Scènes et récits des Alpes
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 29-59).
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SCENES


ET


RÉCITS DES ALPES





L’HOSPICE DE DE SELISBERG.[1]





I.

Une de ces lourdes barques employées à transporter les voyageurs aux différentes stations qui forment, sur les deux rives du lac de Lucerne, comme une série d’étapes historiques, venait d’aborder au petit port de Bauen. Elle n’avait pour passager qu’un jeune homme parti de Fluelen deux heures auparavant ; il avait d’abord visité le rocher de Tellen-Platte, puis traversé le lac et congédié ses deux bateliers. Maintenant il se dirigeait à pied vers la prairie solitaire où Walter Furst, Arnold Melchthal et Werner Stauffacher avaient autrefois juré de délivrer leur patrie « au nom du Dieu tout-puissant. » Déjà apparaissait sous le Selisberg la pente verte du Grütli. C’est là qu’à la fin du dernier siècle l’abbé Raynal avait proposé d’élever un monument en mémoire des trois libérateurs, à quoi les paysans qui formaient le conseil d’Uri avaient répondu : — Le monument existe ; il est dans nos âmes : c’est l’amour de la liberté ! La vue de ce qui l’entourait avait sans doute reporté l’étranger vers ces souvenirs des temps héroïques de la Suisse, car son regard allait de Tellen-Platte à la prairie du Serment avec une expression de curiosité exaltée, et il murmurait à demi-voix les vers de Schiller : « Quel motif a pu rassembler les trois peuples des montagnes sur une rive déserte du lac pendant les heures funèbres de la nuit? Quel doit être l’objet de cette nouvelle alliance que nous allons conclure ici sous la voûte étoilée du ciel[2]? »

Alors même que le choix de la citation n’eût point trahi la nationalité du jeune voyageur, son costume eût suffi pour la faire connaître : c’était celui des étudians de la Vieille-Allemagne, association formée sous l’inspiration de cette philosophie de l’histoire qui opposait fatalement les races germaniques aux races latines, et où l’enthousiasme romanesque mêlé à je ne sais quel fanatisme rétrospectif faisait de chaque membre une sorte de Werther gallophobe toujours prêt à chanter la fameuse Marseillaise teutonique : « Non, vous ne l’aurez point, notre Rhin allemand ! »

L’étudiant touriste portait le pantalon et la tunique de velours soutachés d’arabesques, la ceinture vernie, les guêtres de peau de daim, la petite casquette verte liserée de blanc et le havresac de cuir noir aux gaufrures symboliques. Il tenait à la main un de ces longs bâtons ferrés que surmonte une corne de chamois, et autour desquels s’enroulent, gravés au feu, les noms des lieux que l’on a visités. Sa taille haute était dégagée plutôt que gracieuse, de longs cheveux blonds tombaient sur son cou presque nu, et la blancheur rosée de son visage lui eût donné une apparence efféminée sans la moustache épaisse qui garnissait sa lèvre et sans l’expression de ses yeux. Il y avait en effet dans leur bleu changeant quelque chose d’âpre et pour ainsi dire d’excessif. Leur regard passait brusquement de l’extatique au farouche, du rayonnant au sombre, sans s’arrêter jamais dans le calme.

Cependant si notre jeune voyageur eût traversé la Suisse quelques années plus tôt et se fût soumis à l’examen de Lavater, nul doute que l’illustre physiognomoniste n’eût démêlé sous cette exaltation quelque chose d’artificiel, une sorte de nature acquise à laquelle l’étudiant avait attaché son honneur, et qui faisait de lui, dans une certaine mesure, un de ces comédiens sans le savoir qui arrivent à ne pouvoir distinguer leur rôle de leur caractère. Peut-être même l’illustre Zurichois eût-il découvert sous le lyrisme emphatique du jeune Allemand un fonds de bonhomie bourgeoise naturelle à sa race, car la véritable infirmité du génie germain est de méconnaître lui-même ses dons charmans, de transformer l’idylle en dithyrambe et de vouloir toujours, comme le poète de Mantoue, « rendre les campagnes dignes d’un consul. »

C’est ce que faisait pour le moment le voyageur en continuant à répéter les tirades classiques de Schiller devant ces sites agrestes, Il apercevait déjà le petit lac qui a donné son nom au Selisberg, en avant duquel s’ouvrait, à travers les bois, les vergers et les pâturages, une route sinueuse qui contournait la montagne. Le jeune homme parut hésiter sur la direction à prendre et chercha autour de lui quelqu’un qu’il pût interroger. N’apercevant personne, il se décida à s’asseoir sous un arbre et à étaler sur l’herbe sa carte de Keller, compagne indispensable du touriste à pied dans les petits cantons.

Dès le premier coup d’œil, il reconnut que la route à l’entrée de laquelle il s’était arrêté le conduisait par Ematten à Bekenried, où il devait coucher le soir. Or ce dernier village se trouvait au plus à deux heures de marche, le jour était encore peu avancé; il pouvait donc sans inconvénient faire une station dans ce « berceau de la liberté helvétique » et continuer à s’y livrer à ses émotions historiques. Il prit en conséquence une pose suffisamment extatique et se mit à promener les yeux sur l’autre rive en murmurant : « J’ai traversé les terribles montagnes de Sarnen, et, passant sur les vastes solitudes de glaces où retentit seulement le cri sauvage du vautour, je me suis élevé jusqu’aux hautes pâtures où les bergers d’Uri et d’Engelberg se saluent de loin par de grands cris en faisant paître leurs troupeaux. »

Il apercevait en effet la côte sauvage de Schwitz et d’Uri descendant jusqu’au lac en pente abrupte, et dont le sommet découpé semblait avoir pour gigantesques sentinelles l’Axentig et la Frohn-Alp. La tête rejetée en arrière, il laissait depuis quelques minutes son œil s’égarer sur ces cimes arides, lorsqu’une légère déviation du rayon visuel opposa tout à coup à sa contemplation une des branches de l’arbre sous lequel il se trouvait assis. C’était un cerisier chargé de fruits qui pendaient au-dessus de lui en guirlandes de corail. Cette vue le ramena brusquement des sublimités poétiques de la création à l’une des réalités les mieux appréciées de l’Allemagne, car, chez elle, l’enthousiasme de l’esprit s’allie merveilleusement à l’activité de l’estomac, et, dans ses plus profonds désespoirs, Werther n’oublie jamais l’heure de ses repas.

L’étudiant réfléchit que l’heure de son Mittags-frühsluck était venue, et qu’il avait en conséquence le droit de réconforter son admiration par quelque rafraîchissement. Il leva donc vers le cerisier la corne de chamois qui armait son bâton de montagne, et, attirant à lui la branche la plus rouge de cerises, il se mit à cueillir celles-ci sans interrompre ses citations de Schiller. Il en était à la tirade d’adieu de Stauffacher et aux dernières cerises de la branche, lorsqu’une rude interjection retentit derrière lui. Il se retourna ; un paysan était debout contre la balustrade du verger et le regardait d’un air de surprise indignée.

— Saint Nicolas ! Mes arbres ont-ils changé de maître ? demanda-t-il comme s’il s’interrogeait lui-même ; puis, élevant la voix, il ajouta : — Qui êtes-vous, et qui vous a donné droit sur ce qui m’appartient ?

Pour toute réponse, le jeune homme s’écria d’un ton de tragédie, mais sans lâcher la branche qu’il achevait de dépouiller : — Voilà donc où tu en es arrivée, vieille terre de Guillaume Tell ! toi où l’étranger était autrefois accueilli par ce salut que nous a conservé le poète : « Buvez hardiment à notre coupe, seigneur ; nous n’en avons qu’une seule comme nous n’avons qu’un même cœur ! »

Il avait levé le bras pour déclamer cette nouvelle citation de Schiller ; sa main rencontra une seconde branche du cerisier qu’il se préparait à traiter comme la première. Cette fois le paysan parut sortir un peu de son calme.

— Sur mon âme ! l’étranger peut toujours boire, dit-il ; le pays ne manque pas d’auberges, et les tarifs sont réglés selon la justice.

L’étudiant lui jeta un regard superbement dédaigneux.

— Je comprends, dit-il ; c’est une invitation à débattre le prix de la collation que je viens de faire sous ton arbre. Digne descendant de Winkelried, noble disciple de Nicolas de Flüe, il est donc vrai, ton hospitalité n’est désormais qu’un commerce ; tu as oublié de donner,

— Pourquoi exiger des gens de la montagne plus que des autres ? reprit le paysan. À moi, pauvre homme, vous demandez les fruits de mon verger ; oseriez-vous demander aux riches voyageurs qui arrivent là seulement leur bâton de voyage ?

L’Unterwaldais montrait en souriant un groupe de touristes qui revenait d’Ematten et n’était plus qu’à quelques pas ; il se composait d’une jeune femme portée dans une de ces litières découvertes en usage dans la montagne, et de trois ou quatre compagnons de différentes tournures et de différens âges, parmi lesquels on remarquait un élégant jeune homme marchant près de l’élégante voyageuse. L’étudiant, qui s’était retourné aux paroles du paysan, se leva d’un bond.

— C’est un défi ! s’écria-t-il ; eh bien ! mort de ma vie ! j’accepte.

— De leur demander l’aumône ? Interrompit l’Unterwaldais surpris. Son interlocuteur lui jeta un regard de fierté courroucée.

— Les gardeurs de vaches de l’Auberbauen ne peuvent connaître les privilèges des universités allemandes, dit-il avec dédain; ils ignorent que, d’après les vieilles coutumes, chaque étudiant en voyage peut demander le viatique : — c’est un droit qui vient des capitulaires.

En parlant ainsi, il s’était découvert, avait passé la main dans sa longue chevelure blonde, geste qui lui était ordinaire toutes les fois qu’il se préparait à quelque entreprise, et il s’avança vers les touristes avec une sorte de liberté résolue qui ôtait à sa démarche ce qu’elle pouvait avoir d’humiliant.

Comme il tenait le milieu de la route, les porteurs de la litière furent forcés de s’arrêter.

— Qu’est-ce donc? qu’y a-t-il? demandèrent en même temps la dame et son cavalier servant.

En entendant parler français, le jeune homme ne put retenir un geste contrarié; cependant il salua.

