voir entre cet ouvrage et la Lettre à Fauriel sur les causes premières ; de même que, dans les Rapports, Cabanis a fini par s’élever au-dessus du matérialisme, de même, dans la lettre à Fauriel, il s’élève au-dessus de l’athéisme de Lalande et de Naigeon ; il prend décidément parti pour la finalité dans la nature, et par là encore sa philosophie a pu avoir quelque influence sur celle de Schopenhauer.


II.

Bichat appartient surtout à l’histoire des sciences comme fondateur de l’anatomie générale : c’est le titre que lui donne Claude Bernard. C’est lui qui a eu l’idée de pénétrer, dans l’étude du corps vivant, au-delà de ces composés apparens que l’on appelle les organes, pour rechercher les propriétés de l’étoffe même dont ces organes sont formés et qui porte le nom de membranes ou de tissus. « Ce qui caractérise l’œuvre scientifique de Bichat, dit Claude Bernard, c’est d’avoir étudié avec soin les propriétés de chacun de ces tissus et d’y avoir localisé un phénomène vital élémentaire. Chaque tissu élémentaire représentait une fonction particulière. Toutes les propriétés vitales étaient ramenées à des tissus, et c’était une révolution analogue à celle que Lavoisier venait d’opérer quelques années auparavant dans l’étude des corps inorganiques. »

Ce n’est pas à ce point de vue que nous avons à considérer Bichat. Ce qui nous intéresse et ce qui lui confère un rang distingué dans l’histoire de la philosophie, c’est son célèbre ouvrage sur la Vie et la Mort, si plein de vues originales et profondes et écrit avec une méthode et une clarté supérieures. Le besoin de précision que son esprit éprouvait au plus haut degré le porte quelquefois à des distinctions trop accusées, qui ne laissent pas assez de place aux phénomènes intermédiaires. Mais dans des matières si délicates et si complexes, on jouit tellement d’être conduit comme par la main, en suivant un génie si lumineux et si méthodique, qu’on se reprocherait de signaler l’excès d’une qualité qui est le trait caractéristique de l’esprit français.

On connaît la définition célèbre que Bichat a donnée de la vie : c’est, dit-il, « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Cette définition semble au premier abord une tautologie, car elle ne paraît dire autre chose que ceci : c’est que la vie est le contraire de la mort, tandis que la mort à son tour ne nous est connue que comme le contraire de la vie. Mais ce serait se méprendre que de réduire la pensée de Bichat à des termes si frivoles. Claude Bernard lui donnait un sens bien plus sérieux, qui était le véritable, en disant qu’elle pouvait se traduire en ces termes : « La vie est l’ensemble des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques. » Ce que Bichat voulait exprimer, c’était l’antagonisme de la vie et du milieu inorganique. Tout ce qui entoure les corps vivans, disait-il, tend à les détruire, et ils succomberaient nécessairement s’ils n’avaient en eux « un principe de réaction; » ce principe c’est la vie. Il y a constamment action et réaction alternative du corps environnant et du corps vivant, et les proportions de cette alternative varient avec l’âge. Dans l’enfance, c’est le principe de vie qui surabonde; dans l’adulte, l’équation s’établit; la faculté de réaction s’affaiblit sans cesse dans le vieillard ; lorsqu’elle cesse tout à fait, la vie cesse avec elle, et c’est ce qu’on appelle la mort. « On dit que Prométhée, ayant formé quelques statues d’hommes, déroba le feu du ciel pour les animer. Ce feu est l’emblème des propriétés vitales : tant qu’il brûle, la vie se soutient; elle s’anéantit quand il s’éteint. »

