SÉBASTOPOL EN DÉCEMBRE 1854


L’aube matinale colore l’horizon au-dessus du mont Sapoun ; la surface de la mer, d’un bleu profond, s’est débarrassée des ombres de la nuit et n’attend que le premier rayon du soleil pour étinceler d’un joyeux éclat ; de la baie, enveloppée de brouillard, souffle un vent froid : point de neige ; le sol est noir, mais la gelée pique le visage et craque sous les pieds. Le murmure incessant des vagues, rompu à longs intervalles par le roulement sourd du canon, trouble seul le calme de la matinée. Tout est silencieux sur les bâtiments de guerre : le sablier vient de marquer la huitième heure. L’activité du jour remplace peu à peu du côté nord la tranquillité de la nuit. Ici un détachement de soldats va relever les sentinelles, et on entend cliqueter leurs fusils ; un médecin se dirige à pas pressés vers son hôpital ; un soldat se glisse hors de sa hutte, lave à l’eau glacée sa figure hâlée, se tourne vers l’orient et fait sa prière accompagnée de rapides signes de croix. Là un énorme et lourd fourgon, dont les roues grincent, tiré par des chameaux, atteint le cimetière, où l’on va enterrer les morts entassés presque jusqu’au faîte de la voiture. Vous approchez du port, et vous êtes désagréablement surpris par un mélange d’odeurs : on y sent le charbon de terre, le fumier, l’humidité, la viande. Des milliers d’objets divers : du bois, de la farine, des gabions, de la viande, jetés en tas deci delà ; des soldats de différents régiments, les uns munis de fusils et de sacs, d’autres sans fusils ni sacs, s’y pressent en foule ; ils fument, se querellent et transportent des fardeaux sur le bateau à vapeur stationné près du pont de planches et prêt à partir. De petites embarcations particulières, pleines de monde de toute sorte, de soldats, de marins, de marchands et de femmes, abordent au débarcadère et en repartent sans cesse. « Par ici, Votre Noblesse, pour la Grafskaya ! » et deux ou trois marins retraités se lèvent dans leurs bateaux et vous offrent leurs services. Vous choisissez le plus proche, vous enjambez le cadavre à moitié décomposé d’un cheval noir couché dans la boue à deux pas du bateau, et vous allez vous asseoir au gouvernail. Vous quittez la rive : autour de vous, la mer brille au soleil du matin ; devant vous, un vieux matelot dans un pardessus en étoffe de poil de chameau et un jeune garçon aux cheveux blonds rament avec diligence. Vos yeux se portent sur ces navires gigantesques aux coques rayées, disséminés dans la rade ; sur ces chaloupes, points noirs, voguant sur l’azur scintillant du flot ; sur les jolies maisons de la ville, aux tons clairs, que le soleil levant teinte en rose ; sur la blanche ligne d’écume autour du môle et des vaisseaux coulés à fond, dont les pointes noires des mâts émergent tristement çà et là au-dessus de l’eau ; sur la flotte ennemie servant de phare dans le lointain cristallin de la mer ; et, enfin, sur l’onde écumante dans laquelle se jouent les globules salins que les rames lancent en l’air. Vous entendez à la fois le son uniforme des voix que l’eau porte jusqu’à vous et le bruit grandiose de la canonnade qui semble augmenter de force à Sébastopol.

À la pensée que, vous aussi, vous êtes à Sébastopol même, votre âme tout entière est pénétrée d’un sentiment d’orgueil et de vaillance, et le sang court plus rapidement dans vos veines.

« Votre Noblesse, droit sur le Constantin, vous dit le vieux marin en se retournant pour vérifier la direction que vous imprimez au gouvernail.

— Tiens, il a encore tous ses canons, fait le jeune garçon à tête blonde, pendant que le bateau glisse le long des flancs du navire.

— Il est tout neuf, il doit les avoir. Korniloff y a demeuré, reprend le vieux, examinant à son tour le vaisseau de guerre.

— Là ! il a éclaté, s’écrie le gamin après un long silence, les yeux fixés sur un petit nuage blanc de fumée qui se dissipe, subitement apparu dans le ciel, tout au-dessus de la baie du Sud, et accompagné du bruit strident de l’explosion d’un obus.

