Scènes de la vie militaire au Mexique/02

Scènes de la vie militaire au Mexique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 664-688).
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CABECILLAS Y GUERRILLEROS


SCENES DE LA VIE MILITAIRE AU MEXIQUE.




II.


LES SEPT NORIAS DE BAJAN.[1]




Guadalajara est un de ces lieux de passage où l’on n’est conduit que par ses affaires, et d’où le voyageur oisif a hâte de s’éloigner. Après avoir consacré plus d’une semaine à visiter la ville et ses environs, je pensai que le moment était venu de continuer mon excursion vers les côtes méridionales du Mexique. Le capitaine don Ruperto n’avait pas plus de goût que moi pour la vie sédentaire, et le lendemain du jour où je lui avais annoncé mon projet de départ, nous chevauchions de compagnie sur la route de Tépic.

La première journée de marche fut silencieuse. Le lendemain, après une halte dans une de ces chétives ventas qui sont les caravansérails de l’Amérique espagnole, nous traversâmes le village de Tequila, où se fabrique, sous le nom de mescal, une liqueur forte très recherchée dans tout le Mexique, et qu’on extrait des racines d’une espèce d’aloès. Notre troisième journée s’acheva au village d’Ahuacatlan. Là nous attendait une réception des plus gracieuses, sous le toit d’un Français, M. L…, fondateur d’une distillerie qui commençait à prospérer, grace à son intelligente direction. À l’époque de notre passage dans le village d’Ahuacatlan, cette distillerie ne comptait encore pourtant que deux années d’existence, et les premiers efforts de l’aventureux spéculateur avaient rencontré un obstacle aussi bizarre que fâcheux dans le fanatisme d’un curé ignorant. Aux yeux d’un Mexicain, tout étranger est Anglais, et tout Anglais est hérétique. Aussi, dès que M. L… était venu s’installer dans le pays, le curé d’Ahuacatlan avait-il fait de son mieux pour bannir du village l’hôte inattendu dont il croyait le contact dangereux pour ses ouailles. Tracasseries, persécutions de toute sorte, citations au prône, rien n’avait été épargné pour lasser la patience de notre compatriote, et pour décider les habitans d’Ahuacatlan à lui refuser tout concours. Heureusement l’issue de cette petite guerre avait trompé l’attente du curé. Les Indiens, contrairement à leur habitude en pareil cas, avaient pris fait et cause pour l’hérétique contre leur pasteur, et celui-ci, déconcerté par une résistance imprévue, avait dû céder sa place à un confrère plus tolérant. Depuis cette époque, M. L… était, pour toute la population indienne du village, l’objet d’une véritable adoration. On ne s’était pas contenté de l’aider dans ses premiers travaux d’exploitation, on avait poussé la sollicitude envers l’exilé jusqu’aux attentions les plus délicates, et, comme témoignage d’une reconnaissance toute filiale, les Indiens avaient, au prix des plus rudes travaux, converti en un ravissant jardin le roc sur lequel s’élevait l’usine du distillateur.

Nous passâmes tout un jour dans cette hospitalière demeure. C’est là, c’est au milieu même des riches cultures entretenues par le zèle désintéressé des Indiens, que M. L… nous raconta la curieuse histoire de sa lutte avec le curé d’Ahuacatlan. C’est là aussi que je crus devoir rappeler à mon compagnon de voyage une promesse faite avant notre départ de Guadalajara : don Ruperto me devait la suite de sa confession militaire. Les souvenirs de la guerre de l’indépendance avaient pour M. L… le même attrait de nouveauté que pour moi, et ses instances, en se joignant aux miennes, eurent bientôt décidé le vieux partisan à commencer, au milieu d’un profond silence, un de ces longs récits qui plus d’une fois avaient dû charmer les veillées nocturnes de ses compagnons d’armes ou abréger leurs marches dans le désert.


I

Il y a dans la vie de guerre des journées qu’on n’oublie pas, nous dit gravement le capitaine après avoir allumé une cigarette et retroussé sa moustache grise. Pour ne vous citer que ma première campagne, deux aventures, deux épisodes la résument dans ma mémoire. Une certaine nuit que je passai dans l’hacienda de la barranca del Salto, près de la plaine de Calderon, et un voyage de quelques jours que je fis du Saltello à Monclova m’ont révélé la guerre sous des aspects que les plus terribles combats m’avaient laissé ignorer.

La première de ces aventures remonte aux jours qui suivirent la prise d’armes si audacieusement provoquée par le curé de Dolores. C’était au mois de décembre 1810. L’insurrection naissante était dans toute sa force, et je n’eus que trop tôt occasion de reconnaître combien d’instincts cruels se mêlaient aux passions généreuses dans ces premières heures de la lutte. Enrôlé sous le drapeau de l’indépendance et devenu commandant d’un escadron de rancheros, j’avais été blessé dans une escarmouche aux environs du pont de Calderon. Ma troupe s’était dispersée. Pressé de regagner Guadalajara, j’avais lancé mon cheval à travers des chemins déserts, espérant ainsi éviter les circuits périlleux des routes fréquentées. Malheureusement la nuit me surprit lorsque j’avais encore dix lieues à faire pour atteindre la ville. J’étais dans l’immense plaine où plus tard les Espagnols devaient remporter une si sanglante victoire. Ma blessure, quoique légère, avait changé pour moi en une faiblesse douloureuse la lassitude qui suit toujours un combat. Mon cheval se traînait péniblement. D’épais nuages chargés d’électricité avaient envahi le ciel, et le vent qui précède les tempêtes tordait autour de moi les rameaux échevelés des arbres du Pérou. Bientôt de larges gouttes de pluie tombèrent sur les hautes herbes, et quelques éclairs jetèrent de sinistres lueurs au milieu des ténèbres qui m’entouraient. Je pus alors reconnaître que j’étais peu éloigné d’une de ces haciendas ruinées et désertes qui depuis la guerre servaient de refuge aux détachemens des deux armées. Me sentant trop affaibli pour continuer ma route, je résolus, à mes risques et périls, de me diriger vers l’hacienda, dont les murs crénelés commençaient à se dessiner distinctement sur le ciel. Rien dans cette enceinte silencieuse et sombre ne semblait indiquer la présence d’un être humain. En quelques minutes, j’eus franchi un ravin où grondait un torrent formé par les dernières pluies, et je me trouvai devant la porte de la terme abandonnée qui devait me servir de gîte pour la nuit : c’était l’hacienda de la barranca del Salto.

Mes préparatifs d’installation furent courts ; après avoir poussé mon cheval dans la cour de l’hacienda, je sautai à terre, non sans maugréer contre la blessure qui commençait à gêner mes mouvemens et surtout contre les drôles qui m’avaient mis en si piteux état. D’un pas alourdi par la fatigue et tenant mon cheval en laisse, je procédai à l’inspection de la cour où je me trouvais : j’étais au milieu d’une espèce d’arène bordée de trois côtés par des arcades en maçonnerie à demi écroulées ; çà et là, sous ces arcades, s’ouvraient des portes privées de leurs battans. Au milieu de la cour, quelques tisons presque éteints attestaient que des voyageurs avaient, peu d’instans avant moi, traversé ce mauvais gîte. Mon premier mouvement fut de rapprocher les tisons et d’attiser de mon mieux le feu qui couvait encore sous le bûcher improvisé. J’attachai ensuite mon cheval à l’un des piliers qui soutenaient les arcades, et, tenant d’une main un tison allumé, de l’autre un pistolet, je m’engageai en chancelant dans un passage qui semblait devoir aboutir aux appartemens des anciens maîtres de l’hacienda. Ce passage ne me conduisit cependant qu’à une seconde cour, plus délabrée que la première, et d’où s’exhalait l’odeur infecte qui règne sur les champs de bataille où l’on a négligé d’ensevelir les morts. Deux cadavres gisaient dans cette cour, à peine cachés sous des amas de décombres ; je n’allai pas plus loin, je revins sur mes pas, et, en traversant pour la seconde fois le passage qui séparait les deux cours, j’aperçus une porte dont je me hâtai de faire céder le battant. J’entrai alors de plain-pied dans une salle carrée et spacieuse, dont les murs étaient garnis de tableaux troués par les balles ou déchirés par les baïonnettes. C’est là que je résolus de m’établir le plus commodément possible. Des meubles brisés étaient entassés dans un coin et pouvaient me servir de lit. Je n’avais plus qu’à chercher mon cheval pour lui faire partager mon nouvel abri, et je me disposais à sortir, quand un coup de feu fit vibrer les sonores échos de l’hacienda déserte. Une balle qui siffla en même temps à mes oreilles m’avertit que c’était à moi qu’on en voulait. Je n’attendis pas une nouvelle agression, et je me précipitai hors de la salle inhospitalière. Malheureusement j’arrivais à peine dans la première cour, que mon pied buta contre un tas de pierres ; mon pistolet m’échappa au même instant avec le tison qui m’éclairait, et, sans perdre de temps à chercher mon arme dans l’obscurité, je dus me diriger à tâtons vers l’endroit où j’avais laissé mon cheval. Là m’attendait un nouveau contre-temps : l’animal avait disparu et avec lui le reste de mon équipement, ma lance, mon sabre et mon dernier pistolet. J’étais donc seul, sans armes et blessé, à la merci de mes ennemis inconnus. Il ne me restait qu’à sortir de l’hacienda, où un mystérieux agresseur pouvait d’un moment à l’autre m’envoyer une balle mieux dirigée que la première. Je me traînai hors de ce lieu maudit, et, vaincu par la fatigue, j’allai me jeter sous l’ombrage d’un mesquito, au bord du ravin d’où montait vers moi, de plus en plus bruyante, la plainte du torrent grossi par l’orage.