On voit que Bichat défendait cet ordre d’idées que l’on appelle le vitalisme. Il ne définissait pas sans doute le principe de vie ; il n’en faisait, pas comme Barthez ou comme Stahl un principe immatériel; il semblait plutôt l’attacher aux tissus organiques comme une propriété ou un attribut; enfin il approuvait cette sorte de vitalisme qui a régné longtemps dans l’école de Paris sous le nom d’« organicisme ; » néanmoins il établissait, comme on l’a vu, une opposition radicale entre les propriétés vitales et les propriétés physiques; il paraissait croire à des forces spéciales suspendant l’action des forces inorganiques. Claude Bernard, qui lui-même oscillait assez souvent sur ces questions de principe, a combattu l’antagonisme de Bichat. La vie, disait-il, est une combustion; et la combustion n’est au fond qu’un phénomène chimique. Les propriétés vitales, bien loin de faire équilibre aux propriétés physiques et chimiques et d’en suspendre l’action, sont au contraire d’autant plus actives que celles-ci le sont plus elles-mêmes. Cependant, lorsqu’à son tour Claude Bernard définissait la vie « une création, » ne signalait-il pas un trait bien nouveau et bien original qui manque à la matière brute? Le symbole de la vie, dit-il, c’est « un flambeau qui se rallume lui-même. » Mais cela même, n’est-ce rien? et où trouver quelque chose de semblable dans la matière inerte? N’y a-t-il pas là quelque chose qui résiste à la mort, et qui serait le quid proprium de la vie, selon I expression même de Claude Bernard? Quoi qu’il en soit, nous en avons dit assez pour faire comprendre que la définition de Bichat est loin d’être une tautologie, et qu’elle touche aux points les plus profonds de la philosophie physiologique.

Au reste, ce n’est pas par sa théorie générale de la nature de la vie que Bichat a marqué sa trace, car il ne fait que suivre en ce point les traces de Bordeu et de Barthez, c’est surtout par sa théorie des deux vies : la vie organique et la vie animale; celle-ci commune au végétal et à l’animal, celle-là propre à l’animal seul; l’une tout intérieure, l’autre extérieure ; l’une bornée aux fonctions de nutrition et de reproduction, l’autre résidant surtout dans les fonctions de relation. Le végétal, dit-il, est comme « l’ébauche et le canevas » de l’animal. Il suffit, pour le transformer en animal, de le revêtir d’appareils extérieurs propres à établir des relations avec le dehors. En acquérant une vie supérieure, l’animal ne re- nonce pas à la vie du végétal ; il réunit en lui-même les deux vies. De là un dualisme que Maine de Biran a souvent invoqué et dont il est parti pour pousser plus loin, en distinguant également deux vies en psychologie : la vie animale et la vie humaine.

Les deux vies, selon Bichat, se décomposent à leur tour chacune en deux ordres de fonctions. Dans la vie animale, par exemple, il y a celles qui vont de l’extérieur au cerveau, et celles qui vont du cerveau à l’extérieur, c’est-à-dire aux organes de la locomotion et de la voix. Dans le premier cas, l’animal est passif; dans le second, il est actif. Une proportion exacte règle ces deux ordres de fonctions : la vivacité du sentiment entraîne la vivacité du mouvement; la lenteur et l’engourdissement des sensations ont pour conséquence la suspension du mouvement : c’est ce qu’on voit dans le sommeil et chez les animaux hibernans. Il en est de même de la vie organique ; là aussi deux sortes de fonctions et deux mouvemens en sens inverse : « l’un compose, l’autre décompose, » assimilation et désassimilation; d’une part, l’animal s’agrège les matières externes nécessaires à la conservation de son être; de l’autre, il restitue au dehors les substances devenues hétérogènes à son organisation. Parmi les fonctions assimilatrices, les principales sont la nutrition et la respiration ; les fonctions de désassimilation sont : l’absorption, l’exhalation et la sécrétion. La circulation sert de passage entre les deux; « le système sanguin est un système moyen, centre de la vie organique, comme le cerveau est le centre de la vie animale. » Mais il n’y a pas ici entre les deux ordres de fonctions la même proportion qu’entre les deux fonctions de la vie animale; l’affaiblissement dans les fonctions nutritives n’a pas pour conséquence d’arrêter le progrès de la fonction excrétive : au contraire, l’animal meurt s’il ne répare pas ses pertes.