— C’est de la nouvelle batterie qu’il tire aujourd’hui, ajoute le marin, crachant tranquillement dans sa main. Allons, Nichka, aux rames ; dépassons la chaloupe. »

Et la petite embarcation file rapidement sur la vaste plaine ondulée de la baie, laisse en arrière la lourde chaloupe, chargée de sacs et de soldats, rameurs inhabiles qui manœuvrent gauchement, et aborde enfin au milieu d’un grand nombre de bateaux amarrés au rivage au port de la Grafskaya. Sur le quai va et vient une foule de soldats en capotes grises, de matelots en vestes noires et de femmes en robes bigarrées. Des paysannes vendent du pain ; des paysans, à côté de leur samovar, offrent aux chalands du sbitène chaud[1]. Ici, sur les premières marches du débarcadère, traînent, pêle-mêle, des boulets rouillés, des obus, de la mitraille, des canons en fonte de différents calibres ; là, plus loin, sur une grande place, gisent à terre d’énormes madriers, des affûts, des soldats endormis ; à côté, des charrettes, des chevaux, des canons, des caissons d’artillerie, des faisceaux de fusils d’infanterie ; plus loin encore se meuvent des soldats, des marins, des officiers, des femmes et des enfants ; des charrettes avec du pain, des sacs, des tonneaux, un Cosaque à cheval, un général en drochki traversent la place. À droite, dans la rue, s’élève une barricade ; dans ses embrasures, des canons de petite dimension à côté desquels est assis un matelot fumant tranquillement sa pipe.

À gauche, une jolie maison sur le fronton de laquelle sont marqués des chiffres romains, et au-dessus vous voyez des soldats et des brancards tachés de sang : les tristes vestiges d’un camp en temps de guerre sautent partout aux yeux. Votre première impression est, sans contredit, désagréable ; l’étrange amalgame de la vie urbaine avec la vie de camp, d’une élégante cité et d’un fangeux bivouac, n’a rien d’attrayant et vous frappe comme un hideux contresens : il vous semble même que, saisis de terreur, tous s’agitent dans le vide. Mais examinez de près la figure de ces hommes qui se remuent autour de vous, et vous direz autre chose. Regardez bien ce soldat du train qui mène boire les chevaux bais de sa troïka en fredonnant entre ses dents, et vous remarquez qu’il ne s’égarera pas dans cette foule mélangée, qui, par le fait, n’existe pas pour lui ; il est tout entier à son affaire et remplira son devoir, quel qu’il soit : mener ses chevaux à l’abreuvoir ou traîner un canon avec autant de calme et d’indifférence assurée que s’il se trouvait à Toula ou à Saransk. Vous retrouvez cette même expression sur le visage de cet officier qui passe devant vous ganté de gants d’une blancheur irréprochable, de ce matelot qui fume, assis sur la barricade, de ces soldats de peine qui attendent avec les brancards à l’entrée de ce qui a été naguère la salle de l’Assemblée, et jusque sur la figure de cette jeune fille qui traverse la rue en sautant d’un pavé à l’autre dans la crainte de salir sa robe rose. Oui, une grande déception vous attend à votre première arrivée à Sébastopol. C’est en vain que vous chercherez à découvrir sur n’importe quel visage des traces d’agitation, d’effarement, voire même d’enthousiasme, de résignation à la mort, de résolution : il n’y a rien de tout cela ! Vous verrez le train-train de la vie ordinaire, des gens occupés à leurs travaux journaliers, si bien que vous vous reprocherez votre exaltation exagérée et vous mettrez en doute non seulement la véracité de l’opinion que d’après des récits vous vous êtes formée sur l’héroïsme des défenseurs de Sébastopol, mais encore l’exactitude de la description qu’on vous a faite du côté nord et des sons sinistres qui y emplissent l’air. Toutefois, avant de douter, montez sur le bastion, voyez les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, ou plutôt entrez tout droit dans cette maison à la porte de laquelle se tiennent les brancardiers : vous y verrez les défenseurs de Sébastopol, vous y verrez des spectacles horribles et navrants, grandioses et comiques, mais prodigieux et faits pour élever l’âme. Entrez donc dans cette grande salle qui, jusqu’à la guerre, était la salle de l’Assemblée. À peine en avez-vous ouvert la porte, que l’odeur qu’exhalent quarante à cinquante amputés et malades grièvement blessés vous saisit à la gorge. Ne cédez point au sentiment qui vous retient sur le seuil de la chambre : c’est un vilain sentiment ; avancez franchement, ne rougissez pas d’être venu contempler ces martyrs ; approchez-en et parlez-leur : les malheureux aiment à voir un visage compatissant, à raconter leurs souffrances et à entendre des paroles de charité et de sympathie. En passant au milieu, entre les lits, vous cherchez des yeux la figure la moins austère, la moins contractée par la douleur : l’ayant trouvée, vous vous décidez à l’aborder, à la questionner.