— Pardon, dit-il dans la même langue, mais avec l’accent tudesque, un des studiosi de la vieille université d’Heidelberg souhaite la bienvenue à la noble châtelaine ainsi qu’à sa suite, et lui répète, comme au temps chevaleresque, le cri de largesse!

À ces mots, il tendit sa casquette avec une gravité si plaisamment majestueuse, que le Français éclata de rire.

— Eh! mais nous voilà en plein moyen âge, madame la comtesse! s’écria-t-il. Dieu me pardonne! rien ne manque à la mise en scène. Monsieur ne serait-il point, par hasard, un des écuyers de Goetz de Berlichingen?

— Je reconnais le costume, interrompit sérieusement un touriste belge qui suivait la litière : c’est un étudiant allemand.

— Qui réclame la passade, ajouta un Polonais, reconnaissable à ses moustaches et à ses brandebourgs.

— C’est une des coutumes académiques de nos maîtres, fit observer amèrement un Italien.

— Et ne dit-on pas, reprit la jeune dame, qui regardait l’étrange mendiant avec un sourire, que de pareilles rencontres portent bonheur?...

— A celui qui reçoit? demanda le Français.

— Non, monsieur; à celui qui donne, répliqua-t-elle.

Et, se penchant gracieusement hors de la litière, elle déposa une pièce d’argent dans la casquette de l’étudiant.

Celui-ci l’avait tenue tendue jusqu’alors, écoutant d’un air hautain ce qui avait été dit; mais quand il vit que les compagnons de la comtesse se préparaient à l’imiter, il fit un pas en arrière, et, se retournant vers l’Unterwaldais, qui s’était approché, il jeta la pièce d’argent à ses pieds.

— Sache désormais que tous ne sont pas comme toi durs au passant, dit-il ; prends, et rougis.

L’Unterwaldais ne rougit point, mais il se hâta de prendre et de s’éloigner. Alors le jeune homme, qui vit l’étonnement général, expliqua rapidement ce qui s’était passé, et il allait prendre congé, en adressant à la comtesse des souhaits de bonheur empruntés aux plus poétiques réminiscences de la muse germanique, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée de nouveaux voyageurs ; parmi eux se trouvait une jeune fille, qui, à sa vue, poussa un cri de surprise.

— Monsieur Hermann Brenner ! dit-elle.

— Mademoiselle Henriette Bergel ! répondit le jeune homme non moins étonné ; est-ce bien vous que je retrouve ici ?…

— Avec mon tuteur, M. Borris, de Genève, interrompit la jeune fille en présentant un vieillard qui l’accompagnait, et auquel elle expliqua en peu de mots que M. Brenner était un parent de M. le conseiller Kaufmann, chez qui elle avait passé l’hiver précédent à Heidelberg.

M. Borris tendit la main à Hermann avec une cordiale bonhomie. Il y eut un échange de questions, d’abord sur leurs amis communs, puis sur les directions respectives. Mlle Bergel et son tuteur remontaient avec leurs compagnons à l’hospice[3] du Selisberg, qui était une de ces hautes retraites où des touristes de toutes les nations se réunissent pour un court séjour d’été. Hermann témoigna d’abord le regret de ne l’avoir pas compris dans son plan d’excursion, puis se laissa tenter par l’éloge qu’en firent Mlle Bergel et son tuteur, et témoigna l’intention de changer son itinéraire pour les suivre. La difficulté était de trouver place à l’hospice. La jeune fille s’écria qu’elle allait tout arranger avec l’hôtelier ; celui-ci venait précisément derrière eux, sur la route d’Ematten. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, dont la figure ouverte, la ferme tenue et le costume d’une propreté recherchée prévenaient favorablement. Henriette courut à sa rencontre, et M. Borris affirma qu’il ne refuserait rien à sa pupille.

— Je crois en effet difficile de résister à Mlle Bergel, dit la comtesse d’un ton qui flottait entre la bienveillance et l’ironie ; ne m’avez-vous pas dit d’ailleurs que votre pupille et notre hôte étaient presque parens ? — J’ai dû dire qu’ils l’étaient tout à fait, madame la comtesse, répondit le Genevois.

— Au fait, il est très bien ce M. Franck, reprit Mme de Stieven avec nonchalance; il a les façons d’un homme né... et il sert parfaitement à table. — C’est merveilleux pour nous autres Moldaves, qui en sommes encore aux auberges où il faut apporter son repas et son lit — Du reste, chaque pays constate sa civilisation à sa manière : à Rome on a les chanteurs de Saint-Pierre, à Londres les docks, à Paris les musées, en Suisse vous avez les hôtelleries.

Hermann, qui avait jusqu’alors gardé le silence, poussa un soupir en levant au ciel ses yeux d’un bleu de porcelaine de Saxe. — Hélas! il est trop vrai, madame la comtesse, dit-il; la vieille ligue grise n’est plus qu’une association de maîtres-queux et de sommeliers. Ah! si vous saviez mes désenchantemens depuis bientôt un mois que je parcours cette terre des Stauffacher et des Melchtal !

— Espériez-vous, par hasard, les retrouver ici? Demanda M. de Vaureuil d’un ton railleur.

Hermann secoua sa longue chevelure, ce qu’il faisait fréquemment depuis qu’une dame d’Heidelberg l’avait assuré que ce mouvement lui donnait un air de lion.

— J’espérais retrouver leur souffle dans la poitrine de leurs fils, reprit-il avec une gravité solennelle. Je croyais trouver ici la terre libre comme au temps des patriarches. Eh bien! j’ai gravi les pics les plus élevés, leur dernier arbre était sous la garde d’un forestier; j’ai visité les lacs perdus dans les fentes de la montagne, j’y ai rencontré des gardes-pêche. Les Alpes et les vaux, les torrens et les bois, tout avait été notarié, tout servait au profit; la Suisse entière n’était désormais qu’un bazar dont Dieu lui-même avait fourni les marchandises. Ici on tenait des cascades, là on faisait des avalanches; il y avait un droit d’entrée sur les glaciers comme à la porte des théâtres; on vous vendait jusqu’au son de trompe qui réveillait les échos de la montagne, jusqu’à la stalactite des rochers, jusqu’à la fleur des buissons. Horreur! — il n’y a plus de patrie de Guillaume Tell, madame la comtesse; — cieux, lacs, torrens, montagnes, vos enfans ont écrit sur vos fronts l’épitaphe gravée pour la Pologne; ici partout je crois lire aussi finis Helvetiœ.

Il y avait dans l’accent du jeune étudiant, dans son geste adressé aux quatre coins du ciel, une exaltation si visiblement volontaire, que les auditeurs se regardèrent avec un sourire. Le Français se pencha vers Mme de Stieven. — Parbleu! on ne se plaindra plus du prosaïsme de nos causeries, dit-il gaiement; voici qu’arrivé parmi nous un poète des bords du Rhin; nous allons vivre désormais au son de la harpe de David ! Mais une idée venait de traverser l’esprit de la comtesse; elle était décidée à tirer parti de la présence du jeune étudiant; elle garda son sérieux. — Excusez-moi, répondit-elle froidement à M. de Vaureuil, je n’ai point assez d’esprit pour trouver l’enthousiasme ridicule; ce M. de Brenner me semble fort intéressant.

Comme Henriette, qui les rejoignit dans ce moment, cria que l’hôtelier du Selisberg donnerait sa propre chambre à M. Hermann, Mme de Stieven laissa échapper une exclamation de contentement qui força celui-ci à remercier. Elle répondit aussitôt de manière à continuer la conversation, si bien qu’il demeura près de sa litière, tandis que M. de Vaureuil, évidemment tombé en disgrâce, tâchait de se consoler en ralentissant le pas pour attendre le Genevois et sa pupille.

Celle-ci cependant était déjà retournée vers M. Franck, qui, retardé sans doute par son fardeau, demeurait assez loin en arrière. Il dut donc se contenter de l’entretien de M. Borris, qui, malgré tous ses efforts d’amabilité, le laissa silencieux et distrait. A chaque détour du sentier, M. de Vaureuil et Mme de Stieven retournaient la tête en même temps pour mesurer la distance à laquelle se tenait Mlle Bergel, et des expressions opposées perçaient sur leurs deux visages. Celui de la comtesse trahissait une satisfaction malicieuse, celui du Français un dépit impatient. Quant à Mlle Henriette, objet de ce double examen, elle ne semblait point y prendre garde. Son chapeau de paille suspendu au bras et ses beaux cheveux flottans en boucles le long de ses joues rosées, elle continuait à gravir la pente de la montagne en causant avec l’hôtelier. De temps en temps les voix arrivaient jusqu’à M. de Vaureuil, qui alors prêtait l’oreille pour écouter; mais il ne pouvait saisir qu’un murmure confus, entre coupé par le rire frais et timbré de la jeune fille.


II.

Lorsque, partant de Lucerne pour traverser dans sa longueur le lac des quatre cantons, vous avez dépassé Gersau, la rive gauche tourne brusquement vers le sud, et marque pour ainsi dire l’entrée d’un nouveau lac. C’est à ce coude vis-à-vis de Brunnen, où se signa la première ligue des cantons, et au-dessus de la prairie du Grütli, que se dresse le Selisberg. Les barques conduisent les voyageurs au petit port de la Treib, d’où commence l’ascension. L’hospice a été construit au premier ressaut de la montagne. Bien que sa situation soit loin d’offrir des beautés comparables à celles de l’hospice bâti près de la chapelle de Notre-Dame-des-Neiges, sur le Rigi, et que l’œil y embrasse un panorama moins varié, les voyageurs y étaient déjà assez nombreux vers l’époque à laquelle remonte notre récit pour que le chalet disposé en hôtellerie ne pût toujours suffire à les recevoir. Outre les touristes de passage, on y trouvait, comme nous l’avons dit, un certain nombre de pensionnaires qui venaient y chercher pendant quelques semaines l’air enivrant des hauteurs et le repos d’une solitude animée.

