CHAPITRE TROISIÈME

COMMENT SCARAMOUCHE S’ÉTAIT JUSQUE LÀ MÉCONNU, ET DE LA CONCLUSION DE SON HISTOIRE


Jusqu’ici, je vous ai gâté, lecteur. Je vous ai mené bride abattue à travers tous les événements de mon histoire et, désireux de vous plaire jusqu’à me gêner moi-même, je ne vous ai arrêté dans le récit, en vous disant : « Regardez ceci, considérez cela ! » qu’aux passages où votre curiosité devait être, à coup sûr, intéressée. Croyez-vous que j’aie pris grand plaisir à vous épargner ainsi les côtés languissants de ma biographie ? En aucune manière ; et, si vous l’avez cru un seul instant, vous êtes tombé dans une capitale erreur, où je prétends bien de ne pas vous laisser. Entre nous, vous êtes ingrat naturellement, et l’habitude et l’éducation vous font passer trop légèrement sur toutes les peines qu’éprouvent : les autres à vous satisfaire ; souffrez que je ne m’accommode pas de cette nonchalance et que je vous parle un peu des droits que j’ai à votre gratitude.

Et d’abord, je ne vous ai fatigué par aucune digression. Voilà le point principal. Croyez-vous qu’il ne m’eût pas été fort doux de me jeter à corps perdu dans quelque définition de la Commedia dell’ Arte, telle que la jouaient mes héros ? de vous représenter au naturel ces lazzis piquants, ces situations bouffonnes dont un ancien canevas traçait seul la marche, et dont aucune scène écrite ne gravait le caractère précis dans la mémoire d’acteurs assez intelligents pour être eux-mêmes auteurs ? N’aurais-je trouvé aucun plaisir, je vous le demande, à vous dépeindre l’improvisation facile de Scaramouche, et les gracieuses reparties de Colombine, et le naturel et l’art exquis dont leurs compagnons assaisonnaient leurs rôles ? Mais je ne l’ai point voulu faire, parce qu’en général vous êtes fort peu artiste et que les événements avaient plus de chance de vous amuser que les réflexions.

De même, si les caractères de nos personnages sont tracés dans votre esprit, je puis dire, grâce à Dieu ! que ce n’est avec l’aide d’aucune analyse psychologique. Je vous l’ai tout à fait épargnée, et mon volume a pu s’en désenfler d’autant. Croyez-moi, les trois petites historiettes que je viens de vous raconter eussent pu suffire aisément à défrayer deux tomes in-octavo.

Voilà mes mérites, sachez-m’en gré ; je continue.

Nos amis étaient donc à Naples. La fortune leur souriait peu : car justement les comédiens de Goldoni commençaient à gagner faveur et, bien que quelques amateurs déterminés des canevas italiens tinssent encore fidèle compagnie aux masques, le beau monde courait plus volontiers où était la mode. On gagnait donc peu d’argent et l’on ne faisait guère que végéter.

Un soir, après le spectacle, Polichinelle était monté à sa chambre, située au cinquième étage d’un escalier tortueux et noir ; il s’était déshabillé tristement, en songeant à la mesquinerie de la recette ; puis, couché, il s’était mélancoliquement endormi et commençait à rêver couronnes et ducats jetés sur la scène par des mains libérales, vrai songe introduit par la porte d’ivoire, lorsque, au bas de l’escalier, se fit entendre un pas lourd et hésitant, qui commençait à monter en cherchant les marches. D’abord ce pas mystérieux se tira assez adroitement des difficultés de la situation ; il montait, montait avec prudence et succès, lorsque tout à coup la chance tourna, le pied glissa, une bruyante culbute ébranla tout l’escalier et fit gémir la rampe. "Holà hé ! diable ! Ouf ! Je me suis cassé les jambes ! Ouf ! Au secours ! " Enfin tous les gémissements d’un homme mécontent de sa fortune.

A ce vacarme, Polichinelle se réveilla en sursaut, se jeta en bas de son lit et ralluma sa lampe. Puis il vint se pencher au haut de l’escalier en cherchant à faire pénétrer la lumière jusqu’en bas, et demanda d’une voix flûtée :

— Monsieur demande quelqu’un ?

Du fond de l’abîme s’éleva cette réponse :

— Monsieur Polichinelle !

— Donnez-vous la peine de monter en prenant garde aux marches que je crois mauvaises, répondit courtoisement l’artiste dramatique.

Quelques secondes après, il se trouva en face d’un gros monsieur en habit de velours rouge, coiffé d’une énorme perruque, embroché d’une épée, et qui se frottait les côtes.

A l’aspect de son visiteur, Polichinelle, frappé de surprise et de respect, ne sut plus quelle contenance tenir.

— Monsieur le marquis de Bianconero ! Grand Dieu ! A qui dois-je l’honneur d’une pareille visite ? Excellence, asseyez-vous ! Permettez-moi de passer au moins un vêtement indispensable.

— Non, non, Polichinelle, répondit débonnairement le marquis, vous êtes fort bien, et je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est au sujet d’un jeune homme qui est votre camarade.

— Scaramouche, Excellence ?

— Précisément. Je voudrais savoir ce qu’il est et d’où il vient.

Polichinelle répondit :

— Excellence, c’est un homme du plus grand mérite et qui devrait être empereur ; malheureusement la fortune l’a maltraité. Une famille dénaturée a privé ses premières années des conseils d’un père ; abandonné jeune à lui-même, il n’en a pas moins rendu illustre une naissance commune, puisqu’il doit le jour à un paysan de la Romagne.

Le marquis tira de sa poche un carnet et marmotta entre ses dents :

— Fort juste ! Ne porte-t-il pas derrière l’oreille gauche un signe orangé ?

— Non, monsieur le marquis, c’est derrière l’oreille droite et tirant vers le menton.

