Scènes et paysages dans les Andes/05

Hachette (1p. 341-423).


LES
RUINES D’OLLANTAYTAMPU.




Il y a quelques années, en feuilletant une édition de la Géographie universelle de Malte-Brun, revue, corrigée et augmentée par M. Huot, je tombai par hasard, à l’article Pérou, sur les lignes suivantes, qui m’intéressèrent si fort, que je ne les oubliai plus. « Le voyageur français, M. Gay, qui parcourt depuis longtemps l’Amérique méridionale, a signalé dans ces derniers temps une antique ville dont aucun auteur n’avait encore parlé, pas même le judicieux et naïf Garcilaso ; c’est Hollay-Tay-Tambo, dont les monuments sont encore plus surprenants que ceux de Cuzco. » Comme à cette époque je me trouvais précisément de passage à Cuzco, je crus devoir, en ma qualité d’archéologue, pousser une reconnaissance jusqu’à la ville signalée, afin de m’assurer par moi-même de la réalité de son existence. La relation de M. Gay et le témoignage de M. Huot, malgré toute leur valeur officielle et l’aveugle confiance qu’en d’autres temps je leur eusse accordée, ne me suffisaient plus, depuis qu’ayant cherché à travers l’Amérique du Sud et sur la foi de toutes les cartes connues, cette lagune Rogaguado, où trempent complaisamment les têtes de cinq affluents inexplorés de l’Amazone : le Jutahy, le Jurua, le Teffé, le Coary et le Purus-Purus, je n’avais rien trouvé qui ressemblât à la lagune en question, que j’avais fini par regarder comme tout à fait fantastique. Craignant une déception de ce genre à propos de l’antique ville, je crus prudent, avant de l’aller visiter, de prendre conseil de deux vieux amis qui me portaient un intérêt réel, et plus d’une fois m’avaient mis en garde contre les incroyables erreurs qu’on me débitait à titre de notions historiques, et que, sans eux, j’eusse acceptées comme articles de foi.

J’ai déjà tracé quelque part[1] le portrait de l’un de ces personnages, illustre chanoine de l’ordre de Santo Domingo, appelé Justo Apu Ramo de Sahuaraura, et descendant en ligne directe du Soleil ; l’autre, chanoine aussi, mais de l’ordre de San Antonio, ne revendiquait aucun titre de noblesse et se nommait tout simplement Ayala. Il était professeur de théologie au collége de Saint-Bernard, « humait volontiers le piot, » comme dit Rabelais, et cultivait les mathématiques à ses moments perdus. En narrateur consciencieux, je dois ajouter que mes deux amis se détestaient cordialement, et que je ne les recevais chez moi qu’à tour de rôle, de crainte qu’à la suite d’une de ces divergences d’opinion qui ne manquaient pas de se produire chaque fois que le hasard les mettait en présence, la discussion ne dégénérât en querelle et que des coups de langue on ne passât bientôt aux coups de poing.

Ce fut donc séparément que je les consultai sur la valeur de la notice insérée par M. Huot, en demandant à chacun d’eux ce qu’il en pensait ; mais j’eus beau employer tous les détours, user de toutes les ressources de mon habileté, je n’en pus tirer autre chose qu’un quien sabe, modulé sur différents tons ; or, ces deux mots, qui, en espagnol, ont la prétention de répondre à tout, ne répondent absolument à rien. Curieux alors de voir comment ils accueilleraient mon projet de voyage, je m’empressai de leur en faire part. À ma grande surprise, non-seulement ils l’approuvèrent sans restriction, mais ils m’engagèrent à l’effectuer au plus tôt. C’était me dire en quelque façon que la ville antique existait bien réellement, et que je n’en serais pas pour mes frais de voyage.

Là-dessus chacun d’eux me traça mon itinéraire, m’entretint des régions que j’avais à traverser, me signala jusqu’aux villages que je devais trouver en route, si bien qu’au sortir de cette double séance, la carte du pays que j’allais parcourir était gravée sur la méninge de mon cerveau comme sur la paroi d’une chambre obscure, et que j’eusse atteint ma destination en fermant les yeux. Ce voyage, que, d’après tant de renseignements topographiques de la part de mes vieux amis, on pourrait supposer d’une longitude de vingt degrés, était de douze lieues à peine. Pour l’entreprendre et le mener à bien, point n’était besoin de passe-port, de mozo, d’arriero, de victuailles et de lettres de recommandation. Un cheval pour ma personne, un album pour mes notes et mes croquis, quelque monnaie pour solder mes repas, devaient suffire et au delà. Quant aux périls du chemin, si péril il y avait, je m’en remettais à la Providence du soin de les conjurer ou de les vaincre.

Le lendemain de cette entrevue, au moment de me mettre en selle, je reçus un billet du chanoine Ayala, par lequel il m’avertissait que, dans toutes les explications qu’il m’avait données, il avait omis une recommandation importante : c’était de me munir d’un coucher complet, vu que je ne trouverais nulle part, sur ma route, un lit où je pusse dormir. L’avis me parut charitable, et j’en remerciai intérieurement mon ami : mais comme le transport d’un coucher entraînait la location d’une bête et d’un homme, que les pellons de ma selle pouvaient, jusqu’à un certain point, remplacer un matelas, et qu’enfin un voyage de douze lieues n’était qu’une promenade, je congédiai le porteur du billet, en le chargeant d’offrir mes civilités au chanoine. Une demi-heure après, j’avais dépassé les dernières maisons du faubourg de Santa Ana, et comme j’allais entrer en rase campagne, je m’arrêtai un moment pour repasser dans ma mémoire les instructions de mes chanoines, afin de m’y conformer de mon mieux. D’après l’itinéraire qui m’avait été tracé, je devais, au sortir de Cuzco, gagner l’immense plaine connue sous le nom de pampa d’Anta, marcher une heure environ dans la direction du nord-est, puis, ayant relevé, à ma gauche le village de Maras, à ma droite celui de Yucay, prendre une grande route qui traversait la plaine, et suivre cette route jusqu’à ce que j’aperçusse, à trois mille pieds au-dessous de moi, la ville d’Urubamba et la rivière Vilcanota ; un pont m’aiderait à passer d’une rive à l’autre. Une fois sur la rive droite, je n’avais plus qu’à me diriger vers le nord, pour arriver en peu d’heures à Ollantaytampu, but de mon voyage. C’était simple et précis, comme l’Histoire de France de M. Le Ragois.

Parfaitement éclairé sur tous ces points, je ne pris que le temps d’allumer un cigare, puis je m’affermis dans les étriers, et, rendant la bride à mon cheval, un overo (pie) de quarante francs, dont l’ardeur était infatigable, je me lançai résolûment dans la carrière. Midi sonnait en ce moment à toutes les horloges de la ville. Pendant une heure tout alla pour le mieux ; j’avais gagné la pampa d’Anta, le nord était resté constamment à ma gauche, et comme ma bête trottait à merveille, je m’attendais de minute en minute à découvrir la grande route et les villages qu’on m’avait signalés. La plaine que je traversais, élevée de quatorze mille pieds au-dessus de la mer, et s’étendant sans bornes à l’horizon, avait la tristesse et la solennité d’un site de la Bible. Un gramen ras et dur en recouvrait le sol, formé de sable et d’humus ; des buissons d’évolvulus et de sauge pourpre, des énothères épineuses et quelques plantes acaules, émaillaient de leurs rares fleurs cette solitude, d’où la vie et le mouvement paraissaient bannis. Nul oiseau ne traversait l’air, nul insecte ne bruissait sous les herbes ; tout semblait mort ou endormi dans l’étrange paysage, au-dessus duquel le ciel arrondissait sa vaste coupole d’un bleu lumineux à fatiguer les yeux les plus infatigables.

Bientôt je comptai deux heures de marche, et ni les villages ni la route que mes yeux cherchaient obstinément de tous côtés n’avaient encore paru. Cet état de choses commençait à m’inquiéter. Pour ajouter à l’embarras de ma situation, le sol de la pampa, jusque-là très-uni, devenait de plus en plus accidenté, et la ligne droite que je suivais depuis Cuzco avec une précision géométrique, ne tarda pas à décrire une série d’angles qui variaient de base et de hauteur, selon la nature des obstacles que présentait le terrain. Tant que ces obstacles se bornèrent à des dunes de sable ou à des taillis épineux, je pus encore, en contournant les unes ou en passant au travers des autres, m’orienter à demi, et, comme un navire qui perd et gagne tour à tour sur le vent, suivre ma direction première ; mais lorsque de véritables collines eurent remplacé les monticules, que les crevasses du sol se furent changées en ravins et ces ravins en quebradas au fond desquelles il me fallait descendre au risque de me rompre le cou, j’avoue que je me repentis presque de n’avoir pas suivi les avis de mon chanoine, non pas tant pour le coucher lui-même, dont je pouvais fort bien me passer, que pour le mozo que j’en aurais chargé, et qui m’aurait servi de guide. Après une succession de descentes et de montées dont je ne calculai ni le nombre ni la durée, je m’aperçus que je tournais le dos au nord et marchais à l’ouest. Un abominable juron que je lâchai, comme pour ouvrir une soupape à ma colère, fut saisi au passage par l’écho de ces solitudes, qui le répéta tant de fois et avec des additions si pittoresques, que j’en conclus que le malheureux se dédommageait en cette occasion d’un silence de plusieurs siècles.

Cependant le soleil, longtemps vertical, commençait à décliner d’une façon sensible ; je voyais, avec un sentiment voisin de la stupeur, le fond des quebradas se décolorer par degrés, à mesure que la lumière remontait vers leurs bords supérieurs, et, forcé de suivre l’unique sentier qui s’offrit à moi, je continuais de marcher à l’aventure, passant d’une quebrada à l’autre et désespérant de trouver une issue à ce labyrinthe. Enfin le ciel eut pitié de ma détresse ; le maudit sentier changea bientôt de direction, se mit à monter au lieu de descendre, et me ramena dans la pampa, où je saluai par un cri de joie la Cordillère et le soleil. J’avais la première en face de moi et le second se couchait à ma droite.

À peu près certain d’être rentré dans la bonne voie, je ne m’occupai plus de relever la grande route et les villages indiqués par mes chanoines, jalons trompeurs qui n’avaient servi qu’à m’égarer ; et me guidant sur la Cordillère au pied de laquelle j’avais entendu dire que la ville d’Urubamba était située, je tentai de m’en rapprocher. Mon cheval, comme s’il eût compris cette intention, quitta le trot dur, son allure ordinaire, pour prendre un galop soutenu, et pendant un moment j’ouvris mon cœur à l’espérance : mais l’espérance, a dit Châteaubriand, est une plante dont la fleur se forme, mais ne s’épanouit jamais ; et j’étais appelé à juger personnellement de la justesse de cette maxime. Plus je me rapprochais de la Cordillère, plus il me semblait la voir reculer devant moi, et malgré la bonne volonté de l’overo, stimulée encore par quelques coups de bride que je lui appliquais à temps égaux, je ne tardai pas à comprendre, en voyant le soleil disparaître à l’horizon, qu’à moins d’un miracle, sur lequel j’avoue que je comptais peu, la nuit me surprendrait bientôt au milieu de ces solitudes. Sans m’arrêter à tout ce que cette idée avait de lugubre, je continuai d’avancer, les veux fixés sur le Salcantay, le plus haut piton de la chaîne. Les flancs neigeux du colosse recevaient encore les rayons du soleil déjà disparu et jetaient un pâle reflet sur le sol de la pampa dont les buissons noircissaient à vue d’œil. Ma montre, que je consultai, marquait six heures. À mesure que les teintes vermeilles du couchant s’effaçaient, l’ombre semblait monter de la terre. Bientôt tout devint terne autour de moi. Quelques étoiles se montrèrent au firmament. Je voulus tenter un dernier effort, et, penché sur le cou de l’overo, j’enfonçai la molette entière de mes éperons dans ses flancs. L’animal hennit de douleur et fila comme un boulet à travers la plaine. Pendant cette course folle, j’essayai de découvrir au loin un rancho, un abri, une fumée, un indice quelconque de la présence de l’homme ; mais je n’aperçus à l’horizon de la pampa qu’un cercle de brumes violettes, au delà duquel se dressaient, pareils à de blancs fantômes, les pitons de la Cordillère. Le Salcantay restait encore éclairé dans ses parties les plus élevées ; mais dix minutes s’écoulèrent et la cime neigeuse du pic étincela seule comme le sommet d’un volcan. Enfin, cette dernière flamme, image de la vie, s’éteignit à son tour, et le paysage, déjà envahi par l’ombre, disparut bientôt dans la nuit. Chercher à m’orienter dans les ténèbres, quand je n’avais pu le faire en plein jour, eût été de ma part une entreprise téméraire. Je cessai donc d’éperonner mon cheval, et lui jetant la bride sur le cou, je le laissai maître de marcher à son gré ; l’animal, livré à son instinct, s’empressa de changer de route, quitta le nord pour prendre l’est, et cela d’un pas délibéré qui me parut de bon augure. Un quart d’heure après, il s’arrêtait court ; je prêtai l’oreille ; le murmure d’un torrent se faisait entendre à quelque distance. Était-ce à la fraîcheur de l’eau ou au bruit de sa chute, que le cheval avait reconnu de loin cette source ? Tandis que je me posais cette question, il reprenait sa marche avec une nouvelle ardeur. Au bout de quelques minutes, son pas était devenu si rapide et le bruit de la chute si rapproché, qu’au moment de l’atteindre, je tirai vivement la bride, craignant que l’overo ne se précipitât avec moi dans cette onde inconnue, qui semblait exercer sur lui un charme fascinateur. Le torrent coulait entre deux berges escarpées. On n’apercevait qu’une nappe blanche qui passait avec une vitesse singulière, se heurtant à de grosses roches dont le lit paraissait encombré. D’où venait cette chute et où se rendait-elle ? C’est ce qu’il m’était assez difficile de préciser dans l’obscurité. J’avais d’ailleurs autre chose à faire que de calculer son cours. Une masse opaque que j’entrevoyais à quelques pas, m’annonçait la demeure de l’homme, et malgré la répugnance du cheval à se diriger de ce côté, je le forçai de m’obéir. Autant que la nuit permettait d’en juger, je reconnus une de ces chocaras ou héritages, habitées quelquefois par leurs propriétaires, quelquefois aussi visitées seulement par ceux-ci à l’époque des récoltes. La nature du site, l’abaissement de la température et l’absence totale d’arbres et d’arbustes, indiquaient suffisamment quelle pouvait être la végétation en cet endroit. La chacara ne pouvait fournir que de la luzerne ou l’âcre pomme de terre connue sous le nom de papa lisa. Quant au logis, il se composait de deux ranchos ou chaumières, reliées par un parc à bêtes, vide pour le moment, et d’un comedor écroulé dont une arcade et trois piliers étaient seuls debout. Je frappai tour à tour aux portes des deux ranchos ; personne ne m’ayant répondu, j’essayai d’ouvrir l’une d’elles, mais en rencontrant sous ma main un cadenas énorme, orné d’une tringle de fer de la grosseur du doigt, je n’insistai plus. Mon parti fut bientôt pris. J’ôtai à mon cheval sa bride, je le débarrassai de ses harnais et transportai le tout sous l’arcade du comedor où l’idée m’était venue de passer la nuit. Je comptais que le fidèle animal viendrait m’y tenir compagnie ; mais, à peine se vit-il libre, qu’il gagna le bord de la berge où nous nous étions arrêtés ; là, il parut hésiter un moment, puis je le vis descendre dans le torrent, le franchir en une seconde, et disparaître sur l’autre rive. Sa docilité m’était assez connue, pour que je n’eusse aucune inquiétude sur les suites de cette disparition. Je pensai qu’il avait eu quelque fantaisie qui me serait expliquée le lendemain, et je ne m’en occupai plus.