Les Alpes seules peuvent offrir des exemples de ces campemens de plaisance où l’isolement et les loisirs forment en quelques jours mille amitiés de passage et nouent quelquefois d’éternels attachemens. Là tout concourt à rapprocher : l’uniformité des distractions, la suspension des réserves mondaines, l’impossibilité de se soustraire aux regards. Comme des naufragés volontaires, les voyageurs, sur ces étroites cimes, sentent le besoin de vivre en commun. Comme Robinson, chacun cherche son Vendredi. On franchit en quelques jours les préliminaires qui, dans le cours ordinaire de la vie, demandent des semaines ou des mois; les sympathies, les indifférences et les antipathies, hâtivement développées dans ce contact perpétuel des âmes, font, pour ainsi dire, explosion, et là on peut dire véritablement avec Mme de Staël que « pour connaître ses amis et ses ennemis mieux vaut une heure que dix années. »

La société alors réunie sur le Selisberg n’avait pu échapper à cette loi. Les associations s’y étaient vite formées selon la pente des natures; mais, à vrai dire et malgré les différences de détail, on pouvait les réduire à deux groupes principaux. Le premier comprenait tous ces compagnons destinés à une existence anonyme, et qui font seulement nombre, sorte de monnaie humaine mal frappée, ou dont le frottement a effacé l’empreinte. C’était d’abord un de ces gentilshommes polonais qui errent en Europe parés de la grande infortune de leur patrie comme d’un de ces rubans que le hasard coud à notre poitrine. M. Dinski pensait peu, parlait moins encore, et ne s’occupait sérieusement qu’à tirer le pistolet; ses coups de feu ébranlaient, durant la plus grande partie du jour, tous les échos de la montagne. Il avait pour compagnon dans ses promenades un Suédois, M. le docteur Kisler, qui était exclusivement absorbé par l’histoire naturelle, et dans l’histoire naturelle exclusivement par les insectes, et parmi les insectes exclusivement par les pucerons! Venaient ensuite un Anglais, dont la vie était réglée sur l’almanach et qui s’amusait comme M. Purgon voulait guérir, en comptant les pas et les grains de sel; un Italien regrettant sa jeunesse et son soleil; un Belge qui, après une cure de bains à Bex, faisait une cure d’air au Selisberg, pour continuer par une cure de chaud-lait dans la Gruyère, et finir par une cure de raisin à Clarens.

Le second groupe, le seul qui méritât d’être étudié, comprenait les personnages que le lecteur connaît déjà; mais là, bien que les intelligences pussent s’entendre, l’affabilité des dehors cachait une sourde discorde.

En retrouvant, un mois auparavant, à Soleure M. de Vaureuil, qu’elle avait connu autrefois à Rome, la comtesse de Stieven s’en était d’abord félicitée seulement comme d’une agréable surprise; mais le Français avait pris aussitôt près d’elle le rôle de cavalier servant et en avait accepté toutes les charges, sans en réclamer les privilèges. La belle veuve, à laquelle son isolement pesait un peu, s’était vue subitement entourée de soins, prévenue partout, aidée à vouloir sans avoir la fatigue d’accomplir. Compagnon attentif et charmant, M. de Vaureuil courait devant son désir, écartant tous les obstacles et ne réclamant pour récompense que les droits d’une galante familiarité. Mme de Stieven avait naturellement pris goût à un dévouement qu’il était si facile de payer. Autant elle eût craint de s’engager dans les hasards d’une passion, autant il lui agréait de la côtoyer ainsi, de voir l’amour d’un peu loin, comme ces précipices dont on n’approche pas, mais qu’on aime à regarder. Il y avait dans sa position quelque chose d’à demi risqué, je ne sais quelle audace sans péril qui tenait son cœur en éveil, et lui donnait d’émotion juste ce qu’il en fallait pour qu’elle se sentît vivre.

La rencontre de Mlle Henriette Bergel, au Selisberg, dérangea brusquement cet heureux équilibre. La pupille de M. Borris avait, outre la beauté, un charme pour ainsi dire acquis, plus puissant chez elle, mais commun à la plupart de ses compatriotes. C’était cette liberté de la femme, unie à la candeur de la jeune fille, cette assurance honnête que donne l’habitude d’être respectée, ces regards directs, cette voix qui traduit sans embarras le blâme ou l’approbation, enfin tout cet ensemble d’aisance caressante qui attire et impose à la fois, en mêlant sans s’en apercevoir les pudeurs de la vierge aux promesses de l’épouse. M. de Vaureuil se laissa prendre à « ces grâces rustiques, » comme les appelait la comtesse, et ses attentions, après s’être partagées, finirent par se reporter insensiblement vers Mlle Henriette. Or, quelque indifférente que pût être Mme de Stieven à l’infidèle, elle ne pouvait l’être à l’infidélité. Les femmes ressemblent aux rois, qui souvent tiennent peu à leurs sujets, mais qui tiennent toujours à les gouverner. La comtesse avait trop d’esprit pour laisser voir son dépit; elle s’étudia seulement à chercher ce qui pouvait ôter à la jeune fille quelque mérite ou quelque charme; par malheur, Henriette déjoua son calcul. Avant d’avoir été reconnu, chacun de ses défauts était avoué; sa loyauté désarmait la malveillance elle-même. Mme de Stieven essaya alors de la dépoétiser aux yeux de M. de Vaureuil, en affectant de l’interroger sur ses talens culinaires, que les confidences de son tuteur avaient trahis, et principalement sur un certain gâteau de l’Engadine auquel il faisait de fréquentes allusions ; mais Henriette répondait à tout avec tant de simplicité, elle mettait tant de gaieté gracieuse dans ces vulgaires détails, que, loin de lui être défavorables, ils semblaient lui prêter un nouveau charme.

L’arrivée du jeune Allemand changea la tactique de la comtesse. Elle pensa d’abord à l’attirer par la bienveillance de son accueil. C’était un moyen de remplacer M. de Vaureuil ou même peut-être de le ramener, en vertu de cette maxime que les hommes s’attachent surtout à ce qu’on leur retire. À sa grande confusion, il n’en fut rien. Ainsi trompée dans tous ses calculs et un peu aigrie, elle s’était forcément réfugiée dans cette affectation d’indifférence qui est le voile ordinaire sous lequel se cachent les tempêtes.

Au moment où nous réintroduisons nos personnages sur la scène, huit jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée d’Hermann ; le soleil descendait à l’horizon, on entendait retentir encore dans la montagne les coups de pistolet de M. Dinski ; quelques-uns des pensionnaires du Selisberg fumaient accoudés au petit mur de la terrasse qui précédait le chalet ; d’autres se promenaient en causant devant la façade. Henriette, assise à l’écart, prenait de M. de Vaureuil une leçon d’italien, tandis que Mme de Stieven brodait devant une petite table autour de laquelle étaient assis Hermann et M. Borris. Le premier, qui était plonge dans une de ces distractions somnolentes auxquelles il donnait le nom de méditation, laissait à son compagnon le soin de soutenir seul l’entretien. Bien qu’il eût dépassé la quarantaine, M. Borris avait encore l’esprit alerte ; sous son air bonhomme, enjolivé de politesse bourgeoise, il cachait la finesse et la solidité d’un Genevois. Chez lui, l’homme galant ne nuisait ni au puritain ni au capitaliste ; tous ses bouquets à Chloris étaient écrits aux marges de sa Bible et de son grand livre.

Malgré ses efforts, la conversation devenait de plus en plus languissante, lorsqu’elle fut interrompue par l’arrivée de l’hôtelier, M. Franck, qui apportait à Hermann un volume des poésies de Grün, que l’étudiant avait désiré lire. Comme celui-ci se récriait sur la promptitude avec laquelle M. Franck s’était procuré les œuvres du poète viennois, l’hôtelier répondit qu’il n’avait eu qu’à les faire venir de Stanz, où étaient son habitation d’hiver et ses Livres. Mme de Stieven releva la tête.

— Comment ! s’écria-t-elle, mais dans vos montagnes vous lisez donc ?

— Madame doit comprendre que la neige nous fait des loisirs forcés, répliqua l’hôtelier ; il faut bien avoir alors quelques volumes. — C’est-à-dire, interrompit M. Borris, que notre cher hôte a la plus belle bibliothèque du pays.

— En auteurs allemands? demanda Hermann.

— Et anglais et français, ajouta le banquier. Vous avez pu voir que M. Franck parlait avec la même facilité les trois langues.

— En effet, reprit la comtesse, et je me demande où monsieur a pu les apprendre?

— A Paris et à Londres, madame, dit le jeune aubergiste; j’y ai habité assez de temps pour compléter ce qui m’avait été enseigné à l’université.

— Par Hercule ! s’écria Brenner, alors notre hôte est un ancienstudiosus ?

— De l’académie de Zurich, monsieur.

En ce moment, Henriette, qui venait de finir sa leçon, accourait ses livres et son cahier sous le bras. — Si je vous disais que je comprends Métastase sans dictionnaire ! s’écria-t-elle; mais par malheur je n’ai que des vers. M. Franck n’oubliera pas qu’il m’a promis un volume de prose.

— Le messager retourne tout à l’heure à Stanz, mademoiselle, et demain vous aurez Jacob Ortis.

À ces mots, il rentra au chalet, laissant Henriette avec son tuteur, Hermann et Mme de Stieven. Celle-ci avait repris sa tapisserie, tandis que l’étudiant allemand, les bras croisés, promenait un vague regard sur le panorama qui se développait à ses pieds, que M. Borris parcourait sa correspondance et que la jeune fille lisait tout bas, en s’efforçant de plier ses intonations à la mélopée italienne. Il y eut un assez long silence, ce fut la comtesse qui le rompit.

— Ainsi mademoiselle Henriette va lire Jacob Ortis? dit-elle à demi -voix et d’un accent qui hésitait, pour ainsi dire, entre la réflexion et la demande.

La jeune fille se retourna.

— Pourvu que M. Franck tienne sa promesse, dit-elle; mais madame la comtesse connaît peut-être ce livre : qu’est-ce donc, de grâce?

— Mon Dieu ! vous le verrez, reprit Mme de Stieven avec une expression de réserve, c’est l’histoire d’une de ces passions sans frein, qui emportent une âme comme la cavale emportait Mazeppa.

— M. de Vaureuil assure que c’est facile à comprendre.

— Très facile, surtout s’il vous aide, et il vous aidera.

— Oh ! je l’espère bien, répliqua Henriette sans deviner l’intention cachée sous l’accent de Mme de Stieven.

Celle-ci la regarda comme si elle eût mis en doute la sincérité d’une pareille confiance. — De sorte que Mlle Henriette ne craint pas cette lecture? reprit-elle, fixant des yeux scrutateurs sur les yeux limpides de son interlocutrice.