« Où es-tu blessé ? » demandez-vous avec hésitation à un vieux soldat au corps émacié, assis sur un lit et dont le regard bienveillant vous a suivi et semble vous inviter à vous approcher de lui. Vous avez, dis-je, questionné avec hésitation, parce que la vue de celui qui souffre inspire non seulement une vive pitié, mais encore je ne sais quelle crainte de le blesser, jointe à un profond respect.

« Au pied », répond le soldat, et pourtant vous remarquez aux plis de la couverture que la jambe lui a été enlevée au-dessus du genou. « Dieu soit loué, ajoute-t-il, je me ferai inscrire comme sortant.

— Es-tu blessé depuis longtemps ?

— C’est la sixième semaine, Votre Noblesse.

— Où as-tu mal à présent ?

— Rien ne me fait plus mal maintenant, seulement parfois dans le mollet, quand il fait mauvais : sans cela, rien.

— Comment est-ce arrivé ?

— Sur le cinquième bakcion, Votre Noblesse, au premier bombardement ; je venais de pointer le canon et je m’en allais tranquillement à l’autre embrasure, quand tout à coup il m’a frappé au pied ; je croyais tomber dans un trou ; je regarde, plus de jambe.

— Tu n’as donc pas ressenti de douleur au premier moment ?

— Rien du tout, sauf comme si l’on échaudait ma jambe, v’là tout.

— Et après ?

— Après, rien : seulement, quand on a tendu la peau, alors ça écorchait bien un peu ! Avant tout, Votre Noblesse, faut pas penser ; quand on ne pense pas, on ne sent rien ; quand l’homme pense, c’est pire. »

Pendant ce temps, une bonne femme en robe grise, un mouchoir noir noué sur sa tête, s’approche, se mêle à votre conversation et se met à vous conter des détails sur le matelot, combien il a souffert, et qu’on désespérait de le sauver quatre semaines durant, et comment, blessé, il avait fait arrêter le brancard sur lequel il était étendu pour bien voir la décharge de notre batterie, et comment les grands-ducs lui avaient parlé et donné 25 roubles, et qu’il leur avait répondu que, ne pouvant plus servir lui-même, il aurait bien voulu retourner sur le bastion pour former les conscrits. En vous racontant tout ça d’un trait, la brave femme, dont les yeux brillent d’enthousiasme, vous regarde et regarde le matelot, qui s’est détourné et fait semblant de ne pas entendre ce qu’elle dit, occupé qu’il est à faire de la charpie sur son oreiller.

« C’est mon épouse, Votre Noblesse, fait enfin le matelot avec une intonation qui semble dire : Faut l’excuser ; tout ça, c’est des bavardages de femme, vous savez, des sottises, quoi ! »

Vous commencez alors à comprendre ce que sont les défenseurs de Sébastopol, et vous avez honte de vous-même en présence de cet homme ; vous auriez voulu lui exprimer toute votre admiration, toute votre sympathie, mais les mots ne vous viennent pas ou ceux qui vous viennent ne valent rien, et vous vous bornez à vous incliner en silence devant cette grandeur inconsciente, devant cette fermeté d’âme et cette exquise pudeur de son propre mérite.

« Eh bien ! que Dieu te guérisse plus vite ! » dites-vous, et vous vous arrêtez devant un autre malade couché par terre et qui semble attendre la mort en proie à d’horribles douleurs. Il est blond ; sa figure est pâle, gonflée ; étendu sur le dos, la main gauche rejetée en arrière, sa pose dénote une souffrance aiguë ; la bouche sèche, ouverte, laisse passer avec peine une respiration sifflante ; les prunelles bleues vitreuses remontent sous la paupière, et de dessous la couverture froissée sort un bras mutilé enveloppé de bandages. Une odeur nauséabonde de cadavre vous empoigne, et la fièvre qui dévore et brûle les membres de l’agonisant semble pénétrer dans votre propre corps.

« Est-il sans connaissance ? demandez-vous à la femme qui vous accompagne affectueusement et pour laquelle vous n’êtes plus un étranger.

— Non, il entend encore, mais il est très mal », et elle ajoute tout bas : « Je lui ai fait boire un peu de thé tantôt ; il ne m’est rien, mais on a de la pitié, n’est-ce pas ? Eh bien ! il en a à peine avalé quelques gorgées.

