Scapin maquereau, drame en deux actes par M. Albert Glatigny
SCAPIN.
CORBIN.
PIGNOUFLARD.
LUCINDE.
ESTELLE.
DES PUTAINS.
AVERTISSEMENT
L’auteur de ce drame vint, à pied, de Versailles à Batignolles, pour en remettre le manuscrit au secrétaire du Théâtre. — Lorsque M. Albert Glatigny déboucha dans le jardin, un héron qui depuis deux jours faisait l’ornement de la Ménagerie, saisi d’un sentiment exaspéré de jalousie, à l’aspect des jambes du poète des Antres malsains, s’envola pour ne plus revenir…
Scapin maquereau, annoncé sous le titre de Scapin ruffian, fut représenté au mois de janvier 1863. Les costumes des putains avaient été scrupuleusement copiés sur ceux des filles de la Patte de Chat[2]. Le décor du premier acte fut vivement applaudi. M. Monselet feignit d’y reconnaître le petit temple grec qui sert de loge au portier du parc Monceaux ; mais personne ne fut dupe de sa méprise hypocrite.
Entre le premier et le second acte de Scapin maquereau, M. Lemercier de Neuville introduisit Crockett et ses lions, intermède qui eut le plus grand succès.
Le décor, peint par l’auteur, représentait le Cirque et ses trois mille spectateurs : — « Ça ressemble au tableau de Gérôme ! » s’écria M. de Serre, quand le murmure d’approbation générale se fut apaisé. — « Oui, mais il y a plus d’air, » reprit le sévère Pelloquet (des Espagnes)[3].
M. Armand Gouzien, auteur de la Légende de Saint-Nicolas, composa pour Scapin maquereau une ouverture à grand orchestre. L’ouvrage fut repris sur le théâtre de M. Émile Renié, avec le concours des marionnettes de M. Bénédict Révoil. Il a été représenté, en dernier lieu, sur un théâtre particulier, à Nancy, rue du Maure qui trompe.
PROLOGUE
Le besoin se faisait sentir d’un nouvel art
Que nul encor n’avait prévu, même Ballard,
Régisseur dans les temps anciens du Vaudeville.
On affiche parfois, sur les murs de la ville,
Que l’on vient de jouer un ouvrage important
Qui doit émerveiller jusqu’au moindre portant
De coulisse ; mais bah ! quand la toile se lève.
Tout prestige fout le — camp ainsi qu’en un rêve,
Et le truc que Thierry pour nous plaire employa,
Aboutit, à la fin, aux œuvres de Laya…
Cet ordre nous emmerde, et moi, Polichinelle,
Je déclare, de ma — voix la plus solennelle,
Que je veux mettre fin à tout cela. — Seigneurs,
Nous sommes gens de goût, et non pas des saigneurs
De bœufs, comme on en voit aux portes de Montmartre ;
Nous nous habillons tous de velours et de martre,
Et le soir, entre deux londrès bien allumés,
Nous récitons les vers des maîtres renommés.
Donc, vous ne verrez pas ici de tragédie.
La rime à tous nos vers mettra son incendie,
Les dames lèveront leurs jupes jusqu’au ciel,
Car nous devons, et c’est un point essentiel,
Être, avant tout, moraux et plaire aux jeunes filles
Que le couvent enferme encore sous ses grilles,
Et qui, vouant déjà leurs âmes à Cypris,
Par le calme des nuits touchent leur clitoris !
Nous vous ferions bien voir nos acteurs, mais pour l’heure,
Ils sont tous retenus au sein de leur demeure,
Notre jeune premier est à Fontainebleau ;
La cour l’a demandé pour le second tableau
Du Bossu. L’ingénue, — ô caprice bizarre
Du sort ! — notre ingénue accouche à Saint-Lazare.
Nous avons convoqué la critique. Sarcey
Ne vient pas ; c’est déjà quelque chose. L’essai
Vous plaira-t-il, seigneurs, et vos clefs criminelles
Feront-elles mourir tous ces polichinelles
Qui chantent, font l’amour, et grimpent aux balcons !
Non ! vous applaudirez.