— Moi? Répliqua la jeune fille étonnée, et que pourrais-je craindre ?

— Je ne sais, reprit Mme de Stieven d’un ton de nonchalance ; mais n’avez-vous jamais senti qu’il s’exhalait de certains livres une sorte de souffle troublant? Ces douleurs sans consolation et ces amours sans espérance vous laissent-ils donc insensible ?

— Oh! non, sans doute, reprit Henriette en riant ; demandez à M. Borris comme j’ai pleuré en lisant les Passions du jeune Werther!

— Et je gage que si, dans ce moment d’émotion, un amoureux de son espèce vous eût déclaré sa flamme, vous vous seriez laissée attendrir?

— Je ne crois pas, madame la comtesse.

— Pourquoi cela ?

— Parce que plaindre quelqu’un n’est pas l’aimer : on pleure sur celui qui souffre, mais on ne choisit que celui qui vous fait espérer du bonheur. Ces héros imaginaires plaisent dans un livre comme les sites sauvages dans une peinture, sans donner le désir de vivre avec la réalité.

Mme de Stieven se retourna vers le Genevois. — Savez-vous que j’admire votre pupille, dit-elle avec un sourire moqueur; Minerve elle-même, sous les traits de Mentor, ne raisonnerait pas plus sagement des passions.

— Allons, ne l’accablez pas, madame la comtesse, dit M. Borris en prenant amicalement la main de Henriette, qui avait rougi; vous voyez bien que nous avons en Suisse de pauvres et simples filles qui n’entendent rien à la poésie du sentiment. Parmi nous, bonnes gens, l’amour s’allie tout naturellement au devoir; au lieu d’être une fièvre qui rend fou, c’est un don qui rend joyeux. Cela est triste à dire, belle dame, mais il est certain que nos femmes lisent des romans et n’en font pas. Elles prennent la vie telle que Dieu la donne et ont la simplicité de s’en contenter.

Ces mots avaient été prononcés avec une expression de bonhomie narquoise. M. Borris se leva sans laisser à la comtesse le temps de répondre, prit le bras de Henriette, et, après avoir salué en souriant, tous deux quittèrent la terrasse. Mme de Stieven les suivit d’un long regard, puis haussa les épaules. — Allez, allez, clairvoyant tuteur! dit-elle en se parlant à elle-même, l’avenir vous dira ce que deviennent ces paisibles Charlottes quand les Werthers ne se brûlent point la cervelle.

Hermann, jusqu’alors auditeur muet, mais attentif, se pencha vivement vers elle. — De grâce! que savez-vous, madame la comtesse? dit-il à voix basse; auriez-vous remarqué quelque chose?

— Rien, répliqua Mme de Stieven sèchement; que puis-je avoir remarqué, sinon ce que voient tous les autres ? c’est-à-dire que Mlle Bergel a trouvé un excellent professeur... d’italien !

— Soupçonneriez-vous donc à ces leçons un but caché ? s’écria l’étudiant.

— Mais, monsieur, répondit-elle, pourquoi serais-je plus soupçonneuse que M. Borris? quel danger peut-il y avoir à des tête à-tête où l’on commente Jacob Ortis! Soyez sûr qu’il ne sera question que de grammaire; ces professeurs parisiens sont si timides! Puis que nous importe d’ailleurs?

— Il m’importe beaucoup, madame la comtesse, dit Hermann avec chaleur.

— A vous? reprit Mme de Stieven, qui lui jeta un regard de côté; comment donc, monsieur Brenner serait-il, par rapport à Mlle Henriette, un professeur débouté et jaloux ?

— Ne raillez pas, madame, s’écria le jeune homme en secouant sa chevelure; Mlle Henriette et moi avons vécu tout un hiver dans l’intimité d’amis communs. « Nous nous sommes assis au même foyer, nous avons mangé du même pain, » et entre nous s’est établie une parenté d’âme qui me donne le droit de veiller sur son bonheur. Au nom du ciel, ne me cachez rien; dites-moi ce que vous savez de ce M. de Vaureuil.

— Mais, monsieur, je ne sais que ce que vous pouvez voir vous-même, c’est-à-dire qu’il parle italien comme le prouvent ses leçons à votre protégée; qu’il a une voix très agréable, vous l’entendez chanter tous les soirs avec Mlle Henriette; que c’est enfin un homme assez séduisant pour effrayer les mères et les tuteurs partout ailleurs que dans les vingt-deux cantons.

— Oui, oui, je vous comprends, s’écria le jeune Allemand du ton déclamatoire qui annonçait son intention de s’exalter. Le Français est fidèle aux traditions de sa nation ! il est venu dans ces montagnes comme Alcibiade à Lacédémone pour y porter le trouble et la honte; mais mon œil ne le quittera plus, mes pas suivront la trace de ses pas, je remplacerai sa conscience absente, et dès ce moment il me trouvera partout dans son ombre !

— A la bonne heure, dit la comtesse, dont le visage s’illumina d’une joie malicieuse; mais surtout n’oubliez pas le proverbe espagnol, qui dit que « la meilleure sentinelle est celle que l’ennemi ne voit pas. »

III.

Hermann tint parole. A partir du moment où ses soupçons avaient été éveillés par Mme de Stieven, il devint le surveillant secret, mais assidu de Henriette et de M. de Vaureuil.

Il s’y était décidé un peu par jalousie de la préférence que la jeune fille accordait au Français, beaucoup par haine contre ce représentant des Welches, mais surtout parce que c’était .pour lui l’occasion de prendre un caractère, car là était avant tout l’ambition de cet acteur sans emploi, qui s’était promené jusqu’alors dans les coulisses de la vie, attendant un rôle de début. Il se laissa séduire par ce personnage de gardien mystérieux, espèce d’archange errant l’épée flamboyante à la main autour du fruit défendu. Au fond, ses principes n’avaient rien de trop sévère, et il eût pu à l’occasion céder aux mêmes tentations que M. de Vaureuil, pourvu que ce fût sous une autre forme. Faust voulait bien séduire Marguerite à l’allemande, mais il était scandalisé par les légèretés françaises de don Juan.

Or plus son examen se prolongeait, plus il lui semblait voir clairement les intentions de M. de Vaureuil et ses progrès de chaque jour; mille détails d’abord inaperçus devenaient autant de révélations. Il était surtout frappé du changement qui s’était opéré chez Henriette. Il l’avait autrefois connue riante et sereine; mais au Selisberg il la retrouvait comme enivrée d’une joie intérieure qui jetait sur son visage d’étranges reflets. Jamais il ne lui avait vu cette liberté, cette verve, cette hardiesse de bonheur; on eût dit une jeune fiancée entrevoyant à l’horizon les plus charmantes lueurs.de la lune de miel.

Notre étudiant l’avait particulièrement remarquée un soir que leur promenade prolongée les avait ramenés après l’heure du goûter, et lorsque les autres pensionnaires avaient déjà quitté la table. M. Franck leur avait apporté le thé sur un petit guéridon où ils l’avaient pris sans s’asseoir, tandis que Henriette, les cheveux en désordre et le teint animé par la course, racontait vivement ce qu’ils avaient vu, en interrogeant sur les noms des lieux et sur leurs souvenirs historiques le jeune hôtelier, qui, sans interrompre le service, répondait à tout avec une précision complaisante. La jeune fille l’écoutait dans une sorte de recueillement joyeux. Son front semblait resplendir sous une auréole; ses lèvres étaient entr’ouvertes par un de ces sourires prolongés et comme involontaires qui semblent trahir une béatitude intérieure. Elle fut arrachée à sa rêverie par une modulation du piano sur lequel M. de Vaureuil avait promené les doigts en essayant la première phrase d’une mélodie allemande posée sur le pupitre. Henriette se retourna vivement.

— Ah ! l’air de l’heureuse Veillée, s’écria-t-elle en se levant d’un bond, mon chant favori !

— Alors mademoiselle ne refusera pas de nous le faire entendre, dit Hermann.

— Tout de suite, reprit-elle. M. de Vaureuil n’a qu’à se mettre au piano.

— Pardon, fit observer celui-ci; mais il n’y a de noté que le motif, et je n’oserais improviser l’accompagnement.

La jeune fille regarda autour d’elle d’un air désappointé. — Mon Dieu! comment donc faire? dit-elle. Et subitement frappée d’un trait de lumière, elle ajouta en battant des mains : — J’y suis, nous avons ici l’homme qu’il nous faut, M. Franck...

— Notre hôte ! répéta M. de Vaureuil. Serait-il musicien ?

— Comment! vous ne savez pas que c’est lui qui tient l’orgue de Stanz, et qui a organisé les écoles de chant du canton? reprit Henriette vivement. Si M. Franck est musicien! vous allez en juger.

Et courant à l’hôtelier, qui rentrait dans ce moment : — Venez, venez, reprit-elle en le saisissant par le bras, il faut m’accompagner au piano.

— Moi! dit Franck étonné. Pardon, mademoiselle, mais il me semble que c’est le privilège de M. de Vaureuil.

— Pour cette fois, il vous le cède, dit rapidement la jeune fille; mettez-vous là, vite, vite. La basse manque, il faudra l’inventer. Vous connaissez l’air, c’est l’heureuse Veillée.

— Ah ! fort bien, dit l’hôtelier en jetant à la jeune fille un regard souriant.

Et s’approchant du piano, devant lequel il s’assit, il examina la musique ouverte devant lui, essaya le clavier d’une main hardie, puis regarda Henriette comme pour l’avertir qu’il était prêt.

