Scènes de la vie militaire - En commandant la troupe

Scènes de la vie militaire - En commandant la troupe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 5-38).
SCÉNES DE LA VIE MILITAIRE

EN COMMANDANT LA TROUPE

Aucun des lecteurs de cette Revue n’a oublié les romans et récits militaires signés du pseudonyme d’Art Roë par le lieutenant-colonel Patrice Mahon, qui devait tomber glorieusement à Wissembach au mois d’août 1914. Il avait débuté dans les lettres par un roman de vie militaire, Pingot et moi, où il mettait en scène l’officier dans ses rapports quotidiens avec ses hommes. Le récit que nous publions fait suite à ce roman célèbre. Écrit plusieurs années avant la guerre, il montre avec éclat comment nos officiers se préparaient, en y pensant toujours, à un conflit qu’ils jugeaient inévitable, et comment ils se posaient, au cours des manœuvres, les questions mêmes que nous voyons se présenter chaque jour sur le champ de bataille. Ce qui donne au récit une allure incomparable de fierté et de noblesse, c’est la conception que le jeune officier, — il était alors capitaine d’artillerie, — se faisait de l’armée, symbole de « la France qui ne change pas, » et du lien moral établi une fois pour toutes entre ceux qui, à l’heure décisive, sauront « mourir les uns pour les autres. » C’est pour tous ses camarades que parlait Patrice Mahon, lorsqu’il résumait l’œuvre commune dans ce mot magnifique : « servir de toute son âme. »


Cheverny, 20 juillet 1903.

Quatre heures du matin... Tandis que le capitaine de logement rassemble les fourriers a vingt mètres d’ici, sur une esplanade dont le centre est marqué par un puits, moi, sur la place de l’Eglise, je regarde ma petite colonne qui achève de se former. Un café, n’ayant pas fermé de la nuit, si l’on en juge par les bougies encore allumées qui finissent de se consumer à la clarté du jour, débite en hâte ses liquides ; on boit, on pose les verres vides, les gros sous tombent sur le comptoir. Les voitures à bagages, que j’emmène aussi, sont attelées, ou presque ; les chevaux de la dernière arrivent.

Nous marchons par quatre jusqu’au carrefour où l’autre moitié, celle qui vient à pied de Gour-Cheverny, doit nous rejoindre. Elle a eu, comme nous, l’ordre qui déterminait l’heure du passage à ce point initial et cependant elle manque au rendez-vous.

Le chef de musique, qui se trouve seul, m’explique qu’il a vu le rassemblement terminé, mais il n’a pu prendre sur lui que d’amener ses musiciens. Le reste est en panne, faute d’un mot dit, d’un geste fait : il n’y avait pas d’officier. On s’expliquera plus tard sur l’incident et l’on débrouillera les responsabilités. Mais voilà mon départ manqué ; voilà perdue une demi-heure au moins de cette fraîcheur matinale durant laquelle on marche allègrement et l’on couvre de bonnes longueurs de chemin.

Toute la suite de la marche se ressent de cet accroc, et d’autant plus que l’étape est longue et le temps mesuré juste. Il faut envoyer chercher ces clampins, il faut les attendre ; puis, dès sept heures, au soleil qui darde, il faut les pousser devant soi comme un chien mordant chasse un troupeau de moutons. Le docteur, derrière nous, est trop bon ; au moindre bobo, il les laisse s’arrêter pour que les batteries les ramassent et les chargent sur les coffres. « Ce ne sont pas des fantassins, » dit-il. Il parle d’un déchet inévitable, 10 pour 100 environ dans les premières marches. L’entraînement manque ; les pieds ne sont pas faits...

Dix heures. Nous traversons Pontlevoy. De l’eau qu’ils puisent au passage dans les seaux posés exprès sur les trottoirs, les ranime ; du vin, que les musiciens ont attrapé des mains d’une bonne vieille, puis d’un boucher réjoui, heureux de les voir boire, les réveille, ces liquides absorbés les ragaillardissent ; ils entonnent le Chant du Départ. L’air si beau, si large et si grave s’étend sur la troupe, et sur un decrescendo de notes basses, ils jettent l’apostrophe : « Tyrans, descendez au cercueil ! » Une mélodie claire, simple, française, qui monte droitement comme un chant d’oiseau, comme les autres bruits de la terre dans la pureté du ciel tourangeau. On songe à tant d’autres qui marchèrent à ce même air, qui y moururent, esclaves volontaires qu’enchaînait ce chant de liberté. Il les allège, il les ranime, il leur donne la force d’aller jusqu’à la forêt de Montrichard. Là, la dernière halte les étale sous la futaie ; les repose à la fraîcheur du bois. Ils ont des jambes ensuite pour la dernière lieue, et quand ils débouchent dans la vallée du Cher, le pays déployé devant eux, les arbres de la rivière, et surtout les coteaux chargés de vigne leur agréent, leur promettent une population riche, leur couvert mis, un favorable accueil.

— Qui donc disait qu’il n’y avait pas de vin à Montrichard ? demande une voix.

Le vin rouge de Cheverny, le vin blanc de Montrichard sont deux thèmes qui nous mènent jusqu’aux portes de la ville. On s’époussette, on se cravate, on se boutonne pour faire une entrée convenable. Les musiciens vont au chariot-fourragère chercher leurs instrumens. Dix minutes au moins leur sont nécessaires pour descendre la grosse caisse, les basses, les contrebasses ; ils reviennent cahin-caha sous l’œil paternel du chef qui les gourmande en distribuant les partitions.


Montrichard, 21 juillet.

A peine les ordres donnés, la troupe se fractionne et s’émiette ; elle va, par morceaux, derrière les fourriers, gagner les places assignées dans le cantonnement ; la fonction militaire, — la marche, — est achevée ; ce sont maintenant les fonctions domestiques qui s’accomplissent ; on panse et on abreuve les chevaux, on prépare la soupe, on apporte le fourrage ; le maréchal des logis de jour réunit les noms des chevaux malades ; le brigadier de jour, les noms des hommes. Dans tout cela, moi, je ne parais pas, je ne dois pas intervenir. C’est pourquoi je baye aux corneilles dans la rue de la petite ville française. Le vieux pignon d’une maison de bois, l’encadrement Renaissance d’une fenêtre à meneau, un joli visage, des yeux purs de jeune fille, les cheveux bouclés d’un enfant, m’occupent çà et là et, comme on fait un bouquet chemin faisant, je cueille çà et là ces impressions.

Sur la place ensoleillée, les tilleuls que dessèche l’ardeur de midi exhalent une odeur voluptueuse. C’est le charme indolent de la Touraine qui s’envole dans ce parfum. C’est l’encens de la terre, c’en est la grâce, la paix et la félicité.

On sort de l’église, on en descend par l’escalier oblique qui borne à gauche l’enceinte du château, à droite une haute maison. Au fond, l’escalier ferme le décor, et c’est un tableau charmant que le défilé de ces Tourangelles en costume d’été. La scène est ancienne, la vie qui y circule est jeune. De l’une ni de l’autre les yeux charmés ne peuvent se détacher.

Time is money, dit-on en industrie ; mais cet aphorisme est faux en style militaire. Pour nous, soldats, le temps est sans valeur ; nous devons le dépenser sans compter. Il me faut une demi-heure pour remonter le long de la rue de Blois, jusqu’aux écuries de la première demi-batterie. On me rend compte là d’un accident arrivé au cheval aubère ; et comme la faute en est au harnachement, le bourrelier, assis sur un tas de fagots, coud déjà sur la bricole un morceau de peau de mouton. Un quart d’heure ensuite pour pousser jusqu’aux cuisines de l’autre section. Là, le cuisinier, très dévoué, mais, quoi que je puisse dire, noir de visage et graisseux d’habits, m’expose son menu et me fait approuver sa soupe à l’oseille, son rôti et ses haricots. Le vin n’est pas cher ; l’hôtesse, une bonne âme, donne la salade et les ingrédiens.

Le brigadier d’ordinaire lui a raconté l’histoire de la soupe au caillou :

Il y avait une fois un pauvre soldat qui n’avait pas d’argent pour sa provende et rien qu’une marmite avec de l’eau. Il mit dans cette eau un gros caillou et dit à l’hôtesse :

— Je vais donc manger de la soupe au caillou.

Il dit de même aux voisins de l’hôtesse ; on sut dans tout le village que le soldat allait manger de la soupe au caillou.

— Moi, je lui donnerai bien un peu de beurre, dit l’hôtesse.

— Moi, je te donnerai deux oignons, dit le voisin.

— Et moi, une tête de chou, dit un troisième.

Le charron donna un morceau de lard, le buraliste une petite saucisse, le cordonnier des abatis de poulet. Le soldat mis le tout sur le feu. Un brave homme lui apporta sa soupe :

— Merci, dit le soldat, la mienne est meilleure. Il retira le caillou qu’il jeta sur la route et se mit à manger.

……………………

Il est quatre heures, les résultats des visites sont connus quanti je repasse place de l’Hôtel-de-Ville. Les ordres pour la marche de demain arrivent, je dicte les miens et quelques papiers à signer, un rapport à faire sur la mort de la jument « Vagabonde » achèvent de remplir mon conciliabule avec le maréchal des logis chef.

Déployons maintenant les cartes, traçons au crayon rouge l’itinéraire du Nord-Est au Sud-Ouest, nous passons de la feuille de Blois à la feuille de Loches. On dirait d’une aiguillée de fil cousant ensemble tous ces feuillets. On songe qu’en effet l’armée assemble entre elles et réunit ces parties du tout. Elle est le fil d’Ariane, grâce auquel la France se retrouve elle-même dans le labyrinthe national. Oui, nous la cousons, nous la rapiéçons la France, et d’autres coupent les fils à mesure que nous tirons l’aiguille.


Saint-Flovier, 6 août.