Bichat compare ensuite les deux vies, soit par rapport aux organes, soit par rapport aux fonctions. Quant aux organes, le caractère essentiel de la vie animale, c’est la symétrie, et celui de la vie organique, l’irrégularité. Voyez en effet; les organes des sens sont doubles: deux yeux, deux oreilles, deux narines; l’organe du goût lui-même est divisé par une ligne médiane qui le sépare en deux parties semblables ou égales de part et d’autre; il en est de même du toucher. Le cerveau est également double, il est partagé en deux hémisphères qui se suppléent mutuellement. Les parties paires sont semblables de part et d’autre; les parties impaires sont symétriquement partagées par une ligne médiane qui quelquefois même est visible, comme dans le corps calleux; même règle pour les nerfs moteurs, pour les muscles volontaires, pour les nerfs de la voix. Au contraire, dans la vie organique les organes et le système nerveux offrent le caractère de l’irrégularité : par exemple, l’estomac, les intestins, la rate, le cœur, les gros vaisseaux, et les organes de l’exhalation et de l’absorption. Il n’y a d’exception que pour les organes de la respiration, car il y a deux poumons et deux appareils respiratoires symétriques; cependant là même il y a encore de grandes différences entre les deux poumons pour leur diamètre et leur direction. L’un a trois lobes, l’autre n’en a que deux; de même, les deux branches de l’artère pulmonaire ne se ressemblent ni par leur trajet ni par leur diamètre. Ainsi la vie animale est double : il y a une vie droite et une vie gauche; elles peuvent se suppléer réciproquement, c’est ce qui a lieu dans les hémiplégies. Au contraire, la vie organique forme un système unique, où les fonctions ne peuvent s’interrompre d’un côté sans cesser de l’autre ; si les organes de gauche cessent leurs fonctions, ceux de droite sont interrompus; il n’y a d’exception que pour les poumons et pour les reins, qui peuvent se suppléer réciproquement. De la loi précédente résulte cette conséquence qu’il y a bien plus souvent des écarts de conformation dans les organes de la vie organique que dans ceux de la vie animale; ces écarts peuvent aller jusqu’à un bouleversement général du système.

Si des organes nous passons aux fonctions, nous trouvons que le caractère des fonctions animales est l’harmonie, et celui des fonctions organiques la discordance. L’harmonie tient à la dualité et à la ressemblance des organes; plus les organes sont semblables, plus les fonctions sont harmoniques : lorsque les deux yeux ont une conformation différente, la vue est altérée; si l’un est fort et l’autre faible, l’un cesse de regarder : de là le strabisme. De même pour l’oreille ; le défaut de justesse vient de ce que les deux oreilles ne transmettent pas la même sensation. C’est ce que Buffon avait déjà remarqué. Bichat applique la même observation aux autres sens : l’inégalité d’action des deux narines donne des odeurs confuses; c’est ce qui a lieu dans le coryza, lorsqu’il n’affecte qu’une narine. Il est probable qu’il en serait de même pour le goût si la langue était plus obtuse d’un côté que de l’autre. Un aveugle qui aurait une main immobile et une autre bien organisée aurait difficilement, à ce qu’il semble, des notions distinctes de grandeur, de situation et de formes : en effet, si une des deux mains lui donnait la sensation d’un corps sphérique, et l’autre d’un corps irrégulier, ces deux sensations se réduiraient à une sensation confuse. La voix est assujettie à la même loi. La voix fausse, qui peut se joindre à une oreille juste, tient au défaut d’harmonie des deux parties du larynx.

Même principe, selon Bichat, pour les sens internes. Si les deux hémisphères du cerveau ne sont pas parfaitement semblables, il doit y avoir confusion dans les idées; ce sont en effet deux esprits différens qui pensent à la fois et se confondent en un seul. Si la mémoire nous rappelle une image dans un des deux hémisphères et que l’autre nous en présente une autre, le souvenir peut-il être exact? La perfection de la fonction tient donc à la similitude des organes, et à leur identité d’action. Ainsi ce que l’on appelle la justesse de l’esprit ne serait que l’harmonie d’action entre les deux cerveaux : « Que de nuances dans les opérations de l’entendement? Ces nuances ne correspondent-elles pas à autant de variétés dans le rapport les forces des deux moitiés du cerveau? Si nous pouvions loucher de cet organe comme des yeux, et n’employer qu’un seul côté du cerveau, nous serions maîtres alors de la justesse de nos opérations intellectuelles; mais une semblable faculté n’existe pas.» C’est par la même hypothèse que Bichat explique ce fait, qu’il parait considérer comme exact, à savoir qu’un coup porté sur une des régions latérales de la tête a rétabli l’équilibre des fonctions détruit par un autre coup dans la région opposée.

