Scènes de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 674-695).
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LE


PILOTE VENTURA.




SCENES DE LA VIE MEXICAINE.




I

L’emplacement qu’occupe aujourd’hui Vera-Cruz n’est pas celui que Cortez choisit en débarquant sur la terre mexicaine. Ce ne fut qu’à la fin du XVIe siècle que le vice-roi comte de Monterey jeta les fondemens de la ville actuelle. Destinée à devenir la clé de la Nouvelle-Espagne, Vera-Cruz fut bâtie par les conquérans avec toute la splendeur qu’ils prodiguaient à leurs constructions. Ses vastes maisons, aussi largement espacées que soigneusement alignées, formèrent des rues à angles droits à travers lesquelles la brise de mer put circuler librement, et tempérer par sa fraîcheur les ardeurs d’un ciel embrasé. Fidèles toutefois à cette antipathie pour le voisinage des arbres qui semble le trait distinctif de leurs principes d’hygiène publique, les Espagnols choisirent, pour y élever la première ville maritime du Mexique, une plaine vaste et sablonneuse dont aucune verdure, aucune eau vive n’égayait l’aridité. Avant même les premiers ravages de la fièvre jaune, une situation si défavorable donna à Vera-Cruz un aspect lugubre qu’elle a conservé de nos jours. La ville, à peine construite, n’en atteignit pas moins un très haut degré de prospérité. C’était de sa rade mal abritée que partaient ces précieux galions qui répandaient en Europe une profusion de richesses métalliques bien supérieure aux trésors si vantés du Potose.

Aujourd’hui il ne reste plus à Vera-Cruz, de son ancienne splendeur, que de bien rares débris. Trop grande pour une population amoindrie, la cité, si florissante au temps des vice-rois, ne cherche plus à lutter contre la décadence qu’annoncent au voyageur ses maisons vides et ses rues désertes. Le vent de la mer y déchaîne en pleine liberté ses redoutables rafales, qui émiettent les murs délabrés des palais et enlèvent aux canons placés comme bornes sur les quais des couches épaisses de poussière métallique. Tout, à Vera-Cruz, rappelle d’ailleurs les villes d’Orient, depuis les riches et pittoresques costumes de la population jusqu’à l’aspect des habitations et des édifices. Ce ne sont partout que dômes aux couleurs variées, clochers élancés, balcons ornés de massifs grillages, et, comme pour ajouter encore à la ressemblance, les femmes de la classe élevée ne se montrent presque jamais dans les rues. Pour les apercevoir, il faut pénétrer dans l’intérieur des maisons ou bien sortir après le coucher du soleil. Alors seulement un murmure de voix mystérieuses, le bruissement d’un éventail, quelques pâles et blanches figures qu’éclaire la lune derrière une jalousie à demi soulevée, révèlent la présence des Véracruzaines à l’étranger que la fraîcheur du soir et les parfums de la brise marine ont attiré sur les trottoirs de granit.

Battue d’un côté par l’Océan qui dégrade son admirable môle, sourdement assiégée par des amas sablonneux qui se déplacent et s’élèvent sans cesse, Vera-Cruz, de nos jours, ne cherche à combattre ni l’accroissement des dunes ni les ravages des vagues. Le vent du nord-ouest chasse devant lui des tourbillons épais de sables ramassés dans les déserts qu’il a franchis, et forme lentement, depuis des siècles, derrière la ville une circonvallation de collines mouvantes. Ces dunes ou médanos, continuellement augmentées par de nouveaux renforts, changent, selon les caprices du vent, de place et de configuration : les unes sont pressées comme les flots de la mer ; les autres se dressent en pyramides du sommet desquelles la brise, en se jouant, enlève, comme de la crête des lames, des embruns[1] continuels. Les entassemens de ces médanos, dont beaucoup s’élèvent, à une hauteur de quatre à dix mètres, menacent à la longue l’existence de Vera-Cruz ; mais comme le danger n’est que lointain, et que dans les pays chauds on vit au jour le jour, les habitans laissent à leurs neveux le soin de le conjurer. Un autre péril plus sérieux en ce moment résulte de l’obstacle que les médanos opposent à l’écoulement des eaux pluviales. Des lagunes se forment ainsi au pied de ces dunes sablonneuses ; les terrains brûlés se convertissent peu à peu par l’alluvion en terrains marécageux d’où s’élèvent des exhalaisons pernicieuses. Une couche épaisse de limon fertilise les sables ; toutes les plantes vénéneuses qui recherchent les lieux bas et humides s’y multiplient à l’infini. Pendant la saison des pluies, cette végétation impure puise dans les débordemens des lagunes un surcroît de vigueur et de sève. Les mangliers dardent alors jusqu’à terre les longs jets de leurs rameaux qui se fixent sur le sol inondé, y produisent de nouveaux troncs, et finissent par former d’impénétrables fourrés, réceptacles immondes de reptiles sans nombre. Une croûte épaisse de verdure couvre la surface de l’eau. La fermentation qui s’établit au retour des chaleurs dans ces affreux marécages en dégage des miasmes délétères et chasse au loin des nuages bourdonnans de maringoins affamés. Pendant trois mois de l’année, les rafales impétueuses du vent du nord viennent seules balayer ces vapeurs pestilentielles et purifier momentanément ces foyers de putréfaction.

On se souvient que, le lendemain du fandango de Manantial, j’étais parti avec Calros à la recherche du meurtrier qu’il avait juré de punir[2] : à notre départ du village, des signes manifestes annonçaient le déchaînement prochain d’une de ces tempêtes causées par le vent du nord. Le calme précurseur de l’orage pesait sur les bois que nous traversions. Un malaise étrange paraissait régner dans toute la nature ; une chaleur suffocante faisait haleter nos chevaux, bien que nous eussions ralenti à dessein notre marche, et nos poumons cherchaient en vain dans l’air la fraîcheur vivifiante du matin.

Nous eûmes à peine cheminé quelques heures sous la voûte des arbres, que nous entendîmes une imposante harmonie dominer le murmure des forêts. C’était le bruit de la mer dont nous approchions sans pouvoir la distinguer encore. Quelques minutes après, nous débouchions sur la plage, et je pus contempler avec ravissement cet Océan qui touche aux rivages de la France ; puis, dans le lointain, Vera-Cruz avec ses clochers et ses dômes, le fort de San-Juan-de-Ulua qui sortait des flots comme un rocher, et au-dessus duquel se dessinaient en longues flèches les mâts dépouillés des navires en rade.

L’état de la mer présageait la tempête dont nous avions déjà reconnu les premiers symptômes en traversant les bois. Les flots venaient paresseusement mourir sur la grève ; une senteur plus âcre s’en exhalait ; les poissons sautaient avec inquiétude à la surface, et les oiseaux marins voletaient éperdus avec des cris d’angoisse. Au-delà de la ville, des vapeurs agglomérées couvraient l’horizon. Tout à coup une large trouée se fit dans ces brouillards, et les montagnes de Villa-Rica, la sierra de San-Martin depuis Tuxtla jusqu’à l’embouchure du Goazacoalco, dépouillées, subitement de leur voile de brume, montrèrent les dentelures azurées de leurs cimes sur le fond du ciel, redevenu d’un bleu vif.

— Malheur aux navires qui vont se trouver dans le golfe ! me dit Calros, car le nord s’avance sur eux l’épée à la main[3], et la nuit prochaine sera dure ; nous en saurons sans doute quelque chose ce soir à Boca-del-Rio.