La voix de celle-ci s’éleva presque aussitôt. Elle ne se faisait remarquer ni par l’étendue ni par l’éclat; son charme venait surtout d’une sorte de fermeté à la fois virginale et caressante; on eût dit le timbre d’une cloche d’argent amolli par la brise. Ce soir-là surtout, elle semblait avoir je ne sais quelle suavité émue, en chantant les douces agitations de l’attente. La jeune fille se troublait visiblement, quelque chose d’attendri vibrait au fond de son accent légèrement voilé; son haleine était plus pressée, son œil plus brillant; une rougeur de joie pudique colorait son visage, ses doigts distraits avaient détaché de sa ceinture un petit bouquet de cyclamens à demi flétris avec lequel ils jouaient sans s’en apercevoir. Or aucun de ces mouvemens n’échappait à Hermann. Assis dans l’ombre, à l’autre extrémité du salon, il ne quittait point des yeux la jeune fille, dont le visage, baigné de lumière, trahissait toutes les émotions. Chaque tremblement de sa voix, chaque changement de ses traits servait à révéler ce qui, dans le chant répété, traduisait ses propres sentimens. Penchée sur le piano, elle semblait se substituer de plus en plus à l’idéale fiancée, et s’abandonner, sous son nom, à une expansion involontaire. Enfin au dernier vers sa voix fléchit, et le bouquet de cyclamens, échappé de ses doigts, glissa sur le clavier d’ivoire; mais au bravo! poussé par M. de Vaureuil, debout à ses côtés, elle se retourna en tressaillant, rougit beaucoup, et courut se réfugier au coin le plus obscur du salon, derrière son tuteur.

Pendant qu’elle y recevait les félicitations des auditeurs, Hermann, qui avait tout observé, se leva pour s’approcher du piano. Il était déjà abandonné, et le bouquet avait disparu. Au même instant M. Borris coupa court aux sollicitations de plusieurs pensionnaires qui réclamaient un nouveau chant d’Henriette, en rappelant que l’on devait le lendemain se lever assez tôt pour gravir le Kulm avant le jour et y voir le lever du soleil.

Tous les pensionnaires qui s’étaient décidés à cette ascension se trouvèrent en effet réunis sur la terrasse à l’heure indiquée. Chacun s’était armé du bâton ferré et revêtu de ses plus chauds vêtemens; les domestiques portaient en outre des couvertures de laine pour ceux que le froid pourrait saisir sur ces âpres sommets. L’hôtelier s’était placé à la tête de la troupe, à laquelle il devait servir de guide. Bientôt on se mit en marche; mais, encore engourdis par les restes d’un sommeil brusquement interrompu, les voyageurs suivirent M. Franck d’abord lentement et en silence. A peine si de loin en loin quelques éclats de rire, excités par un faux pas ou par le bâillement sonore d’un des promeneurs, égayait la morne caravane, qui, dispersée dans l’étroit sentier en spirale, semblait s’enrouler péniblement autour de ce piton isolé.

Peu à peu cependant l’air vif des hauteurs et l’influence de la marche réveillèrent nos touristes, qui devinrent plus bruyans. Bien qu’il fit encore nuit, la lune s’effaçait dans le bleu du ciel, déjà moins sombre, et, à mesure qu’ils s’élevaient, l’horizon devenait plus vaste et moins obscur. Ils s’arrêtèrent à la Kanzel, qui forme comme le second étage du Selisberg, mais seulement quelques minutes. Pour atteindre le Kulm, la route était encore longue, et le temps pressait; il fallut se remettre en marche.

Bien que l’étroitesse du sentier ne permît guère d’aller de front ni d’engager un entretien suivi, les groupes dispersés le long de la pente s’étaient formés, comme toujours, selon l’intérêt, la sympathie ou l’habitude. En avant marchait l’Anglais, qui, ayant pour principe hygiénique de ne jamais ralentir le pas, gardait invariablement la tête dans toutes les excursions; puis venait le réfugié polonais, un pistolet fourré dans chaque poche de sa capote à brandebourgs, et fort inquiet de savoir s’il trouverait au sommet un blanc sur lequel il pût tirer; en arrière se tenaient le Belge et le Suédois, l’un cherchant des pucerons au clair de la lune, l’autre occupé de retirer et de remettre alternativement, dans l’intérêt de sa santé, une des couvertures apportées par les domestiques; enfin entre ces deux extrémités de la caravane se groupaient nos principaux personnages, séparés par de petits intervalles. M. Borris conduisait Mme de Stieven, et M. de Vaureuil Henriette; sur leurs talons venait Hermann, silencieusement enveloppé dans son manteau, mais l’oreille dressée et l’œil au guet, comme un familier du conseil des dix.

Il fallut près d’une heure pour gravir la montagne. Lorsqu’on en eut enfin atteint le sommet, chacun fut involontairement arraché à ses préoccupations par l’incomparable majesté du spectacle. Du haut de ce pic solitaire, comme d’un immense piédestal, on semblait dominer toute la contrée. Aux quatre aires du vent, l’œil allait se perdre dans les abîmes de l’espace. Vers l’est s’ouvraient les gorges de Schwitz, serpentant dans un dédale de monts arides vers le midi; les vertes vallées de l’Unterwald et ses hauteurs ombreuses; vers l’ouest, le lac et Lucerne; au nord seulement se dressait, comme une forteresse appuyée au ciel, le gigantesque Rigi, entouré à sa base de grands villages qui semblaient dormir le pied dans les eaux.

Au moment où nos promeneurs arrivèrent au Kulm, l’horizon, du côté de la Frohn-Alp, commençait à se teindre d’un rosé éclatant. La lumière pâle qui avait insensiblement remplacé la nuit devenait à chaque instant plus chaude. On voyait les pics éloignés sortir l’un après l’autre de l’ombre; mais en même temps, et par un étrange contraste, le brouillard cotonneux qui ne rampait d’abord que sur les basses régions s’élevait rapidement, et cachait dans ses flocons blanchâtres toute la partie inférieure de cet immense panorama. Bientôt, en parcourant l’horizon, le regard ne distingua plus que les hauteurs qui surmontaient l’océan de brume comme autant de masses flottantes. Le tout formait un paysage sans base, suspendu dans l’espace, et dont l’aspect fantastique dépassait tous les rêves de l’imagination.

Le Selisberg lui-même était enseveli sous ce linceul. Les spectateurs réunis à sa crête, bien qu’en pleine clarté, n’apercevaient plus, à trois pas au-dessous d’eux, le sentier par lequel ils venaient de monter. La ligne qui séparait la nuit de la lumière était si vigoureusement dessinée, que lorsque le Suédois, resté en arrière, apparut à son tour sur le sommet, on le vit sortir de cette brume opaque comme un mineur sortant de son gouffre obscur. La tête apparaissait nettement sans que l’on pût rien distinguer du corps qui la portait, et elle sembla ainsi quelques instans flotter isolément sur l’étrange nuée.

On était encore tout à l’émerveillement de ce phénomène, fréquent dans le voisinage du lac, au dire de l’hôtelier, quand une trompe des Alpes retentit tout à coup dans les herbages de la Muotta. Ses modulations prolongées suivirent les fentes de la montagne, rebondirent de rocher en rocher, et allèrent s’éteindre au pied du Mythen. On eût dit que le dieu du jour, redevenu berger chez quelque nouvel Admète, donnait le signal à son char lumineux. Celui-ci, comme forcé d’obéir, s’annonça aussitôt derrière les cimes par une poussière enflammée, et, s’élevant au galop de ses coursiers, y apparut presque subitement dans toute sa splendeur.

Vingt cris d’admiration le saluèrent. Aucune parole humaine ne peut en effet donner idée de la brusque transformation qui venait de s’opérer. Tandis que le voile qui ensevelissait les régions inférieures continuait à les cacher, tous les sommets, éclairés jusqu’alors d’une lueur douteuse, s’illuminaient comme par magie; des torrens de pourpre et d’or coulaient le long de leurs flancs abrupts, et les neiges de leurs fronts se transfiguraient en pierreries éblouissantes. Ces îles diamantées, immobiles entre le blanc mat du brouillard et le bleu pâle du ciel, formaient autour du Selisberg des cercles redoublés dont les dernières lignes allaient s’évanouir dans l’infini. A mesure que le soleil montait sur l’horizon, elles changeaient non-seulement de teinte, mais d’apparence. Leurs silhouettes, diversement éclairées, se modifiaient d’instant en instant. On croyait voir, sous le jeu de la lumière et des ombres, les pitons s’allonger ou descendre, les monts se creuser, des forêts noircir leurs pentes, puis disparaître pour faire place à des cascades irisées par l’arc-en-ciel. C’était un décor de vingt lieues, perpétuellement transfiguré, sans qu’on aperçût la main féerique sous laquelle s’exécutaient ces changemens.

Après la première surprise, chacun voulut jouir à sa manière de ce magnifique tableau. La troupe entière se dispersa sur le Kulm. Les uns, parmi lesquels se trouvaient l’Anglais et l’Italien, se faisaient nommer chaque cime, cherchant surtout dans ces beautés une carte de géographie, et ne voulant admirer qu’après orientation; les autres, exaltés par le spectacle, couraient çà et là avec des exclamations bruyantes. Plusieurs qui étaient venus, comme le Belge, seulement pour venir, regardaient sans voir, déjà pressés de redescendre; quelques-uns enfin (et c’était l’élite) contemplaient dans une extase silencieuse.

Parmi ces derniers se trouvait le jeune étudiant d’Heidelberg. Ce qu’il y avait de factice en lui n’avait pu étouffer son naturel. Sincèrement accessible aux beautés de la création, il avait été saisi par l’étrange sublimité de celles qui se déroulaient alors sous ses yeux, et avait oublié son rôle pour s’abandonner naïvement à son émotion. Après avoir plusieurs fois tourné sur lui-même afin d’examiner tous les aspects de ce panorama miraculeux, il s’arrêta enfin aux alpages de l’Isenthal, que l’Uri-Rothsloch couronnait de ses pics enflammés. Les coudes appuyés sur un fragment de rocher et les deux mains perdues dans sa chevelure, il promenait les yeux sur ce coin choisi, dont il étudiait l’un après l’autre tous les détails, et, à mesure que ceux-ci devenaient plus distincts, son imagination mise en mouvement s’en servait comme d’un cadre pour ses rêveries. Les mille romans vagues et confus qui flottent à travers nos jeunes années venaient successivement se mêler à ce qu’il voyait; toutes ses chimères s’abattaient l’une après l’autre sur chaque point de l’horizon, et s’y arrêtaient comme autant d’oiseaux qui cherchaient la place d’un nid. Étranger à ce qui l’entourait, il prolongeait cette mystérieuse causerie avec la folle du logis depuis un temps que lui-même eût été incapable d’apprécier, lorsque l’explosion d’une arme à feu l’arracha brusquement à ce songe éveillé : c’était le Polonais qui avait enfin trouvé moyen de décharger ses pistolets.