Il est cependant une objection à la théorie précédente : c’est la supériorité d’action dans les parties du côté droit sur celles du côté gauche du corps. Mais il faut distinguer la force et l’agilité : la première vient de l’organisation ; la seconde de l’exercice et de l’habitude. Or, c’est par l’agilité seulement que la droite l’emporte sur la gauche. On voit que Bichat explique par l’habitude cette singulière supériorité de la droite sur la gauche. Il paraît croire qu’il y a eu convention. On est convenu, dit-il, d’écrire de gauche à droite : on a dû prendre par là l’habitude de lire dans le même sens, et de là aussi l’habitude de considérer tous les objets de la même manière. La même règle s’est appliquée à tous les mouvemens. Comment combattrait-on avec ensemble, comment marcherait-on au combat, comment danserait-on avec mesure et harmonie, si une convention générale n’avait établi un certain ordre de mouvement? Ces considérations sont ingénieuses, mais elles n’expliquent pas comment il se fait que c’est le même ordre de mouvemens qui a été convenu chez tous les peuples. Il doit donc y avoir là quelque chose de naturel.

Si l’harmonie est le caractère de la vie animale, la discordance est celui de la vie organique. Dans cet ordre de phénomènes, l’inégalité d’action des deux parties n’altère pas la fonction : elles se cumulent et ne se troublent pas. Qu’un poumon respire mieux que l’autre, les deux actions réunies n’en exécutent pas moins la fonction : il s’agit, bien entendu, non pas des cas de maladie, mais d’une simple inégalité normale : il s’établit entre les deux actions une résultante, qui est la même que si on ôtait à l’une des parties ce qu’elle a eu en plus pour la donner à l’autre. Cela tient à ce qu’il n’y a ici qu’une question de quantité, tandis que, dans les fonctions animales, il y a une question de qualité. Bichat signale encore d’autres différences, mais plus contestables, entre la vie organique et la vie animale. Par exemple, il soutient que les fonctions organiques sont continues et les fonctions animales intermittentes. Il cite comme exemples d’un côté, la circulation, la respiration, l’absorption, la sécrétion ; de l’autre, le sommeil. Mais ne peut-on pas opposer d’un côté la digestion, de l’autre les fonctions du cerveau, et même des sens (du toucher par exemple), de la fonction motrice ? Bichat distingue, il est vrai, entre la rémittence et l’intermittence : l’une ne porte que sur l’intensité de la fonction, l’autre sur la fonction même ; mais dans la digestion, il y a plus que rémittence, il y a véritablement interruption et reprise de fonction, et par conséquent intermittence : réciproquement on peut soutenir que les facultés sensitives et motrices ne sont jamais complètement interrompues. Il y a donc ici un certain excès dans la séparation des deux vies.

Une autre loi signalée par Bichat, c’est que l’habitude exerce son empire sur les fonctions animales, tandis que son influence est presque nulle sur les fonctions organiques. C’est Bichat qui a énoncé le premier cette loi que l’on attribue d’ordinaire à Maine de Biran[5] : « L’habitude émousse le sentiment et perfectionne le jugement ; » loi qu’Hamilton a résumée depuis en ces termes : « La perception est en raison inverse de la sensation. » Dans ce chapitre sur l’habitude, Bichat fait preuve d’une grande finesse psychologique et fournit des données intéressantes à l’analyse des phénomènes internes. Par exemple, il remarque que le plaisir et la douleur naissent surtout de la comparaison de chaque état avec l’état qui précède : plus il y a de différence entre deux états consécutifs, plus le sentiment est vif. Il s’ensuit que plus les sensations se répètent en se prolongeant moins elles font d’impression sur nous : « Il est donc de la nature du plaisir et de la peine de se détruire d’eux-mêmes, et de cesser d’être parce qu’ils ont été. » Faut-il conclure que la constance n’est qu’un rêve, et que le bonheur est dans l’inconstance ? Bichat ne sait trop que répondre à l’objection et il dit vaguement : « Gardons-nous d’employer les principes de la physique à renverser ceux de la morale. » C’est une réponse insuffisante, car il semble que la même loi doive régir le sentiment aussi bien que la sensation, et ce ne serait plus alors que par devoir que l’homme serait tenu à la constance; la nature s’y opposerait. Mais Bichat n’a pas vu que si l’habitude émousse certains plaisirs, elle en provoque d’autres qui sont ceux de l’habitude elle-même. Le René de Chateaubriand, après avoir cherché le bonheur par toutes les voies, finit par dire qu’il n’est peut-être que dans l’habitude. Ainsi le principe qui dissout nos plaisirs porte avec lui son remède.