— Oreille droite, fort bien ! Jusqu’ici les rapports sont exacts. N’a-t-il pas des sentiments pleins de noblesse, le goût des belles choses, l’amour d’un sexe qui fait adorer jusqu’à ses cruautés, la patience courte, l’épée prompte à sortir du fourreau, enfin tout ce qui distingue un… un…

— Un artiste dramatique ? Sans nul doute, Excellence.

— Ce n’était point artiste dramatique que je voulais dire : mais il n’importe. Ces renseignements sont parfaits et conformes à ceux que je possède déjà. Demain, que ce jeune homme passe à mon palais ; j’ai à lui parler de choses de la plus haute importance. Ne manquez pas de faire ma commission. Bonsoir, Polichinelle.

— Monsieur le marquis, je suis le serviteur de Votre Excellence. J’ose me permettre de rentrer dans mon lit, car la nuit est froide et je suis vêtu fort légèrement. Voici mon flambeau que je vous prie de laisser au bas de l’escalier et d’éteindre.

Le marquis de Bianconero regagna sans accident aucun la porte de la rue et rentra chez lui.

Le lendemain, Scaramouche, proprement vêtu, se présenta au palais et demanda à parler à M. le marquis. On l’introduisit aussitôt dans un vaste salon, splendidement orné. Quelques domestiques vinrent le considérer d’un air respectueux, mais étonné, et l’attente durant déjà depuis quelques minutes, il commençait à se croire victime d’une mystification quand une jolie soubrette vint le prendre et l’introduisit chez la marquise.

Mme de Bianconero était une femme d’un certain âge, qui avait pu être fort belle, mais qui ne l’était plus. Elle était pourtant tirée à quatre épingles et avait un air très avenant. Quand Matteo Cigoli entra, elle courut plutôt qu’elle n’alla à sa rencontre, le considéra quelques instants d’un air passionné et se précipitant enfin dans ses bras :

— Mon fils, mon cher fils, je te retrouve donc enfin ! s’écria-t-elle.

Et elle s’évanouit.

Scaramouche, confondu d’étonnement, se trouvait fort embarrassé et ne savait où la mettre ; qu’on ne lui en veuille pas de cette apparente insensibilité. La voix du sang ne parlait pas encore assez haut dans son cœur, pour lui faire oublier le côté ridicule de la situation. D’ailleurs, et avant de s’attendrir, il voulait qu’on s’expliquât, et la marquise revint à elle fort à propos pour satisfaire ce désir raisonnable.

Elle l’embrassa tendrement à plusieurs reprises et puis, le faisant asseoir auprès d’elle sur un sofa, elle se mit à pleurer et dit :

— Vous êtes, don César, le fruit, l’unique fruit de mes trop malheureuses amours avec l’infortuné don Giulio Torrevermiglia. A peine étiez-vous né qu’on vous fit partir secrètement pour la Romagne, sous la garde d’un serviteur de confiance, attaché depuis trente ans à ma famille et à qui l’on confia pour vous une somme de soixante mille ducats, qui devait servir à l’éducation de vos premières années. Mais voyez à quel point le cœur de l’homme est fragile ! Ce vieux serviteur se laissa probablement tenter par le désir de s’approprier les soixante mille ducats ; ce que je puis vous dire, c’est que, malgré tous mes efforts, je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

"Le prince Jérôme Boccatorta, joueur effréné et amoureux de moi comme un tigre, tua don Giulio, la veille du jour où j’allais l’épouser, et je me trouvai plongée dans la plus affreuse douleur et sans espoir d’être jamais consolée, puisque je croyais vous avoir perdu sans retour.

En vain M. de Bianconero me faisait-il une cour assidue, je ne voulais pas entendre parler de mariage. Homme dévoué et aimable ! malgré mes refus, il n’en continua pas moins de me voir tous les jours et, quand ma tristesse croissante et le ravage des années eurent éloigné tous mes courtisans, il me resta seul, ami tendre et aussi respectueux qu’au premier jour. Depuis quinze ans, il a pris le goût des collections d’insectes et, comme il m’en parlait toujours dans ses visites quotidiennes d’une heure à quatre et de cinq à minuit, je lui ai accordé ma main, par découragement, à condition qu’il ne m’ouvrirait jamais la bouche de ses plaisirs scientifiques et qu’il vous reconnaîtrait aussitôt que vous seriez retrouvé.

Trois fois mon amour maternel a été égaré. La première, j’ai payé les dettes d’un mousquetaire français, ruiné par le jeu, qui, ayant entendu parler de mon aventure, est arrivé de Paris en poste, avec une tache légèrement orangée sous l’oreille gauche. Le misérable a vendu une magnifique collection de scarabées, faite par le marquis, à un amateur très habile au reversis ; puis il s’est enfui avec ma femme de chambre.

Le second était un Grec qui m’avait vendue d’avance (il y a dix ans de cela) au pacha d’Égypte, et qui, sous prétexte d’une promenade sur mer, me voulait remettre entre les mains du mahométan. Il a été roué vif.

Le troisième était un Florentin qui a failli m’empoisonner pour avoir ma succession plus tôt. Mais enfin j’ai trouvé mon fils, mon fils réel ! C’est vous, mon cher enfant ! Je vous ai vu au spectacle, je vous ai suivi au bal masqué, j’ai su vos aventures, votre manière de vivre, et, persuadée de la vérité, j’ai fait partager ma conviction au marquis. Oui, vous êtes mon pauvre fils ! je suis heureuse ! Embrasse-moi donc ! "

Scaramouche, ou plutôt le comte don César Bianconero, baisa la main de sa mère et, avant qu’il eût pu trouver une parole sensée dans sa tête où son imagination bouleversée faisait le plus étrange tohu-bohu, le marquis entra, le serra sur son cœur et, enchanté d’avoir enfin un auditeur chez qui la patience allait devenir une vertu forcée, il l’entraîna vers ses collections.