J’avais déjà passé plusieurs nuits à la belle étoile, exposé au vent et à la pluie ; je connaissais toutes les voix plaintives ou terribles qui s’élèvent dans la solitude pendant la tempête ; mais les murmures qui vinrent cette nuit-là frapper mes oreilles sur le bord du torrent de la barranca n’avaient rien de commun ni avec les sifflemens du vent ni avec le bruit de la foudre. Mais-je le jouet d’une hallucination fiévreuse ? Il me semblait entendre des voix humaines, des cris de blessés ou de mourans dominer la sauvage harmonie de la cataracte. Ces voix étranges montaient vers moi du fond de la barranca ; du côté de l’hacienda, c’étaient d’autres bruits, des piétinemens de chevaux, des cliquetis d’armes. D’où venaient ces sourdes rumeurs ? Étais-je sur un champ de bataille, au milieu d’autres victimes de la guerre civile ? Un massacre nocturne s’accomplissait-il à quelques pas de moi ? ou bien, comme je l’avais cru d’abord, la fièvre causée par ma blessure se changeait-elle en délire ? Peu à peu, je tombai dans un demi-sommeil, bercé par les mille bruits confus que je cherchai vainement à m’expliquer. Un cri d’angoisse plus strident que les autres ne tarda pas à me réveiller, et, décidé à lutter contre la somnolence où m’avait plongé la fatigue, je fis un effort pour me tenir sur mon séant, adossé à l’arbre qui me servait d’abri. L’orage redoublait, le feuillage du mesquito venait de céder sous l’effort de la pluie et me laissait exposé à l’eau du ciel. Des gouttes larges et tièdes inondaient mon front. Je ne sais quelle odeur de sang s’était répandue autour de moi. Je regardai mes mains, et il me sembla qu’un liquide rougeâtre se mêlait à la pluie qui les mouillait. Enfin une rafale plus impétueuse que les autres passa sur la campagne. Le mesquito sous lequel j’étais couché craqua bruyamment, et je sentis ses racines tressaillir sous le sol. Une branche morte tomba du faîte de l’arbre, une masse noire roula à côté de moi ; j’étendis machinalement la main, puis je la retirai avec un cri d’horreur ; mes doigts venaient de saisir une chevelure humide et visqueuse. En un moment, je fus debout, malgré ma faiblesse, et, les yeux tournés vers la cime de l’arbre, j’attendis qu’un éclair vint jeter ses lueurs sinistres au milieu des branches qui se courbaient en gémissant sur moi. Tout me fut alors expliqué. À chaque aisselle des rameaux du mesquito, une tête humaine avait été suspendue, sanglant témoignage de la cruauté des Espagnols. L’arbre sous lequel j’avais cherché un abri était un de ces hideux trophées que la sauvage fureur des soldats de Calleja multipliait dans nos campagnes. Je ne pus long-temps contempler cette horrible pyramide de débris humains ; j’avais cru reconnaître parmi ces têtes grimaçantes les traits d’anciens compagnons d’armes, et je tombai évanoui.

Ici le capitaine s’interrompit, il avait remarqué sur le visage de M. L. une expression de doute, et il reprit, après un moment de silence, en se tournant vers mon sceptique compatriote :

— Vous croyez peut-être que je vous raconte un mauvais rêve ? Détrompez-vous. Depuis que vous habitez le Mexique, vous avez dû rencontrer plus d’une fois des arbres chargés de croix de bois. Eh bien ! savez-vous ce que rappellent ces croix ? A la place de chacun de ces emblèmes funèbres était jadis une tête d’insurgé. Dans le Bajio surtout, ces arbres qui portent souvent cinquante à soixante croix rappelle le principal théâtre de nos luttes révolutionnaires. C’est aux Espagnols qu’appartient l’idée de ces exhibitions sanglantes ; mais nous avons fini par renchérir sur leur invention. Nous avons à notre tour cloué aux branches des arbres des milliers de têtes, et celles-là n’ont pas été remplacées par des croix expiatoires. C’était, vous le voyez, une épouvantable guerre que celle dont l’audacieux curé de Dolores avait donné le signal.

Je ne sais combien de temps je restai sous le mesquito. Quand je revins à moi, j’eus hâte de m’éloigner de cet arbre aux rameaux ensanglantés. La pluie tombait toujours, mais l’orage s’était apaisé. Je me traînai sur le sol humide, et j’allai me coucher, à quelques pas de là, sur une sorte de lit naturel formé par les rochers qui bordaient le torrent ; mais là encore je ne devais pas trouver le repos. Un bruit de pas me fit bientôt lever la tête, et j’aperçus dans le lointain la lueur d’une torche qui semblait se rapprocher de moi. Un éclat de rire strident ne tarda pas à faire vibrer les échos de la plaine, et le vent porta jusqu’à moi quelques paroles étranges qui semblaient tomber des lèvres d’un fou : « Eh ! eh ! un de ces agneaux aurait-il échappé au boucher ?… Attends-moi, ma chère ame ! attends-moi, je suis là. » En une ou deux minutes, l’homme qui avait proféré ces paroles fut à quelques pas de moi, et, immobile sous mon manteau, j’observai silencieusement une figure que depuis cette nuit j’ai revue souvent mêlée aux plus sinistres apparitions de mes rêves. L’homme qui semblait me chercher comme un bourreau en quête d’une nouvelle victime marchait en chancelant, d’un pas visiblement alourdi par l’ivresse. D’une main il tenait sa torche, de l’autre il brandissait une de ces larges épées à deux tranchans dont on se sert dans les combats de taureaux. Je retenais jusqu’à mon souffle, et je ne perdais aucun de ses mouvemens. Cet homme ne portait ni veste ni manteau, malgré la pluie. Un pantalon flottant serrait étroitement ses hanches. Une barbe épaisse couvrait sa figure. Il était de haute taille, et sa chemise mouillée, sanglante, dessinait de larges épaules. Ses yeux étincelans, l’expression féroce de sa physionomie, me faisaient croire à une apparition diabolique. Il fut bientôt si près de moi, que le vent de son épée passa au-dessus de ma tête. Je recommandai alors mon ame à Dieu : il venait de m’apercevoir, et poussa un glapissement pareil au cri du chacal.

— Ah ! le voilà donc, celui qui m’avait échappé ! Qui es-tu, l’ami, toi qui ne te sauves pas à l’aspect du toreador Marroquin ?

— Un capitaine d’insurgés blessé, m’écriai-je, seigneur Marroquin, et qui implore votre aide ; je sais que vous êtes des nôtres.

— Elle vous est acquise, mon garçon, reprit le toreador, qui s’avançait vers moi l’épée haute.

— Seigneur Marroquin, vous n’égorgerez pas l’ami et le compagnon d’Hidalgo ?

— Écoute, l’ami, tu sauras que je n’ai encore égorgé cette nuit, dans la barranca del Salto, que deux cents des amis d’Hidalgo. Des amis d’Hidalgo, cela t’étonne ? mais ces deux cents Espagnols se disaient comme toi l’ami du général, ce qui n’a pas empêché… Tiens, vois-tu, j’ai encore soif. L’alcool pur n’enivre pas comme le sang.

J’écoutais en frémissant cet insensé, je le suppliais, mais en vain, d’épargner ma vie ; le toreador dansait autour de moi, tantôt riant, tantôt pleurant à chaudes larmes. Je voulus faire un dernier effort pour me dérober au sort qu’il me réservait, mais sa main me rejeta sur la terre, puis il appuya son genou sur ma poitrine. Je me sentis cloué sur le sol par cette main de fer. J’attendais le coup fatal, lorsque, grace à mon saint patron, que j’avais ardemment invoqué, des lueurs semblèrent danser dans la campagne, courant si vite d’un lieu à l’autre que ceux qui les portaient devaient être à cheval.

— Seigneur Marroquin, m’écriai-je, vous vous repentirez de ma mort ; laissez-moi la vie ; Hidalgo vous en remerciera.