Une dernière différence plus profonde encore que les précédentes sépare les deux vies : celle-ci tient à ce que l’on appelle le moral ou l’âme. Or il y a dans l’âme deux parties : la partie intellectuelle et la partie passionnée. Suivant Bichat, la partie intellectuelle se rapporte à la vie animale, et la partie passionnée à la vie organique. C’est ici la théorie capitale de Bichat, et surtout, c’est le lien par où sa doctrine se rattache à celle de Schopenhauer.

Sur le premier point pas de contestation possible : nul doute que l’intelligence n’ait son substratum dans le système nerveux, c’est-à-dire dans ce que Bichat appelle la vie animale. Mais c’est le second point qui mérite surtout l’attention. Les passions, suivant Bichat, ont leur siège, non dans le système nerveux cérébral, mais dans le système viscéral, intestinal. C’est ainsi que Platon plaçait également dans les intestins ce qu’il appelait la troisième partie de l’âme, à savoir l’âme appétitive, source des désirs et des colères, τὸ ἐπιθυμητιϰόν. L’école de Descartes, au contraire, qui plaçait dans le cerveau le siège de l’âme, rattachait au même organe les passions et les pensées[6]. Bichat revient à la pensée de Platon, et place dans les viscères l’origine des passions ; le cerveau n’est affecté que sympathiquement. Il est sans doute étonnant, dit-il, que les passions qui occupent une si grande place dans notre vie intellectuelle et morale, « n’aient ni leur terme ni leur origine » dans les organes supérieurs du corps humain, mais dans ceux qui sont affectés aux fonctions internes. Et cependant c’est ce que les faits démontrent. L’état des viscères modifie profondément le mode des passions; et réciproquement les passions, dans leurs effets organiques, affectent en particulier les viscères. D’une part, on remarque que l’individu dont l’appareil pulmonaire est très prononcé et dont le système circulatoire jouit de beaucoup d’énergie, en un mot que l’homme à tempérament sanguin, a dans les passions une impétuosité qui le porte à la colère; le tempérament bilieux prédisposerait à l’envie et à la haine ; le tempérament lymphatique à la paresse et à la mollesse. De même, dans l’état de maladie, les affections du foie, de l’estomac, de la rate, des intestins et du cœur déterminent une foule de passions diverses.

Mêmes conséquences pour les effets des passions. Elles produisent toujours quelques changemens dans la vie organique. La colère accélère la circulation; la joie également, mais avec plus de modération, La crainte agit en sens inverse. Ces affections peuvent produire des syncopes qui vont jusqu’à la mort ou qui laissent après elles des lésions organiques ; la respiration est également altérée : oppressions, étouffemens, sanglots, paroles saccadées ; de même encore pour la digestion : vomissemens spasmodiques, interruption des fonctions ; les sécrétions sont soumises à la même loi : la frayeur donne la jaunisse. Les fonctions assimilatrices ne sont pas moins troublées par les passions : le bonheur nourrit; le chagrin dévore. Ces locutions consacrées, sécher d’encre, être rongé de remords, être consumé par la tristesse, n’indiquent-elles pas combien les passions modifient le système nutritif? L’expression des passions est encore une preuve de la même loi : si nous voulons indiquer nos pensées, la main se porte involontairement à la tête; voulons-nous exprimer l’amour, la joie, la tristesse, la haine, c’est sur la région du cœur qu’elle se dirige. On dit une tête forte, et un cœur sensible; on dit que la fureur circule dans les veines, que la joie fait tressaillir les entrailles, que la jalousie distille son poison dans le cœur. Les passions violentes impriment au lait de la nourrice un caractère nuisible qui peut produire des maladies chez l’enfant.

Cependant, on ne peut nier l’action des passions sur les organes de la vie animale ; mais elle ne s’exerce que par sympathie et par l’intermédiaire du cœur. Le cœur agit sur le cerveau, qui donne naissance à des spasmes et à des mouvemens involontaires. Dans ce cas, le cerveau n’est que passif, au lieu qu’il est actif dans les mouvemens volontaires. Mais le cerveau reprend bientôt son empire et remplace les mouvemens spasmodiques par les mouvemens habibituels. Un homme reçoit une lettre qui l’émeut : son front se ride, il pâlit, ses traits s’animent; ce sont des phénomènes sympathiques nés de quelques troubles viscéraux, déterminés par cette passion. Il reprend possession de lui-même, son extérieur rentre dans l’état habituel ; c’est le mouvement volontaire qui l’a emporté sur le sympathique, c’est le cerveau qui réagit contre le viscère.