— Comment te sens-tu ? » lui demandez-vous.

Au son de votre voix, les prunelles de ses yeux se tournent vers vous, mais le blessé ne voit ni ne comprend plus.

« Ça brûle au cœur ! » murmure-t-il.

Un peu plus loin, un vieux soldat change de linge. Son visage, son corps sont de la même couleur brune et d’une maigreur de squelette. Il lui manque un bras, désarticulé à l’épaule ; il est assis sur son lit, il est hors d’affaire ; mais, à son regard terne, sans vie, à son affreuse maigreur, à son visage ridé, vous voyez que cet être a déjà passé la meilleure partie de son existence à souffrir.

Sur le lit d’en face, vous apercevez la figure pâle, délicate, crispée par la douleur, d’une femme dont la fièvre empourpre les joues.

« C’est la femme d’un matelot, un obus lui a touché le pied, me dit mon guide, pendant qu’elle portait à dîner à son mari sur le bastion.

— Et on l’a amputée ?

— Au-dessus du genou. »

Maintenant, si vos nerfs sont forts, entrez là-bas à gauche. C’est la chambre des opérations et des pansements. Vous y voyez des médecins, la figure pâle et sérieuse, les bras tachés de sang jusqu’au coude, auprès du lit d’un blessé, étendu, les yeux ouverts, qui délire sous l’influence du chloroforme et prononce des paroles entrecoupées, les unes sans importance, les autres attendrissantes. Les médecins sont tout entiers à leur besogne répulsive, mais bienfaisante : l’amputation. Vous y verrez la lame recourbée et tranchante s’introduire dans la chair saine et blanche ; le blessé revenir subitement à lui avec des cris déchirants, des imprécations ; l’aide-chirurgien jeter dans un coin le bras coupé, pendant que cet autre blessé, sur un brancard, qui assiste à l’opération, se tord et gémit plus encore à cause du martyre moral de l’attente que de la souffrance physique qu’il endure. Vous y verrez des scènes épouvantables, empoignantes ; vous y verrez la guerre sans l’alignement brillant et correct des troupes, sans musique, sans roulements de tambours, sans étendards flottant au vent, sans généraux caracolant ; vous la verrez telle qu’elle est, dans le sang, dans les souffrances et la mort ! En sortant de cette maison de douleur, vous éprouverez certainement une impression de bien-être, vous aspirerez à pleins poumons l’air frais et vous vous réjouirez de vous sentir bien portant ; mais, en même temps, la contemplation de ces maux vous aura convaincu de votre nullité, et c’est avec calme et sans hésitation que vous monterez sur le bastion… Que sont, vous direz-vous, les souffrances et la mort d’un vermisseau tel que moi à côté de ces souffrances et de ces morts innombrables ? Bientôt, du reste, l’aspect du ciel pur, du soleil resplendissant, de la ville si jolie, de l’église ouverte, du personnel militaire qui va et vient dans toutes les directions, rend à votre esprit son état normal ; l’insouciance habituelle, la préoccupation du présent et ses petits intérêts reprennent le dessus. Vous rencontrerez peut-être sur votre chemin l’enterrement d’un officier, un cercueil rose suivi de musique et d’étendards déployés, et le bruit de la canonnade sur le bastion arrivera peut-être jusqu’à vos oreilles, mais vos pensées de tout à l’heure ne vous reviendront plus. L’enterrement ne sera pour vous qu’un joli tableau, un épisode militaire ; le grondement du canon, un accompagnement militaire grandiose, et il n’y aura rien de commun entre ce tableau, ces sons et l’impression précise, personnelle de la souffrance et de la mort évoquées par l’aspect de la salle des opérations.

Dépassez l’église, la barricade, et vous entrez dans le quartier le plus animé, le plus vivant de la ville. Des deux côtés de la rue, des enseignes de magasins, de traiteurs. Ici, marchands, femmes coiffées de chapeaux ou de mouchoirs, officiers en élégants uniformes, tout vous parle du courage, de l’assurance, de la sécurité des habitants.

Entrez là à droite dans ce restaurant. Si vous voulez écouter les propos des marins et des officiers, vous y entendrez conter les incidents de la nuit dernière, de l’affaire du 24, se plaindre du prix trop élevé des côtelettes mal préparées et nommer les camarades tués récemment.