Après avoir disposé de mon mieux les harnais de la bête, pour m’en faire un oreiller, je m’y étendis et j’essayai de m’endormir. Peut-être eussé-je réussi, si dans la soirée, une petite brise, froide comme un glaçon et déliée comme une pointe d’aiguille, ne se fût mise à souffler de la Cordillère. Force me fut de me lever, et pour conjurer l’onglée que je sentais déjà venir, je fis faire à mes bras l’apprentissage du moulinet, pendant que j’employais mes pieds à saper la muraille. L’aurore me surprit dans cet agréable exercice. Mon premier soin fut d’aller à la recherche de mon cheval, dont je ne tardai pas à retrouver la trace. L’animal, profitant d’un escalier grossièrement taillé dans la berge par quelque Indien de la chacara, avait passé d’une rive à l’autre, non pas à la nage, comme il m’avait semblé le voir, mais à pied sec ; il est vrai que mon torrent de la nuit n’était plus au jour qu’un ruisseau vulgaire, auquel la pente du terrain et quelques grosses pierres semées dans son lit, prêtaient le mouvement, l’écume et le bruit qui m’avaient induit en erreur. Une fois sur l’autre rive, l’overo était entré dans un carré de luzerne, s’y était vautré préalablement pour se délasser, puis, au lieu de dormir. s’était mis à paître. Les herbes foulées et l’espace tondu, attestaient suffisamment le fait. Craignant pour ma bourse l’arrivée du propriétaire, et par suite l’évaluation du dommage, je me hâtai de traverser le ruisseau, de saisir l’animal aux crins, et de l’entraîner vers la chacara, où je lui jetai sa selle sur le dos. Un quart d’heure après, nous étions en marche.

À peine eus-je fait deux cents pas, que J’entendis un tintement de clochettes ; un troupeau de lamas venait à ma rencontre, conduit par une Indienne qui filait tout en marchant. L’apparition de ce visage humain me fut d’autant plus agréable, qu’elle allait me permettre de sortir d’embarras.

« Huarmi, dis-je à la femme, après le salut d’usage, je viens de Cuzco et vais à Urubamba ; je me suis égaré et je ne sais plus quel chemin je dois suivre. »

L’Indienne me regarda d’un air ébahi ; fille de la sierra, elle ne comprenait pas qu’on pût s’égarer à travers une plaine de vingt lieues de circuit, accidentée de collines, de ravins et de fondrières.

« Urubamba est là, me dit-elle, en me montrant l’horizon. »

Cette indication me parut si vague, que je priai la femme de préciser le point désigné ; elle me montra le nord-est.

C’est bien cela, pensai-je.

« On ne t’a donc pas dit, reprit-elle, qu’en sortant de Cuzco, il te fallait prendre la grande route de la pampa qui passe près de Maras et fait face au Salcantay ? cette route t’eût mené tout droit à Urubamba.

— On me l’a expressément recommandé, au contraire, répliquai-je assez confus de voir que les renseignements de l’Indienne s’accordaient exactement avec ceux de mes amis.

— Alors tu l’auras oublié, ou tu te seras endormi sur ta bête, mais le mal n’est pas grand, guide-toi sur ce buisson de ñuccho[2] que tu vois là-bas au bout de la plaine, le chemin n’en est qu’à cent vares. »

Je remerciai la femme et j’allais continuer ma route, quand l’idée me vint de lui demander le nom du ruisseau près duquel j’avais passé une si terrible nuit ; c’était un souvenir que je désirais graver dans ma mémoire.

La figure de l’Indienne, jusque-là souriante, prit subitement un air refrogné, et poussant devant elle ses lamas qui s’étaient arrêtés :

Manacho tian unu chotiuca (l’eau n’a pas de nom), me dit-elle d’un ton sec en reprenant sa marche.

Je continuai la mienne, assez contrarié que cette petite sotte eût pris pour une mauvaise plaisanterie de ma part, ce qui n’était qu’un mouvement de curiosité bien légitime, et quand j’eus atteint le buisson qu’elle m’avait désigné, j’aperçus effectivement à ma gauche, comme une bande de gazon jauni qui serpentait à travers la plaine, le maudit chemin que je cherchais depuis la veille : je m’empressai de le suivre et il me conduisit en peu de temps, à l’extrémité du plateau d’Anta, d’où je pus voir, selon le programme de mes chanoines, la ville d’Urubamba et la rivière Vilcanota à quelques mille pieds au-dessous de moi ; mais ce que, par indifférence ou par oubli, mes amis avaient négligé de me dépeindre, c’est l’admirable paysage que, de ce point élevé, j’embrassais à fa fois dans son ensemble et dans ses moindres détails.

Étroitement resserré entre le pied de la puna dont j’occupais le faîte, et une chaîne de serros qui bordaient l’horizon devant moi, la vallée d’Urubamba, sortant à ma droite des profondeurs de la perspective, s’allait perdre à ma gauche dans les gorges de Silcay, embrassant dix-huit lieues de pays cultivé, à travers lequel la rivière Vilcanota, tantôt irritée et blanche d’écume, tantôt calme et d’un bleu limpide, développait son cours sinueux. Sur ce long et étroit tapis, où toutes les nuances du vert étaient prodiguées, trois villages s’élevaient au milieu des massifs de pisonays (erythrina pisonay), de saules et de chilcas (vernonia serratuloïdes). C’étaient Urquillos et son hacienda seigneuriale, Huayllabamba et sa tour carrée, puis Urubamba, que son pont de deux arches, le dôme de son église et son simulacre de fontaine, dénonçaient comme le chef-lieu de la province, quand bien même on eût ignoré qu’à son importance architecturale, Urubamba joignait la qualification de bene merita, et que cette qualification, donnée par décision du congrès de Huancayo, en 1839, équivalait à un titre de noblesse et élevait la bourgade au rang de métropole. Autour de ces villages, situés à une demi-lieue l’un de l’autre, et sur le même parallèle, se groupaient force maisonnettes dont les murailles, blanchies à la glu de cactus, brillaient au soleil comme si elles eussent été vernissées. Avec leurs tuiles rouges et leurs volets bleus ou verts, ces jolis cottages, entourés d’arbres et de fleurs, ressemblaient de loin à des jouets d’enfants, Tout cela gai, pimpant, propret, se détachait en vigueur sur le ton grisâtre des serros, au-dessus desquels, reculant d’assises en assises comme un gigantesque escalier, se dressaient les pitons neigeux de la Cordillère, que le pic du Salcantay dominait fièrement de toute sa hauteur.

Je quittai mon observatoire et je m’engageai dans le chemin en hélice qui conduit de la pampa d’Anta au bord de la rivière. Ce chemin, ébauché d’abord par quelque commotion volcanique, fut élargi et achevé ensuite par les fils du Soleil qui, depuis Manco jusqu’à Huayna Capac, c’est-à-dire pendant près de cinq siècles, avaient fait de la vallée qui s’étend entre Calca et Silcay, un lieu de plaisance où ils venaient passer les beaux jours de l’année. Pour ces infatigables pionniers, qui traçaient une route de cinq cents lieues à travers les Andes neigeuses, ou perçaient trente lieues de granit pour se procurer une eau plus limpide, l’achèvement de ce chemin en spirale n’avait dû être qu’un passe-temps ; je mis deux heures à le descendre.

Une fois en bas, je passai le pont et me trouvai sur l’autre rive, au milieu d’un rond-point bordé de chaumières dont les portes et les fenêtres étaient hermétiquement closes. Une solution de continuité, ménagée à dessein entre ces demeures, permettait au chemin de Huayllabamba de rejoindre celui d’Urubamba et facilitait le transit entre ces deux villages ; deux écriteaux, placés en regard l’un de l’autre, et indiquant, celui de droite la via del sur, celui de gauche la via del norte, ne laissaient aucun doute à cet égard ; je pris sans hésiter la via del norte, qui allait aboutir à une longue allée de ces saules pyramidaux qu’on retrouve sur toutes les alamedas ou promenades de l’Amérique du Sud ; ces arbres, d’un aspect magnifique, formaient, des deux côtés, comme un mur de verdure impénétrable aux rayons du soleil ; entre leurs troncs serrés, je pouvais apercevoir, comme à travers un grillage, les sinuosités de la rivière Vilcanota, dont le cours était parallèle à ma marche, et apprécier en même temps tous les détails de la rive opposée ; à l’extrémité de l’allée, une muraille blanche inondée de soleil me montrait, comme un point éclatant, l’endroit où finissait l’alameda et où commençait la ville ; je ne me rappelle avoir vu, dans aucune cité d’Amérique un paseo qui, pour le triple avantage du calme, de l’ombre et de la fraîcheur, puisse être : comparé à celui d’Urubamba.

Au sortir de l’avenue, où je ne rencontrai d’autres êtres vivants que des friquets huppés qui voletaient de branche en branche, cinq rues disposées en éventail s’ouvrirent devant moi. Je pris au hasard celle du milieu, qui me parut être la Calle Mayor, assez surpris du silence dans lequel elle était plongée. En effet, je ne voyais dans toute sa longueur ni passants, ni boutiques, ni flâneurs sur les portes, ni curieux aux fenêtres, ni chats ou chiens sur le seuil des maisons, rien enfin du bruit ou de l’animation qui caractérise toute ruche humaine. Si le soleil, au lieu de monter, eût été en train de descendre, j’aurais cru que la cité bien méritante se livrait aux douceurs de la sieste ; mais, à neuf heures du matin, une pareille supposition n’était pas admissible.

Toutefois, cette immobilité n’était qu’apparente, et je n’eus pas fait vingt pas dans la rue que plusieurs persiennes se levèrent, me laissant apercevoir des têtes de femmes, les unes jeunes et bien peignées, d’autres vieilles et ébouriffées, qui toutes s’allongeaient en dehors pour me voir passer. Au moment où j’allais prier l’une de ces femmes, brune assez piquante, de m’indiquer une chicheria, pulperia ou bodezon, le titre de fonda, c’est-à-dire d’hôtel, me paraissant dérisoire et pouvant m’attirer quelque raillerie, la femme que je regardais me fit un petit signe, accompagné d’un clignotement de paupières, qui me parut si compromettant, que je tournai vivement la tête d’un autre côté. Une matrone venait justement d’ouvrir sa fenêtre. Je la saluai ; mais, sans attendre ce que j’avais à lui dire, elle m’invita tout d’abord à entrer chez elle. Comme je ne bougeais pas, elle crut devoir ajouter, pour me décider : Entra pues ; las tengo muy bonitas y quedara V. satisfecho (entrez donc ; j’en ai de très-jolies, et vous serez satisfait).

J’allongeai un coup de bride à mon overo, qui prit aussitôt son trot le plus allongé ; mais l’invitation de la matrone avait éveillé des échos ; toutes les persiennes s’ouvrirent à la fois, et des femmes de tout âge et de toutes les nuances de peau, depuis le café au lait clair jusqu’au chocolat foncé, me poursuivirent d’appels provocateurs et de gestes inqualifiables. Troublé par ces clameurs, je pris au hasard la première ruelle qui s’ouvrit devant moi, et me trouvai bientôt en rase campagne.

Là, je réfléchis à ce que je venais de voir, et, malgré mon désir d’y trouver une explication satisfaisante, j’avoue que mes idées commençaient à prendre le cours le plus défavorable pour la moralité des habitantes d’Urubamba, lorsque j’entendis, au-dessus de ma tête craquer le chien d’un fusil qu’on armait. À ce bruit, si facile à reconnaître pour peu qu’on soit chasseur, je fis faire à mon cheval un écart considérable, autant pour juger à distance du danger qui me menaçait, que pour reconnaître l’ennemi auquel je pouvais avoir affaire. J’aperçus alors à dix pas de là, sur la crête d’un talus qui bordait la ruelle, un homme, assis à l’ombre d’un genêt en fleurs, qui, de l’air le plus indifférent du monde, examinait les ressorts de sa carabine, dont le tube me parut avoir quatre pieds de hauteur. Du premier coup d’œil je reconnus un Européen ; mais à quel pays appartenait-il ? C’est ce que le son de sa voix pouvait seul m’apprendre : je ne vis donc rien de mieux que de lui adresser la parole ; seulement, comme la façon dont nous étions placés, lui en haut, moi en bas, eût rendu le dialogue assez fatigant, je fis un détour, montai sur le tertre et le rejoignis.

Mon apparition ne parut pas l’émouvoir beaucoup ; il regarda mon cheval plutôt que ma personne, traduisit son opinion sur le compte de l’animal par un regard assez dédaigneux, et se remit à faire jouer la batterie de son fusil sans paraître s’apercevoir de ma présence.

« Buenos dias, paisano, lui dis-je en touchant mon chapeau.

Buenos dias à V, paisano,  » me répondit-il en ôtant tout à fait le sien et me regardant de tous ses yeux.

Si courte que fût cette phrase, elle me permit de juger que mon homme était Espagnol, et sa façon de prononcer les s m’apprit en outre qu’il était Andalous.

« Vous avez là une arme respectable, continuai-je en indiquant du doigt la carabine dont il faisait jouer les ressorts ; avec un canon pareil on doit atteindre le gibier au delà des nuages.

— C’est une vieille et fidèle amie, » me répondit-il gravement.