Revenons maintenant à Schopenhauer et à ses rapports avec Bichat. Lui-même résume sa propre doctrine dans cette proposition fondamentale : « Ce qui subjectivement et au point de vue de la conscience est intellect, se manifeste objectivement comme cerveau; ce qui subjectivement et au point de vue de la conscience est volonté, se manifeste extérieurement comme organisme tout entier[7]. » C’est lui-même encore qui nous dit que cette doctrine n’est autre que celle de Bichat. Ces deux théories se soutiennent mutuellement l’une l’autre : c’est la même pensée exprimée d’une part au point de vue physiologique et de l’autre au point de vue philosophique; elles sont « le commentaire » l’une de l’autre. Ce que Bichat appelle opposition de la vie animale et de la vie organique, c’est, dit Schopenhauer, ce que j’appelle opposition de l’intellect et de la volonté. Il est vrai que Bichat lui-même rapporte la volonté à la vie animale, mais il faut considérer les choses et non les mots. Bichat prend le mot volonté dans le sens habituel de libre arbitre, d’arbitre conscient, et dans ce sens, en effet, la volonté dépend du cerveau; encore ne faut-il pas voir là une vraie volonté, mais seulement la comparaison et la pondération des motifs; mais ce que j’entends par volonté, poursuit notre auteur, c’est précisément ce que Bichat appelle la vie organique. Les oppositions sont les mêmes de part et d’autre, si ce n’est que l’un, l’anatomiste, part du point de vue objectif; l’autre, le philosophe, du point de vue subjectif : « Et c’est une vraie joie de nous voir tous les deux, comme deux voix dans un duo, marcher d’accord, tout en faisant entendre des paroles différentes. » Schopenhauer ajoute : « Que celui qui veut me comprendre le lise, et que celui qui veut le comprendre mieux qu’il ne se comprenait lui-même me lise aussi[8]. » Ce que d’ailleurs il trouve de plus intéressant dans Bichat, c’est la théorie que nous venons de résumer et dont il résume lui-même les principaux traits : à savoir que la vie intellectuelle se rapporte à la vie animale, et au contraire la vie passionnée à la vie organique. Enfin, le passage capital que cite Schopenhauer comme étant l’expression même de sa propre philosophie, et que pour cette raison nous avons réservé jusqu’ici, est celui où Bichat trouve dans la vie organique le fondement du « caractère » et le représente par là même comme immuable et inaltérable. Or le caractère est précisément ce que Schopenhauer appelle la volonté. C’est ce fond absolu de l’homme qui échappe à toute action de l’habitude et de l’exercice, car l’habitude agit sur la vie animale et n’agit pas sur la vie organique. Voici le passage de Bichat : « Le caractère est, si je puis m’exprimer ainsi, la physionomie des passions ; le tempérament est celle des fonctions internes; or les unes et les autres étant toujours les mêmes, il est évident que le tempérament et le caractère doivent être soustraits à l’empire de l’éducation. Vouloir dénaturer le caractère, adoucir ou exalter les passions, est une entreprise analogue à celle d’un médecin qui essaierait d’abaisser de quelques degrés et pour toute la vie la force de contraction du cœur, ou de précipiter ou ralentir le mouvement naturel des artères... Nous dirions que la circulation, la respiration ne sont point sous l’empire de la volonté. Faisons la même observation à ceux qui croient qu’on change le caractère et par là même les passions, puisque celles-ci sont le produit de l’action de tous les organes internes[9]. »