— Il me remerciera ce soir d’avoir passé au fil de cette épée deux cents Espagnols. Que veux-tu ? quand on a égorgé deux cents hommes, on ne peut plus s’arrêter, vois-tu ? Il faut égorger toujours… toujours…

C’en était fait de moi quand des cris et un bruit de chevaux de plus en plus distincts firent hésiter Marroquin. C’était moi-même qu’on appelait : « Don Ruperto Castaños ! Don Ruperto Castaños ! » La vie qu’allait éteindre en moi le toreador ivre se réveilla plus énergique que jamais. Un mouvement violent m’arracha à l’étreinte de fer de mon terrible adversaire, et je répondis à haute voix de toute la force de mes poumons : Ici ! à l’aide ! au secours de Ruperto Castaños ! Déjà cependant le robuste lutteur que j’avais vu dans le cirque paralyser d’une main puissante les efforts des taureaux m’avait de nouveau terrassé, quand un cavalier, portant une branche de pin enflammée, arriva près de nous au galop. Le poitrail de sa monture heurta si violemment le misérable qui m’étreignait, qu’il roula sur le sol comme un bloc inanimé, et qu’un prodige d’adresse équestre de mon sauveur inattendu put seul m’empêcher d’être foulé sous les fers du cheval.

— Ah ! mon pauvre Castaños, j’arrive à temps, à ce qu’il paraît, s’écria une voix que je reconnus pour celle de mon vieil ami, le contrebandier Albino Conde. Quoiqu’enrôlé parmi les insurgés, ce compagnon dévoué avait toujours continué son ancien métier ; il était moitié bandit, moitié guerrillero. Il avait fait son quartier-général de l’hacienda en ruines, et ses hommes avaient ordre d’empêcher que personne n’y pénétrât. C’était un ordre semblable qu’en l’absence d’Albino un soldat de la bande avait tenté d’exécuter en tirant sur moi et en prenant mon cheval. Quand Albino était revenu, on lui avait remis des papiers trouvés dans les fontes de ma selle. Parmi ces papiers était ma commission de capitaine de rancheros. Albino avait dès-lors craint que ma vie ne fût en danger, et il s’était mis bravement en campagne. Quand il eut achevé son récit et que je l’eus remercié de sa secourable intervention, le contrebandier approcha sa torche du corps en apparence inanimé du toreador.

— Ce ne peut être que Marroquin, dit-il d’un air de dégoût. Pouah ! venez avec moi, et vous verrez son œuvre de la nuit.

Appuyé sur le bras d’Albino, je me dirigeai vers les bords de la barranca. Un des hommes du contrebandier descendit au fond et promena sa torche dans toutes les anfractuosités du ravin. Des monceaux de cadavres jonchaient le sol de la fondrière.

— C’est l’œuvre d’Hidalgo, il faut bien vous l’avouer, me dit Albino à voix basse. D’après la dénonciation qui lui a été faite d’une conspiration ourdie, prétend-on, entre les Espagnols de Guadalajara et un moine carmélite de San-Diego, Hidalgo, de son autorité privée, a condamné les conjurés à mort, et les a fait amener ici la nuit en silence pieds et poings liés. Le toreador Marroquin est l’exécuteur de ses hautes œuvres : c’est à lui qu’ont été remis les prisonniers. On en compte jusqu’à ce jour sept cents à peu près égorgés ainsi. On murmure contre l’homme qui a ordonné ce massacre. Moi, je me suis affranchi de sa domination. Venez, j’ai d’autres choses à vous communiquer.

Je jetai, avant de suivre le contrebandier, un dernier coup d’œil sur les victimes de cette affreuse boucherie, et je m’expliquai les bruits étranges et sinistres que j’avais entendus une heure ou deux auparavant. Appuyé toujours sur le bras d’Albino, je regagnai l’hacienda de la.barranca del Salto. Au lieu d’entrer par la cour principale, Albino me fit faire le tour du labyrinthe ruiné, et m’introduisit par une large brèche dans les spacieuses dépendances de cette ferme déserte. Une porte secrète nous conduisit à un vestibule sur lequel s’ouvraient plusieurs chambres dans chacune desquelles quatre-vingts hommes eussent pu coucher à l’aise. Une cour voisine abritait sous ses hangars les chevaux des intrépides soldats enrôlés sous les ordres d’Albino.

— Vous le voyez, le vice-roi Venegas n’est pas mieux logé que moi, me dit Albino. Personne ne viendra me troubler ici. Celui de mes hommes qui a tiré sur vous a manqué à sa consigne et sera puni en conséquence. Ce n’est pas à coups de fusil que nous recevons les voyageurs qui cherchent un refuge dans cette hacienda ruinée. Nous les mettons à contribution quand ils se présentent, et cela par toute sorte de moyens moins vulgaires et moins périlleux qu’un assassinat. Je suis ici un chef indépendant, et je pille tous les convois qui passent sans rendre de compte à personne.

Je félicitai l’ancien contrebandier. Albino jugeait sainement l’état des affaires : il connaissait les dispositions de beaucoup d’insurgés prêts à s’affranchir du joug d’Hidalgo ; il prévoyait pour le curé rebelle une prochaine catastrophe. Aussi voulait-il vivre seul avec sa bande et la mener comme il lui plairait. Je résistai cependant à ses instances, et je ne voulus pas entrer dans cette troupe condamnée à vivre de pillage. J’avais conçu pour deux des capitaines d’Hidalgo, — Abasolo et Allende, — une affection toute filiale. Albino n’insista pas, et, me voyant résolu à ne pas abandonner mes chefs, se contenta de m’offrir pour quelques jours l’hospitalité dans ce qu’il appelait son palais.

En ce moment parut une jeune femme, tenant un enfant endormi sur ses bras. Cette femme était belle et jeune ; c’était la compagne d’AIhino. Appelée par son mari, elle venait panser ma blessure. Je passai près d’un mois dans l’hacienda del Salto. Au bout de ce temps, je me trouvai complètement remis. Les généraux espagnols accouraient à grandes journées vers Guadalajara. L’heure était venue de se remettre en campagne. J’allai donc rejoindre ma compagnie à Guadalajara, et je pris part, peu de jours après mon arrivée, à la bataille du pont de Calderon, où les masses indisciplinées de l’armée d’Hidalgo vinrent se briser contre six mille Espagnols. Après la défaite ; ce fut encore l’hacienda del Salto qui m’offrit un refuge. Les débris de l’armée insurrectionnelle s’étaient retirés au Saltillo. Les environs de Guadalajara n’étaient plus tenables. Les quatre-vingts hommes d’Albino allèrent rejoindre les divers détachemens réunis au Saltillo. Entre l’hacienda del Salto et cette ville s’établit dès-lors comme un système de correspondance qui me tint au courant des derniers événemens de la guerre. C’est ainsi que j’appris qu’Hidalgo, Abasolo et Allende avaient abdiqué le pouvoir et s’étaient mis en route pour Monclova, d’où ils devaient gagner le territoire des États-Unis. Dès-lors je résolus de reprendre la campagne avec quelques débris de ma compagnie. Nous voulions à tout prix éterniser la guerre en dépit de la terrible journée de Calderon, et en quelques jours nous étions réunis, quelques braves partisans avec Albino et moi à leur tête, dans un campement situé à peu de distance d’une maison de campagne appartenant au gouverneur de la province de Cohahuila. C’est pendant ces dernières journées d’une guerre prématurément commencée que se passa un second épisode qui me fit connaître sous un jour nouveau les révolutions dont j’avais cru pénétrer, il y avait un mois, toutes les horreurs.


III

Le soir du jour même où nous était parvenue l’affligeante nouvelle du départ de nos chefs pour Monclova, nous étions sous nos tentes, décidés à vendre chèrement notre vie. Comme tout le pays était pour nous, à l’exception de quelques endroits dont les habitans étaient contenus par la présence de détachemens espagnols, nous battions la campagne sans beaucoup de risques, mais cependant en ne négligeant aucune précaution pour éviter les surprises. Assez loin des feux que nous allumions la nuit de distance en distance, des vedettes cachées surveillaient tous les abords du camp. Nous nous entretenions, Albino et moi, autour de l’un de ces feux du départ prochain des chefs de l’insurrection, et nous délibérions sur le parti qui nous restait à prendre, lorsqu’un de nos hommes vint s’asseoir près de notre foyer. C’était un vieux métis, très vigoureux encore, malgré ses cheveux blancs, et qui à l’agilité d’un jeune homme joignait l’expérience d’un vieillard. Cet homme, qu’on désignait par le surnom significatif d’OEil-Double, paraissait, en effet, doué du don de seconde vue. Il semblait qu’aucune trace ne pût lui échapper sur le sol, et qu’aucune piste ne pût le tromper dans l’air ; il semblait encore que les pensées les plus cachées prissent un corps devant sa miraculeuse pénétration. Un fait que je crois bon de vous raconter avait établi sur les bases les plus solides cette réputation de voyant dont le vieil OEil-Double était justement fier.