Je ne répondis rien d’abord : tout entier à la contemplation de la mer, je me sentais partagé, à la veille de dire adieu au Mexique et de partir pour la France, entre les sensations les plus contraires. À la joie de ce retour, depuis si long-temps désiré, se mêlait je ne sais quelle vague et douce tristesse. Le pays que j’allais quitter avait si largement satisfait ma soif d’aventures, que je m’en voulais de mon empressement à chercher ailleurs une existence plus calme. La réflexion de Calros me rappela que je n’étais pas entièrement quitte avec cette vie de hasards dont je me croyais trop aisément délivré. Quand, après quelques momens de silence, j’avouai, un peu confus, au Jarocho mon désir de m’embarquer sur le premier navire américain en partance, Calros m’objecta d’un ton chagrin d’abord la promesse que je lui avais faite de le suivre dans son excursion à Boca-del-Rio, puis l’état menaçant de la mer. — D’ici à quatre jours, aucun navire ne pourra lever l’ancre, ajouta-t-il, et ce dernier argument était péremptoire. Je transigeai donc avec Calros. Sur ces quatre jours d’attente forcée, il fut convenu que j’en passerais un avec lui à Boca-del-Rio pour l’aider dans ses recherches. Boca-del-Rio n’est qu’à quatre lieues de Vera-Cruz. Calros ne devait faire que traverser la ville pour se rendre directement à ce village. Quant à moi, je devais m’arrêter à Vera-Cruz et y régler mon départ ; après quoi, le soir même, j’irais rejoindre Calros à Boca-del-Rio.

Peu d’instans après, nous entrions dans Vera-Cruz. Sur la plage sablonneuse et brûlante qui entoure la ville, des muletiers avaient dressé leurs tentes, impatiens de fuir la côte mortelle qui dévore à chaque voyage quelques-uns de ces malheureux. Plus loin, des portefaix nègres, acclimatés sous ce ciel dévorant, se battaient et se culbutaient sur le sable, sans égard pour leur fine chemise de batiste brodée. Je souris involontairement, en comparant ces commissionnaires fastueusement vêtus à nos modestes portefaix auvergnats, et, après avoir renouvelé à Calros la promesse de le rejoindre bientôt, je me dirigeai vers la maison de mon correspondant. Je passerai sous silence les incidens insignifians qui remplirent ma journée jusqu’au moment où je dus songer à quitter la ville pour me rendre à Boca-del-Rio. La nuit était déjà close quand je me mis en route, maudissant de bon cœur l’insistance du Jarocho, qui ne me permettait pas de manquer à ma promesse.

Le vent commençait à se déchaîner du côté du nord, quand j’arrivai sur la grève après avoir dépassé les barrières de la ville. De gros nuages noirs impétueusement charriés masquaient entièrement le ciel ; des rafales glacées soufflaient par intervalle, toutes chargées des frimas de la baie d’Hudson. La mer déferlait en mugissant et chassait jusqu’aux pieds de mon cheval de longues traînées d’une écume éblouissante. A mesure que j’avançais, la tourmente paraissait redoubler de fureur, et l’obscurité s’épaississait de plus en plus. Forcé parfois de faire volte-face pour échapper à la pluie de sable fouettée par l’ouragan, j’apercevais alors au loin derrière moi la ville que je me repentais d’avoir quittée. A des intervalles égaux, le phare de San-Juan-de-Ulua projetait la grande lumière de son feu tournant, tantôt sur Vera-Cruz noyée dans l’ombre, tantôt sur la rade toute blanche d’écume. Je distinguais alors pendant un moment les navires à l’ancre près de se briser les uns contre les autres, puis tout retombait dans les ténèbres. Le temps, comme on le voit, n’était guère favorable à une excursion nocturne. J’avançais néanmoins avec une résignation qui n’était pas sans mérite, et déjà j’approchais du bois à l’extrémité duquel s’élèvent les maisons de Boca-del-Rio, quand je crus distinguer un cavalier qui me précédait. Je me dirigeai aussitôt vers cet homme, qui, enveloppé d’un large manteau bleu, ressemblait de loin à un franciscain. Le fracas de la tempête amortissait tellement le bruit de mes pas, que je parvins presque derrière le cavalier sans qu’il s’en aperçût. Je vis bientôt que ce n’était pas un moine, mais un campagnard de la côte dont j’avais pris la bayeta[4] pour un froc. La main sur ses yeux pour les garantir de la lueur aveuglante des éclairs, le cavalier promenait au loin des regards attentifs, comme s’il eût cherché à percer le voile sombre qui couvrait l’Océan ; mais l’immensité ne laissait voir que la crête blanche des lames qui se tordaient en bouillonnant sous l’orage. J’eus beau héler cet homme de toute la force de mes poumons, la violence du vent empêcha mes paroles de parvenir jusqu’à lui. J’allais me décider à pousser ma monture près de la sienne ; une détonation lointaine qui se fit entendre ne me laissa pas le temps d’exécuter ce projet. À ce bruit, comme à un signal impatiemment attendu, le cavalier éperonna aussitôt son cheval, qui partit au galop dans la direction des bois de Boca-del-Rio. Les arbres l’eurent bientôt dérobé à ma vue, et je ne songeai plus qu’à découvrir à mon tour, au milieu des lianes et des taillis, l’étroit sentier qui aboutissait au village. Comme j’avais lieu de l’espérer, une fois sous le couvert des arbres et abrité contre la furie du vent, je pus cheminer plus à l’aise. A mesure que je m’enfonçais dans le bois, le bruit des vagues allait en diminuant. Je marchai une heure environ sous des voûtes épaisses de verdure au milieu d’une obscurité complète, et ce fut presque avec regret que j’aperçus de nouveau, par une éclaircie, la ligne d’écume qui annonçait la mer. J’allais arriver au village de Boca-del-Rio, ainsi nommé de sa situation près de l’embouchure d’une rivière ; mais, au sortir du bois, un spectacle trop intéressant m’attendait sur la plage, pour que je ne me décidasse pas à faire une courte halte.


II

En dépit de la violence de la tempête, toute la population de Boca-del-Rio allait et venait sur le rivage, tous les yeux étaient fixés sur la nappe bouillonnante d’écume dont l’éclat phosphorescent contrastait avec la teinte sombre du ciel. Aucun bâtiment n’était cependant en vue ; une détonation lointaine avait seule annoncé qu’un navire était en détresse et qu’il demandait un pilote. Par une nuit semblable, il était évident qu’à moins d’un miracle, ce navire ne pouvait se maintenir près de la côte sans finir par s’y briser. Toutefois, comme on n’avait pas entendu un second coup de canon, on espérait que le bâtiment exposé à la tempête aurait pu s’éloigner. D’ailleurs, un pilote parti le matin, avant que le vent du nord commençât à souffler, avait dû.monter à son bord, et l’expérience consommée de ce marin rassurait quelques esprits. Un petit nombre de spectateurs seulement s’obstinaient à regarder le navire comme perdu. Voilà ce que les conversations qu’échangeaient entre eux les divers groupes m’eurent bientôt appris.

Calros était parmi les curieux réunis sur la plage, et je l’eus vite reconnu. Au moment où il achevait de me donner quelques détails sur le sujet des préoccupations générales, une seconde explosion, et cette fois plus distincte, arriva jusqu’à nos oreilles. Un éclair précéda bientôt une troisième détonation, et au bout de quelques secondes on put distinguer la masse noire du vaisseau qui s’avançait à sec de voiles, avec autant de rapidité que s’il eût été couvert de toute sa voilure. Le bâtiment semblait ne pouvoir échapper à sa perte ; cependant, disait-on autour de moi, une chance de salut lui restait : il fallait qu’il parvînt à s’engager dans un canal voisin du lieu où nous étions pour venir ensuite échouer sur le sable le plus doucement possible, tandis que, s’il abordait contre les rochers, il devait s’y briser infailliblement. Nul ne pouvait malheureusement, au milieu des lames qui avaient déplacé complètement les limites de la plage, discerner avec exactitude l’étroite ouverture du chenal en question ; dès-lors il fallait renoncer à allumer des feux, qui auraient pu égarer le navire ; on devait se borner à des vœux stériles.