Je regardai l’arme en question, qui était ornée de viroles de cuivre et garnie de fer jusque sous la culasse ; je reconnus un de ces longs fusils dont les vice-rois armaient les soldats de leur escorte. Comme, à tout prendre, l’inconnu pouvait être un débris de ce corps d’élite, la possession de cette arme se trouvait suffisamment justifiée. Maintenant, restait à savoir s’il la dirigeait seulement contre les oiseaux, ou si, emporté par la force de l’habitude, il la tournait parfois encore contre les hommes. Son extérieur, il est vrai, ne pouvait me fixer sur ce point : un sombrero en paille de latanier, passé à l’état de loque, couvrait sa tête et jetait une ombre sur son visage, dont on n’apercevait que les yeux et le nez, le reste étant enfoui sous une barbe ou plutôt une broussaille épaisse, dont la teinte, autrefois d’un noir d’encre, commençait à passer au gris. Un poncho en bayeta grossière l’enveloppait à larges plis, ne laissant voir de son costume que les usutas ou sandales en cuir de bœuf qui protégeaient ses pieds.

Comme il me paraissait médiocrement disposé à lier conversation, j’eus recours à un moyen infaillible pour le faire parler : je tirai de ma poche un étui de puros de Guayaquil, l’ouvris et le lui présentai. Il me regarda dans le blanc des yeux, comme pour deviner la pensée qui dictait cette offre, et, n’y trouvant rien qui choquât sa susceptibilité, il se leva et prit un cigare qu’il examina avec une satisfaction visible.

« Il y a bien longtemps que je n’en ai fumé de pareils, me dit-il.

— J’en ai d’autres à votre disposition, lui répondis-je ; maintenant, trouvons du feu, et, tout en fumant, je vous demanderai un petit service. »

L’inconnu sortit de sa poche un de ces yesqueros en corne de bélier, rempli de linge brûlé, comme en ont les alcades de la sierra, battit le briquet et me le présenta. J’allumai mon cigare, il alluma le sien, et comme, en pays espagnol, l’offre et l’acceptation d’un cigare établissent sur-le-champ une certaine intimité entre celui qui donne et celui qui reçoit, nous nous envoyâmes mutuellement des bouffées de fumée au visage, comme si notre connaissance datait déjà d’une semaine.

« À quoi puis-je vous être bon ? me demanda-t-il après quelques minutes de silence, pendant lesquelles il me parut occupé à prendre un signalement exact de mon individu, bien qu’il affectât de regarder ailleurs.

— Sachez, paisano, lui répondis-je, que je suis parti hier de Cuzco avec l’intention bien arrêtée de me rendre à Ollantaytampu, mais, faute d’une connaissance exacte du chemin, je me suis égaré dans la pampa d’Anta, où j’ai passé ma nuit à battre la semelle, ce qui ouvre singulièrement l’appétit, comme vous savez ; j’arrive donc à Urubamba, n’ayant pas encore déjeuné, et, qui pis est, ne sachant à qui m’adresser pour sortir d’embarras…

— Permettez, me dit l’Espagnol ; pour venir ici, vous avez dû prendre par la calle Mayor, ou la rue du Commerce, comme on l’appelle ; eh bien ! toutes les maisons de cette rue ne sont que des chicherias, et des chicherias où l’on mange fort bien, pardieu !

— En fait de chicherias, lui répondis-je, je n’ai vu que certains lieux dans lesquels on m’invitait à entrer, et j’avoue…

— Alors, pourquoi n’entriez-vous pas ?

— Pourquoi ? Ah çà ! pour qui me prenez-vous, mon cher ?

— Mais je vous prends pour un voyageur qui cherche à déjeuner, et je ne m’explique pas pourquoi, trouvant sur votre route des maisons honnêtes et d’honnêtes personnes, vous n’acceptez pas le couvert des unes et les offres des autres. »

Cette façon toute philosophique d’envisager les choses me donna à penser que la moralité de cet inconnu devait être pour le moins aussi débraillée que son costume.

« Señor, lui dis-je d’un ton assez froid, j’ignore complétement les us et coutumes de cette localité ; mais ce que je puis vous certifier, c’est que, dans mon pays, lorsqu’une femme met le pied sur son seuil ou le nez à sa fenêtre pour appeler de la voix et du geste un inconnu qui passe dans la rue, cette femme, fût-elle plus pure à elle seule que les onze mille vierges de Cologne ensemble, acquiert sur-le-champ un assez mauvais renom. Il est vrai que chaque pays à ses usages. »

En m’écoutant, l’Espagnol avait donné quelques signes d’impatience qui prouvaient clairement que la morale n’était pas de son goût. Quand j’eus fini, il jeta son cigare à demi consumé, me demanda d’un ton bref si j’étais toujours dans l’intention de déjeuner, et comme je lui répondis, sur le même ton, que je déjeunerais deux fois plutôt qu’une, il mit son fusil sur l’épaule et me pria de le suivre. Nous retournâmes dans la calle Mayor, où le bruit de nos pas attira de nouveau la population féminine aux fenêtres ; mais comme cette fois au lieu d’être seul, j’étais accompagné d’une connaissance de ces dames, les interpellations isolées qui m’avaient accueilli se changèrent en un chœur formidable où dominait le diapason suraigu de quelques voix. « Ici, Pedro Diaz ! » glapissait une vieille en essayant d’attirer l’attention de mon guide ; « chez nous, señor Diaz ! » reprenait une fillette en envoyant du bout des doigts un baiser à l’Espagnol ; « donnez-moi la préférence, mes bons seigneurs ! » ajoutait une femme entre deux âges, en joignant à sa prière toutes les ressources de la mimique. Je regardai l’inconnu comme pour lui demander l’explication d’un pareil sabbat.

« Nous entrerons où vous voudrez, » me dit-il.

Je mis immédiatement pied à terre devant une maison peinte en rose avec des volets verts à lisérés noirs. Un muchacho saisit mon cheval par la bride et l’entraîna dans le corridor, pendant que Pedro Diaz me présentait à une femme d’un âge et d’un embonpoint respectables, qui m’accueillit par une véritable révérence de menuet.

« Mamita, lui dit l’Espagnol, qu’avez-vous à donner à ce voyageur qui vient de Cuzco et n’a pas encore déjeuné ?

— Mais tout ce qu’il voudra, répondit la femme, J’ai du lard fumé, du fromage, des œufs, et, si cela ne suffit pas, la boucherie est à deux pas, j’enverrai chercher un bistèque. Pendant qu’on préparera son déjeuner, monsieur peut aller faire un tour dans le jardin, les unuelas sont délicieuses cette année.

— Tiens ! dis-je, mais cela tombe à merveille : j’adore les unuelas.

— Alors, monsieur pourra se régaler, car mes arbres sont chargés à rompre, et, sans la concurrence, je ferais cette année des affaires d’or.

— Une concurrence, dites-vous ?

— Ah ! monsieur ! et une terrible encore ! Tenez, pas plus tard qu’hier, je faillis me prendre aux cheveux avec la Micaëla, une voisine qui avait eu l’audace d’attirer chez elle des voyageurs qu’un de mes correspondants m’adressait de Calca ; vous comprenez qu’une honnête mère de famille ne se voit pas retirer ainsi le pain de la bouche sans crier un peu…

— Pardon, dis-je à la femme, mais je ne m’explique pas une concurrence aussi acharnée, à propos d’unuelas ?

— Vraiment ! mais monsieur ne sait donc pas que le commerce de l’unuela est une source de richesses pour notre ville, et que ce commerce s’étend, non-seulement aux capitales voisines, mais même à la côte du Pacifique, où nous expédions ces fruits par milliers.

— J’avoue que je l’ignorais complétement.

— Oh ! dans ce cas, monsieur ne sait pas non plus que la saison des unuelas attire chaque année à Urubamba les caballeros et les señoritas de vingt lieues à la ronde, et que, pendant un mois ou deux, les bals, les concerts et les cavalcades font de notre ville un vrai paradis du bon Dieu.

— Mais, fis-je observer à mon complaisant cicerone, comment, puisque les unuelas sont déjà mûres, votre ville est-elle encore si morne, que je l’ai crue un moment veuve d’habitants ?

— Ah ! c’est que la saison du fruit commence à peine ; mais si monsieur veut repasser dans une quinzaine de jours, il trouvera bien du changement ! »

Je promis à l’hôtesse de réfléchir à sa proposition, et, la laissant vaquer aux préparatifs de mon déjeuner, je priai l’Espagnol de me conduire au jardin.

« Eh bien ! me dit ce dernier quand nous fûmes seuls, avez-vous maintenant encore une aussi mauvaise opinion de ces pauvres femmes ?

— Non, paisano, lui répondis-je ; j’ai porté un jugement téméraire, et je le confesse en toute humilité ; mais ce qui me console un peu, c’est que mon erreur, à l’endroit des Urubambinas, a dû être déjà celle de bien des gens, comme elle sera probablement encore celle de bien d’autres ; et tant que ces dames se montreront aussi démonstratives à l’égard des passants à qui les antécédents de l’unuela sont inconnus, je crains fort que ceux-ci ne prennent, comme je l’ai prise, leur activité commerciale pour de l’effronterie.

Pobrecitas ! » fit l’homme en ouvrant une porte à claire-voie qui séparait la basse-cour du jardin et qu’il referma derrière nous, sous prétexte que les poules et les canards étaient très-friands d’unuelas.

Le jardin dans lequel nous venions d’entrer était tout simplement un terrain en friche où l’herbe montait jusqu’aux genoux. De vieux arbres fruitiers, tortus et difformes, y croissaient pêle-mêle. Jamais la serpe n’avait touché ces hôtes vénérables, qui, malgré l’abandon dans lequel ils végétaient, malgré la mousse et le lichen qui les rongeaient comme une lèpre, et les guis parasites qui les enveloppaient de toutes parts, n’en continuaient pas moins de fleurir et de fructifier chaque année. Nous nous assîmes au pied d’un de ces unueleros, dont les branches, garnies de fruits pressés, pendaient jusqu’à terre, et nous n’eûmes qu’à allonger le bras pour atteindre à l’objet de notre convoitise.

L’unuela, sur laquelle nous avons laissé en suspens la curiosité du lecteur, n’est autre chose que l’amygdalus persica où pêche vulgaire, importée par les premiers colons espagnols qui s’établirent dans le pays à la suite des conquérants. Depuis cette époque, la pêche a crû et prospéré sous bien des latitudes américaines, et, sous le nom d’alberchigo, de melocotone ou d’aurimela, fait les délices de plus d’un gourmet ; mais ce n’est que dans le val d’Urubamba, c’est-à-dire par 13° 57’de latitude australe, que, répudiant son nom patronymique pour prendre celui d’unuela, et se modifiant sous un climat favorable, elle a acquis en qualité ce qu’elle perdait en volume. Qu’on se figure, si l’on peut, un fruit de la grosseur d’une prune de reine-Claude, à la pellicule d’un rose jaunâtre, fine comme celle de l’œuf, et dont la pulpe exquise est si fondante qu’une simple pression des lèvres suffit à la précipiter au fond du gosier de l’expérimentateur, entre les dents duquel elle laisse, comme une attestation de son passage, un noyau pareil à celui d’une cerise et lisse comme ce dernier, au lieu d’être revêtu de sillons irréguliers comme le noyau de la pêche vulgaire. Et comme si cette amélioration notable ne suffisait pas, il est dans le genre unuela un individu plus parfait encore, et dont la grosseur dépasse à peine celle d’une prune de mirabelle. Ce dernier fruit est à l’unuela vulgaire, ce qu’est l’ortolan au moineau, le vin de Constance à celui de Suresnes ; aussi n’est-il jamais mis en vente sur les marchés. L’Urubambino, assez heureux pour posséder un de ces arbres, en surveille la floraison avec sollicitude, et suit le développement des fruits avec un intérêt qui ne cesse qu’à l’époque de la récolte, où la susdite unuela, qui porte dans le pays le nom de fruta impérial, est expédiée avec toutes sortes de précautions, soit à l’évêque, soit au préfet, soit enfin à quelque joli minois de la province.

Pendant que mon guide me donnait ces détails d’arboriculture, je dégustais avec sensualité toutes les uñuelas qui se trouvaient à ma portée, et qui, pour n’être pas du genre impérial, ne m’en semblaient pas moins exquises. Après une demi-heure de cet exercice, je me sentis si complétement rassasié, que j’avouai à l’Espagnol qu’il me serait impossible de déjeuner ; mais il m’assura gravement que l’unuela, à l’inverse de tous les fruits connus, était un apéritif plutôt qu’un aliment, et qu’après un léger somme, je me réveillerais avec un appétit dévorant. Je le crus sur parole, et, m’allongeant sur l’herbe, je ne tardai pas à mettre son observation à profit.

J’ignore depuis combien de temps je dormais ainsi, bercé par le froissement du feuillage et le chant des oiseaux qui picoraient au-dessus de ma tête, quand la voix de Pedro Diaz me réveilla brusquement. Le déjeuner n’attendait plus que moi. Je suivis l’Espagnol en me frottant les yeux. Dans une salle basse, dont les persiennes étaient fermées à cause de la chaleur, le couvert était mis sur une petite table haute d’un pied. Des escabeaux servaient de siéges. Le déjeuner se composait d’un potage aux œufs et au fromage, d’olives à l’huile et de grillades de mouton. J’invitai mon guide à s’asseoir en face de moi, ce dont il voulut d’abord se défendre, alléguant son indignité et le négligé de sa mise ; mais comme, sans l’écouter, je venais d’emplir son assiette du potage en question, mon homme prit le parti de s’exécuter, et soit que les unuelas eussent effectivement aiguisé son appétit, soit que le déjeuner fût de son goût, il y fit honneur en véritable affamé. L’hôtesse, la serviette au bras, dans une attitude modeste, présida la séance, qui fut couronnée par une tasse de ce chocolat de Soconuzco, auquel Linné eût dû consacrer exclusivement l’épithète de theobroma, qu’il donne au caracas vulgaire. Après l’indispensable verre d’eau, accompagné de deux tiges de canchalagua[3] qui nous furent offertes à titre de cure-dents, je demandai à l’hôtesse la note du déjeuner en la priant d’y faire figurer les unuelas que nous avions mangées, et la botte de luzerne qu’elle avait dû fournir à mon cheval ; elle me dit alors avec une certaine hésitation, que ce serait 3 réaux pour le tout, — 36 sous. — Mon premier mouvement fut de sauter au cou de ce phénix des aubergistes ; mais je me contins par respect pour son sexe, et ne lui demandai que son nom, afin de pouvoir le redire à mes amis de Cuzco et aux voyageurs qui me tomberaient sous la main. La digne femme se nommait Lina Gregoria Tupayachi. Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui faire connaître ce nom aux cinq parties du monde.