Après avoir ainsi élevé si haut la doctrine de Bichat, Schopenhauer réfute les objections que beaucoup plus tard Flourens a dirigées contre cette doctrine, dans son livre de la Vie et de l’Intelligence : « Tout cela, dit Flourens, est complètement faux. — So? — Sic decrevit Florentius magnus ! » Flourens ne donne pas de raisons, mais il cite des autorités : Descartes et Gall. Descartes, suivant Flourens, est « le philosophe par excellence. » Sans doute, ce fut un grand homme, un initiateur[10]. Mais se déclarer cartésien au XIXe siècle, c’est comme si on se disait ptoléméen en astronomie, stahlien en chimie! Flourens soutient, d’après Descartes, que les « volontés sont des pensées. » Mais que chacun rentre en soi-même, il verra que la volonté et la pensée sont aussi différentes que le blanc et le noir. Selon l’oracle du sieur Flourens, les passions peuvent affecter le cœur, mais elles ont leur siège au cerveau : ainsi elles agissent dans une place, mais elles habitent en une autre. Les choses corporelles ont l’habitude de n’agir que là où elles sont; mais avec une âme immatérielle c’est une bien autre affaire! Flourens distingue entre la « place » des passions et leur « siège. » Qu’est-ce que cela peut vouloir dire? L’erreur de M. Flourens et de « son Descartes » est de confondre les motifs du vouloir qui sont des représentations et qui reposent dans l’intellect, c’est-à-dire dans le cerveau, avec la volonté elle-même qui n’est autre que les passions. Flourens loue ensuite Gall d’avoir renoué la tradition de Descartes et d’avoir ramené « le moral à l’intellectuel. » Toute ma philosophie, dit Schopenhauer, est la réfutation de cette erreur : « Sans doute, dit-il, en terminant, M. Flourens est un homme d’un grand mérite et qui a rendu surtout des services dans la voie expérimentale. Mais les plus importantes vérités ne sont pas celles qui se trouvent par l’expérience, mais par la réflexion et la pénétration. Ainsi Bichat, par ses réflexions et son profond coup d’œil, a découvert une de ces vérités inaccessibles à toutes les expériences de M. Flourens, quand même il martyriserait jusqu’à la mort des centaines d’animaux. »

Quoi qu’en dise Schopenhauer, la doctrine de Bichat sur le siège des passions ne paraît pas avoir été confirmée par la physiologie moderne. Ce n’est pas seulement Flourens, c’est le grand physiologiste allemand Müller qui la contredit : « Aucune passion, dit-il, n’agit directement sur les viscères ; chez l’homme bien portant, leurs effet se propagent en rayonnant du cerveau à la moelle épinière et de celle-ci au système nerveux, tant de la vie animale que de la vie organique. Les personnes douées d’une complexion hépatique sont les seules chez lesquelles une passion violente provoque l’ictère ou l’hépatite. En un mot, les effets des passions ne fournissent aucune preuve à l’appui de l’hypothèse que les passions auraient leur siège en dehors de l’encéphale. » On cite les cas où des affections purement organiques, comme la suppression d’une sécrétion, déterminent le délire et la folie; mais c’est prouver trop, puisque le délire porte sur les idées en même temps que sur les sentimens; il faudrait donc en conclure que l’intelligence aussi bien que les passions ont leur siège dans les viscères. De plus, combien de fois de pareilles affections ne se produisent-elles pas sans amener la folie? Si elles ont cette conséquence, n’est-ce pas lorsque le cerveau est prédisposé aux affections mentales et lorsqu’un trouble organique s’est porté de proche en proche par sympathie jusqu’au centre nerveux? D’ailleurs la réciproque est vraie : c’est-à-dire qu’il arrive souvent que, sans aucun trouble organique, les passions soient altérées et modifiées par le seul état du cerveau. Sans doute Flourens a le tort de louer Gall d’avoir « ramené le moral à l’intellectuel » et Schopenhauer est dans le vrai quand il distingue l’intelligence de la volonté; mais cette distinction n’exige pas et n’implique pas deux sièges différens; il n’est nullement nécessaire de placer la source de la volonté dans la vie végétative et de limiter la sphère de l’intelligence à la vie animale. La vie animale n’est que le développement de la vie organique; mais elle comprend aussi bien la volonté que l’intellect; ce qu’il y a d’inconscient en nous peut avoir son origine au-dessous, c’est-à-dive dans la vie viscérale et végétative; mais cela est aussi vrai de ce que nous appelons intelligence que de ce que nous appelons volonté.

Peu importe d’ailleurs ici la vérité intrinsèque de la doctrine; le seul point que nous ayons tenu à mettre en lumière, ce sont les origines françaises de la philosophie de Schopenhauer. Cette philosophie, dans sa partie objective, peut se ramener à deux propositions. La première, c’est que les différentes forces de la nature : gravitation, cohésion, affinité, instinct, sont, en essence, identiques à ce que nous avons appelé la volonté. Or nous avons retrouvé cette proposition fondamentale dans Cabanis. La seconde, c’est que la volonté est profondément séparée de l’intelligence et qu’elle est antérieure à l’intelligence; la volonté est la chose en soi, la substance qui s’apparaît à elle-même subjectivement sous forme d’intelligence. Or, cette seconde doctrine, Schopenhauer la retrouve lui-même dans la distinction des deux vies, vie organique et vie animale, qui est le fond du livre de Bichat : c’est la traduction physiologique de son système. Ce système, au moins dans sa partie objective, a donc sa double raison dans la physiologie française. Quelle que soit la valeur de ces idées, c’est de chez nous qu’elles sont venues; c’est à nos propres philosophes qu’il faut en faire honneur : c’est ce qu’oublient trop souvent les admirateurs intempestifs de tout ce qui vient de l’Allemagne. Nous exaltons Schopenhauer; nous avons oublié Cabanis et Bichat. Lui-même a été plus juste que nous.