Toutes les manœuvres du navire ne semblaient tendre qu’à éloigner le moment critique où il devrait se hasarder dans la direction du canal caché par les vagues, s’il ne préférait prolonger une lutte évidemment inutile. Tantôt il présentait à la lame l’un de ses flancs, tantôt il fuyait devant l’ouragan et se dirigeait vers la terre. Tout à coup un cri de satisfaction domina le bruit de la tempête : à une portée de canon de l’endroit où tous les spectateurs étaient réunis, un fanal brillait sur la grève. Un homme courageux s’était-il dévoué pour guider le navire vers le chenal ? L’équipage du navire sembla le croire et interpréter le signal comme nous l’avions interprété nous-mêmes, car nous le vîmes s’avancer en grossissant avec une effrayante rapidité vers le fanal, qui allait et venait sans cesse, mais toujours en ligne droite. Un foc au beaupré était l’unique voile que le bâtiment pût porter pour se diriger à l’aide du gouvernail. Un cas d’extrême détresse pouvait seul prescrire cette manœuvre. Parfois, quand le vent mollissait un instant, un temps d’arrêt avait lieu, mais une nouvelle rafale redonnait bientôt l’impulsion au navire. Enfin on le vit s’élever d’un bond subit, il se pencha sur la hanche gauche, puis sur la droite, s’élança de nouveau pour se coucher encore sur le flanc, et s’abattit une dernière fois sur ses membrures brisées. Un cri de détresse arriva jusqu’à nous au milieu du tumulte du vent et de la mer ; au même instant, le fanal s’éteignit, semblable à ces feux follets qui dansent la nuit au-dessus des tourbières et disparaissent après avoir attiré le voyageur dans un abîme. La perte de la goëlette était consommée. Il ne restait qu’à sauver l’équipage. Pendant qu’on délibérait sur le choix des moyens, un homme se montra sur la proue du bâtiment naufragé, et, à la lueur de la lanterne qui éclairait son visage, on distingua un personnage qui n’était plus pour moi un inconnu depuis mon séjour à Manantial : je veux parler du pilote Ventura. Quelques mots qu’il lança à travers un porte-voix n’arrivèrent pas jusqu’à nous ; mais un câble qu’il tenait à la main ne laissait aucun doute sur le sens de ses paroles. Ventura demandait qu’une embarcation mise à l’eau vînt chercher le bout de cette amarre. L’entreprise était impraticable. L’appel du pilote demeura donc sans réponse. Nous vîmes alors, au milieu des gerbes d’écume qui couvraient le beaupré de la goëlette, une barque descendre le long du bord, puis quelques hommes s’y laisser glisser. Nous allions assister à la dernière et à la plus triste scène de ce drame maritime : la barque si péniblement mise à flot, après s’être soutenue pendant quelques minutes au-dessus des vagues, disparut au milieu d’un nuage d’écume.

Un seul des hommes montés sur le canot réussit à atteindre en nageant le rivage, et cet homme, tout ruisselant d’eau, presque épuisé de fatigue et de froid, n’était autre que le pilote Ventura. Sans se préoccuper des questions qui se croisaient autour de lui, Ventura, déroulant un câble qu’il avait attaché autour de son corps, donna l’ordre d’en fixer solidement l’extrémité pour opérer le sauvetage des matelots restés à bord de la goëlette. Cent mains saisirent aussitôt le cordage et le maintinrent avec la force d’un cabestan. Cela fait, le pilote reprit haleine, et ses premiers mots m’expliquèrent le détail le plus important, le plus mystérieux aussi de la scène à laquelle je venais d’assister : le navire naufragé avait été perdu par une fausse indication ; le fanal qui l’avait attiré sur un banc de rochers avait été allumé par les mains perfides d’un de ces maraudeurs pour qui tout naufrage est une occasion de butin. Tout en racontant l’épisode où il venait de jouer un rôle si honorable pour son courage, Ventura promenait autour de lui des regards irrités ; il semblait chercher celui dont l’odieuse manœuvre avait causé la perte de la goëlette. Je ne pus m’empêcher alors de penser à l’individu que j’avais vu chevaucher devant moi avant d’arriver à Boca-del-Rio et qui, au premier signal de détresse donné par le navire, avait lancé si brusquement sa monture au galop dans la direction de la mer.

— Malédiction, s’écria Ventura en terminant son récit, malédiction sur ces maraudeurs que le vent du nord attire vers la plage pour piller les naufragés ou les débris des cargaisons ! Que l’enfer confonde surtout le coquin qui nous a fait échouer pour satisfaire son infernale et maladroite cupidité !

Pendant qu’il parlait, un mouvement donné au câble, qui se tordait sous une violente pression, annonça que les matelots de la goëlette s’aidaient, de cette amarre pour gagner la terre. En effet, tantôt à la nage, tantôt en prenant pied, les hommes du navire naufragé ne tardèrent pas à arriver successivement sur la grève, non sans peine et sans danger, car à l’heure de la marée la mer grossissait et le vent redoublait de violence. Le bâtiment était une goëlette américaine et portait à Alvarado[5] un riche chargement en contrebande, qui allait devenir, selon toute apparence, la proie des flots ou des habitans de la côte ; mais, comme la cargaison était assurée, selon les règles de la prudence américaine, pour une somme au moins égale à sa valeur, le capitaine, comprenant que c’était une affaire à régler entre les assureurs et les propriétaires, ne songea qu’à demander un gîte et un verre de grog. Les riverains s’empressèrent de lui offrir, ainsi qu’à l’équipage, une hospitalité intéressée avec l’arrière-pensée de profiter sans scrupule, pendant la nuit, des épaves que la mer ne tarderait pas à leur envoyer[6]. Pour moi, je fis emmener mon cheval par l’un des habitans du village, après avoir eu la précaution de passer dans ma ceinture les pistolets, qui garnissaient les fontes. Mon intention était de rester sur la grève pour ne perdre aucune des scènes étranges que me promettait le pillage organisé du navire.

Les femmes et les enfans s’étaient retirés, et on ne voyait plus sur la plage qu’un petit nombre d’hommes qui n’attendaient pas sans impatience le moment où la mer devait rendre une partie du chargement, qu’elle avait englouti. Le pilote Ventura fit éteindre les feux, et la grève redevint sombre, sinon silencieuse, car les flots grondaient aussi haut que le tonnerre, dont les montagnes de Tuxtla répercutaient les éclats. Parfois un pâle rayon de lune venait éclairer la nappe d’écume qui couvrait l’océan, et laissait entrevoir le navire échoué que les vagues démantelaient sur les rochers.

— Partout où il y a des cadavres, nous dit le pilote en montrant du doigt la goélette, les zopilotes[7] ne manquent pas de s’abattre ou les requins de se réunir, et nous allons bientôt voir arriver celui qui a causé la perte de ce navire. Ce serait une honte que d’autres partageassent avec nous ce que la mer envoie sur nos côtes.