Une marche assez maussade, assez mal partie, difficile ensuite à activer et à égayer. Il est vrai que la colonne à cheval ne nous rattrapera pas de bonne heure, retardée qu’elle est par le pont suspendu. Il manquait des hommes au rassemblement ; les retardataires arrivaient à la dérobée, rasant les murs de la petite ville. La Creuse miroitait paisiblement au petit jour, on l’aurait crue plus lumineuse que le ciel, quand nous la passâmes. Deux écharpes de brouillard traînaient sur elle ; le soleil se levait derrière les arbres debout çà et là sur la crête du plateau.

Deux heures d’une allure triste, ensommeillée. Puis la chaleur croissante nous ranime enfin, et, comme des alouettes tirelirent, les soldats se mirent à chanter. Dès lors, moi, le chef, je n’eus plus qu’à les suivre et, botte à botte avec le docteur, à philosopher.

Nous avions parlé d’abord des belles chênaies du Berry ; du gui qui pousse sur les chênes plus rarement que sur les autres arbres ; du culte druidique ; de la cause inconnue pour laquelle ce gui plus rare était seul considéré comme sacré. De là, nous remontâmes à parler de la psychologie des primitifs. D’où vinrent, aux hommes de la préhistoire, les idées élémentaires d’armes, d’abris, de vêtemens, de tout ? Par quelle expérience millénaire la race s’éleva-t-elle jusqu’à cette conception ? Les sauvages sont le grand document à consulter sur ce problème. Mais que de variétés dans les mœurs sauvages ! Comment faire la synthèse de la mentalité sauvage, jusqu’à créer le type du primitif ? Puis, quel abîme entre les prétendus sauvages qui ne sont que des civilisés en retard, et l’anthropoïde grossi en qui se composaient des idées obscures, au hasard de sa lutte contre les êtres et contre les élémens !

Cependant, la troupe qui repart après un repos traverse alertement, monte d’une seule haleine les rues de Preuilly-sur-Blaise. La traversée des lieux habités agit sur elle à la manière d’un coup de fouet : c’est connu. Je ne sais si cette excitation passagère provient d’un désir de paraître, ou si c’est l’effet réflexe produit par la vue des choses et des gens. Mais, arrivés sur le long plateau qui s’étend vers Charnizay, une variation d’allure se produit en sens inverse. Conséquence fatale, dit le docteur, de ce que la route est rectiligne et qu’on n’aperçoit pas de village à proximité.

Il faut alors sévir contre quelques traînards, faire la grosse voix, menacer de punition, envoyer au serre-file une consigne sévère. Les Parisiens sont de médiocres marcheurs, mais par les lazzis qu’ils font ils aident les autres à marcher. Le docteur et moi, nous sommes bien d’accord pour défendre l’accès de la voiture médicale impitoyablement. Quelques-uns cependant, qui font les clampins, ne demandent pas d’autre faveur que de marcher leur propre pas. Ils rejoignent ponctuellement aux haltes, avec un retard régulier, leur retard personnel.

— Dis donc, François, dit l’un d’eux. L’as-tu vu, le jet de vapeur sur la rivière ?

François, moins attentif aux paysages, répond à peine. Il mange et boit. Les deux camarades s’asseyent côte à côte au revers du fossé, et se désaltèrent l’un après l’autre au goulot du même bidon.


Ce souple organisme, la troupe, s’applique immédiatement à la configuration des lieux. Les fonctions communes prennent pour centres les points de réunion placés au cœur de la localité : la mairie, le champ de foire, la salle de la justice de paix ; là, siège le médecin, le vétérinaire, l’adjudant d’état-major. Hommes et chevaux, groupés pour le repos comme ils le sont pour la marche, occupent les différens secteurs ; un même secteur se fractionne selon les élémens constitutifs de la troupe : la section, la pièce. Il y a la question des cuisines et celle des abreuvoirs. Quand les fourriers ont résolu tous ces problèmes, fixé tous ces points, la place est prête pour nous, et nous pouvons entrer.

Le hasard et leur industrie nous ont servis à souhait aujourd’hui, et c’est vraiment un cantonnement idéal que celui où je fais mon tour quotidien, à cinq heures après midi. La capitale question de l’eau se trouve toute résolue par l’abondance des puits et la commodité des auges ; les chevaux, bien abreuvés, en sont à la botte du soir. Sous des hangars spacieux, qui les couvrent de soleil, mais où l’air circule de toutes parts, dans la litière jusqu’au ventre, ils ont des mines de bêtes heureuses ; et leurs conducteurs, heureux de ce bonheur, les regardent avec satisfaction. On a suspendu le harnachement à des tas de fagots, formé des panoplies d’armes et de trompettes, des guirlandes de gourmettes. La cuisine, toute proche, exhale une odeur d’oignon. Avec de la vaisselle officieusement prêtée par l’hôtesse, on a pu mettre un couvert. Rien ne manque, pas même une mare pour pêcher des grenouilles ; mais l’intérêt principal, le pittoresque vrai du tableau est dans le gourbi sous lequel ils ont abrité les selles, les paquetages, tout ce qui craint les risques de pluie. ;

C’est une fabrique rustique, au toit d’ajoncs, posée sur des pieux grossièrement équarris, à la fois grenier, cellier, fruitier, resserre d’outils et de semences. Il y a des établis, des billots, des étaux, des scies, des maillets, des cages à poules, des claies à fromages, des chaînes d’oignons, des pommes de terre, des noyaux de pêche, des bouteilles, que sais-je encore ? Le lieu est obscur et frais ; la verdure qui le tapisse glisse au dedans quelques pousses de lierre et des tortils de liseron ; je lui trouve je ne sais quoi de sincère, de bucolique et de charmant.

Le garde d’écurie, abrité là-dessous, y mange sa gamelle. Malade ces jours-ci, il a repris des couleurs ; sa toilette est faite, et l’on ne peut qu’admirer l’élégance, la douceur de physionomie, la distinction aristocratique des traits de cet ouvrier de Paris, prédestiné par la nature à quelque besogne intellectuelle. Il n’a d’autre ambition cependant que d’être bon soldat pendant deux années et bon ferblantier après.


Villeloin-Coulangé, 10 août.

Tout est en commun de ce que les soldats possèdent, et les droits de tous à la chose possédée sont égaux. Quiconque gâte ou dilapide sa part de la fortune collective appauvrit les autres ; quiconque mange plus que sa portion de l’ordinaire, ou déchire ou salit ses vêtemens, diminue la ration de ses camarades, amoindrit les ressources grâce auxquelles on peut les vêtir. Ainsi chacun d’eux trouve dans les droits des autres la limitation de ses propres droits ; il la trouve expérimentalement, au cours de l’expérience quotidienne à laquelle préside le commandement des officiers et leur administration.

Là est le sens de cette fonction administrative que certains officiers trouvent fastidieuse et qui ne peut paraître telle que si on en méconnaît le sens. Le premier soin d’un capitaine qui reçoit une recrue est de lui donner une gamelle et une cuillère. Il remplace un pantalon ou bien il y fait mettre une pièce selon que le mérite le détenteur du pantalon. Il enseigne la solidarité et la mutualité à propos d’une chemise perdue ou d’une semelle percée. Et il fait ainsi de la vie économique et domestique de la troupe, justement réglée et conduite, la base de la vie militaire dont il est le mentor et l’instituteur.

Ce n’est là cependant qu’une base, et il s’agit d’édifier au-dessus de ce soubassement. Les travaux du service intérieur sont alors la première assise. La propreté des locaux, les soins aux chevaux, aux harnachemens, au matériel, aux effets, aux armes, les corvées pour la perception du fourrage et des denrées, et surtout le service de l’ordinaire, c’est-à-dire la préparation, la cuisson et la présentation des alimens, forment les principaux articles de ce programme. Il faut y ajouter les soins corporels que beaucoup de soldats ne comprennent pas d’abord comme utiles à eux-mêmes, et dont ils ne s’acquittent que par obéissance, comme de n’importe quel service commandé ; ces pratiques de salubrité et d’hygiène ne sont donc jusque là qu’une part de cet entretien économique et de cette gestion sage, par laquelle on ménage les deniers de l’Etat ; la part principale, puisqu’elle a pour objet la conservation de la troupe elle-même, c’est-à-dire du premier et du plus précieux des capitaux engagés.

Cette fois, il s’agit d’autre chose que de mutualité économique : on en est à la mutualité morale. Les soldats font plus que partager leur avoir et que cohabiter ; ils font plus que s’aligner les uns sur les autres. Ils prennent aussi appui entre eux, ils s’aident à vivre et à travailler. Chacun à son tour balaye la chambre et apporte les plats au réfectoire ; chacun à son tour monte la garde d’écurie, les sabots aux pieds et le fouet en sautoir ; chacun monte la garde de police, le sac au dos et la jugulaire sous le menton. La loi d’égalité règle la distribution des rôles. On suit l’ordre d’ancienneté, pour les sous-officiers et les brigadiers ; pour les hommes, on suit l’ordre des matricules qui détermine conventionnellement l’ancienneté.

Ce remplacement perpétuel des uns par les autres, ce respect qu’on a des « tours » leur donne bien le sentiment qu’on observe vis-à-vis d’eux la justice et qu’on les traite selon le principe d’égalité. Mais ce ne sont là que des besognes d’ordre intérieur, c’est du commandement à l’état « statique » pour ainsi dire, sans impulsion ni mouvement. Le dernier degré, celui qui mène à l’action militaire, à la dynamique du métier, consiste dans l’instruction professionnelle. L’officier forme donc, — comme l’instituteur forme des écoliers, — des fantassins, des cavaliers, des canonniers, et non seulement il les rompt à la pratique des besognes individuelles, mais il les exerce et les combine ensemble, il les assemble et les superpose, il les multiplie les uns par les autres. Le résultat de cet enseignement est la discipline expérimentale, la discipline moderne d’élèves instruits, discipulus, dans leur métier de guerre ; il est l’achèvement de l’œuvre à trois étages, qui est l’un économique, l’autre domestique, et le dernier seul militaire, à proprement parler.