Après une longue extase, quand les mouches, les sauterelles, les cloportes, les papillons, les guêpes, les hannetons, les cerfs-volants, les limaçons, les fourmis, les cirons et autres êtres merveilleux, qui composaient les trésors scientifiques du palais, eurent été examinés consciencieusement sur le dos, le ventre, les pattes, les trompes et les ailes, et qu’il n’y eut plus la plus petite chose à voir, ni la moindre observation à émettre, le marquis mena don César dans un bosquet, sur un banc et, s’étant croisé les jambes, il lui demanda ce qu’il savait de son histoire.

L’ex-Scaramouche rapporta fidèlement ce que ses plus anciens souvenirs avaient conservé et, avec l’honnêteté qui le distinguait, il jura qu’il s’était toujours considéré comme le fils véritable du brutal Cigoli ; cependant il avoua que le trait principal de leur séparation aurait pu le porter à en douter.

Le marquis essuya ses lunettes avec son mouchoir d’un air très méditatif, puis il dit à don César :

— Mon ami, je dois vous dire que je ne suis pas aussi persuadé que Mme de Bianconero de votre filiation ; néanmoins je vous crois un caractère honorable et, comme la fantaisie de retrouver ce malheureux enfant a fait le malheur de sa vie, que, sans trop d’efforts, il vous est facile de la rendre heureuse, loin de m’opposer à ce que vous soyez reconnu comme son enfant et le mien, je vous en supplierais même, s’il en était besoin.

"Mais, entendez-moi bien et retenez mes paroles. Le bonheur de Mme de Bianconero est ma première étude. Si vous vous conduisez bien avec elle, si vous ne lui causez pas l’ombre d’un chagrin, ma reconnaissance sera sans bornes, et mon attachement facilitera tous les chemins à votre ambition. Si, au contraire, vous trompiez mes espérances, vous auriez en moi le plus impitoyable ennemi.

Oui, don César, je ne vous pardonnerais jamais et j’essayerais même de trouver au fond de mon cœur assez d’énergie - et cet effort me coûterait la vie en m’ôtant le repos - assez d’énergie, dis-je, pour vous faire tout le mal qui serait en mon pouvoir."

Don César, touché d’un pareil attachement et de l’expression passionnée du vieux marquis, allait protester, et du fond de son cœur, de la droiture de ses intentions, quand la marquise parut, rajeunie par un air de joie qu’on ne lui avait pas vu depuis bien longtemps. M. de Bianconero salua sa femme avec une déférence pleine d’une tendresse timide, elle prit le bras de don César et l’on entendit le son joyeux d’une cloche.

C’était l’annonce du dîner. Ce dîner fut bon.

Un des premiers devoirs que remplit l’heureux don César Bianconero, lorsqu’il se vit installé dans sa nouvelle famille, fut de l’instruire du tendre attachement qu’il avait pour ses anciens camarades. Il ne dissimula rien des services journaliers que lui rendait Polichinelle, des bons conseils dont ne le laissait jamais manquer Colombine et du dévouement véritable que Tartaglia déguisait sous son enveloppe jalouse et brutale.

La marquise Bianconero, en mère passionnée, prit avec chaleur la cause des comédiens et déclara qu’elle les recevrait publiquement dans sa maison, qu’elle les présenterait partout, et qu’elle allait employer tout son crédit pour qu’eux seuls eussent le privilège de jouer les pièces à canevas, non seulement à Naples, mais dans tout le royaume. A cette déclaration quelque peu fougueuse, le marquis baisa la main de sa femme avec tendresse et lui dit :

— Madame, la reconnaissance va bien à la pureté de votre âme ; mais, lorsque vous aurez réfléchi, je ne doute pas que vous n’aperceviez tous les inconvénients de votre projet.

— Homme sans générosité ! dit la marquise. Et elle ne voulut pas lui permettre même de donner ses raisons ; elle lui reprocha ses préjugés et sa froideur et tout en resta là.

Don César fut bientôt lancé dans ce que la ville avait de plus considérable. Sa romanesque histoire, la comparaison avec ses prédécesseurs, la justice qu’on lui avait rendue comme comédien, tout contribuait à le faire désirer partout ; et, comme la malignité de l’homme s’éveille toujours au moment où commence son attention, on chercha avec grand soin un moyen légitime de le prendre en horreur.

Il était l’unique sujet de toutes les conversations.

— Marquise, disait un jour la belle vicomtesse de Charpigny, nièce d’un cardinal, à Mme de X…, ne trouvez-vous pas inouï de recevoir un comédien chez soi ?

— Que dites-vous, ma toute belle ? répondit la vieille dame ; s’il n’avait été que comédien, ce serait peu ; mais l’abbé Lorzi l’a connu à Nice, marchand d’oranges. Après tout, il porte un beau nom ; sa fortune sera immense et l’on dit qu’il va épouser la petite Fieramonte.

La nouvelle était vraie. M. de Bianconero, par amour pour sa femme, s’était mis en campagne et avait mené à bien ce projet d’alliance. Mais ce n’était pas tout ; pour le rendre possible, il fallait une révolution dans les mœurs de don César.

La continuation de ses premières amitiés avait enchanté tout le monde au début. On avait trouvé cela d’autant plus louable qu’on le jugeait plus héroïque, car une espèce de parvenu devait être fort tenté, dans son for intérieur, de rompre avec tout ce qui lui rappelait sa première fortune.

Au bout d’un mois, cette longue vertu finit par ennuyer ; et c’est bien simple : dans le monde on aime à voir changer souvent la décoration. On se demanda donc : "Ah çà ! que fait le jeune Bianconero avec ces histrions ? Est-ce qu’il n’aurait jamais d’intimités plus relevées ? On ne trouve qu’eux dans le salon de sa mère."

Au bout de six mois on se plaignait universellement de ne pouvoir plus aller dans cette maison-là. Au bout de huit mois, la marquise elle-même était parfaitement lasse de tous ces braves gens, qui n’avaient en aucune manière ni le ton ni les habitudes de la bonne compagnie ; enfin elle finit par leur faire défendre sa porte, catastrophe que le marquis avait prévue depuis longtemps et dont il avait voulu leur éviter les déboires. Il continua, quant à lui, à les recevoir le matin comme par le passé, et à leur rendre tous les services qui étaient en son pouvoir.