Tout restait calme cependant, et, en attendant que les maraudeurs parussent, je pus examiner à mon aise la disposition des lieux. A quelques pas de nous, une large baie s’ouvrait sur la plage : c’était l’embouchure d’une rivière qui allait se perdre sous des arbres épais. En-deçà de la rivière se trouvait le village de Boca-del-Rio. Une rangée de mangliers s’étendait entre nous et la baie ; ce rideau d’arbres pouvait, grace à l’obscurité, nous cacher complètement. Sur l’observation du pilote, ce fut le poste que nous choisîmes pour y épier les maraudeurs.

L’attente ne fut pas de longue durée. Une troupe d’hommes à cheval ne tarda pas à longer le cours de l’eau et à faire son apparition sur la plage. Arrivée à peu de distance des mangliers, la troupe fit halte comme pour s’orienter, et un cavalier s’avança seul et avec précaution.

— Le coquin est allé chercher du renfort, dit le pilote à voix basse.

— Et des mules de charge sans doute aussi pour emporter le butin, reprit un des riverains.

Dans le cavalier qui s’était détaché en avant, je reconnus parfaitement l’homme dont les allures suspectes m’avaient inquiété dans le trajet de Vera-Cruz à Boca-del-Rio. Étonné sans doute de trouver la plage aussi déserte après l’avoir laissée si bruyante, cet homme, toujours enveloppé dans sa large bayeta bleue, continua de reconnaître silencieusement les lieux, et s’avança près des mangliers. Après quelques secondes d’examen attentif, il alla rejoindre ses camarades. On distinguait déjà quelques-uns des débris de la goëlette que le flot portait vers la plage. C’était un indice certain que des épaves plus précieuses ne se feraient pas long-temps attendre. Alors les maraudeurs ne purent plus contenir leur impatience. Ils vinrent se poster un à un le long de la grève de façon à ce que rien ne leur échappât. L’homme au caban bleu, qui paraissait être le chef de ces misérables, avait poussé son cheval jusque dans les flots pour mieux surveiller l’arrivée des épaves.

— Quelqu’un de vous a-t-il une carabine à me prêter ? nous demanda le pilote.

Un des assistans lui tendit son mousquet ; Ventura le saisit. En ce moment, la silhouette sombre du chef des maraudeurs et de son cheval, se détachant comme un bloc équestre sur la blancheur des flots, présentait un admirable point de mire. Le coup partit, et nous vîmes le cavalier s’affaisser, puis disparaître au milieu des flots. Les autres bandits prirent aussitôt la fuite sans attendre une seconde explosion. Un moment après, un homme sortit de l’eau et s’élança sur la grève : c’était le chef des maraudeurs ; la balle que lui avait destinée Ventura n’avait frappé que son cheval. Le pilote courut à sa rencontre pour lui barrer le chemin. Une lutte s’engagea dans les ténèbres. Au moment où nous arrivions pour séparer les combattans, elle était déjà terminée. Le pilote venait d’être terrassé par le maraudeur, dont le poignard avait heureusement glissé sur ses vêtemens. Il n’était plus possible de rejoindre ce misérable, qui s’était enfui à toutes jambes après avoir cru tuer son adversaire d’un coup de stylet. Ventura se releva péniblement.

— Je n’ai pu l’atteindre, nous dit-il en se tâtant le corps, mais c’est égal, j’ai reconnu ce drôle de Campos ! Décidément je ne suis pas blessé, et c’est un miracle que le coquin ne m’ait pas cloué sur le sable avec son couteau. Je ne sais, par exemple, à qui appartient le cheval dont il s’est emparé sans façon pour s’enfuir plus vite.

— Ne m’avez-vous pas dit que cet homme se nommait Campos ? s’écria aussitôt Calros en serrant la main du pilote, Tereso Campos ?

— Oui, Tereso Campos.

— C’est celui que je cherche, continua le Jarocho me serrant la main.

— Vous le cherchez ? demanda le pilote, et pourquoi ?

— Pour le tuer, reprit Calros avec une héroïque simplicité.

— Eh bien ! je me charge de vous le faire trouver demain, et pour peu que le propriétaire du cheval dont il s’est emparé se joigne à nous, comme il doit le faire, le coquin aura du bonheur s’il en réchappe.

— Vous l’entendez, seigneur cavalier, me dit Calros, vous voilà comme moi intéressé à vous venger de Campos.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, si je ne me trompe, c’est votre cheval que le coquin a volé.

J’objectai, avec un désintéressement parfait, qu’à l’exception d’une selle de quelque valeur, je n’attachais pas le moindre prix au coursier dont on m’avait privé, que j’étais même presque disposé à plaindre le voleur, qu’enfin je doutais que le cheval fût le mien ; mais je dus renoncer à faire usage de ce dernier faux-fuyant. Mon cheval, que j’avais, on s’en souvient, renvoyé au village, avait été, par son trop insouciant conducteur, attaché provisoirement à un arbre près de la grève, et Campos n’avait eu que la peine de l’enfourcher. Je fus donc condamné, d’une voix unanime, à regarder ce vol comme un affront sanglant, que je ne pouvais laisser impuni.

Avant de nous mettre en campagne à la poursuite des fuyards, il y avait toutefois une opération fort délicate à terminer, sans parler des préparatifs à faire pour une excursion qui n’était pas sans quelque péril. L’opération dont je parle était la répartition équitable des débris, que le flot commençait à apporter en grand nombre. L’honnête Ventura ne faisait si rude guerre aux maraudeurs, je commençais à m’en apercevoir, que parce qu’ils empiétaient sur sa propre industrie. On avait recueilli d’abord quelques portions isolées de gréement, puis des barils d’eau-de-vie ou de vin, bientôt suivis de caisses flottantes. A mesure qu’on retirait ces épaves de la mer, on les entassait sur la grève, dans un endroit sec, en attendant que le moment fût venu d’en faire le partage. Je dois dire que Ventura procéda à cette répartition avec une stricte impartialité ; il ne s’adjugea de surplus, comme compensation aux dangers qu’il avait courus, qu’un certain nombre de précieuses caissettes de toile d’Irlande. Le tout étant ainsi réglé à la satisfaction des riverains, ceux-ci emportèrent leur butin avec tant de précipitation, qu’en un instant la grève fut déserte.

Nous pouvions enfin, Ventura, Calros et moi, convenir de l’emploi des dernières heures de cette nuit, qui déjà touchait à son milieu. Il fut décidé que, dans une heure au plus tard, nous nous retrouverions au bord de la rivière, à un endroit désigné par le pilote, qui nous quitta pour mettre en sûreté son butin. Calros et moi, nous prîmes, en pressant le pas, le chemin du village. Le Jarocho avait assisté avec une indifférence dédaigneuse au pillage si consciencieusement présidé par le pilote. Avant de quitter la grève, le Jarocho jeta un dernier regard sur la mer, qui battait avec une fureur croissante la carcasse démantelée de la goëlette, puis sur les rares débris que le flot poussait encore sur la côte.

— Tout cela, dit-il avec un mélancolique sourire, ne vaut ni un fandango à l’ombre des palmiers ni un regard de Sacramenta.

Je ne pus m’empêcher de convenir que le Jarocho avait raison ; mais ce n’était guère le moment de s’oublier en des rêveries amoureuses. Quelques instans de marche suffirent pour nous ramener au village, et, après un frugal repas, indispensable pour nous remettre des fatigues passées comme pour nous préparer aux fatigues à venir, nous nous dirigeâmes silencieusement vers l’endroit où nous attendait Ventura.


III

Sous une petite crique ombragée par de grands saules, nous trouvâmes le pilote occupé à disposer les avirons d’une barque encore retenue à la rive. J’avais craint les fatigues d’une marche forcée à travers les bois, et je vis avec plaisir qu’au lieu d’une excursion pédestre, il s’agissait d’une promenade en canot. J’en témoignai ma satisfaction au pilote.