SCAPIN MAQUEREAU
ACTE PREMIER
D’HONNÊTE APPARENCE
Scène PREMIÈRE
Ma fille ne sait pas se laver, et je dois
L’unir à Pignouflard, un être dont les doigts
N’aiment pas à rester inactifs. Le derrière
De Lucinde est rugueux ; tel, dans une clairière,
Un chêne dont l’écorce est âgée et s’en va.
Ce derrière n’est point l’idéal que rêva
Mon gendre, lequel est porté sur la minette.
Si je pouvais trouver un moyen déshonnête,
Quoique prompt, pour forcer mon enfant à savoir
Dans quel but nous avons inventé le lavoir…
Scène DEUXIÈME
C’est le digne seigneur Corbin, je crois ?…
Comment vas-tu, Scapin ?
Je suis heureux.
Heureux !…
Je voudrais décider ma fille à prendre un bain…
Un bain ! est-il possible ?
Votre fille est charmante…
Pourquoi donc ? Ses cheveux sont des plus abondants ;
Je lui crois tous ses plis, comme toutes ses dents ;
Un grand air de pudeur de son être s’exhale…
Oui, ma fille est charmante, il est vrai, mais d’un sale !…
Figure-toi… mais non, tu ne le pourrais pas !
Desnoyers chez Carjat culbute où vont ses pas[4] !
Son nom seul eût empli la bouche de Cambronne…
Et Pignouflard, demain, effeuille sa couronne
Virginale…
Qu’à son époux ma fille apporte sa vertu,
C’est juste ; mais il faut une vertu décente.
Et j’ai peur que la sienne au grand instant ne sente…
Conduisez-la chez moi, je la ferai laver.
Elle se laverait ?
Mais que fais-tu ?
Nom de Dieu !
Donnez-moi votre fille… on se lave chez moi.
Vous hésitez ?
Cela me cause quelque émoi…
Bourgeois, vous êtes plein de préjugés !
Ma fille lavera son cul, cela doit être ;
Mais entre se laver et devenir putain,
Diantre !…
Que je ne la prends point comme pensionnaire.
Elle ne sera pas une fille ordinaire,
Réclamant aux vieillards libidineux ses gants,
Et tirant tous les jours des coups extravagants…
Je ne veux exercer qu’une sage tutelle
Sur sa personne ; rien de plus.
Baisera-t-elle ?
Le moyen autrement de lui faire aimer l’eau ?
On m’a fait du bordel un bien sombre tableau…
Des Pontmartin !… laissez dire les imbéciles ;
Tous les métiers sont bons en ces temps difficiles :
Le mien est honorable entre tous.
Mais que suis-je, après tout, s’il vous plaît ? l’intendant
Des plaisirs du public ; position légale,
Honnête, et que nulle autre en ce monde n’égale.
Mais ce mot : maquereau !
Cher monsieur ! Vous devez trouver fort malséant,
Alors, que Dinochau[5] donne à dîner au monde
Des lettres, qui n’a pas de fourneaux ?… C’est immonde.
Selon vous, que d’avoir un hôtel pour les gens
Qui n’ont pas de logis ?… Soyons plus indulgents.
On peut fort bien tenir, sans cesser d’être austère,
Un magasin d’amour pour le célibataire.
Il n’en est pas moins vrai…
Les Lévy de Renan, et Hachette d’About !
Et nous, quand simplement nous trafiquons des femmes,
On viendrait nous couvrir d’épithètes infâmes !…
Tu m’as ému Scapin… Ton discours est fort beau…
Je t’amène ma fille : achète un lavabo !
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
C’est demain, ô mes sœurs ! le jour de la visite.
J’ai trouvé dans mes poils, ce soir, un parasite.
Le joli morpion ! il était rose et blanc,
Avec un petit signe, à gauche, sur le flanc…
J’aime les animaux ; si celui-là te gêne,
Donne-le moi : je veux l’offrir à mon Eugène !
Ces dames au salon !
Scène DEUXIÈME
Je viens revoir l’asile où, dans les jours mauvais,
J’exerçais librement les fiertés de ma queue !
J’épouse après-demain une prunelle bleue,
Et je viens répéter mon rôle pour l’hymen
Que je dois contracter…
Scène TROISIÈME
Bonjour, petit gamin.
Seigneur ! ma fiancée en ce logis étrange !
Vous y venez bien, vous !
instant tout change…
Ma future est en proie aux nœuds des étrangers !