Enfin, au bout de dix mois, don César reçut de Colombine le billet suivant :

Mon bon Scaramouche, car je ne puis me déshabituer de te donner ce nom sous lequel je t’ai connu si beau, si spirituel, si aimé, je n’ai plus le courage de te voir et je t’écris pour t’annoncer que, par mon ordre, notre porte te sera dorénavant fermée. Chacun doit faire son métier. Le tien n’est plus de mener joyeuse vie derrière la toile, bras dessus bras dessous avec la misère, et d’amuser le public sur la scène. Il te faut désormais assister à de longs dîners, à de longues soirées, à de nombreuses réunions et faire beaucoup de visites, afin de te faire annoncer plus souvent, ce qui t’apprendra ton nom. Pauvre ami, ta jadis chère Colombine n’a plus qu’un conseil à te donner. C’est de ne pas devenir plus impertinent, et de jeter un peu moins ta qualité à la tête des gens. Pardonne-moi, du reste, la mauvaise humeur de cette lettre, si elle te blesse ; elle vient de mon cœur, non de ma vanité. Je t’aime trop pour te perdre tranquillement. Adieu, mon bon, adieu, mon cher petit. Sois aussi sage que tu pourras et cela pour toi seul, pour ton bonheur. Souviens-toi souvent de ton amie et de tes amis, surtout quand tu auras des chagrins. Adieu. Je t’embrasse de bien bon cœur.

Colombine.

Après avoir lu cette lettre, don César pleura pendant vingt-cinq minutes. Il y eut même en lui une sorte de lutte entre son ancien caractère et celui que les nouvelles circonstances dans lesquelles il vivait avaient, comme forcément, développé chez lui ; mais le combat fut court, parce que les forces n’étaient pas égales.

Le nouveau gentilhomme trouvait sa position trop douce pour en céder une ligne, et toi, lecteur, tu eusses fait comme lui, ne le nie pas. Le soir, don César était tout aise et délivré d’un grand poids. Comme M. de Bianconero ne le voyait plus aller chez ses anciens camarades, et que ceux-ci ne lui parlaient plus de ce bon Scaramouche, il lui demanda un jour ce qu’il en était ; à quoi don César répondit en lui montrant la lettre de Colombine.

Le marquis la lut et, ayant regardé quelque temps son beau-fils par-dessus ses lunettes, il leva les épaules et lui mit dans les mains un magnifique hanneton dont il préparait en ce moment le lit mortuaire.

Revenons au mariage de don César. Mlle de Fieramonte était la fille de la femme la plus célèbre que Naples ait jamais produite pour l’étude de l’anatomie ; cette dame, dont les ouvrages sont, à ce qu’il paraît, fort estimés du praticien, avait alors quarante-neuf à cinquante ans. Elle était petite, grosse, rouge et fort concentrée en elle-même. Comme ses journées étaient partagées entre l’étude et les doctes conversations, elle n’avait pas eu le temps de s’occuper de sa fille et l’avait confiée à une gouvernante que nous appellerons Sylvie.

Don César fut présenté dans la maison de Mme de Fieramonte par son beau-père. Il y arriva, un beau soir, comme un futur époux, assez embarrassé de sa personne, et décidé à être aimable et brillant, c’est-à-dire qu’il ne fut ni l’un ni l’autre. Mme de Fieramonte était retenue par ses études, et sa fille et dame Sylvie reçurent les deux visiteurs. Que dame Sylvie était laide ! Dieu ! qu’elle était ridée ! Dieu ! qu’elle parut à don César acariâtre et impérieuse ! N’en soyez point surprise, belle dame qui me lisez ; elle produisait assez généralement ce double effet.

Don César s’adressa particulièrement à sa future ; quoique peu remarquable, comme je viens de le dire, sa conversation fut sensée et, en somme, convenable. Il sortit avec le marquis, enchanté de sa soirée, et fut content de la belle Herminie, à qui il pensait avec raison n’avoir pas déplu. Le lendemain, il fut reçu par Mme de Fieramonte, qui, en feuilletant un volume de dissection, lui exprima tous ses regrets de ne pouvoir tenir sa parole ; mais elle lui avoua que, ne voulant en rien influencer les déterminations de sa fille, elle se croyait obligée de repousser ses vœux. En ce moment, dame Sylvie entra dans l’appartement, ne salua pas le comte, et confirma d’une voix sèche l’arrêt qui frappait le pauvre don César.

Ce malheureux jeune homme revint tout déconfit apprendre sa mésaventure à son beau-père et lui en témoigna tout son étonnement.

— Il y a complication dans votre fait, lui dit le marquis ; Mme de Fieramonte refuse votre alliance, et votre mère… Mais allons d’abord à la première affaire. Vous êtes sans expérience, don César, car sans cela vous eussiez fait attention qu’hier au soir je vous poussai le coude en entrant dans le salon, et vous eussiez salué la dame Sylvie la première.

— Quoi ! avant Mlle de…

— Avant la maîtresse légale du logis elle-même. Vous ne savez pas ce que c’est que le pouvoir des gouvernantes, dames de compagnie et autres domestiques panachés qui s’emparent des clefs du logis. Peste ! mon enfant ! celle-là vous a fait rompre votre mariage parce que vous l’avez saluée la dernière ; j’en ai connu une en Danemark, qui avait fait renvoyer un mari au beau milieu de la lune de miel. Il n’est pas d’araignée, même d’araignée-crabe, plus dangereuse que ces sortes de… Mais passons à la seconde affaire.