— Ici, reprit-il, nous ne savons voyager que de deux façons : à cheval ou en canot ; nous laissons aux Galiciens nouvellement débarqués la ressource d’enfourcher le sentier[8]. Vous savez ramer, sans doute ? dit-il à Calros.

Celui-ci fit un signe affirmatif, et nous prîmes place dans le canot ; en ma qualité de passager, j’étendis mon manteau dans le fond pour me mettre à l’abri du vent. Quoique assez éloignée déjà de son embouchure, la rivière était large et gonflée par le flot. Le vent faisait clapoter de petites vagues sous la quille du canot, et bientôt, sous l’impulsion des deux rameurs, nous commençâmes, aidés par le flux, à glisser rapidement sur la surface sombre de l’eau. Sur les rives, c’était alternativement le silence imposant des solitudes d’Amérique, et le bruit sourd de l’ouragan qui s’engouffrait dans les arbres. Les bords du fleuve étaient très accidentés. Tantôt son lit s’élargissait, et la barque traçait son sillon à une distance égale des deux rives ; au-dessus de nos têtes, les nuages roulaient comme les flots de la mer. Tantôt l’eau resserrée dans son cours rongeait des rives escarpées et coulait impétueusement sous une voûte épaisse formée par des acajous aux troncs noueux, des palmiers, des cèdres inclinés, qui laissaient pendre jusque sur nous de longues guirlandes de mousses parasites. Le vent marin mêlait par intervalles d’âpres senteurs aux parfums pénétrans des lauriers-roses arrondis en berceau sur le fleuve. Je me laissais aller au charme d’une rêverie qui me faisait oublier complètement le but de notre voyage nocturne : une observation du pilote m’en tira brusquement.

— Chacun, disait le pilote, a dans ce bas monde ses envieux et ses ennemis. Je connais pour ma part plus d’un individu, y compris Campos, qui se réjouiraient fort de savoir qu’à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ces solitudes que jamais alcade n’a visitées, ils pourraient rencontrer Sinforoso Ventura sans défense.

— N’avons-nous pas des armes ? reprit Calros. Votre carabine, les pistolets de mon ami que voici, mon machete, les comptez-vous pour rien ?

— En rase campagne, ces armes pourraient être d’une utilité incontestable ; ici elles ne serviraient de rien. Un homme, caché dans la cime de ces arbres qui se penchent sur nous, choisirait très commodément de nous trois celui à qui par fantaisie il voudrait loger une balle dans la tête ; ou bien un tronc d’arbre mort, jeté dans la rivière dont nous remontons le cours, pourrait faire chavirer notre canot, s’il ne le brisait pas. Qu’en pensez-vous ?

— D’accord, répondit Calros ; heureusement on ignore que vous remontez la rivière cette nuit même.

— Qui sait ! dit le pilote, il y a des traîtres et des espions partout. Si quelqu’un de ces maraudeurs que nous avons mis en fuite a pu se douter de nos projets, soyez sûrs que ses compagnons seront avertis à temps pour se trouver encore cette nuit sur notre passage à un endroit que je connais. — Il y a deux heures déjà que nous ramons, ajouta-t-il en secouant la tête, cet endroit n’est pas bien loin. Vous savez maintenant ce que nous avons à craindre : voyez s’il vous convient d’aller en avant ou de prendre terre en attendant le jour.

— Je veux perdre le moins de temps possible, répondit froidement le Jarocho. Si nous ramons bien, nous serons dans une heure au village qu’habite Campos.

— Soit, reprit Ventura, continuons, et à la grace de Dieu !

Un morne silence se rétablit parmi nous après cette exclamation du pilote. Pour moi, connaissant désormais quels dangers nous avions à courir, je m’assis à l’avant du canot pour distinguer, s’il était possible, les embûches dont nous étions menacés ; mais l’obscurité de la nuit eût mis en défaut des yeux plus perçans que les miens. La voûte des arbres versait une ombre épaisse sur le lit de la rivière ; parfois une bouffée de vent secouait dans l’eau, comme une pluie d’étincelles, des essaims de cucuyos arrachés aux feuilles qui les abritaient. Nulle étoile ne brillait au ciel à travers le dais de feuillage. Les roseaux qui froissaient en bruissant la quille du canot, le craquement des lianes pendantes accrochées par l’aviron, les hurlemens plaintifs des coyotes[9] troublaient seuls de loin en loin le silence des bois. Un quart d’heure s’était encore écoulé sans que rien vînt justifier les soupçons du pilote, quand le Jarocho laissa reposer la rame quelques instans pour reprendre haleine ; le canot, dérivant par la force du courant, se mit aussitôt en travers sur la rivière.

— Maintenez la barque en ligne droite avec le fil de l’eau, s’écria vivement le pilote ; en supposant que les hommes n’y soient pour rien, le vent peut avoir déraciné quelque arbre mort, et le choc, en nous prenant de flanc, nous ferait chavirer infailliblement ; en présentant la proue, nous pouvons du moins échapper à ce danger. C’en est un d’autant plus réel que le flot fait remonter l’eau salée jusqu’ici, et qu’il n’est pas rare que des requins accompagnent le flot.

Cet avertissement me révélait un péril que je ne soupçonnais pas, et en présence des dangers croissans de cette expédition nocturne je pensai avec plus d’amertume encore aux heures de sommeil ou de farniente que j’aurais pu passer dans mon hôtel de Vera-Cruz.

Calros ne se fit pas répéter l’avertissement et reprit son aviron avec plus d’ardeur. Nous étions arrivés à un endroit où deux berges escarpées rétrécissaient singulièrement le lit de la rivière. D’épaisses courtines de verdure pendaient de la crête des talus de droite et de gauche jusqu’à fleur d’eau, et se balançaient au vent comme des draperies flot tantes. A quelques pas plus loin, le lit de la rivière se resserra tellement, que les avirons ne pouvaient plus jouer entre les deux bords, et ce ne fut qu’à l’aide d’un crampon de fer accroché aux lianes que le pilote put faire surmonter au canot la rapidité du courant. Bientôt un plus large espace, au sortir de cet étroit canal, permit aux rameurs de reprendre l’aviron, mais les bords de la rivière, en s’élargissant, s’exhaussaient aussi en proportion. Des rochers élevés, lentement creusés par le courant, surplombaient au-dessus de l’eau comme l’arche d’un pont brisée par le sommet. Sous ces voûtes sonores, chaque coup d’aviron éveillait un écho retentissant. Nous avancions au hasard au milieu d’épaisses ténèbres sans pouvoir pressentir si chaque effort n’allait pas nous pousser contre les parois de rochers.

Il faudrait avoir ici les yeux du chat tigre pour distinguer sa route, s’écria le pilote.

— En avons-nous pour long-temps encore ? demanda Calros.

— Quelques bons coups d’aviron nous tireront de là, répondit Ventura ; mais le plus embarrassant est de découvrir l’entrée du canal qui sert d’issue à ce bassin. Ce canal est aussi étroit que celui d’où nous sortons. Prenez la gaffe, seigneur cavalier, pour voir si nous n’abordons pas contre les rochers.

Je fis ce qui m’était recommandé. Le canot n’avait pas dévié de la ligne droite ; la gaffe que je tenais en main s’agita des deux côtés dans le vide.

— Tout va bien, dis-je, et nous sommes au milieu du courant.