Comme j’allais me mettre en selle, Pedro Diaz s’offrit à m’accompagner à Ollantaytampu, de crainte, disait-il, que je ne m’égarasse une seconde fois. Il désirait, en outre, sa maison se trouvant sur notre passage, que je m’arrêtasse un moment chez lui. Le brave homme y mettait tant d’insistance, que je ne crus pas devoir lui imposer la dette d’un déjeuner payé par moi et accepté par lui, et pour alléger d’autant le fardeau de la reconnaissance, j’agréai sa proposition, ce qui parut lui faire grand plaisir. Nous remontâmes la calle Mayor, dont cette fois les persiennes ne se levèrent plus, et prenant, au sortir de la ville, un sentier bordé, d’un côté, par des champs de roseaux, de l’autre, par des serros coupés à pic, nous arrivâmes, après une heure de marche, au ravin d’Occobamba, où mon guide avait établi sa demeure, Ce ravin, large entaille pratiquée par quelque cataclysme dans le flanc occidental de la Cordillère de Vilcanota, sert de lit aux torrents de neige fondue qui se précipitent du Salcantay, et de chemin aux muletiers qui se rendent du Cuzco au val d’Occobamba, situé à l’est de la même Cordillère. La sauvage décoration du site est en harmonie avec les eaux troubles et glacées qui le sillonnent ; des blocs de granit, détachés de la masse des Andes par l’action des volcans, jonchent le sol de toutes parts ; quelques-uns, arrêtés dans leur chute, dominent le chemin de quelques centaines de mètres, et semblent toujours vaciller sur leur base, au grand effroi du voyageur. La décomposition du minéral, le détritus des lichens et des mousses, la poussière charriée par les vents, ont, à la longue, rempli les crevasses de ces blocs d’un terreau végétal dont s’accommodent des liliacées et quelques plantes grasses ; sur les plants inférieurs, des touffes de maguey (agave americana) dressent leurs longs glaives à côté des mullis centenaires (schinus molli), dont les troncs gris, jaspés de plaques fauves, sortent, en se tordant d’entre les pierres, comme des boas monstrueux.

Depuis un moment nous cheminions à travers ce paysage aride, et je commençais à m’étonner de ne point voir encore la demeure de Pedro Diaz, quand il me la montra, adossée à une paroi de granit, au pied de laquelle elle semblait avoir poussé comme un champignon. Sous le double rapport de la tristesse et de l’isolement, on ne pouvait souhaiter rien de mieux que cette bicoque, défendue du côté du chemin par un plan de rochers qui la cachaient aux regards des passants, et bornée, du côté de la montagne, par deux blocs énormes, entre lesquels on voyait miroiter au soleil la nappe liquide du torrent, singulièrement amincie, car on était alors en pleine sécheresse, et depuis un mois la neige ne tombait plus sur les hauteurs.

J’étais descendu de cheval, et je m’apprêtais à franchir, sur les pas de mon guide, la haie de cactus qui entourait son domaine, quand un battement d’ailes se fit entendre au-dessus de nous. Je levai la tête, et vis un gallinaso, ou dinde-buse, qui venait de s’abattre à l’extrémité d’un rocher. Le fait était trop vulgaire, et surtout le gibier trop méprisable pour que j’y prisse garde, et j’allais passer outre, lorsque l’Espagnol, s’arrêtant court, me montra d’une main la porte de sa maison, de l’autre le hideux vautour qui fixait sur nous ses yeux glauques.

« Entrez seul, me dit-il à voix basse, le temps d’abattre ce pigeon et je vous rejoins. »

Là-dessus il arma sa carabine, et, ne trouvant pas le gallinaso à belle portée, il fit un détour pour s’en rapprocher. Je le laissai à ses affaires, et franchis le seuil de son domicile.

L’intérieur de cette demeure était celui de tous les ranchos de la sierra ; des murs noirs et enfumés, des lézardes et des toiles d’araignée, voilà pour le contenant : quant au contenu, c’étaient des poteries éparses sur le sol, des haillons accrochés aux solives. trois pierres branlantes qui marquaient l’emplacement du foyer, une table et des tabourets à l’état d’ébauche, c’est-à-dire gardant encore l’écorce primitive de l’arbre qui les avait fournis : puis des objets sans nom, sans forme et sans couleur, entassés dans le plus effroyable désordre. Le lit de l’Espagnol se composait d’une barbacoa ou claie, clouée sur quatre piquets fichés en terre ; l’unique peau de mouton qui le recouvrait indiquait chez son possesseur un profond mépris du confortable. Comme j’examinais ce mobilier primitif, une bouffée de vent s’introduisit par la porte entr’ouverte, souleva brusquement les toiles d’araignée, et, atteignant le fond de la chambre, fit mouvoir un rideau dont je ne soupçonnais pas l’existence. Ce rideau, en bayeta grise, qui se confondait si bien dans la pénombre avec le ton général des murailles, que je ne l’avais pas distingué, était posé sur une perche qui tenait lieu de tringle, et divisait la hutte en deux compartiments. Soit que le mouvement imprimé à l’étoffe eût éveillé l’attention d’êtres inconnus qui se trouvaient dans l’autre pièce, soit que le bruit de mes pas les eût tirés de leur méditation, j’entendis aussitôt des sanglots étouffés et de vagues paroles entremêlées d’un bruit de chaînes, qui eurent pour effet de changer ma curiosité en une émotion indéfinissable. Pendant que je réfléchissais sur ce mystère, un coup de feu retentit au dehors ; instinctivement je me rapprochai de la porte, et je vis Pedro Diaz ramasser l’oiseau qu’il venait de tuer. En se retournant, il m’aperçut sur le seuil et me montra sa chasse d’un air triomphant. J’avoue que je ne me sentais pas complétement à l’aise. Le souvenir du bruit étrange que je venais d’entendre prêtait en ce moment au chasseur de gallinasos un aspect presque effrayant, et j’eusse autant aimé me trouver seul dans la pampa d’Anta qu’en compagnie de cet homme ; mais, résolu à faire bonne contenance jusqu’au bout, j’accueillis sa présence d’un air dégagé, et lui demandai même à quelle sauce il comptait apprêter son volatile.

« Une sauce ? fit-il, bah ! mes enfants n’en voudraient pas ; ils aiment mieux la viande crue.

— Diable ! exclamai-je cette fois, moins rassuré que jamais, ils ont là un drôle de goût, vos enfants ! »

L’homme sourit, jeta son vautour sur la table, alla déposer sa carabine dans un coin, m’offrit un tabouret sur lequel je m’assis, et retirant d’une cavité de la muraille une bouteille en grès et deux moitiés de calebasse, il versa quelques gouttes d’eau-de-vie dans chacune de ces coupes.

« À votre bonne santé, » me dit-il en vidant la sienne.

Je m’empressai de répondre à sa politesse, assez inquiet de savoir comment se terminerait notre entrevue.

Mais la voix de l’Espagnol avait averti nos mystérieux voisins de sa présence, et les gémissements, toujours mêlés au cliquetis des chaînes, recommencèrent de plus belle ; tout à coup une voix, dont l’accent n’avait rien d’humain, s’écria dans un castillan très-pur : L’homme amoureux n’est qu’une bête ; l’homme amoureux… prrrrrrrou… Au mouvement que je fis sur mon siége, Pedro Diaz partit d’un éclat de rire, et, se levant, alla tirer le rideau du fond. La cause de mon étonnement, je pourrais dire de ma frayeur, me fut alors expliquée.

Cette seconde pièce, d’un tiers plus petite que la première, était percée de deux fenêtres, garnies, en manière de vitrage, d’un tissu de coton assez clair pour laisser passer à la fois l’air et la lumière. Son ameublement consistait en un grand châssis tres-ingénieusement orné de bâtons placés dans le sens horizontal, et sur lesquels une cinquantaine de perroquets, alignés par rang de taille, gardaient le plus bel ordre, grâce à la chaîne de fer qui entourait leur patte et se rattachait au perchoir. Toutes les variétés des psittacules américains, depuis le huacamayo[4] jusqu’à l’anaqué[5], depuis le chiriclès[6] jusqu’au molinero[7], avaient un ou plusieurs représentants dans la collection. Une mangeoire en forme de godet, vide pour le moment, était placée à côté de chaque prisonnier. La configuration inaccoutumée de cette volière éveillait dans l’esprit des idées de torture que confirmait jusqu’à un certain point l’aspect anomal des oiseaux qui la peuplaient. Les malheureux, au lieu du riche vêtement de plumes multicolores qu’ils portent d’habitude, n’étaient couverts que de ce duvet primitif d’un gris terne, que revêtent les jeunes dindons au sortir de l’œuf. Cet habit râpé donnait aux perroquets une mine piteuse, à laquelle leur grosse tête, percée d’yeux bêtes et enjolivée d’un bec crochu, ajoutait un cachet tout à fait original. Jamais, à coup sûr, oiseaux d’une tournure plus hétéroclite n’avaient posé sur un perchoir, et leurs frères des vallées, en les revoyant dans cet accoutrement, non-seulement ne les eussent pas reconnus, mais même les eussent poursuivis de coups de bec et de huées.

En apercevant leur maître, l’allégresse des psittacules avait éclaté dans un chœur de croassements si épouvantables, que, malgré toute leur prédilection pour ce genre de symphonie, des corbeaux eussent pris la fuite. Je me contentai de reculer de trois pas et de me boucher les oreilles, Pedro Diaz comprit à ce geste que l’enthousiasme musical de ses élèves m’était peu sympathique, et d’un coup de sifflet il leur imposa silence. Les plus entêtés de la bande continuèrent bien de se dandiner et de faire claquer leur bec, mais comme cette manifestation, si elle constituait une opposition tacite, n’avait plus rien d’alarmant pour la tranquillité publique, l’Espagnol crut devoir la tolérer. Cinq minutes après, toutes les mandibules étaient en mouvement ; on eût dit un orchestre de castagnettes.

Cependant ma présence d’esprit m’était revenue, en reconnaissant que mon hôte était un digne homme et que j’avais eu tort de suspecter sa moralité ; aussi m’empressai-je de lui en faire mentalement mes très-humbles excuses, et, cette satisfaction donnée à ma conscience, je lui demandai quelques détails sur sa ménagerie, dont l’uniforme, non moins que l’hygiène, me semblait digne d’intérêt.

« Vous avez été si honnête envers moi, me répondit-il, que je n’ai rien à vous refuser ; seulement, avant de vous parler de mes oiseaux, permettez-moi de vous parler de moi-même ; mon histoire n’est pas assez longue pour vous endormir, et comme elle se trouve liée à celle de mes bêtes, vous comprendrez mieux l’une après avoir entendu l’autre. »

J’inclinai la tête en signe d’acquiescement, et tandis que Pedro Diaz cherchait à rassembler ses souvenirs en plumant son gallinaso, j’allumai un cigare et m’établis le plus commodément possible, laissant l’homme à son récit et à son occupation.

« Mon pays est San Lucar de Barrameda, me dit-il, un joli village entre Cadix et Séville. Je suis le fils de pauvres estripa-terrones (laboureurs), à qui ses parents oublièrent d’apprendre à lire. Jusqu’à quinze ans je gardai les chèvres sur les versants de la sierra Morena ; puis un beau jour, dégoûté du métier, je suivis un muletier qui allait à Cordoue. L’homme me promettait monts et merveilles ; mais je m’aperçus bientôt que j’avais troqué mon cheval borgne contre un aveugle : le peu de lard que je mangeais avec mon pain était assaisonné de tant de coups de lazos, que j’aimai mieux manger ce pain tout sec. D’ailleurs, quoique ne sachant ni A ni iota, j’avais de l’orgueil plein mes chausses, et les taloches du muletier, si elles cuisaient à ma peau, cuisaient plus encore à mon amour-propre. J’envoyai donc le brutal à tous les diables, et partis de Cordoue à la queue d’un régiment de dragons, qui d’étape en étape me conduisit jusqu’à Madrid.

« J’étais leste et bien découplé ; j’avais le cœur à la besogne : avec ces qualités on ne reste pas longtemps dans l’embarras. Je me fis d’abord valet d’écurie, puis aide-jardinier, puis despensario (économe) dans un hôtel en renom de la Puerta del Sol. De ce dernier poste, j’entrai au service d’un noble seigneur que S. M. le roi Ferdinand envoyait au Pérou chargé d’une mission secrète pour le vice-roi Pezuela. Je suivis mon maître à Lima, où le vice-roi ne l’eut pas plutôt connu, qu’il désira l’attacher à sa personne. Il lui offrit donc de le nommer colonel, aide de camp, intendant, surintendant, que sais-je enfin, tout ce qu’on peut offrir, lorsqu’on est vice-roi et qu’on tient à se passer sa fantaisie ; mais mon maître avait à cœur de revoir son pays, et si certain soir, en descendant la rue de los Peligros, il n’eût fait la rencontre d’une tapada qui brouilla les cartes et lui fit perdre la partie, Pezuela, tout vice-roi qu’il était, en eût été pour son temps et ses offres. Au bout de huit jours, mon pauvre maître était devenu fou de sa nouvelle connaissance, et comme celle-ci n’était pas sorcière à demi, elle le retourna si bien qu’il finit par l’épouser. Alors, n’ayant plus de raisons pour refuser les offres de Pezuela, il devint son aide de camp et le suivit dans toutes ses campagnes. À partir de ce jour, ma position, jusque-là si douce, devint un métier de galérien. Avec mon service près du colonel, j’eus encore à jouer du sabre et du fusil, ni plus ni moins que le dernier canari de l’armée, quand San Martin et ses indépendants nous tombaient sur le dos, et Dieu sait que les coquins ne nous épargnaient pas la besogne.

« Les choses restèrent sur ce pied, jusqu’au jour où Pezuela fut rappelé en Espagne ; c’était pour nous une occasion superbe de rentrer à Madrid, et j’en touchai deux mots au colonel ; mais le pauvre homme secoua la tête comme pour me dire qu’il n’y fallait pas songer. La Limeña, qu’il avait épousée, parlait de se renfermer dans un couvent si on voulait la contraindre à quitter son pays. Mon maître l’aimait trop pour la contraindre, il céda ; et comme La Serna venait d’être nommé vice-roi en remplacement de Pezuela, il profita de cette occasion pour se retirer du service.