Mon cher ami, je vais vous parler sérieusement. Vous avez des défauts : ne me regardez pas d’un air effrayé ; je veux dire que vous n’êtes point parfait ; ce qui, à mes yeux, ne vous inculpe aucunement. Mais pendant vingt ans, que votre mère vous a attendu, elle s’est fait du fils qu’elle a perdu un si parfait idéal qu’elle ne peut supporter la pensée d’aucune imperfection dans un être aussi cher. C’est une bien malheureuse disposition, don César ; bien malheureuse, sans nul doute, mais elle existe. Depuis quelque temps, Mme de Bianconero est inquiète, soucieuse ; je crains tout de la vivacité de son imagination et, hélas ! — je puis vous le dire en pleurant - de la faiblesse de sa tête. Si elle découvre tout à coup que les légères taches qu’elle soupçonne dans votre caractère, et que je vous connais, mon ami, existent réellement, elle est capable, oui, elle est capable…

— Capable !… vous m’effrayez, monsieur le marquis, capable de quoi ?

— Capable de… eh bien, oui ! de déclarer que vous n’êtes pas son fils.

— Mais ce serait absurde !

— Voilà un mot que je ne puis vous passer, monsieur, appliqué à une femme aussi respectable ; mais je veux bien l’attribuer pour cette fois à la vivacité de votre âge. Voici ce que j’ai résolu. Vous allez partir sous le prétexte de voyager ; votre train sera digne du rang que vous occupez dans la société. J’ai annoncé cette nouvelle à la marquise, elle l’a accueillie avec douleur sans doute, mais enfin j’ai su la persuader, et elle a consenti. Faites vos préparatifs, et que dans deux jours vous soyez sur les grands chemins ; c’est ce que, je vous souhaite à vous, à elle, à moi, du plus profond de mon cœur. Ecrivez-nous souvent, tâchez de vous arranger de manière à venir passer un mois tous les ans auprès de nous, et je pense que nous n’aurons rien à craindre.

Voilà quelle fut la harangue du marquis Bianconero. Don César la trouva fort remarquable, moins comme pièce d’éloquence que par les faits qu’elle contenait. Il eut un instant l’idée de demander des explications catégoriques sur la nature du rôle qu’il jouait. Il s’indigna de la position ambiguë qu’on lui avait faite ; mais le titre, la fortune, la position dont il jouissait étouffèrent toutes ces fumées de dignité offensée ; il se tut, fit de tendres adieux à sa mère qui pleura beaucoup, le serra longtemps sur son cœur, et il partit. Pendant six semaines il parcourut l’Italie, vit Rome, alla saluer à Florence le grand-duc, qui reçut le grand seigneur tout aussi bien que jadis le comédien, puis il vint enfin s’abattre à Venise pour y fixer, du moins momentanément, son séjour.

Six ans au moins, s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté cette ville, et il ne revit pas sans émoi ces quais, ces palais, ces arcades, ces places, témoins de ses premières amours. Quant à la défense qui lui avait été faite d’y jamais rentrer, on pense bien qu’il ne s’en inquiéta guère. Ce n’était pas au comte de Bianconero à se souvenir des humiliations de Scaramouche.

Mais si cet illustre personnage oublia, ou à peu près, toutes les douleurs de l’ex-bohémien, il n’en fut pas de même de ses joies ; car, à peine arrivé, don César se mit en quête de tous les plaisirs que présentait cette capitale, célèbre à jamais, comme on sait, par la facilité des mœurs de ses habitants et surtout de ses belles habitantes. Le Jeu ; la comédie, le bal, les mascarades remplissaient les journées de l’heureux comte Biancoriero ; il se trouva bientôt lié avec ce que la ville comptait de plus brillants cavaliers et surtout de plus nobles ; car, il faut l’avouer, don César, parmi toutes les brillantes qualités qui le distinguaient, avait depuis son élévation laissé germer, pousser et grandit une certaine morgue qui ne lui permettait pas de se lier avec des gens de naissance peu remarquée. Lorsque quelque étranger le trouvait en compagnie d’un jeune homme ou d’un vieillard respectable ou le voyait saluer un personnage dans la rue, il aimait pouvoir dire avec une négligence apparente :

— Tenez ! ce seigneur est le marquis Mocenigo. Famille ducale et assez ancienne ! Ce vieux magistrat est le digne chevalier Barbarigo, dont vous connaissez l’illustration. Pour ce gentilhomme, c’est l’ambassadeur de France, mon meilleur ami !

Bien différent en cela de son beau-père qui, sans jamais s’abaisser, voyait habituellement des gens de toute espèce, pourvu qu’ils fussent honnêtes, et qui, de sa vie, rangée et probe, n’avait été atteint de la peur de s’encanailler.

Les nouveaux amis de don César lui firent connaître force courtisanes et quelques femmes qualifiées d’une réputation très embrumée. Mais cela, comme on pourrait le croire, ne suffisait pas à cette époque, à Venise, pour être ce que nous pourrions appeler, de nos jours, un homme à la mode. Il fallait à toute force avoir une intrigue nouée et parachevée dans quelque couvent. Ne jetez pas les hauts cris ; belle lectrice, ni vous non plus, lecteur qui savez vivre, et soumettez-vous à ce sacrilège, en commentant cette phrase magique : "C’était la mode ! "

Scaramouche - Je me trompe, don César - n’aurait pu supporter la pensée de ne pas être parmi les favoris de cette divinité ; il se mit donc en quête d’une aventure de ce côté-là. Mais, pendant quinze jours, il eut beau parcourir toutes les églises de monastères, assister à tous les services comme un bon et fervent chrétien, il ne vit pas une figure qui lui donnât envie de mener à mal celle qui la possédait et il dut se résoudre à voir le bonheur de Paul Cigliari, du baron de Hesse-Benfeld, du chevalier de la Mézie, et de sir George Hutton, sans pouvoir rivaliser avec eux d’écorniflures faites à la grille du parloir.

Un soir cependant, au palais de je ne sais plus lequel, le chevalier de la Mézie, qui lui voulait du bien, parce que don César lui prêtait fréquemment de l’argent, lui proposa de l’accompagner à un rendez-vous où une épée de plus ne serait peut-être pas inutile. Bianconero était brave, on le sait, et il accepta. Les deux complices escaladèrent une grande muraille et se trouvèrent sous des tonnelles de verdure qui laissaient à peine pénétrer les rayons de la lune.