Effeuillez-vous aux vents du nord, blancs orangers !…
Pourquoi me regarder ainsi, Paulin[6] ?… je t’aime !
Notre amour, approuvé par mon père lui-même,
Est noble et pur… Demain, tremblante entre vos bras,
Pignouflard, vous m’aurez… Oh ! dis ! tu m’apprendras
Les doux secrets qu’on livre à la vierge craintive ?…
Arrière !… Écoute-moi : le champ que l’on cultive
Ne se défriche plus !…
Me repousser ainsi ? Ah ! viens auprès de moi…
Ne te souvient-il plus de nos jeunes années,
De nos projets d’enfance et de nos destinées
Jointes étroitement, marchant du même pas.
Ensemble, comme on voit défiler les soldats ?
J’aurais, pour mon malheur, aussi pu naître femme…
J’aurais pu, comme une autre, être vile, être infâme !
Courir le guilledou jusqu’au Coromandel !
Mais ne fusse jamais entrée en un bordel !…
Hélas ! ce que Dieu veut…
Oui, c’est une loi dure !
Mais je n’eusse jamais tenté cette aventure
Avant mon mariage… Après, je ne dis pas !
Car il faut à l’époux préparer ses repas…
Mais si je suis ici, c’est parce que je t’aime
D’un amour violent, inextinguible, extrême !
Un jour, il est prochain, tu me remercieras…
Une odeur de verveine est éparse en mes draps…
Baudelaire, qui veille au sommet de Leucate[7].
Me trouve faisandée à point et délicate…
Oh ! ne me jetez plus de ces regards affreux !
Vous êtes mon lion superbe et généreux !
Avoir dans un bordel perdu son pucelage !
Si du moins elle avait vu le jour au village !
Adieu ! je pars…
Tu pars ?…
Sans me donner mes gants, peut-être ? quel toupet !
Il m’insulte, je crois ? Malhonnête !…
De l’encre de Guyot ?
Et qui lava le cul de cette enfant, le jour
Qu’on vint la préparer aux actes de l’amour.
Ô ténèbres ! ça pue étrangement… Il semble !…
Qu’on ai fait infuser deux Cochinats ensemble !…
Regarde maintenant cette autre… Eh bien !
Vide.
pas, mais pleine, s’il vous plaît,
D’une eau pure et limpide à ce point, que l’on pense
Ne rien voir…
Je me lave depuis huit jours avec cette eau…
Est-elle assez propre, hein ?
Y mirent leur visage où la rose foisonne !…
Diras-tu maintenant que mon cul empoisonne ?…
On ne se lave bien qu’au bordel ! Des ingrats
Peuvent seuls à ton con préférer un con gras !
Et tu méconnaissais mon cœur…
Scène CINQUIÈME
À Pignouflard.)
Et de peur que ton âme encor ne se courrouce,
Voici sa dot, qui vaut bien de vaines primeurs.
Le théâtre, messieurs, est l’école des mœurs.
Marquis.)
- ↑ La première édition dit « par l’auteur des Antres malsains. » Les Antres malsains, sont la maîtresse-pièce des Vignes folles, premier volume de vers publié par M. Albert Glatigny (1860).
- ↑ Débit de chair humaine au plus juste prix, sur le boulevard Monceaux.
- ↑ On sait que M. Théodore Pelloquet est le sujet de la romance Le Beau Pelloquet des Espagnes, qui se chante sur l’air : Je suis muletier de Castille.
- ↑ Allusion à un plongeon fait quelques jours avant la première représentation de cette pièce (janvier 1864), par le nomme Fernand Desnoyers (de l’Isère), dans la fosse d’aisance en vidange de la maison de l’illustre photographe Carjat (Carjat, limonade, bière !), un soir de réunion artistique et littéraire.
- ↑ Restaurateur des lettres, comme François Ier, mais avec moins
de faste. - ↑ Petit nom d’oiseau. Nul n’ignore que M. Paulin Limayrac, quoique quinquagénaire, n’a pas encore atteint son premier lustre
Le jeune Paulin Limayrac,
Est âgé de cinq ans à peine.(Ô funambulesques.) - ↑ Et depuis lors je veille au sommet de Leucate…
(Charles Baudelaire, Fleurs du Mal, Ire édition. — Lesbos, pièce condamnée.)