« Pendant un an tout alla pour le mieux ; le colonel était l’homme le plus heureux du monde. Une fille lui était née, qui faisait ses délices, et comme il était adoré de ses serviteurs, c’était parmi nous à qui caresserait le plus le petit ange entré dans la maison ; mais un second enfant vint à naître, sur lequel le colonel n’était pas en droit de compter, si j’en juge par l’étonnement qu’il manifesta en le voyant paraître. Il est vrai qu’il revenait de visiter ses estancias de la sierra, et qu’il avait été plusieurs mois absent. Sa femme entreprit alors de lui expliquer la chose, car une Limeña expliquerait l’Alcoran. Le colonel ne comprit rien à ses explications, si ce n’est qu’il était battu… mais non pas content. Son parti fut bientôt pris ; il réalisa sa fortune, en laissa un tiers à sa femme, garda le reste et se disposa à passer en Europe, emmenant sa fille avec lui. Déjà nous faisions les préparatifs du voyage, lorsqu’un soir en sortant de table le colonel chancela tout à coup et perdit connaissance. Nous l’emportâmes dans sa chambre, où sa femme voulut être seule à le soigner. Pendant la nuit, on m’envoya au couvent de la Merced pour en ramener un confesseur. Le malade, sentant qu’il s’affaiblissait, demandait à recevoir les sacrements. Comme j’entrais avec le padre, la femme du colonel me remit une lettre pour un de ses parents qui habitait Lunahuana, en me recommandant de faire diligence. Malgré toute ma répugnance à quitter la maison en un pareil moment, il me fallut obéir. Je sellai le meilleur cheval du colonel et partis aussitôt à franc étrier. Le lendemain soir, j’étais de retour. J’avais fait près de quarante lieues de Cordillère. Le pauvre cheval mourut, il est vrai, des suites du voyage.

« Mon premier soin en arrivant avait été de demander des nouvelles du colonel ; on m’apprit qu’il était mort dans la matinée, et que la décomposition du corps avait été si rapide, qu’on s’était vu forcé de l’enterrer avant le temps prescrit. L’idée d’un empoisonnement me traversa l’esprit, mais une pareille accusation a besoin de preuves, et comme je n’en pouvais fournir aucune, je gardai mes soupçons pour moi, laissant à Dieu le soin de découvrir le crime et d’infliger le châtiment.

« Une fois le colonel mort, je n’avais que faire dans sa maison. Je comprenais d’ailleurs au ton aigre-doux de la dame, que mon congé ne tarderait pas à m’être signifié, et je ne voulus pas l’attendre. Un beau matin j’allai lui faire mes adieux, puis quand j’eus embrassé la fille de mon maître et que je l’eus recommandée à Dieu, je sortis de Lima pour n’y plus rentrer. Ma carabine, mon bâton et un paquet de hardes composaient tout mon bagage. Quant à ma bourse, elle renfermait douze piastres. Ces faibles ressources furent bientôt épuisées. En arrivant à Cuzco, il ne me restait plus que trois réaux. Un autre à ma place eût perdu la tête. Je ne m’en inquiétai même pas. Je considérai mon passé, et en me rappelant la sierra Morena et les coups de lazo du muletier, je trouvai le présent assez supportable pour ne pas désespérer de l’avenir.

« Pendant deux ans que j’habitai Cuzco, je gagnai ma vie à faire des fagots de charamusca[8], que je vendais aux ménagères de San Blas. Grâce à cette industrie, je me vis, au bout de ce temps, à la tête d’une soixantaine de piastres que je voulus risquer dans une entreprise dont l’idée m’était venue en assistant aux fêtes du Corpus. Muni d’une pacotille d’objets choisis, je partis pour les vallées chaudes. Je savais que chaque année, à l’époque du Carmen, les Peaux-Rouges quittent leurs malocas, emportant avec eux des fruits, des singes, des oiseaux, qu’ils troquent volontiers contre les haches et les couteaux des missionnaires ; j’avais un troc de ce genre à leur proposer. Le hasard me servit à point. À l’embranchement du Rio de Santa-Ana et du Yanatili, je donnai dans un parti de ces vauriens, à qui j’achetai d’un seul coup les perroquets que vous voyez ici. Alors je me mis en quête d’un domicile ; revenir à Cuzco eût été folie ; les frais de patente et de loyer auraient dévoré tous mes bénéfices. Comme je passais par Occobamba, je trouvai son ravin charmant et j’en pris possession. Trois mois après, j’y avais construit cette maison ; au bout d’un an mon industrie faisait merveille. Sous le nom du Mochiganguero[9], que les Indiens m’avaient donné, j’étais connu à dix lieues à la ronde, et de Cuzco même on accourait chez moi la veille des principales fêtes. Mais comme toute profession, si lucrative qu’elle soit, a son temps de chômage, et qu’il m’en coûtait de rester oisif, j’imaginai, toujours dans l’intérêt de mon commerce, d’aller de grand matin dans la montagne me poster à l’affût des tarucas[10] et des viscachas[11], afin de tirer parti de leur fourrure. Il y a tantôt neuf ans que j’habite cet endroit-ci, et comme ma santé s’en trouve bien et que mon commerce y prospère, je ne songe nullement à le quitter pour aller ailleurs. Voilà, señor, tout ce que peut vous apprendre sur son compte un homme qui n’a jamais fait tort à son prochain et qui pense finir comme il a commencé. »

Pedro Diaz se tut, et comme sa volaille était à peu près plumée, il se mit à enlever un reste de duvet, qui adhérait à la peau, avec autant de soin et de respect que s’il se fût agi d’un faisan ou d’un coq de bruyère.

Mais ma curiosité n’était qu’à demi satisfaite. L’Espagnol, en m’apprenant à quel concours de circonstances il devait sa collection de perroquets, ne m’avait rien dit encore sur la situation de ses prisonniers ; or, je tenais essentiellement à savoir ce que ces perroquets avaient pu faire de leurs plumes, et pourquoi leur hygiène différait si fort de celle des autres oiseaux. Quant au commerce inconnu de mon hôte, j’avoue que j’eusse encore été charmé de le connaître, afin d’en discuter les chances avec quelques négociants de ma connaissance ; j’interpellai donc le narrateur avant que sa verve se fût refroidie, et le priai de réparer au plus tôt ces importantes omissions.

« C’est pardieu vrai ! s’écria-t-il, et moi qui croyais vous avoir tout dit. Sachez donc, puisque la chose a l’air de vous intéresser, que mes perroquets sont plus qu’un simple capital sur lequel j’aurais fondé mon commerce, c’est, pour ainsi dire, une mine que j’exploite et qui se renouvelle constamment. Aussi je ne leur épargne, comme vous voyez, ni la nourriture, ni l’éducation, ni les bons traitements, et si je les tiens enchaînés, c’est que j’ai cru remarquer chez eux des dispositions à l’ingratitude. Quant à l’absence de leurs plumes, qui paraît vous étonner, elle est due à une cause bien simple : deux fois par an j’ai soin d’en faire la récolte. Ces plumes, dont mes oiseaux ne sauraient que faire, puisqu’ils ne volent pas et que je pourvois à tous leurs besoins, me servent à fabriquer des coiffures, des bracelets, des écharpes, que je loue aux Indiens pour leurs processions costumées. Le Corpus[12] d’Urubamba, par exemple, m’a rapporté à lui seul, cette année, plus de cinquante réaux d’argent. Avec mes costumes de sauvages, j’ai encore des déguisements de chevreuils, qui me donnent quatre réaux par journée. Les réaux ajoutés aux réaux font des piastres, et chaque piastre grossit d’autant mon petit pécule. »

Je regardais mon homme bouche béante, ne sachant qu’admirer le plus, de sa combinaison industrielle ou de la simplicité des moyens qu’il mettait en œuvre.

« Le régime auquel j’ai soumis mes élèves, continua-t-il, flatté de l’attention que je prêtais à ses paroles, est le résultat d’un secret que je tiens des sauvages et que je n’hésite pas à vous confier, sachant bien qu’un hidalgo comme vous ne s’en servira pas pour faire concurrence à un pauvre homme. L’usage de la viande crue décompose petit à petit la couleur du plumage des perroquets, qu’elle soit verte, rouge ou bleue, et la change avec le temps en un beau jaune d’or. Vous comprenez quelle admirable série de nuances on obtient avant d’arriver à cette couleur. Si mes costumes n’étaient pas loués en ce moment aux péons de Silcay, pour la fête de San Saturnino, patron de leur hacienda, je vous donnerais sur-le-champ la preuve de ce que j’avance, mais vous pouvez en croire sur parole un homme qui n’a jamais menti. Pour en revenir à mes perroquets, je vous dirai qu’ils ne sont pas devenus naturellement carnivores et qu’il m’a fallu, au contraire, plus d’un jour et plus d’une correction paternelle pour les déshabituer des grains et des fruits, et les obliger de mordre à la viande. Tous semblaient avoir le mal de mer, quand ils en eurent goûté pour la première fois, mais l’estomac des bêtes est comme le nôtre : il finit par se faire à tout. Aujourd’hui les plus forts de la troupe ne se contentent pas de manger la viande : ils cassent encore les os pour en sucer la moelle, tout comme vous et moi pourrions le faire. »

Diaz ayant fini ses explications, se saisit d’une vieille lame, qui lui tenait lieu de couteau de cuisine, et étendit son gibier sur une planchette. Quand il l’eut convenablement découpé, il s’approcha des psittacules, qui suivaient tous ses gestes avec le plus vif intérêt, et déposa, dans la mangeoire de chacun d’eux, une tranche de gallinaso. Pendant que les oiseaux expédiaient leur pitance, témoignant, par de petits monosyllabes gutturaux, le plaisir qu’ils avaient à manger cette chair sanglante, mon hôte, qui venait de frotter ses mains contre terre pour les nettoyer, me demanda si je voulais me remettre en route. Sur ma réponse affirmative, il alla tirer le rideau sur sa ménagerie, m’offrit de nouveau quelques gouttes d’eau-de-vie, pour le coup de l’étrier, puis, quand il eut chargé sa carabine, il la plaça sur son épaule et ferma derrière nous la porte du logis.

J’allai rejoindre mon overo, qui cuisait au soleil, et lorsque je me fus mis en selle, Pedro Diaz le saisit aux crins, afin, dit-il, de se tenir plus près de moi et de pouvoir causer à l’aise. Tournant alors le dos au ravin, nous recommençâmes à louvoyer parmi les roches, contournant les unes, franchissant les autres, et nous rapprochant toujours de la rivière, que nous finîmes par atteindre, à la satisfaction de l’Espagnol, que mon cheval, impatienté de remorquer, heurtait à chaque instant contre les pierres, afin de s’en débarrasser.

Avec la rivière avait reparu la végétation ; avec la végétation revint la fraîcheur, à laquelle nous fûmes d’autant plus sensibles que la région pierreuse que nous venions de traverser offrait la température d’un four à poulets. Comme l’Espagnol haletait, j’arrêtai mon cheval, pour lui donner le temps de reprendre haleine. Le brave homme s’assit à terre et se mit à s’éventer avec son chapeau, me laissant m’extasier à mon aise sur la beauté du site, que certes l’auteur de Télémaque, s’il eût été à ma place, n’eût pas manqué de trouver fait à souhait pour le plaisir des yeux. Mais Pedro Diaz, dont la fibre était moins sensible, appelait l’endroit un chemin, et déclarait, en outre, que ce chemin, qui conduisait d’Occobamba à Ollantaytampu, lui semblait tout pareil aux autres.

Ce chemin, si c’en était un, semblait avoir été tracé d’après les cartons de Théocrite ou de Virgile, et dégageait un parfum d’églogue qui faisait plaisir à respirer. On n’y voyait, il est vrai, ni bergères dans le genre de Glycère ou d’Amaryllis, ni Tytires dialoguant sous les hêtres ; les violettes non plus n’y croissaient pas à côté des narcisses, et j’y cherchai vainement l’ombre d’une amaranthe ; mais le gazon émaillé de fleurettes, les rochers tapissés de mousse, la source limpide et son lit de sable, sur lesquels une allée d’arbres où plutôt une charmille épaisse, festonnée de plantes grimpantes, jetait son ombre veloutée, suppléaient, en partie, à l’absence des accessoires dont nous venons de parler. Une charmante symphonie égayait d’ailleurs cette solitude, où, à défaut de Philomèle, les merles, les tourterelles, les tarins, les choclopocochos[13] faisaient assaut de vocalises, et brodaient sur la basse continue de la rivière, qui grondait à vingt pas, les plus charmantes fioritures. L’immense futaie était à la fois une volière et un orchestre. Un instant j’eus l’idée de faire un croquis de ce chemin, mais je reconnus bientôt l’impossibilité de satisfaire ce désir. Quel trait du crayon, ou quel ton de la palette eût rendu ce murmure, cette fraîcheur, cette harmonie, ce voile de poésie, enfin, qui, pareil au ventus textilis de Pétrone, l’enveloppait comme une gaze ! Je remis donc dans mes sacoches l’album que j’avais ouvert, comprenant que le gracieux paysage n’était qu’un de ces souvenirs charmants que l’on conserve dans la mémoire, comme on garde un parfum subtil dans un flacon scellé.

Pendant le temps que nous suivîmes ce chemin, je m’imaginai voyager en rêve, et, pour compléter l’illusion, je fermai les yeux à demi, laissant les détails se fondre dans les masses et me contentant de prêter l’oreille au chant des oiseaux ; soit que l’orchestre invisible me berçât doucement, soit que la fraîcheur invitât au sommeil, je commençai par m’assoupir et finis bientôt par dormir tout à fait. Un faux pas de ma monture me réveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, je ne pus retenir un cri de surprise, qui fit lever le nez à Pedro Diaz. Le site avait totalement changé d’aspect. Les arbres avaient disparu, les oiseaux avaient pris leur vol, et, au lieu de gazons, je ne vis plus autour de moi que des croupes arides, sur lesquelles un soleil de feu dardait ses rayons ; mais à peine avais-je eu le temps de m’étonner de ce changement de décor, que l’Espagnol me cria : He alli el tampu ! (voilà le tampu !) Je suivis la direction de son geste et j’aperçus, à cent pas devant nous, deux piliers, debout au milieu des débris d’un mur d’enceinte. D’autres ruines, qu’à cette distance on ne pouvait encore apprécier, apparaissaient sur les escarpements des serros.

Nous passâmes entre ces deux piliers, monolithes quadrangulaires, qui devaient former autrefois les montants d’une porte, à en juger par le linteau qui gisait à terre et dont la longueur dépassait de beaucoup leur écartement. La hauteur de ces piliers était d’environ six mètres, et chacune de leurs faces avait deux mètres de largeur ; mais, au lieu d’être inclinés l’un vers l’autre comme dans la plupart des monuments de Cuzco, ils étaient parfaitement droits. Il en était de même de plusieurs ouvertures pratiquées dans les pans de murs encore debout et figurant les unes des fenêtres et les autres des niches. Je notai ce fait, comme pouvant me renseigner sur l’âge précis de ces ruines, qui, à vrai dire, ne me paraissaient pas remonter au delà de trois siècles : les édifices péruviens du onzième siècle au treizième ayant presque tous leurs ouvertures à pans inclinés.