Hermann regarda autour de lui; tous ses compagnons avaient quitté le Kulm pour redescendre vers le chalet. Après les avoir cherchés de l’œil sur la pente sans pouvoir percer le voile de brume qui la recouvrait, il se décida à les suivre; mais la route qu’il avait reprise formait de loin en loin des espèces de carrefours d’où s’éparpillaient plusieurs sentiers à peine tracés qui s’embrouillaient au flanc de la montagne. Certain que tous devaient conduire au but, Hermann prit, un peu au hasard, le plus commode. Ce n’était point sans doute celui que les autres avaient choisi, car leurs cris d’appel, d’abord distincts, ne tardèrent pas à s’éloigner et à s’éteindre. Notre jeune Allemand ralentissait le pas en se demandant s’il ne devait pas changer de direction, quand un murmure frappa son oreille. Des voix se faisaient entendre dans un des retours du chemin qu’il suivait lui-même. Les deux interlocuteurs marchaient un peu au-dessous, séparés de lui par une rampe d’une vingtaine de pieds seulement. L’étudiant reconnut bientôt le rire frais d’Henriette, et avança vivement la tête pour voir son compagnon; mais, à travers l’espèce de nuée dont le Selisberg était obscurci, il ne put distinguer que deux formes inégales qui glissaient, presque invisibles, au flanc de la montagne. Toutes deux marchaient amoureusement penchées l’une vers l’autre et en causant à demi-voix. La disposition du sentier, dessiné en zigzag sur la pente, les éloigna bientôt d’Hermann, mais pour les ramener de nouveau. Ces alternatives d’éloignement et de rapprochement avaient excité au plus haut point sa curiosité. Chaque fois en effet que les replis de la route reconduisaient ainsi le couple mystérieux au-dessous de lui, il saisissait au passage quelques mots qui ne pouvaient lui laisser de doute sur la nature de l’entretien. Bien que l’accent de la jeune fille fût encore entrecoupé de courts éclats de rire, il était visiblement plus ému qu’à l’ordinaire. Celui de son interlocuteur semblait caressant, mais si bas, que l’oreille de l’écouteur avait peine à surprendre quelques sons. On parlait évidemment à Henriette d’amour et de projets de bonheur, le mot de mariage fut même prononcé, on indiqua une date;... mais dans ce moment le bruit de la trompe qui les avait précédés à la Kanzel, par un autre chemin, retentit de plus près. Le sentier allait rejoindre le plateau; les deux ombres s’arrêtèrent; il y eut comme un court débat, puis Hermann entendit distinctement le bruit d’un baiser. Il s’élança en avant et tourna le sentier... Tout avait disparu !

Quand il arriva à la Kanzel, la troupe entière s’y trouvait réunie, mais à demi cachée dans le brouillard; ses yeux ne distinguèrent d’abord que Mme de Stieven et M. Borris; il demanda vivement où était Mlle Bergel.

— Henriette ! dit le banquier; je l’ai perdue en quittant le Kulm et je la cherche comme vous.

— Il faut s’informer à M. de Vaureuil, fit observer la comtesse d’un air railleur.

— Parbleu! Mme de Stieven a raison, reprit naïvement M. Borris, qui cherchait dans la brume; les voilà tous deux là-bas avec M. Franck, qui jette une couverture sur les épaules d’Henriette. — Et élevant la voix : — Allons ! l’arrière-garde ! cria-t-il, en route vivement. Le brouillard est glacial et les estomacs sont vides, parbleu! C’était aujourd’hui le vrai jour pour qu’Henriette nous fit connaître son gâteau de l’Engadine qu’elle nous promet depuis un mois.

— Vous l’aurez demain, répondit la jeune fille en accourant; j’en ai fait la promesse solennelle à M. de Vaureuil.

— Et Mme la comtesse doit décider si ce plum-pack helvétique mérite sa renommée, ajouta celui-ci, qui avait suivi Henriette.

— Vous oubliez, monsieur, que l’époque fixée pour mon départ est arrivée, répliqua froidement Mme de Stieven.

— Quoi! madame la comtesse, vous nous quittez? s’écria Henriette.

— Monsieur de Vaureuil n’ignore pas que je suis attendue à Berne pour la fin du mois, reprit-elle, et lui-même devait, je crois, à la même époque, y rejoindre des amis.

— Il est vrai, dit le Français embarrassé; mais je pense... j’ai lieu de croire... qu’ils ont retardé leur voyage,... de sorte que j’hésite encore...

— Ce qui fait que monsieur se décidera à nous rester ! acheva Henriette en riant.

Mme de Stieven ne répliqua rien, mais elle jeta un regard à Hermann, qui fit signe de la tête qu’il avait compris. Ses dernières incertitudes étaient en effet fixées; il n’en pouvait plus douter, M. de Vaureuil était maître du cœur de la jeune fille. Cette certitude ne fut point pour lui sans amertume. Il était à cet âge où notre intérêt en apparence le moins personnel pour une femme se complique toujours d’une confuse aspiration, et où quiconque se fait aimer d’elle nous dépouille d’une espérance inavouée. Cependant, comme les quelques mots précédemment surpris paraissaient donner à la recherche de M. de Vaureuil un but légitime, il dut se résigner. Désormais son unique soin devait être de veiller à ce que les promesses du Français fussent tenues. Ramené forcément du rôle de gardien qui pouvait avoir ses arrière-pensées à celui de frère et d’ami, il accepta sa nouvelle position avec la gravité solennelle qu’il mettait à toute chose. En définitive, la certitude de n’avoir rien à gagner pour lui-même dans cette mission le relevait à ses propres yeux. Comme tous ceux qui font du devoir un piédestal pour leur vanité, il aimait les désintéressemens ostensibles et avait le goût des couronnes d’épines, pourvu que leurs égratignures eussent les lueurs de l’auréole.


IV.

Quelques heures après l’ascension au Kulm, M. de Vaureuil et Hermann étaient seuls assis devant la table de la salle à manger qu’on avait desservie. Tous deux parcouraient des journaux que l’hôtelier venait d’apporter. Après avoir brisé les bandes de quelques-unes de ces feuilles locales dont le principal intérêt est dans les annonces de ventes, les demandes de régens et les détails d’objets perdus, étrangement mêlés à des avertissemens religieux, M. de Vaureuil les avait rejetées l’une après l’autre en étouffant un bâillement, tandis que son compagnon persistait à parcourir celle qu’il tenait; mais, à vrai dire, son œil fixé sur les lignes imprimées les suivait sans en avoir conscience : il cherchait tous les prétextes pour s’en détourner et étudier à la dérobée les mouvemens du Français. Les prévenances de ce dernier à l’égard d’Henriette pendant le déjeuner semblaient confirmer la découverte faite le matin sur le Selisberg; mais elles avaient éveillé en même temps les défiances de l’étudiant. Tant de gracieuse galanterie ne pouvait évidemment s’allier avec un sérieux amour. Ce n’était là ni la passion effrénée de Werther, ni l’expansion lyrique de don Carlos, ni même la tendresse bucolique des héros d’Auguste Lafontaine. Une pareille manière d’aimer ne rentrait dans aucune des méthodes indiquées par les écrivains de la poétique Allemagne : le jeune homme en conclut qu’elle ne pouvait avoir rien de sincère. Connaissant le fond de notre caractère national comme Figaro celui de la langue anglaise, il l’avait réduit à ce seul mot de die franzœsiche Leicktigkeit (le papillonnage français), qui passe encore pour un axiome de l’autre côté du Rhin. Les souvenirs historiques venaient d’ailleurs à l’appui. M. de Vaureuil n’était-il pas un descendant de ces Richelieu et de ces Lauzun à qui tous les moyens de séduction paraissaient légitimes? N’y avait-il point dans ses projets de mariage quelque piège tendu à la crédulité d’Henriette? Le jeune Allemand s’exalta dans ses soupçons, et, prévoyant déjà un drame à péripéties saisissantes, il se préparait tout bas à y jouer un rôle digne de lui. Il en épelait d’avance chaque scène, entre les lignes de son journal, qu’il feignait toujours de parcourir, lorsque M. de Vaureuil, dont la main gauche battait la charge depuis près d’un quart d’heure sur le bras de son fauteuil, se retourna tout à coup vers lui.

— Que lisez-vous donc là d’un air si appliqué, mon cher monsieur Hermann ? demanda-t-il en lui adressant un sourire équivoque à cheval sur un bâillement. Auriez-vous par hasard trouvé dans ce journal de Thoun quelque haute discussion philosophique sur l’identité de l’absolu avec lui-même?

— Moi, nullement, monsieur, répliqua en tressaillant involontairement le jeune homme arraché à sa méditation, je lisais... c’est-à-dire je parcourais la liste des étrangers arrivés à Interlaken.

— La liste des étrangers, répéta le Français; mais c’est un vrai trésor!... Savez-vous qu’en voyage j’en fais ma lecture favorite?

Hermann le regarda. — Monsieur de Vaureuil plaisante sans doute, dit-il d’un ton presque blessé.

— Non vraiment, reprit celui-ci. J’ai toujours aimé cet usage helvétique. Grâce à lui, la Suisse entière ressemble à un immense salon à la porte duquel un huissier vous crie les titres et les noms de ceux qui entrent. Rien de divertissant comme cette revue de personnages inconnus auxquels on peut supposer un caractère, prêter un roman, sans compter que parfois dans cette foule on rencontre d’anciens amis ou quelques-uns de ces hommes que la célébrité a faits concitoyens de tout le monde. Voyons, mon cher monsieur, n’avez-vous dans ce moment à Interlaken aucun grand homme ou du moins aucune de mes connaissances, et serait-ce trop exiger que de réclamer une part de votre plaisir? — Comment cela, monsieur?

— En vous priant de lire tout haut cette liste.