Or, l’éducation militaire est le but essentiel dont rien ne doit détourner l’attention des officiers. Ce qu’il faut qu’ils obtiennent, c’est une troupe prête à tous les actes de la guerre, et, par-dessus tout, aux besognes critiques et sanglantes du champ de bataille. Dans quelle mesure cet idéal est-il réalisé ? La guerre seule pourrait le dire. Un grand pas est fait cependant, un grand bien est assuré quand la camaraderie militaire est réalisée, quand les soldats se secourent, s’entr’aident, devinent les besoins ou la peine les uns des autres. On a, en effet, dans cet altruisme du temps de paix, comme le germe ou la racine du dévouement qu’ils pourront déployer sur le champ de bataille. C’est pourquoi je me réjouis d’avoir vu aujourd’hui Gimbert parcourir le cantonnement pour retrouver un sac égaré, celui du cuisinier, et faire ensuite quatre kilomètres au soleil en rapportant ce sac sur son dos.


Brassieux, 12 août.

Le parc est évacué, les lieutenans installent leurs sections. C’est pour le capitaine un instant de répit. J’en profite pour parcourir les journaux que le vaguemestre vient de me remettre. Assis sur une borne, à l’ombre d’un tilleul, je lis une dissertation sur la flotte anglaise et sur la flotte allemande, des commentaires sur la rencontre des deux empereurs à Swinemunde et sur la revue du home fleet passée par le roi d’Angleterre.

L’auteur s’inspire d’un article publié à la National Review par M. Wilson et s’exerce sur le thème de la comparaison des forces navales allemandes avec la Channel fleet anglaise. Le succès des premières, au cas d’une attaque brusquée contre la seconde, lui paraît possible. L’Allemagne serait libre ensuite de débarquer en Angleterre une armée d’un effectif imposant.

C’est toujours l’utopie du débarquement en Angleterre. C’est le vieux projet de la royauté française, de la Révolution, de Napoléon. Tous ces pouvoirs s’efforçaient en vain d’arracher à la Channel fleet d’alors le commandement des eaux du canal. S’ils n’y réussissaient pas, une marine européenne d’aujourd’hui y réussirait moins encore, car la Channel fleet n’est pas toute la marine anglaise ; même battue, elle ne perdrait pas le commandement de la mer ; même débarquée, une armée d’invasion ne tiendrait pas la victoire, menacée qu’elle serait sur ses derrières par un retour offensif des escadres anglaises rappelées de toutes les mers à la défense de la mer métropolitaine.

Tout se ramène en définitive à arracher à l’Angleterre le commandement général qu’elle exerce sur les « vagues. » Je réfléchis une fois de plus à ce Sea power ; mais un de mes soldats m’interrompt pour me présenter son soulier. Il ne sait plus comment marcher : la semelle est complètement séparée de l’empeigne. L’accident s’est produit tout à coup au choc d’une grosse pierre.

— Nous verrons, lui dis-je, si l’ouvrier bottier peut le raccommoder. Plus que deux étapes ; rentrés à Orléans, nous sommes à portée de nos ressources : nous pouvons nous recompléter.

Il s’en va content. Et moi plus content encore de la confiance et du sans-façon avec lequel il m’aborde et m’interrompt.

Au surplus, c’est le problème essentiel qu’il me pose en me présentant sa paire de souliers. Il me rappelle que les armées et les flottes se composent de gens instruits à vivre les uns pour les autres et, par là, préparés à mourir les uns pour les autres. La puissance de l’armement n’est pas tout. Ce qui importe, c’est le lien moral existant entre l’officier et le soldat ; ce lien se consolide quand l’un a souci de l’autre ; il prend ici pour symbole le fil que l’ouvrier bottier coudra tantôt par mon ordre entre cette semelle et cette empeigne...


13 août.

Je lis ceci : « Il n’y a pas de libre arbitre, mais nos actes résultent de la transformation dans notre organisme des mouvemens du monde extérieur. Pas de responsabilité : elle disparait dans la morbidité de laquelle procèdent seuls les crimes. La peine est une conception mystique, contraire à tout esprit scientifique ; la société, marâtre qui tolère ou favorise la genèse du crime, n’a pas le droit de punir ; le crime seul est sa victime ; il a le droit de se révolter contre elle. La peine de mort ne doit être appliquée qu’aux délinquans incurables dont la vie n’est qu’une source de malheur pour eux et les autres ; mais ce n’est pas alors la décapitation que l’on doit employer : c’est l’euthanasie... »

Sur certains points, je serais presque d’accord avec cet auteur, sauf que je ne sais ce que c’est que l’euthanasie, et que, n’ayant pas de dictionnaire sous la main, je dois me résigner à ignorer quelque temps encore sa manière de faire mourir les « délinquans incurables. » Passons, d’ailleurs, sur ce moyen exceptionnel. Ce que je ne lui accorde pas volontiers, ce sont ses moyens curatifs ordinaires. Il les borne à l’internement dans certaines maisons de santé, les unes asiles de fous et les autres asiles de dégénérés dangereux. La graduation de la pénalité se résume pour lui à des nuances de régime, — plus d’azote chez l’un et plus de carbone chez l’autre, — ou à la pression de la douche : dix kilogrammes pour le simple fou, vingt kilogrammes pour le dégénéré dangereux.

Il s’imagine, le bon jeune homme, déraciner le crime par ces procédés-là et il oublie que la criminalité augmente en France dans des proportions effrayantes depuis que ces théories débonnaires sont à l’ordre du jour.

Que ne sort-il de ses livres et de son laboratoire ? Que ne voit-il autour de lui la vie telle qu’elle est, et ce qu’a inventé avant lui, pour « l’hygiène sociale, » la sagesse collective des générations qui nous ont précédés ? Il reconnaîtrait alors l’armée dans la grande maison de santé où se font les redressemens moraux, où le jeune homme de vingt ans participe à une vie purement collective, solidaire, hygiénique et désintéressée ; il s’y met aux mains de praticiens qui ignorent les formules de nos modernes Diafoirus, mais qui savent quand même leur affaire, notre affaire, pour l’avoir apprise expérimentalement. Ces empiriques-là, moins timorés que le psychologue, ne craignent pas de faire de l’orthopédie, et pour redresser un homme, de le punir autant qu’il l’a mérité.

Au risque de retomber dans le vomissement du moi « autonome » qui n’existe plus de par la Faculté, ou dans l’enfantine illusion du « libre arbitre, » ils font de la répression systématique. Ils envoient à la salle de police sinon le « moi » autonome d’un soldat coupable, du moins la « colonie de neurones consciens » qui lui sert de personnalité.


Orléans, 25 août.

Je l’avais connu au ministère comme un excellent officier d’état-major, et je me souviens qu’une fois, au retour d’une marche militaire, nous jouâmes au bridge ensemble, de Bar-le-Duc jusqu’à Paris. Les hasards de la vie nous séparèrent ensuite ; ils nous rapprochent aujourd’hui en le ramenant avec son régiment au camp de Cercottes, faisant de moi son acolyte à cette manœuvre de garnison. Il adresse son ordre, non pas personnellement à moi, mais au « commandant de l’artillerie du parti Est. »

Rendez-vous à huit cents mètres à l’Ouest du moulin de Gidy ; j’y devrai être de ma personne à cinq heures du matin ; mes batteries n’arriveront qu’à cinq heures et demie. À cheval donc à trois heures et demie ; c’est l’heure fraîche de la nuit finissante et du premier matin. Des odeurs de feuillages, de fruits mûrs, le long des vergers, embaument l’air ; les sens ne perçoivent rien que de doux, rien que de pur, et c’est divin de sentir grandir en soi la vie et la force à mesure que le jour grandit dans le ciel. Les faubourgs traversés, dépassés, me voilà dans les vignes ; puis ce sont des champs moissonnés, un pré où la faux a tracé ses chemins que bornent des traînées de foin. Je marche à travers les chaumes droit au point du rendez-vous. Un cavalier, venu de l’Est, gagne aussi vers le même but ; les jambes de son cheval disparaissent derrière une levée de terre ; lui-même s’enfonce dans le sol ; il devient cul-de-jatte, puis ressort. Nous approchons, nous convergeons. Cinq heures sonnent au clocher. Nous arrêtons, nous nous saluons. C’est lui, c’est le commandant...

Des nuages en kyrielles s’en vont parallèlement dans le ciel, et l’on dirait ces traînées de foin qui bordent la route du faucheur à travers ce pré...

J’examine les cas de conscience que me soumet le commandant et je les résous de mon mieux. De concert avec le capitaine qui commande l’avant-ligne, je porte quatre canons à hauteur de la ferme qui lui sert de point d’appui : ainsi le veulent et la situation générale, qui prescrit une attitude de défensive active, et la décision du chef de parti, qui est de provoquer l’adversaire et de l’attirer sur le terrain choisi.


Nous attendons longuement et nous ne voyons rien venir. Les éclaireurs à moi, poussés vers l’avant, ne m’envoient aucune nouvelle. Le premier renseignement vient de l’arrière, du chef de parti : tout le détachement ennemi a été vu il y a une demi-heure, rassemblé dans la clairière de la Martinière. Je serais d’avis de l’attaquer ; mais le capitaine de l’avant-ligne, en allumant sa cigarette, dit qu’il préfère attendre, Un autre renseignement fait connaître la présence de patrouilles dans les bois, sur notre gauche ; je détache de ce côté deux canons, qui surveilleront la clairière du Chêne-Vert, vais les poster et reviens. Un réseau de surveillance, — cinq gradés à cheval, — est tendu en avant d’eux, et j’ai une bonne communication avec eux par vélocipédiste.