OEil-Double était un chasseur intrépide, et, comme vous pouvez bien le penser, ses chasses étaient rarement infructueuses. Avant qu’il se joignît à nous, OEil-Double vivait toujours seul. Excepté quelque voyageur égaré qui venait de temps à autre lui demander asile pour une nuit, personne ne mettait le pied dans la hutte qu’il s’était bâtie dans le désert. Qu’y faisait-il dans l’intervalle de ses chasses ? C’est ce que personne n’a jamais su. Un jour, pendant qu’il était absent, on lui vola un quartier de cerf qu’il avait suspendu, pour l’amollir à la rosée de la nuit, à un pieu à l’entrée de sa hutte. OEil-Double se mit en quête du voleur que Dieu seul avait pu voir. Après avoir soigneusement observé la terre tout alentour du pieu, il se mit en chasse. La marche fut longue. Enfin OEil-Double rencontra deux cavaliers, et il leur demanda s’ils n’avaient pas aperçu un homme, un blanc, déjà vieux, petit de taille, portant avec lui une courte carabine, et accompagné d’un roquet sans queue. Sur la réponse affirmative de l’un des cavaliers qu’effectivement ils avaient rencontré l’homme qu’il désignait si exactement, OEil-Double leur dit que c’était un mauvais drôle qui lui avait volé un quartier de venaison, et que, s’il l’eût vu accomplir son vol, il l’aurait rudement châtié. — Mais, si vous ne l’avez pas pris en flagrant délit, observa l’un des cavaliers, comment pouvez-vous donner un signalement si précis ?

— Écoutez, reprit le métis, et vous serez convaincu que je ne me trompe pas. Je sais que cet homme est petit de taille, parce que, pour décrocher le quartier de cerf pendu à portée de la main d’un homme de taille ordinaire, il a été obligé de se hausser sur un tas de pierres que j’ai trouvées amoncelées au pied du poteau. Je sais qu’il est blanc, parce que j’ai vu à l’empreinte de ses pieds sur les feuilles sèches qu’il marche en dehors, ce qui n’arrive jamais à un Indien. J’ai su qu’il est vieux par ses enjambées inégales et petites. J’ai deviné que sa carabine était courte, parce que j’ai retrouvé sur l’écorce blanche d’un jeune bouleau la trace du canon de son arme qu’il avait appuyée contre le tronc pour avoir les deux mains libres. L’empreinte des pattes de son chien annonce évidemment la petite taille de cet animal, et enfin de l’aspect du sol où l’animal s’était assis sur son derrière pendant que son maître décrochait ma viande, j’ai conclu que le chien n’avait pas de queue. — Là-dessus le métis avait poursuivi son chemin, laissant les deux cavaliers émerveillés de son extraordinaire sagacité.

Le soir dont je vous parle, OEil-Double était, comme je vous l’ai dit, venu se mêler à notre conversation près du foyer où Albino était assis avec moi. Le métis était aussi sombre et aussi taciturne que d’ordinaire, mais il paraissait inquiet comme un vieux chien de chasse qui évente l’odeur d’une bête fauve.

— Qu’avez-vous, maître OEil-Double ? lui demanda le contrebandier. Sentez-vous quelque piste dans l’air ? Les Tamarindos sont-ils à notre poursuite ?

— Non, répondit le vieillard. Je viens de relever les quatre aires du vent, les Tamarindos sont loin d’ici, et la terre est silencieuse comme le vent ; mais je ne sais pourquoi je suis inquiet, je flaire la trahison autour de nous.

J’affectai de rire des appréhensions du vieux métis, mais Albino devint sérieux. Il avait appris de longue main qu’il y avait quelque chose de presque surnaturel dans la pénétration du vieillard.

— Ne riez pas des prédictions d’OEil-Double, dit Albino, et, puisqu’il parle de trahison, veillons plutôt soigneusement à notre sûreté.

Au moment où Albino disait ces mots, une des sentinelles avancées que nous avions disséminées dans le bois environnant nous amenait un Indien qui avait paru vouloir tromper notre vigilance. Cet Indien n’avait pour toute arme qu’un bâton noueux qui lui servait à se frayer un chemin parmi les lianes. Je lui demandai d’où il venait et où il allait ; mais l’Indien ne comprenait pas l’espagnol, car il ne répondit à mes demandes que par des tons gutturaux et inintelligibles. OEil-Douhle le couvait tranquillement du regard, et il répondit à l’Indien dans sa langue. J’ai oublié de vous dire que le métis parlait couramment tous les dialectes en usage dans la province de Cohahuila.

— Que dit l’Indien ? demandai-je au vieillard.

— Qu’il rejoint son village et qu’il a eu peur de se voir dépouiller par les insurgés d’une petite somme qu’il a sur lui. C’est le motif qui l’a décidé à essayer de passer inaperçu. Voilà du moins ce qu’il dit tout haut, mais ce n’est pas là ce qu’il pense tout bas. Il y a un autre motif encore, sans doute. Le métis fixa de nouveau ses yeux de basilic sur l’Indien, qui soutint imperturbablement cet examen. Le vieillard, après un moment de silence, reprit son interrogatoire. Nous n’en comprenions pas un mot, et nous regardions ces deux hommes qui, à la lueur de notre foyer, semblaient deux statues de bronze rougi au feu. Tout à coup OEil-Double, en voulant se lever, trébucha et avança vivement la main vers le bâton sur lequel se reposait l’Indien ; mais il n’eut pas le temps de saisir ce point d’appui, l’Indien avait fait un brusque mouvement en arrière.

— Je crois que cet homme ne ment pas, dit tranquillement le vieillard en se dressant cette fois de toute sa hauteur. Je veux lui demander encore un mot, et je le laisse continuer sa route.

L’Indien ne parut pas comprendre, car il restait impassible, quand tout à coup le métis lui arracha brusquement son bâton. L’Indien tressaillit ; OEil-Double sourit d’un air satisfait.

— Le secret de l’Indien est dans ce bâton, dit-il. Autrement, quand j’ai paru trébucher et étendre la main vers le bâton pour me retenir, il n’eût pas fait ce mouvement d’effroi en arrière.

Et le vieillard appuya le bâton sur son genou. Un papier sortit des éclats du bois brisé par un effort vigoureux. OEil-Double le ramassa, le déploya et le regarda à la lueur du feu ; puis il me remit le papier en faisant un geste de dédain. Comme OEil-Double, je le tournai et retournai dans mes doigts, et je le passai à Albino. Ce dernier présenta vainement à la flamme du foyer, comme l’avait fait le vieillard, la feuille couverte de signes inintelligibles pour lui comme pour moi. Bref, sur près de deux cents hommes que nous étions là, il ne s’en trouva pas un qui pût déchiffrer le contenu de la lettre interceptée.

— Interrogez l’Indien, dit Albino à OEil-Double ; faites-lui comprendre qu’il mourra, s’il ne vous révèle le sens de cette dépêche.

— Vous entendez, reprit le métis en s’adressant au messager indien et en répétant l’ordre du guerrillero ; mais l’Indien n’en savait pas plus que nous, et les prières ni les menaces ne purent lui arracher d’autres mots que ceux-ci : « Elizondo ! Elizondo ! » On lui rendit la liberté, et il s’éloigna lentement du cercle de lumière. Quant à nous, nous n’étions pas plus instruits. Après le départ de l’Indien, nous envoyâmes par le métis l’ordre à nos sentinelles de redoubler de vigilance et d’amener près de nous tout individu qui serait surpris dans le voisinage du campement. L’inquiétude du vieillard avait été si bien justifiée par la trouvaille de ce mystérieux message, que nous avions pris l’alarme. Nous espérions en outre que le hasard ferait tomber entre nos mains quelque voyageur capable de nous lire la dépêche arrachée à l’Indien. OEil-Double ne tarda pas à venir nous rejoindre, après avoir exécuté sa commission. — Que pensez-vous de tout ceci ? demandai-je au métis. — Quand on voit le pilote, le requin n’est pas loin, reprit sentencieusement le vieillard.

Nous nous étendîmes sur nos manteaux, près du feu. Seul, le métis resta immobile et assis, tantôt la tête appuyée sur ses genoux, tantôt le regard levé vers le ciel et plongé dans une méditation profonde, ou paraissant prêter l’oreille à des bruits que nous n’entendions pas. Je l’examinai quelque temps ainsi à la lueur du feu qui rougissait ses longs cheveux gris, et allumait parfois des étincelles dans ses yeux noirs. Je ne le vis bientôt plus : je dormais.

Le jour ne devait pas être loin, quand je fus réveillé par les cris de qui vive ! que répétaient les sentinelles. Je me levai sur mon séant. Albino était encore endormi ; quant à Œil-Double, il était dans la position où je l’avais laissé. J’éveillai le contrebandier, et je jetai quelques branchages dans le foyer pour le raviver. Quelques instans après, deux de nos soldats amenaient près de nous un homme à cheval, dont ils tenaient la bride. Ce cavalier paraissait éprouver à la fois une vive mortification et quelque frayeur. Une manga bleue couvrait ses épaules.