Hermann parut hésiter un instant, comme s’il eût douté que le désir de son interlocuteur fût sérieux ; mais en le voyant se renfoncer dans son fauteuil pour mieux écouter, il se décida à la lecture demandée. Ce relevé du livre des voyageurs dans chaque hôtel présentait, selon l’habitude, le plus singulier mélange de noms, de nationalités, de professions. On y avait, comme dans les chambres obscures qui décalquent tout ce qui passe, une sorte de tableau de l’Europe contemporaine, composé par la main du hasard et dont on eût vainement cherché le modèle en aucun autre lieu du monde, car c’est à ce titre surtout que la Suisse peut être véritablement appelée une terre de refuge et de liberté, où tous les rangs se coudoient, toutes les fortunes s’égalisent, toutes les langues se confondent, toutes les religions s’unissent dans une commune admiration. Là, chacun cesse momentanément d’être soi pour devenir voyageur, c’est-à-dire l’hôte des lacs, des bois et des montagnes, qui, sans tenir compte des personnes, se montrent les mêmes pour tous. Parmi beaucoup d’étrangers, M. de Vaureuil et le jeune Allemand n’avaient point tardé à découvrir des noms connus. Hermann spécialement retrouvait partout quelques-uns de ses anciens maîtres : à Meringen, c’était le professeur d’esthétique, celui de théologie rationnelle à Grindelwald, à Unterseen celui d’homilétique! Enfin pourtant il s’arrêta; la liste était terminée. Pendant que M. de Vaureuil repassait à demi-voix ceux des noms qu’il avait reconnus, le jeune homme retourna machinalement la feuille et aperçut un supplément de liste qu’il parcourut des yeux. Tout à coup il se redressa avec une exclamation de surprise.

— Qu’y a-t-il, mon cher monsieur? demanda le Français en riant; encore un professeur?

— Il ne s’agit point d’une de mes connaissances, mais d’une des vôtres, répliqua Hermann, dont les regards s’étaient attachés sur son interlocuteur avec une expression singulière.

— A moi! répéta M. de Vaureuil; serait-ce un compatriote?

— Un parent, monsieur, si j’en juge du moins par le nom.

— Comment cela?

— Ce supplément annonce l’arrivée à Interlaken de Mme Irma de Vaureuil.

— Irma! s’écria le Français, qui se rejeta en arrière et pâlit; c’est impossible. Montrez, monsieur, montrez!

Il prit la feuille que lui présentait l’étudiant et lut : « Irma de Vaureuil!... avec sa femme de chambre!... » — C’est elle, c’est bien elle ! — A Interlaken ! — Quelle audace !

M. de Vaureuil s’était levé dans une agitation extrême; il lut encore le nom, la date de l’arrivée, laissa échapper quelques interjections de dépit ; puis, se rappelant la présence d’Hermann, il se retourna vers lui avec embarras.

— Pardon, dit-il en s’efforçant de reprendre un peu de calme. Il s’agit en effet de quelqu’un que je connais,… d’une parente… Êtes-vous sûr que ce journal soit le seul ici qui donne les arrivées des voyageurs ?

— Sûr, monsieur.

— Très bien alors.

Il replia vivement la feuille, et, l’ayant fait disparaître dans la poche de son paletot qu’il reboutonna avec soin, il s’approcha du jeune homme :

— Maintenant, mon cher monsieur Hermann, ajouta-t-il en baissant la voix, sachez que j’ai des raisons sérieuses pour désirer le silence sur tout ceci. Vous ne voudriez point abuser d’un secret dontle hasard vous a fait confident, et je compte sur votre discrétion.

Il y avait dans le ton de M. de Vaureuil quelque chose d’interrogateur qui semblait solliciter une promesse positive ; mais les traits de l’étudiant avaient pris une expression de gravité superbe. Il se leva lentement, appuya son regard avec dureté sur le Français, et passant la main dans sa chevelure : — Un moment, monsieur, s’écria-t-il d’un accent presque impérieux, je vous ai écouté jusqu’ici ; c’est à mon tour de parler.

M. de Vaureuil le regarda d’un air étonné.

— Pour garder le silence sur un secret, continua-t-il en élevant la voix comme un acteur qui s’empare de la scène, il faut le connaître tout entier et savoir s’il est de ceux qu’on a droit de taire. Mme Irma de Vaureuil ne m’est encore connue que par votre trouble à l’annonce de son arrivée.

— Pardon, dit le Français avec un peu de hauteur, est-ce une interrogation détournée, monsieur ?

— C’est une interrogation directe, répliqua l’étudiant, qui regarda en face son interlocuteur.

— Et si je jugeais à propos de ne pas y répondre ? fit observer celui-ci.

— Dans ce cas, je devrais m’en tenir aux conjectures, reprit le jeune Allemand, qui sentait son rôle grandir, et, en réunissant tous les détails, je serais autorisé à croire que la voyageuse d’Interlaken tient le nom qu’elle porte de M. de Vaureuil lui-même.

Celui-ci se leva vivement, un flot de sang lui monta au visage, et il laissa échapper une exclamation d’emportement ; mais il redevint aussitôt maître de lui. — Voyons, monsieur Hermann, dit-il avec une gaieté un peu forcée ; ne nous fâchons pas, je vois que vous êtes curieux. Eh bien ! j’aime mieux tout vous dire de bonne amitié. Vous avez deviné juste; la personne dont il s’agit dans ce journal a droit de porter mon nom.

— Ainsi vous êtes marié! interrompit l’étudiant, qui recula.

— Chut! est-ce qu’on crie ces choses sur les toits? reprit M. de Vaureuil avec une frayeur plaisante; hélas! il est trop vrai, je me suis lié à l’étourdie, et le pire, c’est qu’il s’agit d’un de ces mariages prévus par le code à l’article incompatibilité d’humeurs, ce qui vous explique pourquoi je vis en mari-garçon, sans parler de cette folie de jeunesse qui m’obligerait à recommencer avec tout le monde la désagréable confidence que je vous fais dans ce moment. Mme Irma et moi nous nous sommes rendu réciproquement notre liberté en nous partageant l’Europe. Quand elle se trouve au midi, je vais au nord, et c’est pourquoi sa présence à Interlaken m’a surpris. Heureusement me voilà averti, j’éviterai l’Oberland; vous ne pouvez maintenant me refuser le secret.

— Vous vous trompez, monsieur, dit l’étudiant avec emphase, plus que jamais je le refuse.

— Se peut-il, s’écria M. de Vaureuil stupéfait et indigné; mais n’avez-vous donc pas compris, monsieur, qu’en vous parlant comme je viens de le faire, je m’en remettais à votre honneur?

— Et c’est mon honneur même qui m’ordonne de parler, répliqua Hermann.

— Comment cela? que voulez-vous dire? s’écria le Français, qui éclata enfin; je vous somme, monsieur, de vous expliquer plus clairement.

— Eh bien! dit le jeune homme, qui se campa fièrement la tête rejetée en arrière et en scandant chaque mot, je parlerai parce que je veux éclairer ceux qui peuvent vous croire libre de vos sentimens comme de votre personne, et que ce matin peut-être vous berciez de douces promesses.

— Moi ! répéta M. de Vaureuil, de qui voulez-vous parler? Au nom du ciel, faites-vous comprendre, monsieur; songez que je n’ai point l’habitude des énigmes allemandes.

— Aussi mon intention n’est-elle point de vous en proposer, répondit l’étudiant blessé; monsieur de Vaureuil se tiendra seulement pour averti qu’il ne doit point compter sur mon silence.

— Ainsi, s’écria celui-ci, dont le regard s’alluma, vous êtes résolu, monsieur, à abuser de ma confiance et à répéter ce que vous venez d’apprendre?

— A l’instant même, dit Hermann, qui s’était levé et avait fait un pas vers la porte.

Le Français lui saisit le bras. — Prenez garde à ce que vous allez faire, monsieur, dit-il les lèvres tremblantes de colère; après mes aveux de tout à l’heure, votre indiscrétion serait une injure dont je devrais vous demander compte.

— Monsieur de Vaureuil n’aura qu’à choisir le jour et l’heure, répliqua Hermann avec une froideur provocante.

— Aujourd’hui donc et sur-le-champ! s’écria le Français à bout de patience; aussi bien mieux vaut prévenir une trahison que la punir. Vos armes, monsieur?

— Celles que nous trouverons, dit l’étudiant, dont les traits s’étaient animés d’une expression résolue.

— Je doute que l’on puisse se procurer ici les rapières en usage dans vos duels académiques, reprit ironiquement M. de Vaureuil; mais M. Dinski a des pistolets...

— Allons les lui demander, acheva Hermann.

Tous deux prirent leurs casquettes et sortirent. A peine avaient-ils franchi le seuil, qu’ils entendirent les coups de feu du Polonais. Ils se dirigèrent ensemble vers l’endroit où il s’exerçait dans ce moment. C’était un ressaut de la montagne dont l’entrée laissait à gauche, le sentier suivi par les voyageurs, et que fermait à l’autre bout un pan de rocher contre lequel s’arrêtaient les balles. M. Dinski devait la découverte de ce coin unique dans toute la montagne à l’hôtelier, qui venait de l’y conduire. M. de Vaureuil et son compagnon se hâtèrent de le rejoindre. Du plus loin qu’il les aperçut, le Polonais les appela avec de grandes démonstrations de joie.

— Venez, s’écria-t-il, venez voir ce que m’a trouvé M. Franck ! un vrai tir modèle, à l’abri du vent, du soleil. . . Et là-bas, regardez cette touffe de lichen qui forme un blanc sur le roc! c’est admirable, mes sieurs, je veux que vous essayiez mes pistolets!

— Nous venions dans cette intention, dit M. de Vaureuil avec un froid sourire.

— Parfaitement, reprit le réfugié; M. Franck vient justement de charger la meilleure paire; elle est là sons votre main; vous allez voir quelle détente ! on la ferait partir avec un cheveu; il suffit de toucher, pan ! la balle est au but.

Le Français regarda les pistolets déposés sur la mousse dans une anfractuosité de la roche.

— A la bonne heure, dit-il; vous nous donnez les armes, mais ce n’est point assez, il nous faut votre assistance.

— Notre assistance? répéta l’hôtelier, dont le regard alla rapidement de M. de Vaureuil à Hermann; pourquoi cela, messieurs?

— Parce qu’on n’a pas l’habitude de se battre sans témoins.

— Vous voulez vous battre ! s’écria le Polonais. — Et rien ne nous manque maintenant pour cela, ajouta l’étudiant, qui avança la main vers les pistolets; mais l’hôtelier se jeta brusquement devant lui et les saisit.

— Un moment, dit-il avec gravité; avant de permettre le combat, les témoins ont droit de connaître les motifs de la querelle.