« Que le diable m’emporte ! on y est joliment mal, chez nous, à présent ! dit d’une voix de basse un officier d’hier d’un blond presque blanc, imberbe, le cou enveloppé d’une écharpe tricotée en laine verte.

— Où ça, chez vous ? demande quelqu’un.

— Au quatrième bastion », répond le jeune officier ; et, à cette réponse, vous le regarderez avec attention et même avec un certain respect. Son laisser-aller exagéré, ses grands gestes, son rire trop bruyant, qui vous semblaient tout à l’heure effrontés, deviennent à vos yeux l’indice d’une certaine disposition d’esprit batailleuse habituelle aux tout jeunes gens qui se sont trouvés exposés à un grand danger, et vous êtes persuadé qu’il va vous expliquer que c’est grâce aux obus et aux boulets qu’on est si mal au quatrième bastion. Nullement ! On y est mal parce que la boue y est profonde.

« Impossible d’arriver à la batterie », dit-il, et il montre ses bottes crottées jusqu’aux empeignes.

« Mon meilleur chef de pièce a été tué raide aujourd’hui, répond un camarade, d’une balle dans le front.

— Qui ça ? Mituchine ?

— Non, un autre. — Voyons, me donnera-t-on ma côtelette à la fin, scélérat que vous êtes ? dit-il en s’adressant au garçon. — C’était Abrossinoff, un brave s’il en fut ; il a pris part à six sorties. »

À l’autre bout de la table, deux officiers d’infanterie sont en train de manger des côtelettes de veau aux petits pois, arrosées d’un vin de Crimée aigre et baptisé du nom de bordeaux. L’un d’eux, jeune, au collet rouge, deux étoiles sur la capote, raconte à son voisin au collet noir, et qui n’a pas d’étoiles, des détails sur l’affaire de l’Alma. Le premier est un peu gris : ses récits fréquemment interrompus, son regard incertain qui reflète le manque de confiance inspiré par eux à son auditeur, et le beau rôle qu’il se donne, la couleur trop chargée de ses tableaux, font deviner qu’il s’écarte absolument de la vérité. Mais vous n’avez que faire de ces récits, que vous entendrez pendant longtemps encore aux quatre coins de la Russie ; vous n’avez qu’un désir : vous rendre directement au quatrième bastion, dont on vous a tant et si diversement parlé. Vous remarquerez que celui qui vous raconte qu’il y a été le dit avec satisfaction et fierté, que celui qui se dispose à y aller laisse voir une légère émotion ou affecte un sang-froid exagéré. Si l’on plaisante avec quelqu’un, immanquablement on lui dira : « Va au quatrième bastion ». Si l’on rencontre un blessé sur un brancard et qu’on demande d’où il vient, la réponse sera presque toujours invariable : « Du quatrième bastion ! » Deux opinions complètement différentes l’une de l’autre ont été répandues sur ce terrible bastion, d’abord par ceux qui n’y ont jamais mis les pieds et pour lesquels il est le tombeau inévitable de ses défenseurs, et ensuite par ceux qui, comme le petit officier blond, y vivent et en parlent simplement en disant qu’il y fait sec ou boueux, chaud ou froid. Pendant la demi-heure que vous venez de passer au restaurant, le temps s’est modifié, le brouillard qui s’étendait sur la mer est remonté ; des nuages serrés, gris, humides cachent le soleil ; le ciel est triste ; il tombe une pluie mélangée de neige fine qui mouille les toits, les trottoirs et les capotes des soldats. Encore une barricade, après laquelle vous montez en suivant la grande rue : il n’y a plus d’enseignes ; les maisons sont inhabitables, les portes fermées avec des planches, les fenêtres brisées ; ici l’angle d’un mur a été emporté, là le fort a été percé. Les édifices ressemblent à de vieux vétérans éprouvés par le chagrin et la misère, et vous regardent avec fierté, on dirait même avec dédain. Chemin faisant, vous trébuchez au milieu de boulets et de trous remplis d’eau, creusés par les obus dans le terrain pierreux. Vous dépassez des détachements de soldats et d’officiers ; vous rencontrez de loin en loin une femme ou un enfant, mais ici la femme ne porte plus de chapeau. Quant à celle du matelot, une vieille fourrure sur son dos, elle a chaussé des bottes de soldat. La rue descend en pente douce, mais il n’y a plus de maisons autour de vous : rien que des amas informes de pierres, de planches, de poutres et d’argile. Devant vous, sur une montagne escarpée, s’étend un espace noir, boueux, coupé de fossés, et ce que vous voyez est justement le quatrième bastion.