— Qu’est ceci, messieurs ? disait-il ; suis-je ici parmi des amis ou des ennemis ? et de quel droit arrêtez-vous des officiers de l’armée indépendante ?

— Du droit qu’on a de savoir si ce sont des amis ou des ennemis qui s’approchent la nuit de nos bivouacs, répondit Albino ; en outre, nous serions bien aises de trouver un chrétien qui sût lire et écrire, ou lire seulement, pour nous rendre un service, et, si vous êtes officier comme vous le dites, peut-être pourriez-vous…

Albino fouillait dans ses poches pour en tirer le papier qui nous était si étrangement parvenu. Pendant ce temps, je regardais attentivement la physionomie du métis ; celui-ci, à son tour, fixait ses yeux scrutateurs sur le cavalier. L’examen ne parut pas lui être favorable, car il retint le bras d’Albino prêt à remettre le papier entre les mains de l’étranger.

— Je flaire la trahison, dit-il à voix basse, mais assez haut encore pour que le cavalier l’entendît.

— Depuis quand, drôle, s’écria-t-il avec fureur, le lieutenant-colonel Elizondo a-t-il mérité d’être si grossièrement outragé ?

Et l’officier, écartant vivement son manteau, nous montra sur sa veste d’uniforme de campagne les insignes de son grade. Nous nous rappelâmes en ce moment le nom de l’auteur du soulèvement des provinces de Cohahuila et du Nuevo-Santander, et, sans toutefois communiquer la dépêche interceptée au colonel, nous le priâmes d’agréer nos excuses, en rejetant la mesure de rigueur à laquelle on l’avait soumis sur les nécessités de la guerre. L’officier reçut ces excuses avec quelque hauteur ; il lança un regard haineux sur le métis, piqua son cheval et disparut.

Quand il fut parti, Œil-Double prit une branche enflammée à la lueur de laquelle il étudia attentivement la configuration des pieds du cheval de l’officier sur la terre ; il en mesura avec de petites branches vertes la longueur et la largeur, mit ces branches dans sa poche ; puis, comme en se parlant à lui-même : — Elizondo ! l’Indien ! dit-il. Le requin et le pilote, c’est tout un. Et s’adressant à Albino : — Seigneur capitaine, reprit-il, si vous m’en croyez, vous allez monter à cheval tout de suite, vous pousserez jusqu’au Saltillo, et vous trouverez quelqu’un qui puisse vous lire le billet que contenait le bâton de l’Indien ; mais ne vous fiez pas au premier venu, puis vous agirez selon ce que vous aura révélé ce papier.

L’ancien contrebandier n’avait pas l’habitude de discuter les avis de l’étrange vieillard. Il ordonna de seller son cheval ; mais, au moment de se mettre en marche, une vedette vint l’avertir qu’un riche convoi de marchandises et d’argent s’approchait de nos avant-postes. Cette nouvelle nous fit tout oublier, et huit jours seulement après cette rencontre, Albino alla s’enquérir au Saltillo du contenu de la lettre interceptée. Il revint à nous, certain que depuis cinq jours déjà nos chefs étaient partis pour Monclova. — OEil-Double ne s’est pas trompé. nous dit-il ; la dépêche du lieutenant-colonel Elizondo m’a été lue par un prêtre ami d’Hidalgo, à qui j’ai tout révélé au confessionnal ; elle contenait ceci : « Toutes mes mesures sont prises ; je rejoindrai en deux jours vos deux cents hommes aux citernes de Bajan ; pas un des chefs de l’insurrection n’échappera. »

— Ah ! interrompit le métis, pourquoi n’avons-nous pas fusillé ce traître ? car c’est lui, n’est-ce pas ? et Bajan est tout près de Monclova ?

— Le prêtre m’a dit que déjà des avis étaient parvenus au général Abasolo sur la trahison que méditait contre lui Elizondo, outré de n’avoir pas été nommé lieutenant-général ; mais, avec sa grandeur d’ame accoutumée, Abasolo a refusé de croire à cette lâcheté. La lettre était adressée au gouverneur Ochoa, dont la maison de campagne est près d’ici. Cela m’explique la présence du colonel, inquiet de n’avoir pas reçu de réponse à son message.

— Que faire ? demandai-je à OEil-Double.

— Elizondo a déjà cinq jours d’avance sur nous à l’heure qu’il est, et il voyage à franc étrier ; mon avis est que nous partions sans tarder ; peut-être sera-t-il temps encore de prévenir les chefs fugitifs. Combien d’hommes ont-ils pour escorte ?

— Mille à peu près, répondit Albino.

— Partons alors, m’écriai-je ; en donnant l’éveil à cette escorte, deux cents hommes ne seront pas à craindre.


IV

Plusieurs motifs que nous avions pesés dans un rapide conseil nous firent prendre la résolution de partir seuls, Albino, OEil-Double et moi. Traîner avec nous notre guerrilla, c’eût été nous exposer à mille lenteurs fatales et désastreuses ; le pays que nous avions à traverser était aride, brûlant et sans eau ; enfin, que feraient cent cinquante à deux cents hommes de plus joints à l’escorte des chefs, composée de mille soldats d’élite et d’une artillerie nombreuse ? L’essentiel était donc que tous trois nous arrivassions assez tôt pour avertir seulement les soldats de l’escorte de se tenir sur leurs gardes.

Nous laissâmes le commandement de la guerrilla au lieutenant en premier après Albino et moi ; puis, munis chacun d’un cheval de main outre celui que nous montions pour voyager à plus grandes journées, nous partîmes à environ deux heures de l’après-midi. À vrai dire, il n’y a guère que cinq jours de marche du Saltillo à Monclova, qui se composent d’autant d’étapes presque forcées : Santa-Maria, Anelo, Ponta del Espinazo del Diablo, Salida del Espinazo del Diablo, enfin Acacita de Bajan ; mais nous avions lieu de présumer que les difficultés de la route pour les équipages nombreux des chefs, la rareté des vivres dans les endroits déserts, et d’autres obstacles de cette nature retarderaient la marche du convoi. Heureusement, ce n’était qu’à Acacita de Bajan, la dernière étape avant Monclova, que l’embuscade devait être dressée. Cette circonstance et la lenteur forcée de la marche de la caravane nous donnaient la certitude d’arriver à temps pour prévenir la trahison d’Elizondo, bien que les chefs eussent cinq jours d’avance sur nous. Nous partîmes donc pleins d’espoir, moi surtout, qui nourrissais dans mon cœur pour le chevaleresque Abasolo des sentimens tout particuliers de tendresse et d’admiration.

Après avoir, à moitié route, changé de chevaux, c’est-à-dire après avoir sellé nos chevaux de main et remis en laisse ceux qui venaient de quitter la selle, nous arrivâmes le soir à Santa-Maria, notre première halte. Nous interrogeâmes les habitans de quelques pauvres maisons qui composent le hameau ; tous nous répondirent que l’escorte n’était formée que de soldats fidèles à la cause d’Hidalgo et qu’ils marchaient pleins de dévouement, mais aussi pleins de confiance dans leur force numérique, sans appréhender aucune espèce de trahison. Ce renseignement ne nous satisfit qu’à demi ; j’aurais préféré apprendre que l’escorte marchait, comme nous disons, la barbe sur l’épaule. Du reste, nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer quelque nourriture pour nous et nos chevaux ; la caravane qui nous précédait avait épuisé tous les vivres des environs. Après avoir pris cinq ou six heures de repos, nous nous remîmes en route vers le milieu de la nuit. Dès le commencement de la seconde journée, je m’aperçus qu’OEil-Double était retombé dans une de ses méditations de fâcheux augure.

— J’ai fait un rêve cette nuit, me dit le métis, que je crus devoir questionner ; oui, j’ai fait un rêve, et je crains de ne l’avoir que trop fidèlement interprété.

— Quel est donc ce rêve ?

— J’ai rêvé cette nuit que sept fois j’avais eu une soif ardente au milieu du désert et que sept fois, au moment de la satisfaire, Elizondo m’avait arraché des mains l’outre pleine d’eau. Ce rêve ne peut signifier qu’une chose, c’est que le traître aura comblé ou épuisé les sept citernes d’ici à Monclova, et qu’on nomme les sept Norias de Bajan.

Nous nous regardâmes Albino et moi, et celui-ci objecta que ce n’était pas par la soif qu’Elizondo voulait faire périr les chefs, puisque, selon toute apparence, il voulait les livrer vivans au gouverneur de Cohahuila. Le vieillard secoua la tête.

— Ce n’est pas par la soif certainement qu’on les fera périr ; mais, pour chercher l’eau dont elle aura besoin, l’escorte se débandera sept fois, et, dans l’une ou l’autre de ces occasions, les hommes d’Elizondo pourront s’emparer sans coup férir des chefs privés de leurs défenseurs.

Après nous avoir ainsi expliqué ses rêves, le vieillard continua de trotter silencieusement près de nous ; quoiqu’il ne parlât plus, je vis à je ne sais quoi dans sa contenance qu’OEil-Double ne nous avait pas tout dit.