Là, M. de la Mézie, habitué de ce dédale, fit asseoir le comte dans un coin obscur et, après avoir donné un signal probablement convenu d’avance, reçut, avec la galanterie et la grâce toute parfaite que Paris entier lui reconnaissait, une jeune novice, charmante à en juger par sa tournure et sa démarche et qui, pour débuter, se jeta dans ses bras.

— Mon cher chevalier, lui dit-elle, avez-vous amené quelqu’un ?

— Sans doute, belle Angélique, répondit ce seigneur. Voici M. de Bianconero qui nous aidera plus encore dans notre fuite qu’il ne nous est nécessaire.

— Cela n’est pas aussi certain que vous le pensez, répondit l’infidèle épouse du Seigneur, car je suis décidée à faire le bonheur d’une de nos mères qui n’aspire qu’à s’enfuir du couvent, qui ne veut ni d’un amant ni d’un mari, et qu’il s’agit seulement de mener à Trieste, d’où elle compte gagner l’Allemagne. M. de Bianconero aura-t-il bien tant de bonté que de l’accompagner dans ce périlleux voyage - j’entends, jusqu’à Trieste - et cela en engageant sa parole de gentilhomme de ne la point tourmenter pour savoir son nom ou même pour voir son visage ?

— Mais, ma toute charmante, de quel nouveau soin embarrassez-vous mon amour ?

— D’aucun, cher chevalier, car j’aime tant mon amie que, si vous refusez, je reste.

— Peste ! murmura M. de la Mézie visiblement contrarié. Essayons.

Et, s’approchant de don César, il lui dit d’un air dégagé :

— Mon cher comte, remerciez-moi, je fais votre bonheur ! Une femme ravissante, belle, aimable et faite au tour, qui a conçu pour vous un vif sentiment d’estime (j’oubliais de vous dire qu’elle est religieuse dans ce monastère), a envie d’aller à Trieste et voudrait vous avoir pour compagnon de route. Convenez, mon cher comte, que la fortune vous traite en enfant gâté. Cette plaisanterie sera du goût le plus exquis, et n’était la petite Angélique avec qui j’ai des engagements, je voudrais être de la partie ! Tous nos seigneurs vont vous envier !

— Mais, objecta don César, je n’ai pas envie d’aller à Trieste.

— Je vous dis que c’est du meilleur goût.

— Mais c’est fort loin !

— Elle est charmante.

— On se moquera de moi !

— Tout le monde voudrait être, à votre place. Belle Angélique, le comte attend votre amie et exécutera tout ce qu’elle exige, n’en doutez pas. Maintenant, partons, car nos rameurs attendent, et le jour va paraître.

— Je vais chercher mon amie, dit la capricieuse nonne en s’enfuyant.

— Diable ! objecta M. de la Mézie ; en prenant une prise de tabac.

Au bout de quelques minutes, les deux nonnes parurent à l’extrémité de l’allée. La nouvelle venue était voilée avec le plus grand soin et l’on pouvait préjuger, d’après sa démarche naturelle et ferme, une certaine fierté de caractère qui ne s’accordait pas trop bien avec l’action qu’elle commettait en ce moment. Les compliments furent courts, ainsi qu’on le peut croire, et on se hâta de prendre place dans la gondole qu’avaient amenée les deux amis et qui partit comme une flèche dans la direction de la terre ferme.

Un peu avant que le jour eût paru, on toucha la terre. Je passe sur la conversation qui eut lieu auparavant ; elle fut, de la part du chevalier, un feu roulant de choses aimables et pleines d’esprit qu’il est inutile d’enregistrer et auxquelles Angélique répondait avec plus d’embarras que d’amour. Sa compagne ne disait mot, et don César l’imita, après quelques efforts pour nouer la conversation. Au moment de se séparer, la religieuse embrassa Angélique et lui dit :

— Soyez heureuse, mon, enfant, autant que je le veux et plus que je ne le crois.

Angélique se mit à pleurer comme il est d’usage en pareille occurrence, et le comte saisit cette occasion pour dire au chevalier, en le prenant par le bras :

— Pardieu ! je suis bien aise qu’elle ait prononcé cet aphorisme, car je la croyais muette ; c’est un poisson, mon cher ami, avec qui tu me laisses en tête-à-tête.

— Je te réponds, sur mon âme, de sa beauté et des grâces de sa conversation, s’écria le chevalier en serrant son ami dans ses bras ; mais elle n’est bien que sans témoin. Adieu et reçois ma bénédiction avec mes remerciements.

Cela dit, il fit monter Angélique dans une chaise de poste qui se trouvait là à les attendre et qui les porta… ma foi, je ne sais pas où et je n’ai pas le temps de le chercher.

— Belle dame, dit alors don César, je sais que vous avez un vif désir de voir Trieste… C’est une belle ville… et certainement…

— Monsieur, interrompit la religieuse, allons d’abord à Ancône où je compte m’embarquer ; je crois que nous pourrons nous quitter là.

Don César ne l’écoutait plus ou plutôt ne la comprenait plus ; tous ses sens étaient confondus dans son oreille, pour bien saisir, pour mieux analyser les modulations de cette voix trop connue.

— Eh ! par le diable ! madame, s’écria-t-il enfin, vous êtes… ce n’est pas possible… Ah ! Rosetta, perfide Rosetta, est-ce vous que je retrouve ?

C’était Rosetta, la toujours belle Rosetta ; mais aussi c’était Rosetta bien changée. La solitude, l’éloignement des mauvais conseils avaient réchauffé le bon sang qui coulait dans ses veines. Après quelques mois de réclusion, elle avait pu réfléchir à la cruauté de sa conduite passée envers le pauvre comédien et, en appréciant ce qu’il valait, elle avait aussi reconnu la honte dont sa conduite légère aurait pu couvrir sa famille. Il n’en fallait pas plus pour une âme aussi fière. De ce moment, toutes ses pensées s’étaient tournées vers le recueillement et la piété, et bientôt les remords de deux actions, coupables sans doute, mais au fond excusées par sa jeunesse, avaient fait place à une grande exaltation de sentiments religieux. En un mot, servir Dieu était depuis longtemps sa seule et unique existence.