Le premier coup de feu, juste devant nous, là d’où nous désirions l’entendre venir ; puis d’autres, à droite, dans les vignes ; un crépitement discontinu, qui se diligente davantage d’instant en instant. Un officier, monté sur une meule, a cru voir une avant-garde sortir des ormes. Ce renseignement se confirme : il y a deux compagnies ; elles s’avancent, elles forcent pour déboucher. C’est fait : ils sont amorcés.

La situation se dessine : c’est pour moi l’instant de juger et d’ordonner, le moment de volonté. J’envoie au fond du terrain, là-bas, à la lisière du bois, la batterie restée jusqu’à présent inactive ; elle verra de là tout le champ du combat et participera à toutes les phases sans plus avoir à se déplacer. Mes deux canons du petit bois ont brûlé quelques charges contre la poussière de troupe qui se présentait à eux. C’était toujours pour provoquer ; maintenant que c’est fait, je les replie, et rappelle aussi la section du Chêne-Vert qui ralliera à travers bois.

Un problème se pose : faut-il ramener ceux-là aussi au bout du champ clos ou bien occuper une position intermédiaire ? Je vois le pour et le contre, examine brièvement, mesure l’emplacement possible, la protection donnée par le terrain, la possibilité d’y tenir, la faculté de retraite à couvert et me décide finalement pour la position intermédiaire.

Nous canonnons de nouveau, moi l’infanterie ; l’autre, plus loin, plus couvert, devine qu’il a l’artillerie à combattre et fait sans ordre ce qu’il doit faire.

Troisième phase : je me replie sur lui, je dérobe ce mouvement en faisant rouler les canons à bras vers l’arrière, jusqu’au fond du terrain.

Là, secrètement, on les remet sur leurs avant-trains, et nous nous évadons le long d’une lisière de bois, sans avoir été aperçus, je crois. Les coups de canon de l’adversaire ne redoublent pas, ne saluent pas notre passage. Nous remontons vers le fond du tableau, nous occupons une position nouvelle et recommençons à surveiller le terrain.

De là, nous pouvons agir contre l’adversaire, au moment où il aborde le point d’appui principal ; nous le pulvérisons, nous l’anéantissons.

A la critique, on blâme ma position intermédiaire. Mais peu m’importe, car ils jugent d’après des choses que je ne savais pas et non d’après celles que je savais.


Barville, 29 août.

Ces premières manœuvres ne sont encore que des élémens de manœuvre. Brigade contre brigade, — soi-disant, — et, en fait, à cause de la petitesse des effectifs engagés selon la lettre des conventions faites, régiment contre régiment.

Le début de celle-ci est pareil à celui de tant d’autres. Passage par un point initial vers lequel convergent de toutes les parties du cantonnement les compagnies et les batteries ; chacune de ces unités a calculé son départ, elle passe au point à l’heure dite et la colonne se trouve formée, sans arrêt et sans retard. Marche en colonne pour gagner le terrain de la manœuvre : ce terrain est choisi d’après les circonstances topographiques qui peuvent ajouter à l’intérêt de l’opération. Il arrive aujourd’hui que ces circonstances sont tout à l’avantage du parti adverse. Il occupe à l’Est du ruisseau de la Rimarde une position qu’en littérature on pourrait dire « inexpugnable, » mais le style militaire n’aime pas les adjectifs et je me garderai bien de la qualifier ainsi. J’accompagne : et de même qu’en musique le rôle d’accompagnateur est un rôle sacrifié, de même en artillerie la mission que je vais remplir est de celles qui passent pour ingrates et sans agrément. Le fait est que je me trouve à une de ces chiennes de positions comme on n’en voit qu’en Beauce ; avec ses 122 mètres de relief, elle occupe sur la carte d’état-major un grand blanc impressionnant ; elle domine une plaine découverte dont les points les plus haut cotés ne dépassent pas 104 mètres, au Péage, 113 à Anorville, 118 au Moulin de la Montagne. Cette différence d’altitude assure au défenseur des vues sur tous nos mouvemens, elle entrave notre marche, qui ne pourra se faire que par circuits, détours, et qu’encore au prix de beaucoup de fatigue et de beaucoup de temps, on ne peut se flatter de défiler entièrement.

Il va sans dire que l’autre a de l’artillerie à la cote 122, que cette artillerie placée en contre-bas derrière la crête, échappe entièrement à nos vues et par suite à nos coups ; que placée là aux aguets, avant que nous n’ayons débouché dans la zone dangereuse, elle a su exploiter l’avantage de cette priorité dans le temps ; elle a étudié son champ de tir, fouillé à la lunette, décomposé, craticulé ; des croquis perspectifs, sorte de schémas, qui donnent le tracé des crêtes et graduent ce tracé ; l’amplitude des déplacemens faits par l’œil dans son tour d’horizon prépare le transport de son tir : elle est prête enfin à exploiter contre nous tous les avantages inhérens à la forteresse naturelle qu’elle occupe au sommet du terrain.

Mon rôle ardu sera d’accompagner le régiment qui marche à l’attaque de ce fort et qui cherche ses défilemens à droite par le Péage et le Haut-des-Eaux.

Pas de défilement, et pourtant il faut avancer. Avancer à découvert, c’est se faire immédiatement paralyser, détruire. Comment sortir de ce dilemme ? Je reconnais le terrain avoisinant Anorviîle, tandis que ma batterie reste derrière les maisons en situation d’attente, c’est-à-dire arrêtée sur roues, les canons sur les avant-trains : notre vocabulaire militaire prête au terme ce sens invariable et cette invariabilité est nécessaire pour qu’au mot employé dans un ordre réponde toujours, de la part de celui qui obéit, la même invariable action.

D’ici, la position ennemie apparaît au loin comme une longue courtine que jalonnent çà et là quelques arbres et derrière laquelle se lèvent les toits de quelques maisons. Elle est nette, continue ; tout s’y passe en arrière de la crête et sans doute dans un contre-bas prononcé. Le terrain me couvre quelque peu et davantage encore la distance, car nous sommes à ces grandes portées où l’observation du tir devient difficile ; conséquemment le réglage ; et enfin l’efficacité. Je me risque donc à m’installer là ; le silence qui règne en ce moment témoigne que l’autre n’a pas aperçu mon approche et qu’il ne peut saisir, pour me foudroyer, l’instant où je sépare mes avant-trains...

Je le provoque par mon feu ; et des grondemens me répondent au loin.

Je supposai d’abord que ce pouvait être un écho ; mais non : mon tir se prolonge, coupé par des intervalles de parfait silence. Il y avait donc eu riposte tout à l’heure et non pas illusion d’acoustique. Le duel d’artillerie est engagé. A si grande distance, en tâtonnant sans nous voir, nous ne saurions nous faire beaucoup de mal. Une ondée qui commence à brouiller l’atmosphère ajoute à la difficulté du tir et rend tout à fait illusoires les effets destructeurs. Nous le sentons tous deux, et, par une sorte de consentement mutuel, nous suspendons simultanément le feu.

L’idée me vient alors de profiter du rideau de pluie pour dérober à l’autre l’opération critique du franchissement de la crête. Il est temps pour moi de me résoudre à ce pas en avant. Homme par homme, l’infanterie s’est glissée au bas de la pente, il me faut l’y rejoindre, si périlleux que soit pour moi le passage sur ce terrain dominé et battu. Amenez donc les avant-trains, mes canonniers, et bravement déployés en bataille, à la grâce de Dieu, franchissons cette barre en deçà de laquelle c’est la côte hospitalière, le havre protecteur, et plus loin, c’est la haute mer...

La voici, mer de chaumes, vagues vertes qui sont des sillons, luzernes écumeuses au ras desquelles les hirondelles se bercent comme les mouettes font sur les flots. Leur vol inquiet agile autour de nous la menace d’un orage et le voici qui se déchaîne en effet. Boum, boum, boum ! Nous sommes vus ; nous manœuvrons au trot sous la grêle de mitraille, nous doublons l’allure, car seule la vitesse de nos chevaux peut nous sauver.

La zone dangereuse est profonde de près d’un kilomètre. C’est un déplacement de cinq minutes environ. Longues, dangereuses et mortelles, pour peu que l’autre sache son métier d’artilleur. Et cependant, puisqu’il n’y a pas d’obus dans nos canons, nous gagnons sains et saufs l’abri que nous offre une levée de terre. Là, derrière le bouclier, nous reprenons haleine, et, pied à terre, donnons un peu de repos à nos chevaux.


La Brulat, 30 août.

Rien ici, dans ce cantonnement infiniment pauvre, que les biens élémentaires : l’eau, l’air, pour se rafraîchir et se reposer ; les œufs, le lait pour se nourrir. J’ai eu soin, — comme font d’autres, quand ils consignent à la troupe l’entrée d’un café, — de dire : « L’ombre de la meule est réservée aux officiers. » Là, nous mangeons la bonne omelette, le beurre frais ; nous dégustons le café venu de la popote des sous-officiers.

L’ombre qui tourne nous oblige à transporter notre alignement de l’autre côté de la meule ; sur de bons canapés de paille, les yeux tout pleins du bleu du ciel, puis, bientôt, des ombres du sommeil, nous causons d’abord, nous nous reposons après. Notre conscience est pure, et, si pauvres que nous soyons, nous avons fait des heureux. Le garde-parc vide nos fonds de bouteilles, les poules picorent les miettes de notre pain.

La vie de la troupe circule autour de nous. Ce sont deux brigadiers d’ordinaire qui passent rapportant un sac de pommes de terre, le vaguemestre sur sa bicyclette, et c’est bon de s’endormir ainsi, dans une sécurité charmante, faite de leur confiance et de leur dévouement.


La Selle-sur-le-Bief, 31 août.