Les passants deviennent rares, on ne rencontre plus de femmes ; les soldats marchent d’un pas accéléré ; quelques gouttes de sang tachent la route, et vous voyez venir à vous quatre soldats portant un brancard et sur le brancard un visage d’une pâleur jaunâtre et une capote ensanglantée ; si vous demandez aux porteurs où il est blessé, ils vous répondront d’un ton irascible, sans vous regarder, qu’il est touché au bras ou à la jambe ; si la tête est emportée, s’il est mort, ils garderont un silence farouche.

Le sifflement rapproché des boulets et des bombes vous impressionne désagréablement pendant que vous gravissez la montagne, et soudain vous appréciez tout autrement que tantôt la signification des coups de canon entendus de la ville. Je ne sais quel souvenir serein et doux luira tout à coup dans votre mémoire ; votre moi intime vous occupera si vivement que vous ne penserez plus à observer ce qui vous entoure. Vous vous laissez même envahir par le sentiment pénible de l’irrésolution. Pourtant la vue du soldat qui, les bras étendus, glisse le long de la montagne dans la boue liquide et passe courant et riant à vos côtés, impose silence à la petite voix intérieure, lâche conseillère, qui s’élève en vous devant le danger ; vous vous redressez malgré vous, vous relevez la tête et vous escaladez à votre tour la pente glissante de la montagne argileuse. À peine avez-vous fait quelques pas, que de droite et de gauche bourdonnent à vos oreilles les balles des carabines, et vous vous demandez s’il ne serait pas préférable de marcher à couvert de la tranchée élevée parallèlement à la route ; mais la tranchée est pleine d’une boue liquide, jaunâtre et fétide, si bien que forcément vous continuez votre chemin, d’autant mieux que c’est le chemin de tout le monde. Au bout de deux cents pas, vous débouchez sur un terrain entouré de gabions, de remblais, d’abris, de plates-formes qui supportent d’énormes canons en fer de fonte et des tas de boulets disposés symétriquement. Cet entassement vous fait l’effet d’un désordre étrange et sans but. Ici, sur la batterie, se tient un groupe de matelots ; là, au milieu de la place, un canon hors de service gît, noyé dans la boue gluante d’où un fantassin qui, l’arme au bras, va à la batterie, retire avec peine un pied après l’autre. Vous ne voyez partout dans cette même boue liquide que des tessons, des obus qui n’ont pas éclaté, des boulets, des traces de toute sorte de la vie des camps. Il vous semble entendre à deux pas de vous le bruit de la chute d’un boulet, et de tous les côtés vous arrivent les sifflements des balles, qui tantôt bourdonnent comme des guêpes, tantôt gémissent et fendent l’air en vibrant comme une corde d’instrument, le tout dominé par le grondement sinistre du canon qui vous secoue des pieds à la tête et vous emplit de terreur.

C’est donc là le quatrième bastion, cet endroit véritablement terrible, vous dites-vous en éprouvant un petit sentiment d’orgueil et un immense sentiment de peur comprimée. Point ! vous êtes le jouet d’une illusion. Ce n’est pas encore le quatrième bastion ; c’est la redoute de Jason, un endroit qui, comparativement, n’est ni dangereux ni effrayant. Pour atteindre le quatrième bastion, engagez-vous dans cette étroite tranchée que suit en se baissant le fantassin. Vous y verrez peut-être de nouveau des brancards, des matelots, des soldats avec des bêches, des fils conducteurs de mines, des abris de terre également boueux et dans lesquels ne peuvent se glisser en rampant que deux hommes, et où les plastouny[2] des bataillons de la mer Noire vivent, mangent, fument et se chaussent au milieu des débris de fer de fonte, sous toutes les formes, jetés çà et là. Cent pas plus loin, vous atteignez la batterie, une esplanade creusée de fossés, entourée de gabions, recouverte de terre, de remblais et de canons sur des plates-formes. Peut-être trouverez-vous ici quatre ou cinq matelots jouant aux cartes, abrités par le parapet, et un officier de la marine qui, voyant surgir un nouveau visage, un curieux, se fera un vrai plaisir de vous initier aux détails de son emménagement et de vous donner des explications. Cet officier, assis sur un canon, roule avec tant de calme une cigarette en papier jaune, passe si tranquillement d’une embrasure à l’autre et vous parle avec un sang-froid si naturel, que vous recouvrez le vôtre en dépit des balles qui sifflent ici en plus grand nombre. Vous le questionnez, et même vous écoutez ses récits. Le marin vous décrira, si seulement vous le lui demandez, le bombardement du 5, l’état de sa batterie avec un seul canon valide, ses servants réduits à huit, et pourtant le 6 au matin elle faisait feu de toutes pièces. Il vous racontera également comment une bombe pénétra le 5 dans un abri et coucha à terre onze marins ; il vous indiquera, à travers l’embrasure, les tranchées et les batteries ennemies, dont trente à quarante sagènes seulement vous en séparent. Je crains bien pourtant que, en vous penchant en dehors de l’embrasure pour mieux examiner l’ennemi, vous ne voyiez rien, ou si, apercevant quelque chose, vous ne soyez très surpris d’apprendre que ce rempart blanc et rocailleux, à deux pas de vous, et sur lequel jaillissent de petits nuages de fumée, est justement l’ennemi, « lui », comme disent soldats et marins.