Elle n’avait pas tardé à découvrir, cependant, la profonde démoralisation de son cloître qui, pareil à tous ceux de Venise, était loin d’observer à la lettre les vœux monastiques ; et toujours romanesque, elle avait pris la résolution de fuir du couvent pour aller s’enfermer dans quelque autre du même ordre qu’elle irait chercher en Allemagne, où elle ne doutait pas que la règle fût mieux observée. Pour se faire protéger dans ce long voyage, elle avait compté sur sa fierté et sur l’argent qu’elle emportait. Du reste, sûre d’elle-même, elle ne redoutait pas une impertinence.

Elle expliqua tout cela au comte aussitôt qu’elle l’eut reconnu. De son côté, il la mit au fait de ses aventures et de l’étrange histoire de sa naissance ; néanmoins, il oublia de lui dire que cette croyance était déjà un peu ébranlée. La vue de Rosetta fit naître d’étranges indécisions dans le cœur de don César. Nous savons déjà combien il était rancuneux. Mais, en cette circonstance, la colère s’éclipsa devant l’amour qui se releva plus fort que jamais dans son cœur. Quand je dis que la colère s’éclipsa devant l’amour, je me trompe, ce fut devant l’espérance qu’elle s’éteignit. Jadis, Scaramouche n’avait aucun espoir de devenir l’époux de l’héritière des Tiepolo ; aujourd’hui, le comte Bianconero, sans trop de fatuité nobiliaire, pouvait avoir cette prétention cela changea toutes ses dispositions.

Que les romanciers sont donc malheureux ! et que l’on avoue avec grande raison que c’est le pire de tous les métiers ! Pendant que je raconte ce que disent, pensent, ne disent pas ou ne pensent pas mes deux interlocuteurs, j’ai bien été obligé de ne pas vous apprendre qu’ils étaient arrivées dans un bourg, y avaient acheté une voiture et qu’à l’aide de deux gros chevaux, dont l’un boiteux et l’autre borgne, conduits par un postillon qui réunissait ces deux qualités, ils étaient depuis longtemps en route pour Ancône, où ils arriveront, s’il vous plaît, sans que je prenne l’embarras de m’interrompre pour vous dire où et comment ils relayèrent. Dans cette ville d’Ancône, ils s’embarquèrent, ainsi qu’ils l’avaient résolu, et je ne sais s’ils eurent bon ou mauvais vent. Bref, je vous dirai, charmante lectrice, ce qu’il conviendra de vous dire et, quand ils seront arrivés, je vous en préviendrai.

Ce qu’il est important de savoir, c’est que don César redevint plus amoureux qu’il n’avait jamais été ; mais Rosetta, bien qu’avec une douceur infinie, ne voulut lui laisser aucune espèce d’espérance. Elle le réconfortait de son mieux, l’assurait de son repentir du mal qu’elle lui avait fait, lui donnait avec une autorité tendre et presque maternelle, quoiqu’elle fût plus jeune que lui, de sages conseils sur sa conduite, surtout sur ses prétentions dont elle s’était vite aperçue ; mais elle lui confirma sa résolution de consacrer le reste de sa vie à la prière et à la méditation.

Don César essaya en vain de tous les moyens de respect et d’amour pour lui persuader de l’aimer ; n’y pouvant réussir de cette façon, il voulut prendre une méthode plus cavalière, et, après y avoir rêvé quelque temps, s’abandonnant à des inspirations fort peu respectueuses, il laissa tomber sous ses pieds un billet qu’elle ramassa et qui contenait les vers suivants :

Je voudrais bien, céleste créature,

Dans ta chambrette une nuit pénétrer,

De mes deux bras te faire une ceinture,

Clore ta bouche avec un chaud baiser,

Enfin, enfin, te contraindre à céder.

O ma Chloris, je meurs, je me consume…

L’amour me poind… consens donc à m’aimer !

Prends de ce feu que ton regard allume,

Et qui bientôt va tout me dévorer,

Si tu ne veux toutefois me céder.

Oui, cède-moi, c’est l’amour qui l’ordonne,

C’est l’âge ardent où tu viens d’arriver,

C’est la beauté de toute ta personne,

C’est le délire où je me sens tomber.

Ah ! c’est ma mort si tu ne veux céder.

Les rimes n’étaient point riches, c’étaient des vers de grand seigneur.

Don César ; attendait ; avec une grande anxiété, comme tout autre aurait fait à sa place, l’effet de cette incartade maladroite, et dont il se repentit du moment qu’il l’eut faite. Rosetta lut jusqu’au bout avec une grande attention et sans marquer le moindre mécontentement ; puis elle recommença cette lecture et sembla étudier les strophes les unes après les autres ; enfin, elle prit une plume, retrancha quelques mots, en ajouta d’autres et, présentant à don César ébahi une sorte d’hymne mystique à la manière de sainte Thérèse, elle lui promit d’une voix douce et calme de la méditer chaque jour dans ses oraisons.

Après ce trait, il fallait se tenir pour battu, et don César prit ce parti. Les deux voyageurs étaient à Trieste depuis deux jours quand cette résolution fut arrêtée et je vous demande pardon de ne pas vous en avoir prévenu plus tôt et de n’avoir pas indiqué l’auberge qu’ils avaient choisie.

Rosetta ne se trouvait pas assez loin de l’Italie, elle ne voulut pas s’arrêter dans cette ville et, comme elle avait éprouvé le respect de don César, elle consentit à ce qu’il l’accompagnât jusqu’en Autriche, où elle voulait se réfugier dans le premier couvent de son ordre qu’elle rencontrerait, en y payant une nouvelle dot et en faisant pénitence de sa fuite.