Le mur d’enceinte dans lequel cette porte avait été ménagée et dont il ne restait plus que des pans isolés, figurait une courbe accidentée d’angles rentrants et saillants, comme dans la forteresse de Sacsahuaman, à Cuzco. Seulement, au lieu d’offrir, comme cette dernière, trois demi-lunes superposées, elle n’en avait qu’une, que j’évaluai à cent quatre-vingts mètres de longueur. La hauteur de cette muraille, construite dans le genre du second appareil cyclopéen, c’est-à-dire avec des polygones irréguliers dont les vides étaient remplis par de petites pierres ajustées avec beaucoup d’art et sans chaux ni ciment, sa hauteur, dis-je, avait dû être, à un mètre près, égale à celle de la porte. Au reste, les bouleversements successifs du sol ou le marteau de quelque bande noire avait éprouvé si cruellement le pauvre édifice, que, quelque désir que j’en eusse, il ne me fut pas possible de le rétablir par l’imagination dans son intégrité. À peine eûmes-nous passé la porte, que nous nous trouvâmes dans une véritable forêt de cactus et d’arbustes épineux, parmi lesquels gisaient de tous côtés des blocs énormes, sans dates, sans hiéroglyphes, sans sculptures, sans la moindre entaille du ciseau qui pût me renseigner sur leur destination primitive. Comme tous ces blocs étaient à peu près identiques, et que rien ne ressemble plus à une pierre qu’une autre pierre, je crus devoir borner là mes investigations sur ce Tampu, ainsi que l’appelait mon guide, et nous continuâmes de marcher à travers ses ruines, où de gros lézards verts, étendus au soleil, bâillaient de soif et de chaleur.

Sur l’autorité de M. de Buffon, qui fait de ces charmants sauriens des amis de l’homme, j’invitai Pedro Diaz à s’approcher de l’un d’eux, qui avait bien dix-huit pouces de long, afin de lier connaissance avec lui ; mais soit que la physionomie de l’Espagnol ne revînt pas au lézard, soit que l’assertion de M. de Buffon fût erronée, à peine l’animal eut-il vu une main s’allonger vers lui avec l’intention évidente de lui presser la patte, qu’il fit volte-face et rentra précipitamment dans son trou.

Au sortir des halliers, nous entrâmes dans un espace déblayé au delà duquel j’aperçus le village moderne d’Ollantay, qui compte trente ans d’existence. Les maisonnettes de ce pueblo, aux murs de boue et aux toits de chaume, étaient groupées dans ce pittoresque désordre qui caractérise tous les villages de la sierra, où chaque individu étant son propre architecte, bâtit sa demeure à sa fantaisie, sans s’inquiéter le moins du monde de l’effet qui en résultera. Une de ces maisons, plus haute et plus délabrée que les autres, avait son toit de paille surmonté d’une croix, d’où pendaient quelques fleurs séchées. Je la montrai à mon guide, qui me dit que c’était l’église. L’humble temple me rappela la parole du Dieu des petits et des humbles, sinite porvulos venire ad me, et je me dis que son esprit devait habiter cette enceinte, où de pauvres Indiens, le cœur plein de foi, l’esprit ingénu comme celui des enfants, venaient lui demander une consolation pour leurs peines. L’Espagnol, à qui je fis part de ma réflexion, m’apprit que depuis longtemps on ne disait plus la messe dans cette église, mais qu’en revanche on y dansait le zapateo à l’époque du carnaval.

Au reste, un silence profond régnait autour de nous, et je n’aurais trop su lequel, du Tampu ou du village, était la véritable ruine, si en traversant une manière de place je n’eusse aperçu, par une porte entr’ouverte, une matrone indienne occupée à écosser des fèves. Mon guide lui dit en passant je ne sais quelle galanterie qui la fit sourire, et sur le désir que je lui avais manifesté de trouver un endroit d’où je pusse avoir une vue générale des ruines, il prit mon cheval par la bride et, bon gré, mal gré, l’obligea de suivre un sentier ébauché plutôt que tracé, le long des flancs d’une colline du haut de laquelle on pouvait compter, disait-il, toutes les pierres du pays.

Parvenu au sommet de l’éminence, je pus me convaincre de la justesse de son assertion. De cet endroit, non-seulement on découvrait les débris d’édifices épars aux alentours, mais on avait encore un admirable paysage. Je sautai vivement à bas de ma monture, retirai de mes sacoches tout ce qui m’était nécessaire pour dessiner, et lorsque Pedro Diaz m’eut vu convenablement installé, il me quitta pour aller battre les buissons, en quête du souper de sa ménagerie. Avant de me mettre à l’œuvre, j’étudiai d’abord la disposition du paysage que j’avais sous les yeux. Devant moi, un plan de montagnes aux flancs escarpés, aux sommets aigus, s’élevant de gradins en gradins jusqu’à la limite des neiges éternelles, figurait un vaste hémicycle, autour duquel, à des hauteurs diverses, apparaissaient des constructions étranges : à ma droite, le val d’Urubamba, c’est-à-dire le chemin que nous avions suivi, remontait dans le sud, bordé d’un côté par les talus de la pampa d’Anta, de l’autre par une chaîne de serros dont on ne voyait que la base : enfin, à ma gauche, les gorges de Silcay, qui continuent la vallée d’Urubamba, s’avançaient vers le nord, où elles disparaissaient dans un lointain bleuâtre. La rivière Vilcanota serpentait à travers la vallée, soumise aux mêmes vicissitudes, et, comme elle, changeait de nom en changeant de climat ; mais au moment de quitter son nom de Vilcanota pour celui de Quillabamba, elle déviait brusquement de son cours, pour décrire devant Ollantay une courbe considérable, qui semblait enfermer dans une presqu’île, les débris du Tampu et le Pueblo moderne, groupés au pied de la colline sur laquelle j’étais placé.

Le coup d’œil, comme on voit, était assez varié ; mais n’ayant pas l’intention de faire un panorama, je dus choisir parmi les éléments divers dont se composait le paysage, ceux qui me paraissaient offrir le plus d’intérêt et, naturellement, mon choix tomba sur le plan de montagnes hérissées de constructions bizarres, que j’avais devant moi. Ces constructions dont je n’avais vu d’abord que le côté pittoresque, se révélèrent à moi sous leur aspect monumental, quand je les examinai avec plus d’attention. L’une était assise sur un rocher conique que sa base dépassait de plusieurs pieds ; une autre couronnait d’un rang de créneaux une falaise à pic, une autre reposait sur l’arête tranchante d’une montagne, une dernière, enfin, accrochée aux flancs d’un piton, parvenait, malgré la coupe presque verticale de ce dernier, à s’y maintenir en équilibre. Autour de ces constructions, d’autres plus petites et tout aussi bizarrement placées, semblaient avoir poussé de rejet, comme des scions autour d’un vieil arbre. Quant à leur configuration architecturale, la plupart étaient tout simplement des carrés longs avec des parois en talus percées de plusieurs ouvertures. Quelques-unes affectaient la forme de pylones ; d’autres ressemblaient à des stèles ou se dressaient en obélisques dont le travail grossier rappelait les peulvans celtiques plutôt que les pyramidions égyptiens. Enfin de larges soupiraux ouverts dans la montagne et presque aussi nombreux que les édifices, pouvaient passer pour l’orifice des speos ou l’ouverture des syringes. C’était bien là la ville antique avec ses temples, ses palais, ses monuments et ses puits mortuaires, et sauf l’absence de places, de rues et de moyens de communication pour passer d’un point à un autre, l’archéologue le plus exigeant ne pouvait souhaiter rien de plus curieux ni de plus caractérisé.

Restait maintenant à retrouver, à défaut du nom de cette ville, l’époque à laquelle elle se rattachait, et je mis tout en œuvre pour y parvenir ; mais j’eus beau remonter dans le passé, interroger mes souvenirs, évoquer tour à tour comme termes de comparaison, toutes les ruines péruviennes que je pouvais connaître, le temple du Soleil et le cloître des Vierges, les palais de Manco, de Sinchi Roca et de Mayta Capac, la ménagerie de Yupanqui et la forteresse de Sacsahuaman, je ne trouvai parmi ces constructions rien qui ressemblât aux échantillons d’architecture troglodytique que j’avais devant moi ; d’où je conclus que ces derniers devaient être antérieurs à la domination des Quechuas, puisque les constructions de ceux-ci n’offraient rien de semblable. La ville antique, découverte par M. Gay, devait donc remonter à la première civilisation des plateaux andéens, alors que la race Aymara, descendante d’Aztlan, naturalisait au Pérou, en la modifiant selon les lieux, la tradition indo-mexicaine. Fort de ma conviction, que je me promettais bien de faire partager à nos savants d’Europe, je me mis sur-le-champ à la besogne, et, m’aidant tour à tour du crayon et de l’estompe, je parvins, en moins d’une heure, à copier assez exactement les édifices que j’avais sous les yeux. Comme je regardais mon croquis à distance, afin de mieux en apprécier l’effet, Pedro Diaz me rejoignit. Je lui passai la feuille de Bristol pour qu’il se prononçât sur le mérite de mon œuvre.

« Mais je ne vois pas le village, me dit-il, après avoir retourné le papier dans tous les sens.

— Quel village ? lui demandai-je.

— Pardieu celui d’Ollantaytampu ; est-ce qu’il y en aurait d’autres, par hasard ?

— Il y a la ville, mon brave homme ; la ville antique, qui vaut mieux que votre taupinière de village ! »

Et du bout de mon crayon je lui montrai les constructions éparses dans la montagne. Il partit d’un éclat de rire qui fut suivi d’une quinte de toux et d’éternuments prolongés.

« Sérieusement, Mon pauvre monsieur, vous avez pris cela pour une ville ? me demanda-t-il, quand il fut en état de parler. »

À cette question, faite d’un ton railleur, j’avoue que je me sentis si vivement atteint dans ma susceptibilité d’archéologue, que, relevant la tête, comme le taureau sous l’aiguillon du picador, j’allais apostropher mon homme d’une façon peu courtoise, quand la réflexion vint m’arrêter à temps. Je me contentai de hausser les épaules et me remis à faire des hachures, regrettant toutefois de n’avoir pas sous la main l’édition de Malte-Brun, où se trouve citée la notice de M. Gay. Avec quelle satisfaction triomphante je l’eusse placée sous les yeux de ce chasseur ignorant, en lui disant : « Lisez ce qui est imprimé ! » Mais j’étais privé de cet argument concluant ; je me souvins d’ailleurs que le malheureux ne savait pas lire. Je me tus, et il profita de mon silence pour revenir à la charge.

« Mon aimable monsieur, me dit-il, mais c’est une ancienne carrière que vous avez prise pour une ville, une carrière d’où les Indiens du temps de la Gentilidad retiraient les pierres qu’ils employaient à la construction de leurs édifices ; les ruines que nous avons traversées en venant ici, aussi bien que les murs de la forteresse de Sacsahuaman, que vous avez pu voir à Cuzco, n’ont pas d’autre provenance. C’étaient de rudes carriers tout de même que ces païens ! et quand ils avaient fait choix d’une montagne ou d’un rocher, au lieu de se borner à l’attaquer d’un seul côté, comme c’est l’usage en Europe, ils l’attaquaient sur tous les points, coupant à même de longues tranches, ni plus ni moins que si c’eût été un pain de six livres. Puis, quand ils étaient dégoûtés de travailler toujours dans le même endroit, ou qu’ils avaient atteint le cœur de la roche, ils la façonnaient alors à leur idée, tantôt en maison, tantôt en cuve, tantôt en pilier ; c’était comme un spécimen de leur travail, en même temps qu’un souvenir de leur passage sur cette terre, qu’ils laissaient à ceux qui les remplaceraient un jour. Pour des brutes sans religion, ce n’était pas trop mal imaginé.

« Quant à leur manière d’opérer, elle était aussi simple que leur costume ; vous savez qu’ils allaient nus comme des vers ; eh bien ! pour détacher les pierres d’une montagne ou d’un rocher, ils n’y mettaient pas plus de malice. Ils équarrissaient d’abord la masse, traçaient sur ses côtés la figure des blocs qu’ils voulaient en tirer, et creusaient ensuite les contours au ciseau. Puis, quand c’était fait, ils enfonçaient des coins de bois sec, qu’ils mouillaient ensuite, et qui, en se gonflant, finissaient à la longue par faire éclater la pierre. J’ai trouvé souvent, dans les fentes des rochers, de ces coins pourris qui ressemblaient à des tampons d’amadou. Une fois leur pierre enlevée, ils la taillaient, la nivelaient, la frottaient si bien, qu’ils la rendaient polie comme l’acier, et la livraient alors aux maçons, qui n’avaient plus qu’à la mettre en place. Pour peu que vous teniez à visiter un chantier de tailleurs de pierres du temps de la Gentilidad, nous pousserons jusqu’à ces monticules de poussière grise et de moellons brisés, qui sont au pied de la montagne. C’est le produit de toutes les carrières d’en bas. Chaque pierre qu’on en a extraite y a laissé quelques miettes, et ces miettes réunies ont formé, après plusieurs siècles, les tas immenses que vous voyez.

« Tant que les carrières en exploitation se trouvaient au niveau du chantier, comme sont celles-ci, la pierre était transportée à dos d’homme ou roulée à renfort de bras, selon son volume, et passait des mains du carrier à celles du maçon ; rien n’était plus simple. Mais lorsque les carrières se furent élevées de 1 500 à 2 000 pieds, il fallut changer de système, comme vous le pensez bien ; les Indiens imaginèrent alors de tailler les pierres sur place, puis, une fois taillées, ils les descendaient de serro en serro, au moyen de tresses de cuir et de soguas de laine. Ces deux piliers, que vous voyez sur la hauteur, leur servaient de cabestans pour cet usage. La trace des cordes y est marquée à deux pouces de profondeur. Vous comprenez qu’un pareil travail est au-dessus des forces de l’homme ; des ouvriers Chrétiens seraient morts à la peine ; si les païens s’en tirèrent à leur honneur, ce fut avec l’aide du diable. Satan, dit-on, protége les siens.