— N’avez-vous rien rêvé de plus cette nuit ? lui demandai-je.

— Oh ! le reste ne doit guère vous occuper, cela ne regarde que nous, et votre vie n’est rien en comparaison des précieuses existences qui sont menacées.

— D’accord, mais cependant je serais bien aise de savoir ce qui ne regarde que nous.

— Eh bien ! reprit OEil-Double comme à regret, j’ai rêvé encore qu’avant d’être arrivé à la septième citerne, ma soif était apaisée comme par enchantement, puis je n’ai pas tardé à me voir galoper dans la plaine…

— Comment ! interrompis-je, vous vous voyiez galoper vous-même ?

— D’autant plus facilement, répliqua le vieillard d’un ton qui me fit tressaillir, que ma tête était restée derrière mon corps et le suivait des yeux dans la course.

— Et moi, OEil-Double ? demanda le contrebandier avec vivacité.

— Vous, je vous ai aperçu couché dans la plaine où mon corps galopait sans tête. Je ne sais, par exemple, si vous étiez mort ou endormi.

J’eus besoin, je l’avoue, de faire un effort pour raffermir ma voix et demander à mon tour au vieillard ce que j’étais devenu dans son rêve. — Vous, répondit-il, vous n’étiez pas avec Albino et moi dans ce moment-là.

Caramba ! dit Albino, tout cela n’est pas de bon augure ; et comment expliquez-vous ces dernières particularités ?

— Je ne les explique pas, répondit gravement OEil-Double.

Nous continuâmes notre course ; les paroles de ce singulier vieillard nous avaient jetés dans d’assez sombres réflexions, que le paysage n’était pas de nature à dissiper. Rien n’est plus triste que ces plaines immenses, sans maisons, sans arbres, qu’on traverse entre le Saltillo et Monclova. Le vent, qui rasait le sol pierreux, ne nous apportait que les hurlemens des loups ou le vagissement plaintif des chacals. Le soleil vint heureusement rendre quelque gaieté à nos esprits troublés ; enfin, au bout de trois heures de marche, le grand air du matin nous avait fait presque oublier les mystérieuses et sinistres prédictions d’OEil-Double. Nous vîmes même, sans trop y songer, les premiers arbres qui indiquaient le voisinage d’une des sept norias que nous devions trouver sur notre route.

Cependant, à mesure que nous avancions vers la citerne, le songe du vieillard nous revenait involontairement en mémoire, et une sorte d’impatience qui n’était pas causée par la soif (nous avions des outres encore pleines) s’emparait de nous. Nous pressâmes le pas. Derrière les arbres, nous voyions s’élever les grandes bascules qui indiquaient l’emplacement de la première noria. Quant à OEil-Double, il ne témoignait ni impatience ni inquiétude, comme un homme certain qu’il apprendra bien assez tôt une fâcheuse nouvelle. Il nous laissa donc gagner les devans. Nos chevaux, que la soif poussait, n’avaient pas besoin d’être éperonnés pour doubler le pas, malgré leur fatigue. Nous arrivâmes aussitôt l’un que l’autre sur les bords de la citerne, et l’aspect de la noria nous arracha simultanément un cri de désappointement. Les seaux de cuir qui formaient le chapelet hydraulique et faisaient monter l’eau jusqu’au niveau des auges de bois destinées à la recevoir étaient desséchés. Au fond de la noria, une horse noire mêlée de sable avait remplacé la source limpide. Le rêve du vieillard commençait à se réaliser.

Ruperto, me dit alors le contrebandier, des hommes de cœur ne reculent jamais devant les plus sinistres présages ; mais en tout cas je vous recommande instamment mon fils, s’il arrive qu’il n’ait plus que vous pour père.

Je lui tiendrai lieu de père tant que je vivrai, répondis-je. Je ne doutais plus en ce moment que le triste songe d’OEil-Double ne dût s’accomplir. Le vieillard nous rejoignit à l’instant même. Sans daigner jeter un regard sur la noria, il mit pied à terre. — Des empreintes de chevaux se mêlaient à cent empreintes humaines sur les bords de la citerne ; il ne s’occupa que des premières qu’il examina attentivement, Ces traces étaient d’autant plus faciles à reconnaître que l’eau répandue à dessein hors du puits avait détrempé la terre tout alentour, et y avait formé une couche épaisse de houe qui n’avait pas tardé se durcir au soleil. Tout près de la noria un monticule sablonneux entamé par la pioche attestait que les déblais qu’on en avait arrachés avaient servi à étancher le peu d’eau que les seaux n’avaient pu répandre au dehors. Quand le vieillard eut à loisir considéré les empreintes laissées par les pieds du cheval, il tira de sa poche les petites branches qui lui avaient servi à les mesurer près de notre foyer quand l’officier s’y était présenté. La dimension des branches et celles des sabots du cheval s’accordaient rigoureusement.

— Elizondo ! Elizondo ! dit lentement OEil-Double en nous faisant remarquer les preuves irrécusables de la présence du traître. Nous ne pouvions nous refuser à l’évidence.

— Il était ici à cheval pour surveiller les travailleurs, continua le métis ; toutes ces empreintes sont les mêmes et sont les siennes. Voilà une noria desséchée jusqu’à la saison des pluies prochaines.

— Les voix de tous ceux qui auront soif dans le désert s’élèveront contre lui, dit Albino.

— La voix du sang criera plus haut encore, ajouta solennellement OEil-Double.

Nous reprîmes notre route ; mais il devint nécessaire, quand nous eûmes gagné Anelo, la seconde étape du Saltillo à Monclova, de laisser reposer nos chevaux fatigués d’une marche rapide. Nous étions obligés de perdre du temps pour les ménager dans l’intérêt même de ceux que nous voulions servir. Nous trouvâmes les habitans d’Arielo dans la consternation. La citerne desséchée était leur réservoir jusqu’à la saison prochaine ; les autres citernes dont ils buvaient l’eau étaient à la veille d’être épuisées, et cet accident devait bientôt rendre le séjour d’Anelo impossible. Nous eûmes toutes les peines du monde à y trouver de quoi désaltérer nos six chevaux.

Nous interrogeâmes un des habitans, qui nous répondit que ce crime, — c’en était un de toutes les façons, — avait dû être commis pendant la nuit, car on n’avait vu personne s’approcher de jour de la noria. — Cet événement a causé un grand trouble dans l’escorte qui accompagnait les voitures des généraux, ajouta l’homme qui nous donnait ces renseignemens. Toute la troupe s’est débandée, sourde à la voix des officiers, et les généraux ont dû attendre ici tout un jour que leurs hommes les y eussent rejoints. Heureusement que nous sommes tous ici dévoués à la sainte cause qu’ils ont soutenue. Pour eux, rien ne leur a manqué ; mais on frémit de penser à ce qui aurait pu arriver, s’il y avait eu près de là quelque détachement espagnol.

Ce raisonnement nous confirma dans l’idée que le coup monté par Elizondo ne devait s’accomplir que plus tard, quand les désertions causées par la soif auraient diminué le nombre de l’escorte jusqu’à le rendre égal à celui des hommes que commandait le colonel. Par quelle adresse fatale avait-il pu dérober sa marche à la connaissance des habilans d’Anelo ? Voilà ce que nous ne devinions pas. Toutefois le fait était constant, et, sans perdre le temps en commentaires, nous remontâmes à cheval au milieu de la nuit. En calculant bien notre marche, nous devions arriver à Bajan en même temps que le précieux convoi, c’est-à-dire, comme il avait sur nous cinq jours d’avance, le dixième jour de son départ et le cinquième du nôtre. Entre Anelo, que nous venions de quitter, et la Punta del Espinazo del Diablo (la Pointe de l’Épine du Dos du Diable), nous aperçûmes de loin une seconde noria, puis bientôt après les cadavres de deux chevaux que nous trouvâmes sur la route nous indiquèrent clairement que cette seconde citerne avait été desséchée comme la première. Aussi cette fois, l’impatience fiévreuse qui nous avait fait la veille prendre les devans sur le métis ne nous gagna-t-elle pas. Albino, non plus que moi, ne doutait du spectacle qui nous attendait. La noria, en effet était à sec, le fond vaseux et ensablé, les abords noyés, puis desséchés, les seaux de cuir tordus ou racornis. Comme à la première, OEil-Double descendit de cheval, examina les empreintes, les mesura et répéta de sa voix grave et solennelle : — Elizondo ! Elizondo !

— Si j’arrive à temps et que je le rencontre, je jure par NotreDame-de-Guadalupe que je lui plongerai mon poignard dans le cœur, dit Albino.

— Marchons, reprit OEil-Double.

Nous fîmes un temps de galop. À quelque distance de la deuxième citerne, des cadavres de chevaux en plus grand nombre témoignèrent des progrès de la soif. — Nous trouverons plus loin des mules mortes sans doute, dit le métis, car elles endurent mieux les privations que les chevaux ; ce sera le tour des hommes après elles.