Nous faisons au point initial ce qu’on appelle une partie de drogue, étant partis à dessein un peu tôt des cantonnemens confus que nous occupions dans les bois et où nous nous trouvions enchevêtrés avec les fantassins. Par crainte de les couper en chemin, nous avons anticipé sur l’heure, et nous voilà arrêtés à ce carrefour du Gouet, avant même que la pointe d’avant-garde n’y ait passé. J’y retrouve, sur son beau cheval Fortunio, mon ami Journet, que je n’avais plus revu depuis les manœuvres de Chartres, en 1900. L’officier d’état-major y arrive à son tour, puis le chef d’état-major. Il donne un ordre à un officier de cavalerie, chargé de patrouiller sur le flanc gauche de la colonne. A moi-même, il m’assigne ma place définitive dans l’avant-garde. Et quand toute cette cuisine est faite, voici poindre la tête, puis défiler le gros de l’avant-garde. Nous y entrons, et voici, se dessinant devant nous à leur pas lent, qui raccourcit celui de nos chevaux, les fantassins, plies sous le poids du sac et du fusil.

7 heures. La traversée de Montargis. 7 h. 50. La halte horaire. Une heure encore, puis de nouveau la halte. Nous allons ainsi, sans que l’ennemi nous montre autre chose qu’une poussière de cavalerie, rien qui vaille la peine qu’on s’arrête, ni qu’on lui adresse un coup de canon. Mais après la chapelle Saint-Sépulcre, ce harcèlement devient plus fréquent, plus irritant. A la fin, c’est une fusillade véritable bordant un bois tout proche ; une compagnie se déploie contre cette lisière, tiraille et forme un rideau, derrière lequel la colonne continue à défiler. Plus loin, ce sont des formations de cavalerie qui se montrent dans une clairière. Si peu denses qu’elles soient auprès de nous, elles prétendent attaquer. Un escadron approche, grandit et se jette d’écharpe sur l’infanterie. Il ne nous avait pas vus, sans doute. Mais par le mouvement : « Halte en batterie, » je sépare mes trains, et par le feu à volonté, qui rend chaque chef de pièce maître de son personnel, je leur envoie de nos nouvelles et les décide à rebrousser chemin.

L’officier d’état-major opine que je n’aurais pas dû tirer, et. le général pense que si. Ses raisons sont qu’il faut montrer aux fantassins la manière des artilleurs, et que, dans ces longues marches traînantes, il est bon de ranimer la troupe en sonnant un réveillon de coups de canon.

………………………

Une inscription aux portes de Montargis :

« A la mémoire de Gaillard, qui, dans les combats livrés sous les murs de la ville, au mois de septembre 1427, s’empara du drapeau des troupes de Warwick. » Hier, sous Ladon et Maisières, nous rencontrions des monumens élevés à l’honneur des soldats français tués en 1870 à la bataille de Beaune-la-Rolande. Les invasions profondes, les grandes plaies nationales ont seules atteint la France jusqu’ici en ce cœur même du pays ; mais il est frappant d’en rencontrer sur le même terrain ce double souvenir et de passer dans la même étape d’un champ de bataille de la guerre franco-allemande à un champ de bataille de la guerre de Cent Ans.

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A Saint-Georges, l’hôte a servi un an au 82e d’infanterie, à Montargis. Il aimait fort les manœuvres, la marche ne le fatiguait pas. Au surplus, il avait de bons chefs et n’a pas à se plaindre du métier. A la Félines, nous trouvons un ancien mobile du Loiret, dont les souvenirs sont un peu brouillés. Il a servi sous Bourbaki et passé avec les débris de l’armée de l’Est en Suisse. Il eut les deux pieds gelés. Quel mauvais biscuit on mangeait alors ! Et la misère, et la vermine !

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La Saussaie.

Notre petite colonne file bien dissimulée dans un pays couvert ; les patrouilles de cavalerie n’ont pas éventé notre marche ; nous allons diligemment, cherchant la troupe ennemie que nous avons mission de surprendre et de mordre au flanc.

L’ordre qui m’arrive de doubler au trot l’infanterie qui continue au pas et de galoper « de ma personne » jusqu’au colonel, m’avertit que nous approchons. En effet, la voici devant nous, le colonel nous la montre, la malheureuse troupe surprise. Elle défile tranquillement sur la route, à cinq cents mètres, sans soupçonner les yeux méchans qui l’épient derrière cette haie. Le cœur se serre à l’idée qu’en guerre ce pourrait être ainsi, que des hommes marcheraient gaiement, fraternellement, le long d’un chemin et que tout à coup, d’autres hommes, cachés, les cribleraient de mitraille et les faucheraient comme des épis.

Notre canonnade brutale les arrête ; ils jettent des tirailleurs dans les fossés et se hâtent d’abriter le gros des compagnies dans les plis du terrain. De notre côté, nous garnissons de coups de fusil la ligne du chemin de fer et voilà le combat noué.

Je me hâte de chercher un passage à niveau et crains de laisser un obstacle aussi sérieux que la voie ferrée entre ma batterie et le bataillon que je dois appuyer. Nouvelle position près de la maison du garde-barrière. De là, je vois les compagnies qui se déploient et refoulent devant elles l’adversaire à grands pas. Je les accompagne, non pas de mon mouvement, mais de mon feu et ne vois pas, quant à présent, de raison plausible pour chercher plus avant une autre position. Ces déplacemens d’une position à l’autre sont des instans d’arrêt pour l’action ; ce sont aussi des occasions de se faire voir et de tomber, sans savoir, sous le feu d’une batterie aux aguets.

Un temps mort, un calme dans la bataille : ce sont les arbitres qui épiloguent et se mettent d’accord entre eux.

La troupe que nous avons bousculée n’était qu’un flanc-garde ; mais elle est si bien refoulée, enfoncée, rejetée en débris sur le gros du dispositif de marche ennemi que le tribunal des conflits nous donne gain de cause. Il fait savoir aux chefs des Blancs que la continuation du mouvement commencé est devenue impossible ; il les invite à se pourvoir d’après la nature de notre attaque et l’étendue du terrain que nous avons conquis.

La résolution prise ne pouvait être que celle de la retraite ; et, en effet, voilà notre bataillon qui pousse de l’avant ; je le suis au ras des bois et viens près de la Roserie occuper une crête découverte d’où je domine au loin le champ de bataille. A nos pieds, la ferme de l’Etang-Neuf, qui est nôtre ; au loin, à peine visible derrière les arbres à fruits qui parsèment ici la plaine, et trahie cependant par la poussière qu’elle soulève, une colonne ennemie rétrograde sur Fouchères. Je la canonne, je la provoque ; elle m’oppose une artillerie bien empêchée, je pense, de me voir, couvert que je suis par le terrain, bien imprudente de s’exposer là sous mon feu, au lieu de chercher elle-même un couvert. Elle tire et je lui oppose un silence dédaigneux.

— Combien de coups ? dis-je au sous-chef artificier..

Il compte les gargousses dans les coffres et les répartit ; et pour un instant inactifs, nous attendons...

Cette fois, notre colonne principale est entrée en action, et, comptant sur son avance que mesure d’avance à nos yeux le recul de l’ennemi, nous accentuons davantage notre pression sur son flanc. Le bataillon que nous refoulons cède davantage. Notre poursuite devient chasse. J’abandonne ma position de la Roserie et viens librement, à découvert, couronner une autre crête et dominer un autre champ de tir. C’est comme un champ clos réservé pour nous, vide de toute habitation ; à gauche et à droite, des bouquets de bois ; devant nous, un terrain descendant qui se relève en glacis de l’autre côté. Au loin, quelque chose cependant comme un toit et jetant les yeux sur la carte pour y trouver les éléments de vocabulaire nécessaires à l’expression des ordres, je trouve cette maison lointaine à nous : le Bout du Monde.

En avant donc vers ce Bout du Monde. Nos fantassins vont si vite que j’ai peine à les suivre ; j’ai descendu la pente, je suis au fond de la cuvette, que je les entends tirer sur l’autre bord du trou. Je m’apprête à laisser là mon monde et à reconnaître tout seul la direction où l’employer, quand un officier arrive au galop et, sans prendre le temps de s’arrêter, me crie :

— Sur la gauche... Contre-attaque formidable... Faites vite...

Il passe, cherchant plus loin un autre secours ; et tandis que je porte le mien là où il est requis, le commandant du bataillon lui-même accourt et me dit :

— Nous sommes f...

En effet, la situation est désespérée. Le bataillon qui fuyait devant nous et qui n’était qu’une amorce, nous a conduits sur un gros ennemi massé autour du Bout du Monde : une brigade au moins, prête à s’avancer, à nous saisir, à nous happer. L’instant court où elle est encore immobile nous permet de prendre position contre elle. Par deux pièces jetées à droite, par deux autres dirigées vers la gauche, j’encadre l’infortuné bataillon et, comme l’abeille meurt en enfonçant son dard, je n’ai pu faire qu’une décharge avant d’être noyé dans le flot montant.

Un officier lève joyeusement son sabre en arrivant sur nos pièces et des réservistes dégouttans de sueur raillent au passage les canonniers. Leurs brandissemens de baïonnettes effrayent les chevaux attelés à nos avant-trains ; il y a un tournoiement d’attelages, des cris, une sorte de mêlée, et je crains un moment qu’on n’en arrive aux coups. Cependant, l’ordre se rétablit à mesure qu’on nous dépasse ; des lignes denses se succèdent, tambours et clairons battent et sonnent avec rage, tandis qu’à distance notre artillerie répond.

C’est le tableau final, l’apothéose de théâtre qu’on ne peut prolonger sans la rendre absurde et dont le déploiement même n’a d’autre sens que d’exciter et d’enivrer les soldats.

Sonnerie : Halte à la manœuvre.

Puis : Ralliement en campagne. On entend des ordres quand des chasseurs d’escorte nous arrivent. Le général en chef les a éparpillés tout autour de lui pour rameuter son monde. Il prescrit de rallier sur son fanion tricolore et dans la direction de Château-Miroir. Toute la machine s’ébranle, les tronçons de troupe se réunissent les uns aux autres ; souples, articulées, les unités passant au travers les unes des autres ; les colonels les ramassent, les placent, si bien qu’en un quart d’heure seulement les vingt mille hommes sont groupés.