« Au reste, les carrières d’Ollantaytampu ne sont pas les seules qu’on rencontre dans la province ; les alentours de Cuzco ont aussi les leurs, mais si bien cachées au milieu des serros, que les Cusqueños eux-mêmes en ignorent l’existence. Il n’y a guère que les condors, les bergers et moi, qui connaissions ces ouvertures. Si vous tenez à les visiter, pour vous assurer qu’elles sont bien pareilles à celles-ci, quoique moins nombreuses, et surtout plus petites, une fois arrivé à Cuzco, prenez le chemin de la Recoleta, puis tournez derrière le couvent et grimpez sur le serro auquel il est adossé : de là, vous apercevrez une gorge étroite qui vous conduira au Sahuan del Cielo et au Pulpito del Diablo, deux sites peu connus, que les Indiens, qui font du charbon dans la montagne, ont baptisés ainsi, je ne sais trop pourquoi. Vous y verrez plusieurs carrières et de véritables maisons, avec leurs escaliers, leurs chambres, leurs sofas, leurs baignoires, tout cela taillé dans le même rocher. Que de fois je m’y suis mis à l’abri de la pluie, quand je faisais des fagots de charamusca sur les hauteurs ! »

Ce coup d’œil rétrospectif que l’Espagnol venait de jeter sur son passé, fut suivi d’une pause, pendant laquelle j’eus le temps d’embrasser tout le cercle d’idées que j’avais parcouru en moins de dix minutes. Malgré tout mon désir d’ajouter foi aux relations imprimées, surtout quand ces relations se trouvent signées de noms illustres, je ne pouvais garder de plus longues illusions. À mesure que Pedro Diaz m’épelait la phrase et me donnait le sens du texte, je me faisais à moi-même l’effet d’un aveugle à qui des écailles tomberaient des yeux. Quand j’eus tout à fait recouvré la vue, ou, pour parler sans métaphore, quand j’eus compris, à n’en plus douter, que la science avait tort et que mon guide avait raison, si je ne lui tendis pas la main, c’est qu’une sotte vanité paralysa ce bon mouvement. Au bout de quelques minutes, étonné du silence que je gardais, il se pencha vers moi pour me regarder, et cette action si simple, dans laquelle mon amour-propre saignant vit une intention de raillerie, me fit monter le rouge au visage ; craignant d’accroître le triomphe de l’Espagnol par cet aveu de ma défaite, je rabattis vivement mon chapeau sur mes yeux, n’ayant pas le bonheur d’avoir un manteau, comme l’Agamemnon de Timanthe, pour me voiler la tête.

Les ruines d’Ollantaytampu m’étaient devenues odieuses depuis l’échec que j’avais subi. Tomber des hauteurs d’une ville antique dans des trous de carrières, et cela par le fait d’un homme illettré, me semblait le plus cruel outrage qu’on eût jamais reçu de mémoire d’archéologue. Aussi, dès que j’eus remis album et carton dans mes sacoches, m’empressai-je de remonter à cheval. Comme j’avais achevé mes préparatifs sans desserrer les dents, Pedro Diaz, qui commençait à s’inquiéter de ce mutisme, dont il était loin de soupçonner la véritable cause, me demanda d’un ton plein de sollicitude pourquoi je ne parlais pas. Je lui répondis que j’avais une migraine atroce.

En arrivant devant le ravin d’Occobamba, comme je me disposais à prendre congé de lui, il me représenta qu’il était imprudent à moi de voyager seul avec une migraine aussi tenace que celle que je paraissais avoir, et s offrit à m’accompagner jusqu’à Urubamba. J’eus beau l’assurer que cette migraine était à peu près calmée, il n’en persista pas moins dans son offre, et ce ne fut qu’après m’avoir installé dans la maison de son amie, Lina Grégoria Tupayachi, où je trouvai le souper et le gîte, qu’il consentit à se séparer de moi.

Le lendemain, Pedro Diaz revint tout exprès d’Occobamba pour savoir, disait-il, comment j’avais passé la nuit. La nuit, comme on le pense bien, avait porté conseil : je serrai la main de l’excellent homme, et, après l’avoir remercié de son attention bienveillante, je le priai d’accepter, en souvenir de notre connaissance, certain couteau catalan que je portais à ma ceinture, et sur la trempe duquel il s’était prononcé en connaisseur.

De retour à Cuzco, mon premier soin fut de courir chez mes chanoines, que je soupçonnais fort d’avoir voulu me mystifier en me laissant aller à la recherche d’une ville qu’en leur double qualité d’autochthones et d’antiquaires, ils savaient pertinemment ne pas exister. Sahuaraura était absent de chez lui, mais je trouvai le révérend Ayala devant son bureau, entre une bouteille de vin de Carlon qu’il était en train de vider, et un problème de trigonométrie sphérique qu’il cherchait à résoudre. Il me reçut à bras ouverts. Je lui racontai mon odyssée et la déception dont j’étais victime.

« Mon cher enfant, me dit-il quand j’eus achevé, si je vous ai conseillé de faire le voyage d’Ollantay, c’était uniquement pour que vous vissiez ce qui reste d’un tampu célèbre du temps des Incas. Quant à la ville antique dont parlent vos compatriotes, vous me rendrez ce témoignage que, sans vous avouer qu’elle n’existait pas, je ne vous ai pas affirmé non plus quelle existât. Le silence prudent que j’ai cru devoir garder à ce sujet, n’avait d’autre but que de stimuler votre curiosité et de vous faire aller plus vite. Maintenant que vous voilà de retour et que vous connaissez le tampu d’Ollantay, il vous reste à connaître Ollantay lui-même. Ces notes, qu’en votre absence je suis allé prendre dans les archives de nos couvents, vous donneront, au sujet de l’individu, tous les renseignements désirables. C’est un cadeau véritable que je vous fais là, car Ollantay est un personnage à la fois illustre et inconnu, dont aucun auteur n’a parlé encore, pas même le naïf et judicieux Garcilaso, comme on dit chez vous. Allez et rappelez-vous notre refrain cusqueño : De peor cosa algo se saca (à quelque chose malheur est bon). Moi, je retourne à mon problème. »

Je remerciai le chanoine, et, rentré chez moi, Je passai la soirée à parcourir les notes qu’il m’avait remises et à en extraire l’épisode suivant :

En 1463, c’est-à-dire vingt-neuf ans avant la découverte de l’Amérique, Tupac Yupanqui, onzième fils du Soleil et premier né de la descendance Capac Ayllu Panaca, régnait sur le Pérou. La mort de son père l’avait mis en possession de ce vaste empire, qui s’étendait alors des bords de la rivière Maule (Chili) aux confins du royaume de Lican, aujourd’hui république de l’Équateur. Marié à sa propre sœur, Mama Chimpu Ocllu, Tupac avait eu de sa femme et de ses nombreuses concubines, deux cent quatre-vingt-onze enfants, parmi lesquels on comptait vingt-trois fils légitimes, qui vivaient à la cour en attendant que la couronne échût, par droit d’hérédité, à l’ainé d’entre eux. Cet aîné, appelé Huayna Capac, devait un jour être père de Huascar et d’Atahualpa, et voir la race du Soleil s’éteindre dans un fratricide.

À l’époque où se passe cette histoire, la ville de Ccozco, capitale de l’empire, gardait encore, à peu de chose près, la physionomie que lui avait imprimée en 1042, Manco Capac, son fondateur. C’était le même parallélogramme d’une lieue de long sur mille toises de large, développé du nord au sud, et protégé sur trois de ses côtés par un rempart percé de meurtrières.

Pour embrasser à la fois dans leur ensemble et leurs détails les constructions de la ville sacrée, gravissons en imagination la colline de Sacsahuaman, que l’Inca régnant venait de couronner d’une forteresse, œuvre bizarre, figurant trois demi-lunes dentelées placées en retrait, et qui allaient s’amoindrissant, à mesure qu’elles se rapprochaient du faîte de l’éminence. De ce point élevé, le regard plongeait dans la ville, coupée de l’est à l’ouest par un large torrent, et divisée en deux faubourgs qui tiraient leurs noms de l’inégalité du terrain sur lequel ils étaient situés. Le premier de ces faubourgs, appelé Hanan, ou faubourg d’en haut, était placé sous la protection du chef de l’État. Il était habité par le menu peuple. Le second, appelé Hurin, ou faubourg d’en bas, relevait de l’impératrice. Là vivaient les grands dignitaires et s’élevaient les principaux édifices.

C’était d’abord dans l’aire du sud le palais de Manco Capac, dont les murs, construits dans le genre d’appareil que les Grecs appelaient dictuotetôn, étaient élevés en talus et d’une hauteur d’environ six mètres ; la figure de cet édifice était celle d’un carré long ; une des faces principales regardait la quebrada de Sapi, l’autre était tournée du côté de l’Acllahuasi où maison des Vierges, de laquelle la séparait une ruelle étroite ; à distance, palais et cloître, égaux en grandeur et construits dans le même style, semblaient ne former qu’un tout homogène, et, sans les vingt-quatre portes et les huit fenêtres du premier, et l’unique porte pratiquée dans les murs du second, qui lui donnait l’air d’un vaste sépulcre, il eût été difficile de les distinguer l’un de l’autre. À gauche de l’imposante masse, s’élevait le palais de Sinchi Roca, bâti en 1086 ; à sa droite celui de Mayta Capac, édifié en 1220 ; une large chaussée séparait ces deux édifices de la maison des Vierges ; leurs murs étaient construits dans le genre du deuxième appareil de la période héroïque, c’est-à-dire formés de polygones irréguliers qui, bien qu’admirablement ajustés, ne laissaient pas que de jurer un peu avec l’élégante régularité des parois voisines[14] ; la façade du premier de ces édifices regardait l’est ; celle du second était exposée au nord. Tous deux n’avaient d’autres ouvertures, que huit portes à pans inclinés et quatre huecos ou niches carrées, qui simulaient des fenêtres.

Au pied des murs du palais de Mayta Capac passait le torrent Huatanay, descendu de la quebrada d’Alcunca, qui charriait dans son cours, alors comme aujourd’hui, toutes les immondices de la ville. Trois ponts jetés sur ce torrent, établissaient des communications entre les édifices placés sur sa rive gauche et le temple du Soleil, situé sur sa rive droite, au milieu de la plaine de l’Épine (Iscaypampa).

Ce temple de soixante-dix mètres carrés, avec son cloître quadrangulaire, ses annexes dédiées à la lune, aux étoiles, à la foudre et à l’arc-en-ciel, son parvis décoré de cinq fontaines aux cariatides en ronde bosse, d’un style plus indou qu’égyptien, le palais du Villacumu ou grand pontife soudé à ses murailles, la demeure des prêtres et celle des trois mille serviteurs attachés au culte de son Dieu, ce temple, disons-nous, avec ses grands bassins purificatoires, ses douze monolithes qui servaient de gnomons, ses volières d’oiseaux et sa ménagerie de lions, ses greniers d’abondance et son célèbre jardin, offrait aux regards un tel amas de constructions, qu’on eût dit une cité dans la cité. Devant son parvis, entouré d’un mur à hauteur d’homme, se trouvait un rond-point dédié à Vénus ou Coyllur Chasca, (l’étoile à la crinière hérissée, — ainsi nommée à cause de son rayonnement) ; — cinq rues, ou plutôt cinq galeries, séparées par des murailles si élevées qu’elles interceptaient la chaleur et la lumière, mais permettaient au vent d’y mugir avec un bruit sinistre, allaient aboutir à la grande place de la cité, qui servait de lieu de réjouissances à l’époque des fêtes équinoxiales Raymi et Citua ; cette place, de huit cents pas carrés, était bordée, sur toutes ses faces, d’un mur de granit percé de deux cents ouvertures, et huit monolithes quadrangulaires, reliés par des chaînes d’or, en marquaient le centre.

Tel est, sommairement, le coup d’œil que présentait, vu du haut du Sacsahuaman, le faubourg Hurin, placé, comme nous l’avons dit, sous la gracieuse protection de la Coya ou impératrice. Le faubourg Hanan, quoique relevant du chef de l’État, n’offrait qu’une agglomération de salles huttes, aux murs de terre, aux toits de chaume, absolument pareilles aux ranchos de nos jours ; à quelque distance de ces huttes, sur la colline d’Amahuara, qui touchait presque au mur d’enceinte, deux édifices s’étaient fièrement retranchés, comme pour fuir le contact de la plèbe ; l’un était le palais de Pachacutec, qui datait de la fin du douzième siècle, et qu’un tremblement de terre avait abattu en partie, l’autre était la ménagerie de serpents et de tigres de Yupanqui, père de l’empereur régnant, qui possédait, entre autres raretés zoologiques, une collection, aussi nombreuse que variée, d’Indiens Chancas, préalablement écorchés vifs par ordre de l’inca et dont les peaux, bourrées de cendre, figuraient, soit des musiciens tenant des tambours et des flûtes, soit des danseurs accrochés aux plafonds.

Autour du parallélogramme architectural que nous venons d’indiquer à la hâte, s’étendaient les propriétés publiques et privées, consistant en carrés de fèves, de patates, de quinua[15] et de maïs. Ces verdures, bien que pâles et souffreteuses, ne laissaient pas que d’égayer un peu les alentours de la ville sacrée, à laquelle ses palais de granit à toiture de chaume et ses lourdes murailles d’un ton terreux, donnaient, comme on le voit, un aspect peu séduisant ; enfin, au delà des plantations, un amphithéâtre circulaire de hautes montagnes à pentes douces, aux sommets arrondis, aux flancs revêtus d’un gramen roussâtre, bornait l’horizon de tous les côtés ; ainsi placée au fond de cet entonnoir, dont elle occupait le centre, la ville du Soleil justifiait admirablement l’épithète de Ccozco (nombril) que son fondateur lui avait donnée.

L’inca Tupac Yupanqui dont nous avons parlé en commençant, se disposait à partir pour la province de Tumipampa qu’il espérait enlever à la nation Charca pour l’ajouter à son empire ; en son absence, un de ses oncles restait chargé du soin de l’État ; pour conjurer les divinités malfaisantes et assurer le succès des armes impériales, des sacrifices de chicha avaient été offerts au Soleil ; cent brassées de paille de maïs, teinte en rouge et noircie ensuite à la flamme, avaient été enterrées dans la campagne ; et plus de mille cochons d’Inde tachetés de roux et de blanc, sans mélange d’autre couleur, avaient été brûlés vifs au seuil de la demeure des principaux caciques, dans la nuit de pancuma ou d’expiation.