Le départ était fixé pour le lendemain et ils étaient à table dans leur chambre quand ils entendirent un grand bruit dans les, corridors : des gens montaient, descendaient ; on portait des paquets, des domestiques couraient çà et là. Enfin, comme les chambres d’auberge ont des cloisons plus qu’indiscrètes, on finit par entendre ces mots prononcés vraisemblablement par quelque gros laquais joufflu :

— Est-ce là qu’il faut déposer les malles du capitaine Corybante ?

— C’est là ! répondit l’hôtelier.

Puis le corridor retentit sous des pas éperonnés et une voix grêle, répondant probablement à un respectueux salut, laissa tomber ces mots :

— Bonsoir, bonsoir, faites-nous servir, car mademoiselle meurt de faim, et nos amis vont arriver.

— Ah ! mais, c’est Corybante, dit don César en sautant de sa chaise à la porte, qu’il ouvrit.

Et il se trouva en face de Colombine donnant le bras à l’ex-abbé, décoré d’une paire de moustaches, enterré dans un justaucorps de buffle, et ayant précisément la mine de ces féroces. guerriers de bois que le génie des fabricants de Nuremberg campe si fièrement, les bras en anse, sur un cheval de carton.

Inutile de dire et les embrassades et les compliments. Rosetta s’était retirée dans un coin de la chambre, et après les premiers saluts, prenait peu de part à ce qui se passait. Corybante s’exprima ainsi :

— Vous êtes sans doute surpris, seigneur don César, de me voir dans la milice mais ma pauvre dona Paula m’a forcé d’acheter une compagnie, sous prétexte que cela me donnerait du relief, et je suis en ce moment au service de Naples. J’en arrive, chargé par le marquis de Bianconero d’une commission qui m’est bien pénible à remplir, et si pénible que je préfère voir mademoiselle Colombine s’en acquitter à ma place.

— Qu’est-ce donc ? s’écria le comte tout effaré.

Colombine hésita un instant, puis, prenant son parti, mit ses deux mains sur les épaules de don César et lui dit, tout en l’embrassant :

— Mon pauvre ami, tu n’es pas le fils de la marquise Bianconcro, on a découvert d’une manière positive que ce fils n’était autre que Polichinelle. Il a montré, étant gris, des papiers qu’il conservait soigneusement comme des amulettes contre la fièvre et qui sont les preuves irréfragables de sa naissance. En apprenant cette nouvelle, la marquise, qui avait toujours rêvé son fils sous la forme d’un ange, est morte de saisissement, et son vieux mari, désespéré, s’est retiré à la campagne, où il n’a guère le courage, je t’assure, de s’amuser avec ses bêtes. Mais te voilà pâle et défait ! Voyons mon chéri, console-toi. Tu as toujours de l’argent, et l’argent, vois-tu…

— Je ne garderai pas seulement un écu de cette famille maudite ! s’écria Matteo, désespéré qu’elle ne fût pas la sienne. Au diable la noblesse ! Je déteste les gens qui veulent s’élever au-dessus des autres. Ce vieux Bianconero n’aurait pas pu me reconnaître, moi qui vaux mieux que lui !

— Il vous fait dix mille écus de rente, observa le capitaine ; mais il ne vous reconnaît pas pour son fils, par respect pour ses aïeux, à ce qu’il dit.

— Je ne recevrai pas un sou de lui ! cria Matteo, en allant s’asseoir tout sanglotant dans un coin.

— Mais vous recevrez cette rente de moi, mon cher Matteo, dit Rosetta en s’avançant. Ce n’est pas un don ; c’est à peine ce que vaut le mal que je vous ai fait : la perte de votre voix, votre emprisonnement, bien que momentané, et surtout les peines que je vous ai causées. Mon oncle Tiepolo n’hésitera pas à faire droit à ma requête contenue dans cette lettre que je vous remets. Adieu. Supportez votre malheur avec courage et regardez-moi toujours comme une amie. Vous, mademoiselle Colombine, vous m’accompagnerez jusqu’en Autriche, cela me sera plus agréable que de déranger le seigneur Matteo.

Elle allait continuer, quand toute la bande des comédiens entra dans la salle : Pantalon, Tartaglia, Arlequin, dona Barbara, Polichinelle lui-même, le nouveau comte, qui était en procès pour rattraper sa fortune donnée aux Dominicains, procès qui dura tout un an sans qu’il en ait tiré un sou et qui dure encore entre ses héritiers et l’ordre des Frères Prêcheurs. Tout cela sautait et cabriolait de joie autour de Matteo retrouvé ; Rosetta s’empressa de sortir en emmenant Colombine.

Je dois dire que le spectacle annoncé pour le soir avec la permission des autorités, n’eut pas lieu ; mais bien d’autres se firent, par la suite, brillants et magnifiques ; car Matteo ne voulut pas recevoir le don de Rosetta, pas plus que celui du vieux comte, avec qui, du reste, il fut toujours en affectueuse correspondance, aussitôt que sa fureur fut calmée, et qui même vint le voir une fois à Gaète.

Matteo, donc, redevint Scaramouche. De plus, d’après le conseil de Rosetta que lui apporta Colombine, il épousa cette fois ladite Colombine et fut avec elle aussi heureux qu’on peut l’être sur la terre.

Deux auteurs célèbres ont estimé que se marier c’était faire une fin : Le Sage termine ainsi son immortel Gil Blas ; Victor Hugo, ne sachant plus que faire du capitaine Phébus, le marie ; il assure même que ce genre d’épilogue peut être assimilé à une fin tragique. Ce mot me semble trop dur, en général, et point applicable au cas particulier que je traite. Je me contenterai donc de répéter que Scaramouche se maria. Pour la vie du capitaine Corybante, elle se trouve probablement parmi les biographies des grands hommes de guerre de cette époque.

==Page:Gobineau - Scaramouche - 1922. djvu.djvu/125==