Une nouvelle marche nous conduisit à l’entrée du défilé appelé la Punta del Espinazo del Diablo. Jamais nom ne me parut mieux appliqué. Les rocs, courbés comme les membrures d’un vaisseau, qui sortaient à fleur de terre sur le chemin ressemblaient en effet par leur forme arquée, leur blancheur et leur poli, aux côtes arrondies d’un squelette de dix lieues de longueur ; ces rocs calcinés, luisans, étouffaient toute végétation. Quelques mousses seules, d’un vert grisâtre, éteignaient un peu l’ardente réverbération du soleil dans certains endroits ; dans d’autres, au contraire, ses rayons lançaient des lueurs qui éblouissaient l’œil comme la chaleur étouffante qu’ils répercutaient desséchait le gosier. Des mules mortes, gisant pêle-mêle à côté des chevaux que les vautours déchiquetaient déjà, ajoutaient un spectacle plus lugubre encore à celui de ces plaines désolées sous l’haleine chaude du vent imprégné d’odeurs fétides.

Avant d’arriver au rancho de la Punta del Espinazo del Diablo, une troisième citerne s’offrit à nous, desséchée comme les deux autres. Aux bords de ce puits, OEil-Double répéta de nouveau, après avoir mesuré les empreintes : Elizondo ! Elizondo !

Après une journée plus fatigante que les deux précédentes, à cause des chemins pierreux qu’il nous avait fallu suivre, nous arrivâmes au rancho avant le coucher du soleil. Cette dernière journée faite sur les rochers de l’Espinazo del Diablo avait tellement usé les sabots de l’un de mes chevaux, qui n’était pas ferré, que je fus obligé de le laisser à la garde du propriétaire de la petite métairie. Le pauvre animal ne pouvait plus faire un pas : c’était lui qui nous avait retardés dans cette dernière étape. C’est ainsi, comme vous pourrez en juger tout à l’heure, que s’accomplissait fatalement notre destinée. Au rancho de la Punta, nous nous donnâmes pour trois marchands que les nécessités de leur commerce appelaient à Monclova, et nous ne fîmes aucune allusion aux citernes que nous avions trouvées toutes desséchées. Nous feignîmes aussi d’ignorer que les anciens chefs de l’insurrection mexicaine fussent en route pour la ville où nous nous rendions. La trame de perfidie qui entourait les généraux fugitifs nous paraissait si habilement ourdie, qu’il fallait redoubler de prudence.

Dans la journée qui suivit, et devait se terminer à l’endroit appelé la Salida del Espinazo del Diablo (la Sortie de l’Épine du Dos du Diable) le spectacle que nous offrit la route était le même. Les loups et les vautours, occupés à dévorer les cadavres des mules et des chevaux, plus nombreux encore que la veille, et qui fuyaient à notre approche ; la chaleur, les exhalaisons empoisonnées ; les rocs blancs et décharnés trouant à chaque pas une mince croûte de terre végétale telles étaient les scènes qui frappèrent nos yeux. Auprès de deux autres citernes ensablées comme les premières, OEil-Double releva les mêmes traces et fit les mêmes exclamations d’anathème contre Elizondo.

Vers trois heures, les pauvres habitans d’une misérable hutte purent, à prix d’or, nous vendre une ration d’eau suffisante pour nos cinq chevaux et pour renouveler l’eau de nos outres, après quoi nous fîmes halte en plein champ, pour dormir à la belle étoile au-delà de l’étape de la Salida del Espinazo que nous avions dépassée, tant nous avions hâte d’arriver en temps utile à Bajan. Vous remarquerez bien que sur sept norias que nous devions rencontrer sur notre route, nous en avions trouvé déjà, conformément aux prédictions d’Œil-Double, cinq complètement desséchées. À l’endroit où nous avions fait halte, le paysage avait changé d’aspect : c’étaient encore des plaines arides, mais qu’égayaient du moins quelques bouquets de bois de fer. Nous aurions bien poussé plus loin encore cette nuit-là ; mais le seul cheval qui me restait avait nécessairement plus souffert de la fatigue que les chevaux de mes deux compagnons, qui n’avaient fourni, sous le cavalier, qu’une demi-journée chacun. Nous fîmes, des débris d’un arbre de bois de fer mort, un feu autour duquel notre souper se composa de quelques morceaux de viande séchée au soleil et grillée sur les charbons. De grandes herbes, qui couvraient toute l’étendue de la plaine autour de nous, fournirent à nos chevaux une pâture, sinon substantielle, du moins abondante, et il fut convenu que le métis prendrait la première garde de nuit.

Albino s’endormit le premier. Quant à moi, l’œil fixé sur le vieillard assis près du feu dans sa posture favorite, les jambes croisées comme les Indiens, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, je le considérais avec attention. Ses longs cheveux tombaient en mèches éparses, ainsi que les mousses blanches qui flottent sur le sommet des cèdres centenaires. OEil-Double paraissait écouter comme des voix intelligibles les plaintes du vent dans les herbes sèches. J’éprouvais à l’aspect de ce vieillard, pour qui l’avenir semblait ne pas avoir de voile, une espèce de crainte superstitieuse. Au bout de quelque temps, OEil-Double releva la tête ; ses lèvres, vivement éclairées par le foyer, s’ouvraient silencieusement ; puis, à son tour, il me regarda. Je ne sais pourquoi je fermai les yeux.

— Vous ne dormez pas ? dit-il.

— Je ne puis dormir, répondis-je.

— Eh bien ! puisque nous sommes seuls un instant, écoutez-moi. Aussi bien vous êtes le seul qui pourrez exécuter mes dernières volontés ; Albino ne le pourrait pas.

— Pourquoi donc cela ?

— Vous aurez soin de son fils comme s’il était le vôtre, n’est-ce pas ? Il ne reverra plus son père. Je vous ai dit que j’avais vu Albino couché dans la plaine sans savoir s’il dormait ou s’il était mort ; mais le sang qui rougissait l’herbe autour de lui me prouve qu’il dormait du sommeil éternel.

Je subissais alors complètement l’ascendant d’OEil-Double, et je jetai sur mon camarade endormi un regard non moins douloureux que si, comme disait le métis, il eût dormi du sommeil qu’on n’interrompt jamais. Le vieillard reprit :

— Quant à moi, quant au sort qui m’attend, je ne conserve pas de doute à cet égard : je ne verrai pas vivant la septième citerne de Bajan ; mais je veux la voir après ma mort. Voici donc ce que vous ferez : vous ramasserez ma tête, que vous n’aurez pas de peine à trouver dans la plaine de Bajan, et vous la porterez à la citerne, au-dessus de laquelle vous l’attacherez sur un arbre, le visage tourné vers la noria. N’y manquez pas, car une dernière volonté est sacrée. Quant à vous, si vous échappez à la mort dans la Sierra-Madre, vous vivrez long-temps encore ; mais vous courrez là un terrible danger.

Après avoir ainsi parlé, le vieillard remit sa tête dans ses mains, et, comme auparavant, il parut écouter la voix du vent dans les herbes, et d’autres voix encore peut-être que son oreille seule entendait. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit ; j’aimais tendrement Albino ; c’était avec lui que j’étais devenu un homme, et je rêvais encore en sa compagnie une longue suite de jours : maintenant je le pleurais déjà comme mort. Enfin le moment de partir arriva. Mon cheval pouvait faire encore cette journée, la dernière avant de rejoindre le convoi fugitif, et nous nous mîmes en route ; mais notre ardeur semblait être bien refroidie. OEil-Double était silencieux, comme d’habitude ; les tristes pensées qui m’agitaient m’ôtaient toute envie d’échanger un seul mot avec Albino, et celui-ci, ne trouvant à qui parler, se taisait comme moi.

Nous trouvâmes la sixième citerne vide comme les cinq autres ; nous n’avions plus d’eau dans nos outres, et la soif nous tourmentait ; nos chevaux en souffraient encore plus que nous, car ils n’avaient pas bu depuis la veille dans l’après-midi ; le mien surtout ne pouvait presque plus marcher. Nous allions reprendre notre route néanmoins, quand le vieillard nous arrêta.

— Un instant, nous dit le métis, aussi droit sur sa selle qu’un cavalier de vingt ans. Capitaine Albino, poursuivit-il, nous venons de voir la dernière noria.

— Mais il y en a encore une, répondit Albino.

— Je dois vous dire, continua OEil-Double, que ni vous ni moi nous ne verrons la septième citerne de Bajan. Si donc vous voulez reculer, il en est temps encore.

Albino ne changea pas de visage.

— Arriverons-nous assez tôt pour sauver nos chefs ? demanda-t-il.

— Mon rêve ne me l’a pas dit, mais je l’espère, dit OEil-Double.

— Ce garçon, reprit le contrebandier en me désignant, doit-il nous survivre ?

— Oui.