Si c’était ici le lieu, nous pourrions faire voir que, dans l’engouement excité parmi nous par la psychologie anglaise contemporaine, il y a la même ingratitude envers nos propres penseurs. Quiconque voudra étudier avec soin l’école idéologique et physiologique française du commencement de ce siècle, Destutt de Tracy, Gérando, Maine de Biran, Ampère, et encore Cabanis et Bichat, et même Cardaillac et Garnier, y trouvera, comme on l’a vu plus haut, maintes propositions qui nous reviennent aujourd’hui d’Angleterre. Nos historiens de psychologie anglaise et de psychologie allemande devraient bien un jour découvrir qu’il y a eu une psychologie française. Est-ce trop que leur demander, lorsqu’ils auront fait le tour du monde, de vouloir bien s’intéresser quelque peu à leur propre pays ?


PAUL JANET.

  1. M. Ch. Vogt a eu l’idée heureuse de renchérir sur cette expression et de présenter la même pensée sous une, forme encore plus agréable à l’esprit, en disant que le cerveau sécrète la pensée, comme «les reins sécrètent l’urine.» et il a fallu que M. Büchner lui-même fît voir combien cette pensée est fausse, non-seulement en physiologie, mais même au point de vue matérialiste.
  2. Cabanis a modifié ou paru modifier son opinion sur l’extériorité, après la lecture des mémoires de Tracy, à l’Institut, sur la Faculté de penser. Celui-ci démontrait (ch. I) que « ce n’est pas au sens du toucher que nous devons la connaissance du corps. » (Mémoires de l’Institut national, sciences morales et politiques, t. I, p. 291; thermidor an VI.) Cabanis, dans son mémoire intitulé Histoire physiologique des sensations, § V, a substitué sur ce point dans l’ouvrage imprimé une phrase nouvelle à celle du mémoire primitif. (Voir les Mémoires de l’Institut, t. I, p. 124.)
  3. On parle aujourd’hui de psychologie cellulaire (Hæckel); c’est le monter bien plus haut, mais l’une conduit à l’autre, car on ne sait où s’arrêter.
  4. Ici Cabanis confond l’irritabilité avec la contractilité, qui est une propriété particulière au système musculaire. Mais nous ne voyons pas pourquoi on ne donnerait pas le nom d’irritabilité à la faculté, soit générale, soit locale, de réagir contre les impressions externes, et pourquoi on ne réserverait pas le nom de sensibilité à la faculté de jouir et de souffrir avec conscience; car autrement, comment appellera-t-on cette dernière faculté?
  5. L’ouvrage de Bichat est de 1800. Le mémoire de Maine de Biran sur l’Habitude est de 1803 ; il a été couronné en 1802. Le sujet avait été mis au concours le 15 vendémiaire an VIII, c’est-à-dire en 1799.
  6. C’est aussi la théorie de Bossuet : « De cette agitation du cerveau et des pensées qui l’accompagnent naissent les passions. » (Conn. de Dieu, ch. III, XI.)
  7. Schopenhauer, die Welt als Wille, tome II (Ergänzungen), cap. 20.
  8. « Lese, wer mich verstehen will, ihn : und wer ihn gründlicher verstehen vill als er sich verstand, lese mich. »
  9. Après avoir cité ce dernier passage, Schopenhauer ajoute : « Que le lecteur familiarisé avec ma philosophie juge de ma joie lorsque les opinions, acquises dans un tout autre champ d’étude, par cet homme extraordinaire, enlevé trop tôt au monde, apportaient une telle preuve à l’appui des miennes. »
  10. Ein Bahabrecher, quelqu’un qui ouvre la voie, qui brise les obstacles devant lui. Schopenhauer affectionne cette expression, il l’a déjà appliquée à Cabanis.