Nous, derrière, en troisième ligne, nous ne voyons rien de ce qui se passe au centre : une parade, parait-il, pour la remise à un général d’une croix de commandeur. Le ban qu’ouvrent les tambours du régiment de droite est répété de proche en proche par tous les régimens. Même répétition quand le ban est fermé ; et l’on se disloque vers les cantonnemens dans une poussière si dense qu’on n’y voit pas à deux pas.


La Saussaie, 2 septembre.

A deux heures, l’officier d’état-major n’était pas encore arrivé à Villebougis, pour y faire la répartition du cantonnement. Plutôt que de l’attendre, j’ai jeté mon dévolu sur ce hameau écarté de la Saussaie auquel personne ne prétendra, bien sûr, et où nous trouverons du moins sans retard des abris pour couvrir nos chevaux, de l’eau pour les abreuver.

En effet, l’installation s’y fait sans encombre, bien au large ; et nos soldats éprouvent aussitôt la cordialité des habitans aux pots de vin qu’on leur fait vider. Il y a des œufs, du laitage, aucune auberge ; et comme nous n’avons dans notre train aucune cantine, comme nous n’appliquons pas non plus pour nous nourrir le système de la popote, le problème qui reste à résoudre est celui de nous nourrir. La bonne vieille chez qui je trouve un lit s’effraye d’une responsabilité pareille. Ce serait trop « d’embarras, » dit-elle, elle ne sait pas la cuisine ; sauf quand il vient des gens aux jours de fête ; elle ne fricasse de toute l’année ni poulet, ni lapin ; et surtout pour des messieurs comme nous, non vraiment, elle n’ose pas.

La voisine, heureusement, est moins timide, plus arrangeante. Une grande paysanne, bien verticale, au masque dantesque qu’encadre son mouchoir de cotonnade. Un de nos ordonnances qui servira à table fait auprès d’elle le marmiton et voilà enfin, servis à la lueur tremblante de la chandelle, la soupe au lait, les œufs, les haricots et le miel.

On fait pour les chevaux une orgie de fourrage. Un paysan va jusqu’à les abriter dans son feneau et, au bout d’une heure, ils ont à belles dents creusé une grotte à l’intérieur de ce foin. Le laitier qui sonne de la trompette et rappelle en vain au centre du hameau, s’en va bredouille ; le lait est bu par les soldats ; les gens n’ont rien à lui porter.


Mardilly, 1er septembre.

Nous arrivons en « parens pauvres » au château de Mardilly. La maison est pleine d’invités, en ce jour d’ouverture de la chasse ; et, si gracieux que soient les hôtes, il est certain que nous les gênons. Le châtelain, ancien officier de cavalerie, ouvre tout grands ses communs, son potager, sa cave ; il en résulte que tous les soldats seront abrités, abreuvés, que les pommes de terre ne leur coûteront rien.

Le régisseur nous nourrira et, comme les matières premières viennent du château, œufs, perdreaux, vins, liqueurs, nous n’aurons pas à nous occuper de notre menu. Par un jeu de réciprocité tout naturel, je fais dans l’après-midi une conférence sur le canon à tir rapide. Toujours la même conférence pour gens du monde et invités de château que j’improvisai une fois et que je répète maintenant à tout propos. D’abord, des explications générales sur le mécanisme : ouvrir la culasse, charger, mettre le feu. La question du pointage me mène à celle du recul ; j’explique comment le canon, dans sa course arrière, bande un ressort qui se détend pour le ramener ensuite en avant ; comment, dans ce retour automatique, l’affût reste rigoureusement immobile et le pointage est intégralement conservé. Après cela, un peu de manœuvre ; un simulacre de tir. Une heure entière a passé et, comme l’attention de mes auditeurs est à son terme, nous revenons à pas lents vers le berceau où le thé est servi. Nous traversons le chaume poudreux tout à l’heure encore ensoleillé, et subitement plongé dans l’ombre par le soleil qui tombe derrière les arbres du parc.

— A quelle distance tirent vos canons ? demande la châtelaine.

C’est ennuyeux d’être interrogé sur les choses militaires ; mais enfin, ces choses sont nouvelles pour eux, sinon pour nous.

— La portée maxima du canon atteint six, sept kilomètres, ou davantage ; mais la portée utile n’est que de cinq kilomètres en raison de l’impuissance où l’œil de l’artilleur est de suivre les effets du tir au delà de cette distance.

— Et dans cette étendue de cinq kilomètres l’effet meurtrier du canon est le même à toutes les distances ?

— Le même...

Un feu de curiosité intelligente brûle dans ses yeux purs. C’est là l’étincelle de foi jeune, de confiance enfantine que la femme garde toute la vie aux yeux. Lumière d’autant plus radieuse, d’autant plus intelligente qu’avec l’éclat de sa pensée on y sent le rayonnement de son cœur.

Elle parle à son tour : à Paris, elle est d’un dispensaire de la Croix-Rouge et tous les mardis, à Plaisance, va panser les pauvres gens. Elle dit qu’il faut faire pardonner la fortune par la charité. Le domestique apporte le samovar et nous nous asseyons à la table du thé.


La Saussaie, 3 septembre.

Encore une manœuvre avec l’infanterie, mais cette fois sous le commandement d’un autre colonel. Le caractère différent du chef fait différentes les relations de service, l’étendue de l’initiative, le degré de confiance en soi-même, l’assurance et la réussite dans l’exécution. J’ai tous ces avantages aujourd’hui, au plus haut degré : pas d’ordres, rien que des indications, des conseils, ou, par momens, des prières plus impérieuses cent fois que des ordres, auxquelles je défère avec hâte, et mettant en jeu tous mes moyens.

Lui et moi, nous allons à la chasse non pas comme un aveugle et son chien, mais comme un chasseur et son chien. Et je ne saurais dire, des deux troupes que nous commandons, laquelle fait le chasseur et laquelle fait le chien, mais je sais que nous nous entendons à merveille et par télésympathie, par l’effet d’une mystérieuse télégraphie sans fil, dont le secret consiste en ceci : que, placés devant une même situation, nous pensons de la même manière, nous travaillons d’accord et nous nous prêtons un mutuel appui.

La tragédie classique avait ses trois unités : le temps, le lieu et l’action. Nous avons aussi les nôtres qui, rangées dans l’ordre de la difficulté croissante, s’énoncent ainsi : l’unité de but, réalisée partout où les ordres généraux sont bien donnés et où les exécutans sont dûment renseignés sur les intentions du général ; puis l’unité d’action, par laquelle tous les instrumens travaillent ensemble à la réalisation du but commun. Celle-ci est bien plus rare : elle exige un savoir professionnel étendu, qui, souple et prompt dans ses moyens, les emploie juste aux fins poursuivies ; une présence d’esprit toujours alerte, une invention inépuisable, enfin cette équation impossible de l’intelligence et de la volonté qui fait les vrais hommes de guerre, quels que soient leurs grades et le nombre de leurs galons. L’unité d’action, on peut le dire, n’est que rarement réalisée ; elle met rarement d’accord tous les élémens qui réagissent entre eux dans l’action ; le problème de cet accord est transcendantal, et cependant la difficulté d’atteindre à l’unité d’action n’est rien encore auprès de celle qu’on éprouve à réaliser l’unité d’âme et l’unité d’humeur. Loin d’avoir l’unité d’âme, on n’a pas toujours l’égalité d’humeur..

C’est pourquoi j’aime infiniment ce colonel d’humeur égale, qui n’étouffe pas l’âme de ses subordonnés. Je suis prêt à le servir comme il convient : de toute mon âme. Son régiment défend une sorte de promontoire entouré de vallées profondes, boisées, par où l’adversaire peut venir ; et j’aurais bien voulu me poster en avant, assez loin au delà des bois, pour commander la tête de ces vallées, ou du moins la principale d’entre elles. J’avais galopé dans cette espérance jusqu’à ses premiers tirailleurs ; mais ma reconnaissance s’est trouvée interrompue, et je suis resté seul devant les coups de fusil, découvert par le rapide mouvement de retraite que prononçaient ses troupes. Mon lieutenant, intelligemment, n’a pas attendu mon retour. Je l’entends qui tire et le rejoins, installé avec ma batterie dans un champ de pommes de terre, en arrière d’un champ de maïs. Et tandis que nous sommes là, observant à la lunette, sur une crête lointaine, un état-major de brigade, des renseignemens défavorables arrivent. Il y a deux bataillons à droite, dans les bois ; ils filtrent vers l’arrière dans l’intention évidente de nous déborder.

Je reconnais cette fois sur le flanc droit et sur l’arrière. La situation est pire encore qu’on n’aurait pu croire ; car voici des Blancs partout, dans les clairières ; ils arrivent à hauteur de nos réserves de bataillon. Je fais choix d’un emplacement, où quelques mètres de relief au-dessus de la région avoisinante me permettent de découvrir toute la lisière du bois. D’ici, nous les tiendrions, nous les enfermerions dans la souricière. Mais les miens, que j’appelle par un sous-officier, puis par un trompette, n’arrivent pas. Surpris par cette tentative de débordement, ils ont fait face à droite et tirent au plus vite pour parer au plus pressé.

Inquiétude, impatience : pourquoi ne m’obéit-on pas ? Je suis là tout seul où on ferait de si bonne besogne ; eux, que font-ils, que voient-ils ? Un quart d’heure se passe ainsi, l’infanterie ennemie continue à foisonner devant moi, quand enfin ils arrivent ; le lien élastique qui les rattache à moi les resserre, les rapproche et les voici, bien fidèlement, qui séparent les trains et basculent les caissons à l’endroit même que je leur avais assigné. Cette fois, nous sommes maîtres du terrain, et l’adversaire le sent, car aux coups de canon que je lui adresse, il s’arrête, hésitant, il n’ose se risquer à l’invraisemblance d’une marche déployée à six cents mètres de mon canon. Je cherche des yeux un arbitre pour faire constater la mainmise sur ce coin du champ de bataille. Il s’en présente un, d’une autorité plus haute et d’une compétence plus incontestée que je ne pouvais l’espérer : le général en chef.