Il est fort possible que l’officier, par vanité ou simplement sans arrière-pensée, pour s’amuser, voudra faire tirer devant vous. Sur son ordre, le chef de pièce et les servants, en tout quatorze marins, s’approchent gaiement du canon pour le charger, les uns en mâchonnant un biscuit, les autres en fourrant leur brûle-gueule dans leur poche, tandis que leurs chaussures ferrées résonnent sur la plate-forme. Examinez les visages de ces hommes, leur prestance, leurs mouvements, et vous reconnaîtrez dans chacun des plis de cette figure hâlée, aux pommettes saillantes, dans chaque muscle, dans la largeur de ces épaules, dans l’épaisseur de ces pieds chaussés de bottes colossales, dans chaque geste calme et assuré, les principaux éléments dont se compose la force du Russe, la simplicité et l’obstination ; vous verrez également que le danger, les misères et les souffrances de la guerre auront imprimé sur ces visages la conscience de leur dignité, d’une pensée élevée, d’un sentiment.

Soudain un bruit assourdissant vous fait tressaillir des pieds à la tête. Vous entendez aussitôt siffler la décharge qui s’éloigne, pendant que l’épaisse fumée de la poudre enveloppe la plate-forme et les figures noires des matelots qui s’y meuvent. Écoutez leurs propos, remarquez leur animation, et vous découvrirez parmi eux un sentiment que vous ne vous attendiez peut-être pas à rencontrer : celui de la haine de l’ennemi, de la vengeance. « C’est tombé droit dans l’embrasure, deux de tués, voilà ; on les emporte », et on crie de joie. « Mais le v’là qui se fâche, il va taper sur nous », dit une voix, et, en vérité, vous voyez aussitôt briller un éclair, jaillir la fumée, et la sentinelle sur le parapet crie : « canon ». Un boulet siffle à vos oreilles et s’enfonce dans le sol, qu’il creuse en rejetant autour de lui une pluie de terre et des pierres. Le commandant de la batterie se fâche, renouvelle l’ordre de charger un deuxième, un troisième canon ; l’ennemi répond, et vous éprouvez des sensations intéressantes. Vous voyez et entendez des choses curieuses. La sentinelle crie de nouveau « canon », et le même bruit, le même coup, le même jaillissement se répètent. Si, au contraire, elle crie « mortier », vous serez frappé par un sifflement régulier, assez agréable, qui ne saurait s’unir dans votre pensée à quelque chose de terrible ; il approche, il augmente de rapidité ; vous voyez le globe noir tomber à terre et la bombe éclater avec un crépitement métallique. Les éclats volent en l’air en sifflant et grinçant ; les pierres s’entre-choquent et la boue vous éclabousse. À ces sons si divers, vous éprouvez un étrange mélange de jouissance et de terreur. Au moment où le projectile arrive sur vous, il vous vient infailliblement à la pensée qu’il vous tuera ; mais l’amour-propre vous soutient, et personne ne remarque le poignard qui vous laboure le cœur. Aussi, lorsqu’il a passé sans vous effleurer, vous renaissez ; pour un instant, une sensation d’une douceur inappréciable s’empare de vous, au point que vous trouvez un charme particulier au danger, au jeu de la vie et de la mort. Vous voudriez même que le boulet ou l’obus tombât plus près, tout près de vous. Mais voilà la sentinelle qui annonce de sa voix forte et pleine « un mortier » : répétition du sifflement, du coup, de l’explosion, accompagnée cette fois d’un gémissement humain. Vous vous approchez du blessé, en même temps que les brancardiers ; gisant dans la boue mêlée de sang, il a un aspect étrange : une partie de la poitrine est arrachée. Au premier instant, son visage maculé de boue n’exprime que l’effarement et la sensation prématurée de la douleur, sensation familière à l’homme, dans cette situation ; mais, lorsqu’on lui apporte le brancard, qu’il s’y couche lui-même sur le côté indemne, une expression exaltée, une pensée élevée et contenue éclairent ses traits ; les yeux brillants, les dents serrées, il relève la tête avec effort, et, au moment où les brancardiers s’ébranlent, il les arrête et, s’adressant à ses camarades d’une voix tremblante : « Adieu, pardon, mes frères ! » dit-il ; il voudrait parler encore, on voit qu’il cherche à leur dire quelque chose de touchant, mais il se borne à répéter : « Adieu, mes frères ! » Un camarade s’approche du blessé, lui met son bonnet sur la tête et retourne à son canon avec un geste de parfaite indifférence. À l’expression terrifiée de votre figure : « C’est tous les jours ainsi de sept à huit hommes », dit l’officier en bâillant et roulant entre ses doigts sa cigarette en papier jaune…