— Inutile, inutile, reprit M. de Vaureuil, que la fièvre de la colère gagnait de plus en plus; monsieur et moi, nous sommes d’accord; nous ne vous demandons que de constater la loyauté du combat.

— Mais qui nous dira s’il est juste ? répliqua M. Franck avec chaleur; les témoins n’ont-ils pas une part de responsabilité dans un duel? Consentir à y assister, c’est déclarer qu’on le trouve légitime.

Le Français interrompit avec un geste d’impatience. — Pardon, dit-il ironiquement, les règles du point d’honneur me sont familières, monsieur, tandis qu’elles me semblent devoir sortir un peu des attributions de l’hôtelier du Selisberg.

— Soit, dit celui-ci avec une dignité simple; mais elles rentrent peut-être dans celles d’un ancien capitaine.

— Auriez-vous donc servi ? s’écria M. de Vaureuil.

— Six ans dans les troupes suisses du roi de Naples, répondit tranquillement l’hôtelier, et cette condition de soldat étranger expose à trop de provocations pour qu’on puisse ignorer longtemps les lois du duel. Je crois donc savoir ce que doit exiger un témoin, monsieur, et à ce titre je demande de nouveau la cause de votre querelle avec M. Brenner.

— Qu’il vous la donne lui-même, répondit le Français en désignant Hermann, car je cherche encore, pour ma part, l’explication de ses étranges procédés.

— Dans ce cas, j’aiderai à l’intelligence de M. de Vaureuil, dit Hermann avec un sourire tragique; le véritable motif de ce qu’il appelle mes étranges procédés, c’est que j’ai deviné ses projets sur quelqu’un dont je veux défendre le repos et l’honneur. Me comprend-il cette fois ?

— Pas le moins du monde, reprit M. de Vaureuil en haussant les épaules; je demande que monsieur nomme les personnes et les choses.

— Vous le voulez ! s’écria l’étudiant avec un éclat d’indignation : eh bien donc ! je vous ai déclaré, monsieur, que je ferais connaître ce que vous êtes, parce que vous abusez de la confiance d’une jeune fille pour la perdre.

Il s’arrêta.

— Achevez, dit M. de Vaureuil en frappant du pied avec impatience, et cette jeune fille?...

— Est Mlle Henriette ! Le Français répondit par un éclat de rire moqueur; mais l’hôtelier, qui avait poussé un cri de surprise, s’entremit vivement.

— Mlle Henriette ! dit-il. Est-ce bien de Mlle Bergel que vous voulez parler, monsieur ?

— D’elle-même, répondit l’étudiant.

— Alors ceci me regarde, reprit-il en élevant la voix. Si quelqu’un manque, ne fût-ce que d’intention, à Mlle Bergel, c’est à moi qu’il en doit compte.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît? demanda Hermann stupéfait.

— Parce que nous sommes fiancés, monsieur, répliqua-t-il avec énergie.

Il y eut une exclamation générale; le Polonais, M. de Vaureuil et le jeune Allemand se regardèrent. L’hôtelier avait étendu la main vers les pistolets, et le corps droit, le regard direct, les traits animés d’une expression calme, mais fière, il semblait attendre une explication dans cette attitude militaire et plutôt ferme que provocante. Après une assez longue pause : — Ces messieurs doivent comprendre que c’est moi maintenant qui attends des explications, reprit-il.

— Ainsi, c’est la vérité, répéta Hermann, qui semblait ne pouvoir revenir de sa surprise, vous avez reçu la promesse de Mlle Henriette?

— En doutez-vous, monsieur? répondit vivement l’hôtelier; elle-même alors pourra vous le répéter, car la voici.

La jeune fille et M. Borris venaient, en effet, de paraître au détour du sentier, où tous deux s’étaient arrêtés surpris et en apparence un peu inquiets d’entendre ces voix animées par le débat. M. Franck courut à Henriette et la prit par la main.

— Venez, de grâce, dit-il, et attestez que je ne me vante point d’un bonheur imaginaire en affirmant que vous avez consenti à unir nos deux noms[4] .

— Quoi ! vous l’avez déjà dit à ces messieurs! s’écria Henriette en rougissant.

— Pourquoi l’aurais-je caché plus longtemps? reprit Franck; les motifs qui nous imposaient silence jusqu’à ce jour ont cessé d’exister, tous les obstacles sont levés. Votre oncle ne vous a-t-il pas envoyé d’Amérique son consentement?

— Bavard ! murmura la jeune fille avec un regard plein de reproches caressans.

— Pardon, dit l’hôtelier en souriant, mais j’ai été amené à parler malgré moi; puis, ne m’aviez-vous point permis de tout avouer, ce matin, en descendant du Kulm?

— Vous êtes descendu avec Mlle Bergel ? demanda Hermann, frappé d’un trait de lumière.

— Par une route dérobée, dont le sournois ne nous avait point parlé, ajouta M. Borris en riant ; ils ne nous ont rejoints qu’à la Kanzel.

— Ah ! je comprends, s’écria le jeune Allemand ; alors ce sont eux que je suivais et que j’ai entendus. Dans la brume, j’ai pris M. Franck pour M. de Vaureuil…

— Et voilà l’explication de tout ce qui a suivi, ajouta ce dernier en riant malgré lui. Pardieu ! vous me permettrez de croire, monsieur, que ceci est une leçon contre les jugemens téméraires. Je gage que M. Borris, qui connaît sa Bible aussi bien que sa table de multiplication, vous trouverait, à ce propos, un texte édifiant.

— Peut-être, dit le Genevois, qui détournait toujours la plaisanterie de cette direction ; mais, pour le moment, je crois plus nécessaire d’avertir que la cloche du dîner va être mise en branle et qu’on demande là-haut M. Franck.

Ce dernier, ainsi rappelé à son devoir, s’excusa en saluant et remonta à la hâte vers le chalet ; Hermann et M. de Vaureuil le suivirent des yeux avec une curiosité qui témoignait évidemment d’une commune surprise. M. Borris s’en aperçut. — Ah ! ah ! notre aubergiste vous déroute un peu, n’est-il pas vrai ? dit-il en baissant la voix ; vous n’aviez rien vu de pareil en France et en Allemagne. La différence de considération qui, chez vous, s’attache aux différentes professions en abaisse un certain nombre et les interdit par suite à certaines gens ; mais ici, c’est un peu comme aux États-Unis. Peut-être avez-vous lu dans le livre de miss Martineau comment elle vit, à Cincinnati, un des colonels de la milice qui venait de siéger à un banquet public, près du premier magistrat de l’Union, quitter au sortir de table son uniforme pour reprendre ses occupations domestiques ; c’était le valet de chambre du président. Dans nos petites républiques campagnardes, on retrouve quelque chose de ces habitudes : nul n’y rougit d’un gain légitime, et on s’honore de tout honnête travail. Vous trouverez parmi nos hôteliers quelques-uns des hommes les plus actifs, les plus cultivés, les plus utiles de la fédération ; plusieurs, comme celui de Brunnen[5], portent des noms historiques et ont une véritable influence politique.

— Fort bien, me voilà prévenu, dit M. de Vaureuil en souriant, j’y porterai désormais toute mon attention, et, à partir de demain, je me mets à étudier la Suisse au point de vue de ses aubergistes.

— Vous quittez donc décidément le Selisberg ? demanda M. Borris. Le Français jeta un regard vers Henriette, qui remontait devant eux avec M. Dinski. — Réflexion faite, je crois que c’est le plus sage, répondit-il; mes anciens projets me reviennent, et je me décide à accompagner Mme de Stieven à Zurich.

— A la rejoindre, tout au plus, objecta le Genevois, vu qu’elle est déjà loin.

— La comtesse! que dites-vous? Elle serait partie?

— Ce matin, après le déjeuner

Rien ne retenait plus M. de Vaureuil au Selisberg; il annonça son départ pour le lendemain, et fit ses adieux le soir même à tous les hôtes de cette retraite alpestre. Hermann, qui paraissait disposé à y prolonger son séjour, se contenta d’abord de lui souhaiter un heureux voyage; mais la nuit changea ses résolutions. Il était un peu humilié d’avoir joué un rôle qui, commencé sur le ton du drame, s’était brusquement dénoué comme un vaudeville. Il pensa qu’un pareil début nécessitait un changement de scène, et lorsque le Français descendit le matin, il trouva l’étudiant d’Heidelberg le bâton à la main et prêt à se mettre en route. Il annonça seulement l’intention de descendre vers Bekenried, tandis que M. de Vaureuil regagnait Bauen.

Au moment où ils. se tendaient la main pour prendre congé l’un de l’autre, un bruit de voix mêlé de rires leur fit détourner la tête, et par l’entrebâillement d’une porte entr’ouverte ils aperçurent l’hôtelier et Henriette. La jeune fille était en toilette du matin, et s’occupait enfin de son fameux gâteau de l’Engadine. Elle battait des œufs avec énergie, et, afin de mesurer le temps nécessaire à l’opération, elle répétait à demi-voix la Cloche de Schiller. C’était ce mélange de cuisine et de poésie qui excitait la gaieté des deux fiancés. Hermann et M. de Vaureuil se regardèrent; le premier hocha la tête d’un air solennel, et le second sourit. Peut-être venaient-ils de comprendre véritablement l’un et l’autre, pour la première fois, le charme de cette Claire du comte Egmont qui coud tout le jour en pensant à celui qu’elle aime, et les grâces de Charlotte préparant des tartines pour ses petits frères.


EMILE SOUVESTRE.

  1. La série à laquelle appartient ce récit fut commencée peu de mois avant la mort de M. Émile Souvestre. On a ici les dernières pages d’un écrivain dont le souvenir est resté cher aux lecteurs de la Revue. Les autres récits de cette série ont trouvé place dans les livraisons du 1er  décembre 1853 et du 15 février 1854.
  2. Guillaume Tell, acte II, scène VI.
  3. Ce nom d’hospice (hospitium) est donné en Suisse à des hôtelleries bâties primitivement par les cantons dans des passages écartés où l’industrie privée ne se fût point hasardée à les construire ; puis, par extension, on a donné le même nom à toutes les auberges établies dans les stations solitaires.
  4. En Suisse, le mari joint à son nom le nom de famille de la jeune fille qu’il épouse.
  5. M. Aufdermaur.