Un matin que l’Inca revenait du temple, après s’être prosterné devant les momies embaumées de ses aïeux qui formaient, de chaque côté de l’autel, une double ligne où chacun de ces illustres personnages, homme ou femme, était placé par ordre chronologique, sa litière s’arrêta au milieu de la grande place, à quelques pas des monolithes qui la décoraient. Si, parmi ceux qui nous lisent, quelqu’un est désireux d’avoir des renseignements sur la litière d’un Inca en l’an de grâce 1463, nous pouvons satisfaire sa curiosité : cette litière, formée d’un bois odorant donné par la nation Chilcas à titre de tribut, avait la forme prosaïque d’une civière ; quatre verges d’or de la grosseur du doigt, partant des angles du carré et se courbant comme la carcasse d’un dais, formaient un dôme auquel, selon l’état atmosphérique ou la fantaisie de l’empereur, on pouvait adapter des rideaux de coton ; un siége et un escabeau, ornés de lames d’or et d’incrustations précieuses, étaient cloués à demeure sur le plancher de la litière, que huit hommes vigoureux de la tribu des Lucanas, portaient sur leurs épaules.

Tupac Yupanqui, assis sur le siége et les pieds posés sur l’escabeau, était vêtu d’une tunique de laine d’Alpaca d’une blancheur de neige, rehaussée par une bordure multicolore. Ce vêtement, échancré à la poitrine, et si court qu’il permettait de voir les genouillères d’or que portait l’empereur, avait deux ouvertures pour laisser passer les bras. Un gorgerin de feuilles d’or battu, d’une flexibilité telle qu’il se prêtait aux moindres mouvements, entourait le col et la poitrine et venait former sur les épaules, auxquelles il servait à la fois d’ornement et de défense, cinq pointes écaillées comme l’armure d’un poisson. La coiffure se composait d’une couronne sans couvre-chef, bordée d’une frange de laine d’un rouge obscur, qui laissait passer les cheveux coupés carrément sur le front, et formait, en s’adaptant à des oreillères d’or, larges comme des soucoupes, un encadrement au visage. Deux plumes de l’oiseau Correquenque[16], mi-parties de blanc et de noir, surmontaient ce bizarre diadème. La plante des pieds de Tupac Yupanqui était protégée par des sandales d’or lacées sur le cou-de-pied ; sur son épaule gauche pendait une mante rayée, tissée avec la laine des vigognes ; un cordon, passé en sautoir, soutenait sa bourse à coca[17], et le champi, sceptre souverain, pareil à une masse d’armes du moyen âge, reposait dans sa main droite.

Quant au visage de l’empereur, malgré tout notre désir de satisfaire la curiosité que nous pouvons avoir éveillée, nous avouons qu’il ne nous est pas possible d’en donner une idée complète ; les notes du chanoine Ayala, auxquelles nous empruntons nos renseignements, ne contenant que quatre mots à ce sujet. Il est vrai que ces quatre mots équivalent à quatre lignes : Sayayñin cumu cencca huarmicamayoc, ce qui signifie que notre Inca était de haute taille, d’apparence robuste, avait un long nez et était fort adonné aux femmes, appréciation qui doit être exacte, à en juger par la postérité nombreuse qu’il laissa après lui.

Autour de sa litière se pressait une garde d’élite, composée de ces curacas ou caciques, que les conquérants espagnols qualifièrent irrévérencieusement d’orejones (oreillards), sous prétexte que le lobe de leurs oreilles balayait leurs épaules Quatre de ces dignitaires abritaient, sous des parasols de plumes, la personne de Tupac Yupanqui. À leur suite venaient des musiciens (collas), jouant d’une flûte à cinq trous, et donnant le ton aux morions et aux baladins de Huamanga, qui exécutaient des danses de leur pays, se perçaient la langue avec des aiguilles, éteignaient dans leur bouche des charbons enflammés, ou simulaient entre eux des combats grotesques. Derrière cette troupe joyeuse, s’avançait gravement, la tête couverte d’une draperie de laine, teinte avec l’ayrampu, cette pourpre des Quechuas, le respectable corps des Amautas, savants, selon les uns, philosophes, selon les autres. Les Yaravicus ou rhapsodes fermaient la marche, en chantant à haute voix les louanges du maître, que leurs vers hyperboliques appelaient Pachayachachic, c’est-à-dire vainqueur universel.

Au moment où la litière de l’Inca s’arrêtait devant les monolithes de la grande place, sur lesquels deux Amautas, assis à califourchon comme des ramoneurs sur le faîte d’une cheminée, étaient en train de calculer l’approche d’un équinoxe, un homme, caché derrière ces piliers, et qui guettait apparemment l’arrivée du cortége, abandonna son poste et, s’avançant vers l’empereur, se prosterna à quelques pas de lui, la face contre terre. Cet homme était vêtu d’une tunique bleue ; il avait les cheveux courts sur le front et flottants sur les épaules. Un morceau de jonc, de la grosseur du doigt, traversait le lobe de ses oreilles. Tupac, occupé en ce moment de la préparation d’une chique de feuilles de coca, dont il retirait les nervures longitudinales avec le plus grand soin, suspendit son travail pour étendre vers l’inconnu le sceptre d’or qu’il tenait à la main ; il avait reconnu dans le suppliant son cacique Ollantay, récemment promu au grade de général, en récompense de ses bons et loyaux services.

« Relève-toi, mon fils, lui dit-il ; tu es un des fidèles qui réjouissent notre vue, et que nous aimons à voir auprès de nous. »

Ollantay se releva, fit trois pas de plus au-devant du maître, et croisa ses bras sur sa poitrine dans l’attitude d’un profond respect.

« Parle maintenant, lui dit l’inca.

— Fils du Soleil, répondit Ollantay, je n’étais autrefois qu’un Indien obscur de la nation Poque, condamné par tes aïeux à ne porter d’autre ornement qu’un flocon de laine blanche suspendu à mes oreilles ; il te plut de m’adjoindre à la tribu des Tampus, et de troquer cet ornement de laine contre un ornement de totora (jonc) ; grâces te soient rendues pour cette insigne faveur !

— Après, mon fils, dit l’empereur en ajoutant de nouvelles feuilles à la pelote volumineuse qu’il roulait déjà dans sa bouche.

— Fils du Soleil, poursuivit le cacique, ta volonté suprême a fait successivement de moi un homme libre, un noble cacique, un général illustre.

— Celui que nous appelons Churi (le soleil), répondit l’Inca, prescrivit à Manco Capac, son premier fils, d’élever aux honneurs l’homme de mérite, et d’éloigner de sa vue l’homme paresseux et lâche, qu’il flétrit de l’épithète de misqui-tullu[18], en le vouant au mépris de ses semblables. Descendant de Manco Capac, je dois professer ses maximes sacrées.

— Aussi, pour te prouver ma reconnaissance, poursuivit Ollantay, me suis-je attaché d’âme et de corps à ta personne, et t’ai-je aidé à conquérir tour à tour les provinces de Huancrachucu, de Cassamarquilla et de Vilcanota…

— Tu oublies la dernière, fit l’empereur en regardant attentivement son favori, celle de Conturmarca, où tu reçus dans la poitrine cette pierre lancée par une fronde invisible dont le coup m’était destiné.

— Ton serviteur l’oubliait, en effet, dit le cacique.

— Mais le fils du Soleil s’en est souvenu et veut acquitter la dette du combat. Qu’exiges-tu de notre faveur divine ?

— Inca, murmura Ollantay d’une voix basse et presque suppliante, mon cœur et mes sens ont été surpris par la beauté de l’une de tes filles… »

À ces paroles, l’empereur bondit si brusquement sur son siége d’or, que la litière, échappant aux porteurs, faillit rouler avec lui dans la poussière.

« Par le nom de Pachacamac, maître invisible de cet univers, explique-toi, misérable impur ! »

Devant cette colère de dieu couronné, Ollantay, qui déjà sans doute avait fait le sacrifice de sa vie, poursuivit : « Ta fille Cusi-Coyllur a daigné descendre jusqu’à son humble esclave ; une fleur d’Amancay, qu’elle m’a remise, m’a dit le secret de son cœur.

— L’infâme ! s’écria l’empereur en cachant son visage dans les plis de sa mante, et le Soleil dont elle descend ne l’as pas consumée… elle périra !

— Épargne ta fille ! reprit vivement le cacique : Cusy-Coyllur n’est point coupable, et si l’un de nous doit mourir, que ce soit moi, qui ne puis être son époux !

— Son époux ! s’écria Tupac Yupanqui, en qui l’orgueil du maître étouffa les regrets du père, tu songeais donc sérieusement à mêler ton sang d’esclave au sang des enfants du Soleil ! Et croyais-tu aussi que le descendant du grand Manco Capac, le divin empereur de Cuzco, pourrait condescendre à cette union honteuse et nommer son gendre un Indien Poque qu’il a ramassé dans la boue ? Par la race dont je descends ! je me sentirais disposé à rire de tes prétentions extravagantes, si elles n’offensaient la dignité du Soleil ! Retire-toi, serpent que nous avons réchauffé dans notre sein, ta présence souille l’air que nous respirons ; demain, le châtiment que nous te réservons, retentira dans toutes nos provinces ! »

Le cortége impérial se remit en marche, aux sons de la flûte et aux cris des bouffons qui recommençaient leurs danses.

Ollantay, désespéré, abandonna le soir même la ville de Cuzco et partit pour le tampu que son maître l’avait autorisé à faire construire dans la vallée de Yucay-Urubamba, habitée alors par la nation Poque à laquelle appartenait le cacique. Son premier soin, en arrivant, fut de dépêcher un messager aux tribus Pirahuas et Ayquis, ses alliées. Ce messager était porteur de quipus noirs et jaunes qui racontaient la disgrâce du favori, les douleurs de l’amant, et concluaient par un appel aux armes. Le secours demandé ne se fit pas attendre. Deux jours après le retour du messager, dix mille Indiens armés de lances et de frondes, occupaient les hauteurs du tampu et n’attendaient que l’ordre d’Ollantay pour marcher sur Cuzco.

À la nouvelle de ces préparatifs de guerre, Tupac, tremblant pour la sûreté de son trône, allait envoyer au cacique rebelle des hérauts chargés de négocier un accommodement, quand un des généraux de l’empereur s’avisa, pour étouffer cette révolte naissante, d’un stratagème qui réussit à merveille. Ce cauteleux Indien, appelé Rumiñahui, franchit, par une nuit de lune, les murs du palais des Vierges, et s’introduisit jusque dans la dernière cour du gynécée. Les prêtresses du Soleil, épouvantées de ce trait d’audace, ameutèrent par leurs cris les gardiens de nuit, qui s’emparèrent de Rumiñahui et le conduisirent devant le Villacumu, qui faisait aussi les fonctions de juge. La législation péruvienne punissait de mort quiconque avait osé toucher aux vierges du Soleil, et le châtiment atteignait le coupable jusqu’à la seconde génération. Quant à la femme, sa complicité une fois établie, les statuts de 1042 la condamnaient, comme les vestales romaines, à être enterrée vive. Rumiñahui, interrogé sur les motifs de ce sacrilége, répondit que la curiosité de voir de près les riches lambris de l’édifice, l’avait poussé à en escalader les murs ; qu’au reste, n’ayant parlé ni touché à aucune des vierges, il ne pouvait sans injustice être condamné à mort. La sentence du profanateur fut commuée en effet en une flagellation publique, suivie de la dégradation de tous ses titres. Le lendemain de l’exécution, Rumiñahui disparaissait de Cuzco et allait se réfugier dans le tampu d’Ollantay, offrant à ce dernier de mettre en commun leur haine et leur vengeance.

Ollantay, informé de ce qui s’était passé par les intelligences qu’il entretenait dans la ville de Cuzco, reçut avec joie le fugitif, charmé d’avoir acquis un si puissant auxiliaire. Les deux bannis vécurent huit jours ensemble dans une intimité touchante. Au bout de ce temps, Rumiñahui, mettant à profit la connaissance topographique qu’il avait acquise du tampu et la confiance que lui témoignait son hôte, ouvrit à l’Inca les portes de la forteresse et lui livra Ollantay pieds et poings liés.

La vengeance de Tupac Yupanqui fut noble et généreuse ; il réintégra le cacique rebelle dans ses anciennes dignités et lui donna sa fille en mariage. Le fruit des amours d’Ollantay et de Cusi-Coyllur fut une fille qui porta le nom d’Ima Sumac.

Quant à Rumiñahui, il n’est rien dit de la manière dont l’empereur Tupac, qu’il avait si bien servi, récompensa son dévouement infime. Tout porte à croire que sa trahison fut oubliée au milieu de l’allégresse générale.

Voilà la chronique du cacique Ollantay, telle que les quipus des siècles passés l’ont transmise aux archives des couvents de Cuzco, où le chanoine Ayala, mon révérend ami, l’alla prendre. Comme les textes originaux doivent, nous n’en doutons pas, s’y trouver encore à cette heure, chacun est libre d’aller les consulter, afin de s’assurer de l’exactitude de notre traduction.


FIN DU TOME PREMIER.
  1. Revue Contemporaine. t. XXXI, p. 322.
  2. Salvia splendens.
  3. Panicum Canchalagua. — Famille des graminées.
  4. Ara splendens.
  5. Psittacus coronatus.
  6. Chiriclès inseparabilis.
  7. Psittacus pulverulentus.
  8. On désigne sous ce nom toutes les menues broussailles qui croissent sur les hauteurs.
  9. De Mochiganga, mascarade. Faiseur où ordonnateur de mascarades.
  10. Cervus andensis.
  11. Lepus americanus.
  12. Fête-Dieu. Toutes les processions, au Pérou, sont escortées d’Indiens, déguisés en femmes, en marquis, en sauvages, ou simplement affublés d’une peau de chevreuil : ils entourent les images saintes, les apostrophent en leur montrant le poing et se livrent devant elles à des évolutions grotesques et souvent obscènes. Il va sans dire que la plupart de ces acteurs sont toujours à peu près ivres.
  13. Petit sylvain, dont le plumage rappelle celui de notre pie d’Europe. Comme il n’apparaît dans la vallée qu’à l’époque de la révolte du maïs, tes Indiens l’ont surnommé précurseur du maïs (de choclo, épi, pocochanki, qui annonce).
  14. L’art de bâtir chez les Quechuas décrut avec le temps, au lieu de progresser. Ainsi, les édifices du commencement du onzième siècle l’emportent de beaucoup par l’élégance et la régularité de leurs murailles sur les édifices des siècles suivants. Les premiers rappellent les monuments grecs, les seconds l’œuvre puissante, mais grossière, des Pélasges. Dans l’ordre physique, comme dans l’ordre moral, la conquête espagnole fut une renaissance.
  15. Chenopodium quinoa.
  16. Vultur grypho.
  17. Erythroxilum coca, petit arbuste de la famille des Malpighiacées. Les Incas seuls avaient autrefois le privilége de mâcher les feuilles de cet arbuste, dont l’usage est aujourd’hui vulgarisé parmi les Indiens des deux sexes.
  18. Os paresseux, — littéralement os sucrés.