Les rameurs appuyèrent de nouveau sur leurs avirons, et l’embarcation vola sur la rivière. Tout d’un coup la gaffe dont j’étais muni heurta violemment le roc et m’échappa. En même temps je me sentis renversé de mon banc ; un craquement de branches brisées retentit ; le canot s’était arrêté subitement.

— Qu’est ceci ? s’écria le pilote, qui s’était précipité à l’avant et promenait ses mains tendues sur un inextricable fouillis de lianes et de branchages entrelacés. Demonio ! les coquins ont mis à la dérive un arbre mort, que le courant a apporté jusqu’ici, et qui bouche notre dernière issue. Comment sortir maintenant de ce défilé ? Un quartier de roc lancé du haut de ces berges nous aura écrasés avant que nous ayons pu nous frayer un passage.

L’évidence était accablante ; je ne répondis rien. Le plus sûr était de revenir vers le canal d’où nous sortions ; mais le canot, fortement engagé au milieu des branches de l’arbre déraciné, résistait à tous nos efforts. Quelques momens se passèrent dans une lutte désespérée contre l’obstacle qui venait de nous barrer la route. Tout à coup une voix tonnante retentit au-dessus de nos têtes. — Qui va là ? nous cria-t-on.

Gente de paz, répondis-je sur l’invitation du pilote.

— Cela ne suffit pas. Vous êtes trois, et je veux entendre trois voix.

— Eh bien, caramba ! s’écria le Jarocho, dites à Campos que je suis ici, moi, Calros Romero de Manantial.

— Et demandez-lui aussi, ajouta fièrement le pilote, s’il se rappelle le nom de Sinforoso Ventura de Boca-del-Rio.

Un coup de sifflet aigu retentit dans les bois ; un autre sifflement lui répondit derrière nous, et nous prouva que les deux rives étaient également gardées. Quelques secondes s’écoulèrent lentes comme des siècles. Des formes vagues se dessinèrent enfin sur les rochers au-dessus de nos têtes, des cris menaçans retentirent, et des lueurs vacillantes éclairèrent les flots. Le pilote n’attendit pas plus long-temps pour faire feu sur les bandits ; mais ceux-ci avaient sur nous l’avantage de la position et des armes plus terribles que les nôtres. Une détonation répondit d’abord au coup de carabine du pilote ; puis un bloc énorme de rocher, déplacé péniblement, fut lancé dans l’eau qui rejaillit sur la barque en gerbes d’écume. Le pilote poussa un cri d’angoisse. Pour nous, aveuglés, suffoqués par une aspersion subite, nous sentîmes le canot bondir comme sur la crête d’une vague, et, violemment arraché aux branchages qui le retenaient, dériver rapidement au fil de la rivière. Quand je repris connaissance, le pilote n’était plus avec nous. Je l’appelai à plusieurs reprises ; Calros seul me répondit :

— C’en est fait de lui ! N’avez-vous pas entendu son dernier cri ? Il est au fond du fleuve. À notre tour maintenant.

Une prompte retraite était la seule chance de salut qui nous restât. Le Jarocho avait repris les avirons et ramait avec vigueur. Nul bruit ne se faisait plus entendre que celui de l’eau fendue par les coups mesurés de la rame. Nos ennemis avaient-ils perdu notre trace, ou bien nous attendaient-ils près de l’étroit canal que nous venions de franchir et vers lequel nos efforts redoublés nous ramenaient ? Quel que fût le sort qui nous attendît à cette dernière issue, il était impossible de reculer. Bientôt nous nous engageâmes dans la passe dangereuse. Le tronc d’un gaïac ou d’un cèdre penché sur l’eau, le frémissement du vent dans les branches, une iguane[10] qui fuyait de son lit de feuilles sèches, un écureuil effrayé par le bruit des rames, le moindre bruit, la moindre forme suspecte entrevue, nous trouvaient attentifs et la main sur nos armes. Notre navigation était ainsi interrompue par des haltes fréquentes, après lesquelles Calros ramait avec une nouvelle ardeur.

Nous atteignîmes enfin un endroit où la végétation moins pressée laissait une des rives à découvert : c’est là que nous abordâmes. Une exploration rapide nous prouva que cette clairière ne cachait aucune embûche. Une fois la reconnaissance des lieux faite, nous décidâmes que nous y prendrions une heure de repos et que nous aviserions ensuite aux moyens de continuer notre excursion soit par terre, soit par eau. En ce moment, les premières clartés du jour blanchissaient le ciel. Quelle fut notre surprise quand, au moment où nous allions installer notre modeste campement, nous entendîmes une voix connue prononcer le nom de Calros et le mien : cette voix n’était autre que celle de notre compagnon Ventura. Nous nous crûmes un moment le jouet d’une hallucination ; mais bientôt il ne nous fut plus possible de douter de la parfaite résurrection du brave pilote, qui se présenta sur l’autre rive en nous invitant à lui faire passer l’eau. Traverser la rivière et l’aller chercher fut pour Calros l’affaire d’un instant. — Et par quel miracle êtes-vous de ce monde ? demandai-je aussitôt à Ventura. J’ai encore dans les oreilles un cri d’angoisse qui vous est échappé.

— C’est ce cri qui vous a sauvé la vie. Quant au miracle, ce n’en est un que pour ceux qui n’ont jamais vu un Mexicain de bonne race aux prises avec le danger. Lorsque j’ai compris que nous courions risque d’être écrasés sans défense, je me suis élancé du canot dans les branches de l’arbre qui obstruaient notre passage, et, en voyant tomber le quartier de rocher que ces misérables ont précipité dans la rivière, j’ai poussé le cri d’angoisse que vous avez pris pour un cri de mort. Les coquins en ont été dupes comme vous : ils se sont enfuis. Une heure après, je remontais tranquillement par le bord opposé de la rivière, et j’ai suivi son cours, sachant bien que je devais vous retrouver n’importe à quelle distance. Je ne me suis pas trompé, comme vous voyez, et nous allons reprendre notre marche. Quant à vous, seigneur Calros, impatient comme vous l’étiez avant ce nouvel attentat de vous venger de Campos, vous en devez avoir maintenant l’envie la plus ardente. J’ai des amis au village de Campos ; nous allons l’y rejoindre, nous mettre face à face avec lui, et dans deux heures d’ici vos souhaits seront exaucés.

La venue du pilote avait rendu à Calros toute la bouillante impatience sur laquelle la fatigue avait un moment prévalu. Il ne pouvait donc plus être question d’aucune halte. Une courte discussion s’engagea seulement sur la question de savoir si nous reprendrions notre navigation interrompue, ou si nous continuerions le chemin à pied. Ventura fut d’avis qu’on remontât dans le canot, car il était certain, disait-il, que nous ne rencontrerions plus d’ennemis, et que les eaux avaient dispersé les obstacles accumulés par les maraudeurs sur quelques points de la rivière. Nous finîmes par nous ranger à cet avis, et, sans perdre de temps, nous reprîmes nos places, Calros et Ventura à l’avant et à l’arrière du canot, moi entre les deux rameurs, heureux d’être dispensé, par mon inexpérience, de prendre part à la manœuvre et de pouvoir contempler avec une entière liberté d’esprit le magnifique paysage qui se déroulait devant nous, éclairé par les premiers feux du matin.

La rivière, d’un aspect si sombre la veille, semblait sourire dans son lit de verdure au soleil levant. De légères vapeurs s’élevaient, condensées par la chaleur dévorante qui remplaçait brusquement la fraîche température de la nuit. Les fleurs des jasmins sauvages, des suchils et des lauriers-roses confondaient leurs parfums et leurs couleurs au milieu des festons de lianes à fleurs bleues ou pourpres qui laissaient pendre leurs réseaux le long des deux rives sur des couches épaisses de nénuphars et de sagittaires. Un moment séparées par le sillon rapide du canot, ces vertes et mobiles arcades se reformaient bientôt derrière nous. Rien, dans ces lieux déserts, n’avait gardé trace du passage de l’homme ; nul bruit ne s’y faisait entendre que les coups réguliers du pivert sur le tronc retentissant d’un arbre mort.