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Eh bien ! vous venez de voir les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, et vous retournez sur vos pas sans accorder, chose étrange, la moindre attention aux boulets et aux balles qui continuent à siffler tout le long du chemin jusqu’aux ruines du théâtre. Vous marchez avec calme, l’âme élevée et fortifiée, car vous emportez la consolante certitude que jamais, nulle part, la force du peuple russe ne saurait être ébranlée, et cette certitude, vous l’avez puisée non dans la solidité des parapets, des tranchées ingénieusement combinées, dans la quantité des mines, des canons entassés les uns sur les autres et auxquels vous n’avez rien compris, mais dans les yeux, les paroles, la tenue, dans ce qu’on appelle l’esprit des défenseurs de Sébastopol.

Il y a tant de simplicité et si peu d’efforts dans ce qu’ils font que vous restez persuadé qu’ils pourraient, s’il le fallait, faire cent fois davantage, qu’ils pourraient faire tout. Vous devinez que le sentiment qui les fait agir n’est pas celui que vous avez éprouvé, mesquin, vaniteux, mais un autre, plus puissant, qui en a fait des hommes vivant tranquillement dans la boue, travaillant et veillant sous les boulets avec cent chances pour une d’être tués contrairement au lot commun de leurs semblables. Ce n’est pas pour une croix, pour un grade ; ce n’est pas forcé par des menaces qu’on se soumet à des conditions d’existence aussi épouvantables : il faut qu’il y ait un autre mobile plus élevé. Ce mobile gît dans un sentiment qui se manifeste rarement, qui se cache avec pudeur, mais qui est profondément enraciné dans le cœur de tout Russe : l’amour de la patrie. C’est à présent seulement que les récits qui circulaient pendant la première période du siège de Sébastopol, alors qu’il n’y avait ni fortifications, ni troupes, ni possibilité matérielle de s’y maintenir et que pourtant personne n’admettait la pensée de la reddition, c’est à présent seulement que les paroles de Korniloff, de ce héros digne de la Grèce antique, disant à ses troupes : « Enfants, nous mourrons, mais nous ne rendrons pas Sébastopol », et la réponse de nos braves soldats incapables de faire des phrases : « Nous mourrons, hourra ! » c’est à présent seulement que ces récits ont cessé d’être, pour vous de belles légendes historiques, qu’ils sont devenus une vérité, un fait. Vous vous représenterez aisément, sous les traits de ceux que vous venez de voir, les héros de cette période d’épreuves qui n’ont pas perdu courage et qui se préparaient avec jouissance à mourir, non pour la défense de la ville, mais pour celle de la patrie ! La Russie conservera longtemps les traces sublimes de l’épopée de Sébastopol, dont le peuple russe a été le héros !…

Le jour baisse, le soleil qui va disparaître à l’horizon perce les nuages gris qui l’entourent et illumine de ses rayons empourprés la mer aux reflets verdâtres, doucement ondulée, couverte de navires et de bateaux, les maisons blanches de la ville et la population qui s’y meut. Sur le boulevard, la musique d’un régiment joue une vieille valse dont l’eau porte au loin les sons, auxquels la canonnade des bastions forme un accompagnement étrange et saisissant.

  1. Boisson populaire.
  2. Tireurs.