— Eh bien ! avançons ! s’écria résolûment Albino ; notre vie doit n’être comptée pour rien, quand il s’agit de celle des quatre chefs, l’espoir du pays, que la trahison menace.

— Marchons donc ! dit le vieillard avec un visage plein de sérénité.

La marche ne se continua pas aussi rapidement que l’auraient voulu mes deux compagnons ; mon cheval fatigué ne se traînait plus qu’en haletant. À chaque instant, nous rencontrions des cadavres de chevaux et de mules. Bientôt nous commençâmes à gravir une côte assez escarpée. Quand nous fûmes arrivés au point culminant, une plaine immense se déroula devant nous. OEil-Double, qui marchait en tête, poussa un cri de joie, et Albino, qui le rejoignit, fit entendre, comme lui, une exclamation joyeuse.

— Ah ! graces soient rendues à Dieu ! s’écria le contrebandier avec enthousiasme ; ils sont encore sains et saufs, et nous les sauverons, quoi qu’il arrive !

C’était le 21 mars 1811, vers neuf heures du matin à peu près. Au-dessous de nous et au milieu des plaines d’Acacita de Bajan, une longue file de voitures ondulait au milieu des cactus et des acacias. Les canons suivaient à quelque distance, et le retentissement de leurs affûts arrivait jusqu’à nous. Les banderoles des cavaliers flottaient au vent, les hennissemens de leurs chevaux se mêlaient au bruit des roues de l’artillerie. Bien au-delà des premières voitures de la file, un corps de troupe, qui paraissait être l’avant-garde, était arrêté derrière une petite colline autour de laquelle tournait la route. Ces hommes faisaient sans doute une halte momentanée pour donner aux voitures le temps de les rejoindre.

— Voyez-vous i dit Albino à OEil-Double, ils doivent avoir quelques soupçons pour que leur avant-garde ne laisse pas même entre elle et les voitures la plus petite distance.

OEil-Double ne répondait rien. Son œil perçant examinait attentivement ce corps d’avant-garde.

— Les chevaux de ces cavaliers sont bien frais, dit-il, pour des animaux qui ont pu boire à peine sur la route ; voyez si ceux des deux détachemens qui viennent après eux hennissent et piaffent comme les leurs.

En-deçà de la colline et à une assez longue distance de la file des voitures qui étaient encore bien loin de l’éminence derrière laquelle était arrêté ce gros de cavaliers, six dragons marchaient au pas. Derrière ces six dragons, et à cent vares environ de distance, venait un autre groupe de cavaliers, une soixantaine environ, précédant presque immédiatement les voitures. Enfin, derrière les chariots de bagage, les voitures et l’artillerie venaient les autres hommes de l’escorte, les uns à cheval, les autres à pied. Les chevaux de tous les cavaliers tendaient le cou et n’avançaient qu’avec peine. Le contraste entre ces animaux et ceux que montait la troupe cachée par la colline n’avait pas échappé à l’œil du métis. Tout d’un coup, à l’aspect d’un officier qui se montra au milieu du corps de cavalerie en repos, OEil-Double tressaillit, et il s’écria d’une voix de tonnerre

— Trahison ! trahison ! c’est Elizondo !

C’était Elizondo en effet qui parlait à ses soldats ; mais la voix d’Oeil-Double n’arriva pas jusqu’à ceux qu’elle voulait avertir.

— Ruperto, dit précipitamment le vieillard, votre cheval n’est pas capable de nous suivre. La vie des chefs dépend du jarret de nos chevaux ; attendez-nous ici. Vite, vite, Albino, jetez-lui la longe de votre cheval de main.

Je pris les deux laisses. Albino et OEil-Double se précipitèrent le long de la côte comme deux rochers qui bondissent sur une pente rapide, en répétant de toutes leurs forces les mots : Trahison ! trahison ! Je les perdis bientôt de vue dans un des détours qu’il leur fallait faire pour gagner la plaine. Je restai seul fort empêché de mes deux chevaux en main, et le cœur si troublé, qu’un nuage semblait me cacher comme un voile ce qui se passait au-dessous de moi. Les prédictions sinistres du vieillard, l’angoisse que me faisait éprouver le danger que couraient les chefs mexicains, tout contribuait à me serrer affreusement le cœur.

En cet instant, les six dragons de l’escorte d’Hidalgo tournèrent la colline ; en apercevant ce gros de cavalerie, ils hésitèrent un instant, puis avancèrent. En un clin d’œil, ils furent entourés, désarmés et disséminés parmi leurs ennemis, sans avoir pu pousser un cri d’alarme. Les soixante cavaliers qui venaient après eux subirent le même sort, car, après avoir hésité comme les premiers, ils s’avancèrent rassurés par l’aspect du colonel Elizondo, connu pour un chaud partisan de l’insurrection. Les pauvres diables ne soupçonnaient pas la trahison. Le colonel paraissait avoir environ trois cents hommes ; il en prit deux cents, et s’avança vers les voitures. C’en était fait des quatre généraux. Elizondo s’arrêta le chapeau à la main devant l’une des voitures, qui fit halte. Un homme en descendit. À sa soutane, à ses longs cheveux blancs, je reconnus Hidalgo, qui tendait amicalement la main au traître. Dès ce moment, je n’aperçus plus que quelques scènes isolées de cet horrible drame. Les troupes d’Elizondo firent une décharge générale de leurs carabines. Des faisceaux de lances entourèrent les voitures. Les quatre chefs étaient prisonniers. Une sueur froide mouillait mon front, et l’angoisse déchirait mon cœur.

Quand le nuage de poudre se fut un peu dissipé, j’aperçus de nouveau Elizondo à la portière d’une autre voiture. On dirigea un coup de feu contre lui ; mais le traître ne tomba pas. Un cavalier déchargea à son tour son pistolet contre la voiture, d’où je ne tardai pas à voir sortir un homme qu’à sa figure, à ses cheveux blonds et à la fierté de son maintien je reconnus pour Allende. Il tenait un jeune homme inanimé entre ses bras. J’ai su depuis que cette noble victime était son fils ! Hidalgo, Allende, Abasolo et Aldama furent contraints de monter à cheval ; je les vis disparaître avec ceux qui avaient soif de leur sang ; les voitures continuèrent à marcher, les unes vides, les autres portant des prisonniers d’un grade inférieur. Tout était consommé.

Je descendis de cheval, j’allai m’asseoir sur le revers de la route, et je laissai couler mes larmes. J’étais ainsi plongé dans une mortelle tristesse, quand le bruit du galop d’un cheval me fit lever les yeux. Ce cheval amenait vers moi un cadavre décapité, celui d’OEil-Double, maintenu sur la selle à l’aide d’une longue et forte corde. Par une épouvantable raillerie, on avait attaché la tête du métis entre ses bras ! Ai-je besoin de vous dire que je remplis avec un soin scrupuleux la dernière volonté du vieillard ? Dois-je ajouter aussi que je trouvai dans la plaine le corps d’Albino qui dormait, comme l’avait dit le métis, du sommeil éternel ? Leur dévouement inutile leur avait coûté la vie, et, selon la prédiction d’OEil-Double, j’arrivai seul à la septième noria de Bajan. Celle-là n’était pas desséchée. Peut-être la tête du vieillard est-elle encore suspendue à l’arbre sur lequel je la déposai ?

Le capitaine cessa de parler. Le soleil se couchait derrière les arbres du petit jardin de M. L… Le bruit lointain du vent dans les hautes herbes de la plaine voisine formait comme un accompagnement mélancolique aux dernières paroles de don Ruperto. M. L… se leva tout à coup, rentra sans mot dire dans son habitation, puis revint au bout de quelques instans. Il tenait à la main un volume qu’il me tendit ouvert. C’était le Cuadro historico du sénateur Carlos-Maria Bustamante. Mes yeux tombèrent sur une page où je lus ces mots qui confirmaient le récit que nous venions d’entendre : « La vigilance perfide d’Elizondo suivait ceux qu’il avait désignés en holocauste à la défection. Arrivés à Bajan, après avoir traversé les sept norias qui se trouvent entre ce point et le Saltillo, ils les rencontrèrent toutes desséchées d’après les ordres du colonel. » Le sénateur Bustamante ajoutait qu’à l’exception, d’Abasolo, sauvé par l’héroïsme de sa femme, tous les autres chefs de l’insurrection furent passés par les armes. Quant au colonel Elizondo, il reçut le châtiment que méritait sa trahison. Odieux à ses compatriotes, méprisé des Espagnols, il mourut criblé de coups de couteau que lui porta un Espagnol même dans un accès de folie simulé. On dédaigna d’instruire cette cause. Ainsi finit le premier acte du grand drame qui devait s’appeler plus tard la révolution mexicaine.

Le lendemain matin, après avoir serré affectueusement la main de M. L…, nous reprîmes, don Ruperto et moi, la route de Tépic.


GABRIEL FERRY.

  1. Voyez la première partie dans la livraison du 15 octobre.