Mes compagnons restaient fort indifférens à ces pompes et à ces harmonies de la solitude. Je finis moi-même, il faut bien l’avouer, par me laisser distraire de ma contemplation pour prêter l’oreille à leur entretien qui devenait de plus en plus animé. En train d’énumérer ses griefs contre Campos, le pilote venait, sans s’en douter, de faire vibrer une corde bien sensible dans l’ame du chevaleresque amant de doña Sacramenta. Calros apprenait avec une douloureuse surprise que Julian, son concurrent au dernier fandango de Manantial, était aussi son rival. Julian, ami du pilote, n’avait aucun secret pour celui-ci. Sa passion pour Sacramenta remontait à l’époque où la famille de la jeune fille n’était pas encore venue s’établir à Manantial et habitait un autre village, également voisin de la côte, nommé Medellin. Après le départ de Sacramenta pour Manantial, Julian n’avait pas perdu l’espérance de la revoir et de se faire aimer d’elle. La vieille Josefa, cette femme dont Campos avait tué le fils et qui cherchait partout un vengeur à la victime, était souvent appelée de Manantial à Medellin pour y exercer son équivoque profession de magicienne et de devineresse. C était par elle que Julian recevait des nouvelles de Sacramenta, et la sorcière lui avait même promis de disposer en sa faveur le cœur de la jeune fille, si Julian parvenait à la mettre sur la trace du meurtrier de son fils. Cette condition, Julian avait pu la remplir grace à sa liaison avec le pilote, qui, ayant autrefois tenté d’employer Campos comme associé dans ses travaux sur la côte, connaissait parfaitement les crimes de ce misérable. Julian avait donc pu désigner à la vieille Josefa Campos comme l’assassin de son fils et le pilote Ventura comme l’homme qui était le plus à même de seconder une tentative contre le meurtrier. Josefa avait, de son côté, tenu parole ; elle avait été auprès de Sacramenta l’interprète de Julian, interprète assez favorablement écouté, assurait le pilote avec un malin sourire, puisque l’amoureux Jarocho avait été invité par la jeune fille à venir prendre part aux fêtes de Manantial et à défier en son honneur le plus vaillant champion du village. — Ce que le pilote ne savait pas, c’est que la vieille Josefa, dans son désir de trouver un vengeur à son fils, avait également exalté la passion de Calros pour lancer ce dernier à la poursuite de Campos. Moi seul et Calros pouvions compléter les révélations de Ventura. Cependant nous gardâmes le silence, moi parce que je craignais d’exciter encore par des consolations intempestives la jalousie de Calros, et celui-ci parce qu’une trop cruelle émotion remplissait son ame. Le pilote s’aperçut de notre préoccupation, et reprit en se tournant vers Calros :

— Mais j’y songe, c’est vous que mon ami Julian a défié ; c’est vous qui êtes sorti vainqueur de ce combat livré en l’honneur de doña Sacramenta. Eh bien ! dois-je vous le dire ? Julian m’a avoué que, même après sa défaite, il n’avait pas encore perdu toute espérance. C’est au point qu’il parle de quitter Medellin, et que vous le verrez un de ces jours venir s’installer à Manantial.

— Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? demanda Calros d’une voix altérée.

— Mon ami Julian m’a-t-il jamais trompé ? répondit le pilote. Croyez-moi, ce n’est pas un homme à se payer d’illusions. S’il vient jamais à Manantial, c’est parce qu’il ne manquera pas de bonnes raisons pour s’y rendre.

C’en était trop, et Calros ne trouva pas la force de continuer l’entretien, qui dès-lors ne fut plus repris. Les yeux fixés sur l’eau qui fuyait des deux côtés du canot, le malheureux se penchait sur son aviron avec une énergie fiévreuse. Son corps seul était avec nous ; son ame s’était reportée aux bois de Manantial.

Enfin nous arrivâmes au terme de cette navigation, dont tous les instans avaient été si pénibles. La rivière élargie coulait entre deux rives basses et presque à fleur d’eau. Sur l’une et l’autre rive, des champs de cannes à sucre étendaient leurs vagues de verdure jusqu’au pied d’une chaîne de collines qui s’élevaient à une petite distance de la rive.

— Nous sommes arrivés, s’écria le pilote ; c’est ici qu’il faut aborder. Le village est derrière ces collines.


IV

Nous mîmes pied à terre ; le pilote amarra le canot sur le bord et marcha devant nous. Nous eûmes bientôt atteint le village ; tout y était tranquille. Sous les péristyles des cabanes ombragées pour la plupart de bouquets de palmiers et de bananiers, quelques habitans, nonchalamment couchés dans leurs hamacs, saluaient de loin le pilote comme une vieille connaissance. Après avoir répondu brièvement aux questions qu’on lui adressait sur les derniers événemens de la côte, Ventura s’empressa de demander où était Campos. Il expliqua en même temps, en montrant Calros, le motif de la venue du Jarocho. Cette nouvelle fut accueillie par le groupe oisif et batailleur comme une bonne fortune inappréciable ; mais, dans l’intérêt même du divertissement, l’affaire devait être conduite avec mystère, et chacun rivalisa de discrétion. On se mit sans bruit en route vers la cabane occupée par Campos. Celui-ci était, comme on s’y attendait, couché dans son hamac. Je ne pus m’empêcher d’admirer la force de volonté avec laquelle cet homme parvint à cacher son trouble à la vue du pilote qu’il devait croire englouti dans les eaux de la rivière. Il se leva tranquillement, nous regarda tous avec une curiosité dédaigneuse, et ne parut éprouver quelque émotion qu’en apercevant Calros.

— Qui vous envoie sur mes traces ? demanda-t-il au Jarocho.

Tia Josefa, répondit le Jarocho ; c’est par son ordre que je suis venu de Manantial ici.

— À bon entendeur demi-mot, reprit Campos ; c’est bien, je suis à vous.

Les conditions du duel furent aussitôt débattues, et avec un calme, une dignité que je n’attendais pas des deux adversaires. Ni le pilote ni Calros ne daignèrent faire la moindre allusion aux événemens de la nuit. C’était d’un duel à mort qu’il s’agissait, et dans ce moment solennel toute récrimination était oiseuse. Le rendez-vous étant pris et accepté, Campos s’éloigna pour aller recruter ses témoins, et nous nous dirigeâmes vers l’endroit désigné. Je marchais en arrière avec Calros, taciturne et sombre.

— Quoi qu’il arrive, me dit-il à voix basse, que je meure ou que je reste vivant, vous n’aurez plus de message à remplir, elle ne doit plus entendre parler de moi.