La vue de son fanion tricolore, cravaté d’un ruban à trois couleurs, impressionne les soldats qui se raidissent et manœuvrent imperturbablement. La sentence qu’il rend les frappe davantage : « Pas un fantassin, dit-il, ne déboucherait vivant hors de ces bois. » Un officier d’ordonnance galope vers l’avant pour leur porter l’arrêt. Nous restons là à veiller, tandis que cette parole du maître produit son effet. Les Blancs disparaissent ; leur manœuvre, au lieu d’aboutir ici, se poursuit sous bois, se transporte plus loin. Les nôtres, que ce retard tire de peine, ont le temps d’évacuer leur terrain et d’aller eux-mêmes en arrière vers Saint-Georges et Villechavant renouveler le combat.

Nous les y devançons ; et tandis qu’ils s’accrochent aux buissons, aux fossés, aux mottes de terre, rétrogradent pied à pied et chicanent le terrain à coups de fusil, nous allons plus librement, escortés par la compagnie qui nous sert de soutien, vers le point le plus haut du terrain. Une attraction spéciale, qu’on pourrait dire égale et de sens contraire à l’accélération de la pesanteur, nous porte vers ces emplacemens dominans. Ils donnent des vues plus étendues, ouvrent de plus grands champs d’action ; nous nous gardons cependant de les occuper tout de go et de nous y installer à découvert. On peut voir sans se laisser voir, et cette latitude est d’autant plus grande qu’une seule personne doit voir : le capitaine ; nos souples moyens de pointage dispensent les pointeurs de voir, ou du moins de voir le but ; ils voient autre chose, des points auxiliaires placés obliquement ou sur le flanc, ou même en arrière du front. La liaison de ces points auxiliaires au but est faite par l’œil du capitaine, sorte d’organe supérieur ou si l’on veut de commutateur, prunelle d’épervier par rapport à laquelle l’œil du pointeur n’est plus qu’un œil de taupe, accommodé pour la vision prochaine, rattaché étroitement au terrain.

Ainsi, l’unique condition dont il faille se préoccuper, dans la détermination de l’emplacement définitif, est le choix d’un poste observatoire à l’usage du capitaine. Cette condition une fois remplie, il n’y en a plus d’autre à prévoir, du moins d’ordre personnel.

Il n’y a plus que cette nécessité balistique, que la trajectoire des canons puisse passer par-dessus le masque couvrant, et c’est le casse-tête de la masse couvrante. Or, il est loisible de choisir en contre-bas de la crête une position très voisine du sommet : c’est celle du défilement du matériel ; ou plus enfoncée derrière le couvert : c’est celle du défilement de l’homme à pied. Plus abritée encore : c’est celle du défilement de l’homme à cheval. On arrive enfin, à cinq ou six cents mètres au-dessous de la crête, à défiler les lueurs du canon. On soustrait ainsi à l’adversaire non seulement la moindre tête d’homme ou de cheval effleurant le contour du terrain, mais jusqu’à ces éclairs instantanés qui sont les seuls indices par lesquels la poudre sans fumée décèle la déflagration du coup de canon.

Entre ces divers degrés d’enfoncement et de défilement, on choisit selon les opportunités du combat. La ligne de défilement du matériel donne la protection minima ; mais elle donne une grande facilité d’ouverture de tir, de transport de tir, de variation et de nuance dans le tir. La souplesse du matériel à ces divers points de vue devient en effet d’autant plus grande que le pointeur a devant lui un panorama plus étendu et que, délivré du bandeau que le terrain lui mettait sur les yeux, son champ visuel ressemble davantage à celui de son capitaine. Le défilement des lueurs donne une sécurité absolue ; mais alors, l’observatoire est forcément éloigné de la ligne de feu ; le capitaine ne peut plus se faire entendre à la voix ; il lui faut des intermédiaires ; il en résulte des lenteurs ou des erreurs dans la transmission des ordres, et la complication plus grande des rouages fait perdre au canon les propriétés de vitesse qu’il devait à la perfection de son mécanisme et de sa construction.

Ainsi, à mesure qu’on recule derrière la crête et qu’on s’enfonce, on diminue il est vrai les facultés d’action de l’adversaire, mais on amoindrit proportionnellement ses propres facultés. Dès lors, le choix à faire ne peut être qu’une cote mal taillée, et le degré de sécurité qu’on s’assure s’achète toujours par une diminution du degré d’efficacité. Il résulte de là que la recherche de la sécurité « en soi » doit être abandonnée, qu’elle est fausse et coupable au point de vue militaire ; il convient d’y substituer le souci d’une sécurité relative : la sécurité en vue de l’action.

Voilà donc une lumière introduite dans ce débat obscur ; voilà le rattachement fait, du problème spécial que l’artilleur se pose, quand il se préoccupe de protéger ses hommes, ses chevaux, ses canons, au grand problème émouvant et transcendant de la bataille qui se livre et du succès qu’il faut remporter. Il est dans la bataille comme la partie est dans le tout. Sa sécurité varie en fonction de son action. Agit-il à grande distance, au début d’un engagement contre un adversaire posté, caché, cherche-t-il à provoquer seulement ; tâte-t-il à coups de canon son champ de bataille, qu’il doit se couvrir, qu’il ne peut se risquer à découvert sans aller au-devant de la ruine et sans anéantir de gaîté de cœur sa propre action.

Les conditions changent bientôt dans les phases suivantes de l’action. La nécessité d’être alerte et souple, de veiller à la fois sur les quatre coins de l’horizon, fait renoncer au défilement profond. On revient à la formule : voir sans être vu, que les anciens artilleurs appliquaient au pointeur penché sur sa culasse et plaçant l’œil à la hausse de son canon.

Le capitaine voit et il dérobe entièrement aux vues son matériel et son personnel. Le plus qu’on puisse faire alors est d’occuper la ligne de défilement du matériel. Et bientôt, l’artillerie étant décidément entrée dans la mêlée et n’ayant plus d’autre rôle que d’accompagner l’infanterie amie à la conquête du terrain, tout devient position ; tout couvert est suffisant, la moindre haie, la moindre culture, une ride du terrain ; on s’établit là où l’on peut, là où l’on doit ; le temps manque pour délibérer un choix ; tout retard causé par une indécision sur l’emplacement allongerait le temps, mort pour l’action, pendant lequel l’artillerie se déplace et va vers l’action, le capitaine n’a pour se résoudre que le répit qu’il gagne à coups d’éperon, que l’avance prise sur ses attelages qui trottent, par sa monture qui galope. Comment, à ces minutes critiques, pourrait-il se soucier encore de sécurité ?

Or, la situation qui s’offre à moi, quand j’accède à ce plateau de Villechavant, est une de ces situations moyennes qui s’accommodent d’une solution de juste milieu. Pas d’artillerie devant nous : nous avons donc, sur celle qui pourrait paraître, l’avantage de la priorité ; mais un combat d’infanterie très profond, qui se dispute à six cents mètres par des lignes de tirailleurs affrontées l’une à l’autre et que des réserves en marche dans toutes les parties du paysage s’apprêtent à venir soutenir. On en voit qui foisonnent aux lisières de Villebougis. Ayant à franchir un espace découvert, dominé par notre canon, elles courent au pas gymnastique se blottir dans un bois ; et par la clairière à l’Est de Saint-Georges, d’autres abondent, bouillent à l’envi dans le récipient de ces bois.

En même temps que je surveille ces arrière-plans, je tiens le glacis du plateau sous mon feu prêt à intervenir si un nouvel ennemi voulait refouler la ligne frêle de nos tirailleurs. Il y a quelques coups de canon épisodiques, sur un fanion du général, sur un escadron ennemi qui file au bord du plateau, à peine visible sous les pommiers. L’attente où nous sommes pourrait se prolonger davantage, mais la sonnerie intervient. Les grandes haltes s’installent ; les feux s’allument pour le café ; et tandis qu’hommes et chevaux se reposent, nous nous écartons de deux cents mètres, cherchant aux premières maisons de Villechavant la bonne femme qui voudra bien nous servir l’omelette et nous verser le pichet de vin.


La Petite-Justice, 4 septembre.

Joli exemple de marche échelonnée ce matin. Le groupe des trois batteries auquel j’appartiens avait à se transporter en plaine au-devant d’un adversaire en position ; ce mouvement délicat ne pouvait être fait à la légère, mais demandait de l’étude, une préparation.

Un rideau de bois facilitait notre première approche. Je dus me porter avant les autres jusque derrière cet écran. J’y parvins sans peine par une marche serpentine, utilisant tantôt les reliefs du sol, tantôt les cultures et, posté là à la dérobée, j’ouvris le feu. Cette provocation aurait détourné vers moi l’attention de l’adversaire ; il m’aurait cherché dans le paysage sans me découvrir ; le duel d’artillerie aurait bientôt tourné à mon avantage ; ce premier affaiblissement de ses forces aurait permis aux deux autres batteries d’entrer en ligne ; et non pas furtivement, comme moi, mais d’une manière plus hardie, en se portant de l’autre côté du rideau qui me couvre et redoublant mes coups contre l’adversaire ébranlé déjà partiellement par mon tir.

Notre manœuvre se développe de la sorte. Quand les deux autres batteries ont pris position à l’avant du bois, je vais les rejoindre, par un nouveau mouvement de tiroir ; le groupe entier se trouve réuni sous le commandement de son chef d’escadron. Cet échelonnement nous a paru à tous rationnel et satisfaisant ; mais nous seuls en avons conscience : il passe inaperçu du haut commandement ; et quand, une heure après, nous arrivons au cercle où se tient la critique, nous nous fondons dans la masse ; il n’est plus question de ce que nous avons fait.