Après un quart d’heure de marche environ dans une direction opposée au lit de la rivière, nous arrivâmes sur les bords d’un de ces bassins marécageux si communs dans certaines parties du Mexique. D’un côté de ce petit lac s’étendait une ceinture d’arbres ; de l’autre s’élevaient, comme une falaise, de hauts médanos d’un sable fin et mouvant, qui d’un jour à l’autre devaient combler, en s’éboulant, la lagune qu’ils entouraient. C’est là que nous attendîmes la venue de Campos et de ses témoins. Calros arpentait le terrain en proie à une impatience fiévreuse, car le Jarocho n’était pas de ces amans langoureux prêts à se laisser arracher la vie pour échapper au supplice d’une amère déception. Il était fils d’une caste féroce dont les joies comme les douleurs veulent être excitées ou adoucies par le sang. Un bruit de pas et de voix ne tarda pas à annoncer l’approche de celui qu’on attendait. Les préparatifs du combat ne furent pas longs. Le terrain mesuré, le soleil partagé, les deux adversaires furent mis face à face. J’entendis le signal, j’entendis, le cœur serré, le choc des deux fers ; j’avais détourné la tête, mais, à un cri qui fut poussé, un mouvement irrésistible ramena mes regards vers les combattans. Un homme venait de s’élancer sur le sommet des dunes : il brandissait un tronçon de machete, et le sang ruisselait de son flanc sur le sable : c’était Campos. Sa fuite avait été si rapide, que son adversaire était encore immobile à sa place. Un des témoins s’approcha pour prêter à Campos une arme en remplacement de celle qui s’était brisée dans sa main ; mais il vint trop tard. Campos, épuisé par l’effort qu’il venait de faire, chancela, puis s’affaissa sur le sable. Un moment il voulut se retenir sur la pente du talus ; mais le terrain mobile s’éboula sous ses mains crispées, et le malheureux, après quelques instans d’une lutte horrible, alla rouler dans le lac au milieu d’une avalanche de sable.

Il ne restait plus qu’à protéger la fuite de Calros ; nous quittâmes en toute hâte le théâtre du duel, et nous eûmes le temps d’arriver au canot avant que l’alcade du village eût lancé aucun alguazil sur nos traces. Aidée par la rapidité du courant, l’embarcation glissa comme une flèche au milieu des rochers, des bois et des collines de la rive, qui semblaient fuir derrière nous. Au bout de deux heures, nous avions gagné l’embouchure de la rivière, et nous reprenions pied sous les saules qui ombrageaient la maison du pilote. Sa compagnie nous était désormais inutile ; nous prîmes congé de lui. Avant de nous laisser partir, il essaya de décider Calros à rester avec lui.

— Je cherchais, dit-il au Jarocho, un homme brave et décidé pour faire de lui un autre moi-même. Je l’ai trouvé en vous. Le bord de la mer est préférable aux bois, c’est pour enrichir ceux qui l’habitent que le vent du nord souffle trois mois de l’année. Restez avec moi : dans un an, vous serez riche.

Mais un abattement complet avait remplacé l’animation fiévreuse du Jarocho, un ressort paraissait s’être brisé dans son ame ; il secoua mélancoliquement la tête en signe de refus.

— Eh bien ! j’en suis fâché, dit le pilote, et je regretterai toujours un compagnon qui manie l’aviron aussi bien que le machete. A nous deux, nous aurions pu faire quelque coup d’éclat dans mon métier. Adieu donc, et que chacun de nous suive son destin

Nous nous séparâmes, et j’accompagnai Calros à la cabane où il avait laissé son cheval. Pendant notre absence, des bûcherons avaient retrouvé le mien à peu de distance dans les bois.

— C’est ici que nous allons nous séparer, me dit Calros, vous allez revoir bientôt votre pays, et moi…

Il n’acheva pas ; je complétai sa pensée, et j’y répondis en l’engageant à retourner à Manantial. N’y avait-il donc aucun motif de consolation pour lui dans les épisodes du naïf roman qui s’était dérouté devant mai depuis la fleur de suchil tombée de la chevelure de Sacramenta la veille du fandango jusqu’au nœud de rubans si vaillamment conquis le lendemain ? J’oubliai que la passion a des intuitions auxquelles les meilleurs raisonnemens sont de faibles réponses. J’essayai en vain de prouver à Calros que son désespoir était au moins prématuré.

— Les paroles du pilote, me répondit-il, n’ont été que l’écho d’une voix qui me criait sans cesse : Sacramenta ne t’a jamais aimé.

— Mais, repris-je, si vous voulez dire un adieu éternel à votre mère et au village qu’habite Sacramenta, pourquoi avez-vous refusé l’offre du pilote ? Votre vie retrouvait ainsi ce qui lui manque maintenant, un but arrêté.

— Peu m’importe : le Jarocho est né pour vivre libre et seul, Une cabane en bambous, des bois et une rivière, une carabine ou des filets, voilà tout ce qu’il me faut, voilà ce que je trouverai partout. Adieu, seigneur cavalier ; ne dites à personne que vous m’avez vu pleurer comme une femme.

Et, ramenant son chapeau sur ses yeux, Calros éperonna son cheval. Ce ne fut pas sans une vive sympathie que je suivis quelques instans du regard cet homme dont l’exaltation passionnée, l’humeur aventureuse, m’avaient révélé le caractère du Jarocho sous un de ses aspects les plus séduisans. J’avais à regagner Vera-Cruz à pied cette fois, car mon cheval n’avait conservé de son harnachement qu’une longe qui me servait à le tirer après moi. Au bout de quelques instans de marche, accablé de chaleur et de soif, je m’arrêtai dans une cabane, et l’hôte voulut bien accepter la pauvre bête en paiement de la modeste collation qui m’avait été servie.

Deux jours après, je faisais voile à bord du Congress vers les États-Unis. J’allais retrouver la vie régulière et calme, qui, sur une terre de liberté, a aussi sa grandeur ; mais pourquoi le taire ? je ne disais pas adieu sans regret à cette vie aventureuse, exceptionnelle, que j’aurais pu, comme tant d’autres Européens établis au Mexique, me borner à côtoyer tranquillement, et que j’avais voulu pénétrer dans toutes ses bizarreries, dans tous ses mystères. La société mexicaine m’avait séduit comme un roman dont j’avais tenu à n’ignorer aucune scène. On comprend qu’il soit difficile de se séparer sans mélancolie d’un monde où la réalité garde encore dans sa tristesse même un charme si poétique. Quand ce monde s’en va d’ailleurs, on éprouve une satisfaction pieuse à en noter les traits principaux, à en relever les vestiges qui s’effacent. C’est ce sentiment qui m’avait soutenu dans mes longues courses à travers le Mexique, et qui se réveille encore au moment où je remonte en pensée vers les derniers de ces jours de voyage qui ont aussi été pour moi des jours d’enthousiasme et de jeunesse.


GABRIEL FERRY.

  1. Embrun, en termes de marine, signifie la bruine que les vagues forment en brisant.
  2. Voyez la livraison du 15 avril.
  3. Con espada, en mano, c’est un terme local qui désigne énergiquement la furie du vent du nord-ouest. Ce vent dure d’habitude cinquante heures quand il est fort. Plus faible, il souffle quelquefois pendant cinq ou six jours.
  4. La bayeta est un manteau en étoffe de laine, à manches et parfois à capuchon, et rehaussé de boutons de nacre. Ce vêtement est à l’usage presque exclusif des Jarochos.
  5. Petit port à seize lieues de Vera-Cruz.
  6. Cette violation des lois de l’hospitalité maritime n’est pas, malheureusement, un trait particulier au Mexique. On sait par de nombreux exemples, et j’en pourrais citer un qui a deux mois de date, que, sur les côtes de France, les navires naufragés n’ont pas été et ne sont pas toujours respectés.
  7. Vautours noirs qui abondent dans les rues de Vera-Cruz, et qui, respectés de tous, partagent avec les chiens errans les charognes que la municipalité dédaigne d’enlever.
  8. Ensillar la vereda, expression pleine d’originalité, comme la langue espagnole en possède tant.
  9. . Espèce de chacal.
  10. Lézard de la plus grosse espèce.