Moins cohérentes, plus décousues, ont été les opérations de l’infanterie. C’est qu’aussi sa tâche était plus vaste, son théâtre plus étendu. La complexité du problème tactique excluait toute solution rationnelle et ne permettait plus qu’un cachet d’élégance ornât la décision du commandement. Ainsi, dans un atelier où travaillent plusieurs machines-outils, on n’aperçoit que poulies, courroies, transmissions obliques, une forêt enchevêtrée où disparaît toute idée d’ensemble. Si quelque forme géométrique apparaît dans ce chaos, ce ne peut être que dans son détail. On voit alors un balancier lever, puis abaisser son bras parabolique. Partout ailleurs, la géométrie est absente ; les profils ont la lourdeur des courbes empiriques ; et, si simple qu’il soit auprès de la complication des problèmes de guerre, ce problème de construction est encore trop vaste pour accommoder des formes analytiques sur lesquelles le géomètre exerce son raisonnement abstrait.


Combreux, 9 septembre.

Le gite d’hier était si médiocre que nous avions préféré la paille aux lits qui nous étaient offerts. Dans la paille même, il y avait de si déterminés ronfleurs, que vers deux heures du matin, je pris le parti de sortir et d’aller dormir au grand air, sous un arbre, côte à côte avec un des gardes d’écurie.

La lune cheminait à travers les branches de l’arbre, inondant les chaumes de sa clarté fraîche, nous baignant tous dans sa lumière. Puis le ciel pâlit, les coqs chantèrent, et sans qu’il fût besoin de frotter une allumette, je pus lire au cadran de ma montre : trois heures du matin. Les hommes s’appelaient les uns les autres dans les hangars voisins, une lanterne dansait derrière la barrière clayonnée : c’étaient les va-et-vient du réveil et les premiers préparatifs du départ.

Les ablutions matinales ensuite, la bonne réaction reposante que détermine dans le corps las l’eau fraîchement tirée du puits. A quatre heures, le pied à l’étrier. A cinq heures, nous nous emboîtions à notre place dans la lente colonne d’infanterie. Nous manœuvrions avec elle jusqu’à deux heures après midi.

Le gîte du soir est fait pour nous consoler de celui de la veille. Il nous marque, par un de ces contrastes familiers à la vie militaire, qu’au château comme dans la chaumière nous sommes les hôtes bienvenus et, que n’appartenant en propre à aucune des couches sociales, mais bien à la nation tout entière, notre place indéterminée n’est nulle part, mais aussi elle est partout.

Le duc d’Esparre veut nous loger tous, — onze officiers, — dans le joli château posé sur son socle ancien, que des fossés pleins d’eau entourent, habités par une bande de cygnes ; il a fait préparer nos chambres. Nous y montons, rustres que nous sommes, brouillés avec le confort par quelques jours de vie dure, et d’autant plus sensibles au charme élégant de cette hospitalité.

Le valet de chambre me montre le jeu des boutons qui commandent à la lumière électrique, les robinets d’eau chaude et d’eau froide. Le diner est à sept heures et demie ; et comme, nous n’avons pu jusque-là saluer individuellement la duchesse, le commandant nous présente :

— Capitaine Mahon... Capitaine Prosper... Lieutenant de Chadaillac....

— J’ai appris avec regret la mort de votre grand mère, dit la duchesse à ce dernier.

Et la conversation se nouant entre elle et cet officier, qui est de son monde, la série des présentations s’arrête là.

Une maison de grand style et de grande simplicité ; un luxe ancien, classique et comme naturel. Le service discret, parfait ; un menu court, exquis.

Le commandant, qui veut plaire, se lance dans un développement sur les musées d’Italie. Il en est venu là en passant par un portrait de Largillière, qui lui fait face contre le mur de la salle à manger, et il en a deviné l’auteur. Félicité pour cette preuve de compétence, il a parlé de Venise, de Florence et de Rome ; mais il avait affaire à forte partie, et, la maîtresse de maison le poussant, il s’échauffe, sue sang et eau, sur les primitifs italiens.

Dans la soirée, on l’entoure encore, on lui demande de faire danser.

— Que je joue une polka ? répond-il perplexe.

Vieil habitué de music-hall, il a dans la tête plus d’un souvenir de polka, mais ce ne sont que des réminiscences vagues, fortuites, des lambeaux plutôt que des airs.

— Après tout, essayons, dit-il, et d’un jeu rythmé, léger, il retrouve un motif de scie, le varie tant bien que mal et l’accompagne au petit bonheur. Il y a des fausses notes, dit-il, mais d’autre part le piano est faux et par compensation d erreurs, la mélodie juste se trouve rétablie.

La châtelaine sourit : elle avait prévenu : le piano est détestable au point que des touches restent accrochées et ne se relèvent plus.

— N’importe, dit le commandant, nous les décrocherons.

En frappant plus fort, il les décroche en effet, et cependant dans le vieux salon les jeunes officiers et les jeunes filles dansent de légers pas de quatre, changent de main, se campent, repartent pour quatre mesures de galop.

— Encore ! disent-ils, joyeux.

Et le commandant, qui s’éponge, tape autre chose de si gai, de si pimpant, que les figures des portraits ont l’air de sourire. On dirait que tous ces grands-pères vont sortir de leur cadre et descendre en chantant comme Jupiter dans Orphée aux Enfers : « Et moi, je veux aussi danser le menuet ! »


Orléans, 10 septembre.

C’est fini, nous remisons, nous liquidons. Les chevaux rangés aux écuries, le matériel rangé sous les hangars, les hommes de la classe rentrés dans leurs foyers, les jeunes officiers partis en permission, je reste seul dans cette petite maison de garnison d’où la maîtresse est absente, où il n’y a plus que les chevaux et les chiens. Je relis, je dépouille, je déchire ou je garde, j’oublie ou je me souviens. Il fait nuit. Ce sont les bonnes heures silencieuses où l’officier s’appartient enfin, après avoir appartenu au service. Ma lampe éclaire la carte déployée sur ma table. Des traits de couleur y marquent le chemin fait, les cantonnemens pris, puis les chemins occupés, tous les hasards de notre vie ; et, dessous, c’est le palimpseste indélébile où les signes se superposent, montrant les montagnes, les rivières, la nature invariable, puis les villes anciennes, les routes dont le lacet noue entre eux les lieux habités et fait à ce corps un réseau circulatoire, les bois, les cultures, tout ce que le travail des hommes fait foisonner à la surface de la terre, tout ce que leur langue a nommé, qu’elle fût le celte, le gaulois ou le latin.

Et par-dessus ces choses permanentes, il y a ce que la carte ne nomme pas, mais ce qu’elle suggère : la vie d’aujourd’hui, son labeur, ses joies, ses passions, ses peines, son mélange quotidien avec la mort. Mêlés quelques jours à cette vie nationale, nous n’avons fait que lui montrer l’image de la nation ; nous étions pareils, aux Hébreux antiques, nomades du devoir, nous portions avec nous notre arche et nos tables de la Loi. Que reste-t-il cependant de notre voyage ? Rien que ce trait de crayon rouge avec lequel je marquais de jour en jour le chemin fait, les cantonnemens, puis les positions occupées ; une trace effacée déjà, un fil perdu dans le complexe écheveau des va-et-vient, des échanges, du mouvement perpétuel de cette lutte inquiète de tous contre tous qu’on appelle la paix. Peu de chose pour les autres : un symbole entrevu, peut-être illusoire ; mais pour nous-mêmes, nous avons fait beaucoup.

Nous sommes sortis de la routine inerte, propre à la vie de garnison. L’obéissance passive à la lettre des règlemens, les tours de service, les corvées, tout ce stade inférieur de la vie militaire, nous en sommes sortis et nous nous sommes élevés à une autre discipline : discipline d’action et de fonction. Nous nous sommes affranchis de la solde, toujours payée, de la soupe toujours trempée à la fin du jour ; et cessant d’être des rationnaires, nous sommes devenus des soldats.

La charte ancienne n’exigeait du militaire « qu’une soumission entière et de tous les instans. » Et conformément à l’esprit de cette règle ecclésiastique, Proudhon pouvait écrire que le soldat ne connaît ni famille, ni citoyen, ni justice, ni patrie ; que son pays est son drapeau ; sa conscience l’ordre de son chef ; son intelligence au bout de sa baïonnette. Il ne voyait dans l’armée que l’instrument de la sauvegarde constitutionnelle ; la vie militaire telle qu’elle était de son temps, telle qu’elle est aujourd’hui encore pendant la plus grande partie de l’année, ne lui permettait pas de voir autre chose ; et cependant nous faisons plus, nous faisons mieux, pendant ce temps trop court où nous allons manœuvrer en plaine avec les fantassins et les cavaliers

Nous distribuons des rôles ; nous ouvrons à chacun selon son grade une zone d’autonomie et d’initiative ; nous créons ainsi un commandement d’espèce non plus ecclésiastique comme celui que raillait Proudhon, mais un commandement industriel. C’est un jeu d’engrenages roulant les uns sur les autres et c’est une machine intelligente où chaque organe pense, ordonne et veut. Le mouvement est commun ; la source en est en bas, la direction en est en haut. La nécessité qui domine cet ensemble n’est plus dans le sic volo, sic jubeo du maître suprême : elle est dans la nature des choses et dans la fatalité des faits.

Ainsi, la pratique manœuvrière substituée à la doctrine de l’obéissance passive, celle de la discipline des fonctions. Cette vérité est devenue évidente pour moi le long de nos chemins de Beauce ; je l’ai découverte, en songeant le soir, autour de nos cantonnemens : je l’ai rapportée, je la garde, je la pratique et je l’aime. Mais je la trouverais plus belle encore si notre grand travail n’était pas si improductif, si la machine militaire ne travaillait pas à vide et si toutes nos ornières avaient seulement la valeur d’un sillon.


ART ROË.