Scènes de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 5-43).
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SCENES DE LA VIE MEXICAINE.




LE CAPITAINE DON BLAS
ET LA CONDUCTA DE PLATAS.




I

Le jour approchait où j’allais quitter Mexico pour gagner Vera-Cruz et de là l’Europe. J’en étais à me consulter sur le mode de transport dont je devais faire choix. Depuis quelques années déjà, une entreprise américaine avait, dans plusieurs directions, établi un service de diligences ; déjà aussi des chariots de bagages faisaient concurrence sur presque toutes les routes aux pittoresques caravanes des arrieros. Devais-je sacrifier mes habitudes de pèlerin solitaire au plaisir de faire en quatre jours le trajet de Vera-Cruz à Mexico ? Il fallait dès-lors renoncer à l’hospitalité de la venta si douce après une longue marche, à la sieste sous l’ombre des arbres, à l’intimité du cheval et du cavalier, à tout l’imprévu du voyage. Je n’avais pu voir, je l’avoue, sans quelque répugnance cette innovation étrangère qui ne mettait plus Vera-Cruz qu’à quatre journées de Mexico. Je sentais que, sous l’influence de communications plus rapides l’ancienne physionomie du Mexique devait tendre à s’altérer. J’en gémissais comme un antiquaire qui voit une médaille rare, profanée par des mains indiscrètes, perdre chaque jour quelques traits de son effigie. Un danger très sérieux avait d’ailleurs été la conséquence de l’établissement du nouveau mode de transport au Mexique. Des bandes de hardis voleurs avaient exploité l’innovation à leur manière, et ne laissaient passer aucune diligence sans lui faire subir l’outrage de leurs rapines. Le souvenir de mes anciennes relations avec les salteadores mexicains, si courtois d’ordinaire pour le voyageur peu chargé de bagage, me rendait plus désagréable encore la perspective d’une pareille humiliation. La nécessité d’acquitter ce triste péage effaçait pour moi, je l’avoue, tous les autres inconvéniens, même celui de passer plusieurs jours sur les banquettes d’une étroite voiture, traînée à toute vitesse par quatre chevaux indomptés, au milieu des accidens d’un terrain défoncé par les pluies ou hérissé de pierres.

Un incident bien simple vint mettre fin à mes irrésolutions. Le commerce de Mexico, profitant d’un de ces momens de tranquillité si rares dans la république, expédiait à Vera-Cruz un riche convoi d’argent (conducta de platas). Les muletiers chargeaient dans la vaste cour de l’une des maisons de la rue de la Monterilla, où j’étais logé, les sacs de piastres enfermés dans de petites caisses en bois[1]. Le spectacle de ces préparatifs avait attiré devant la maison un grand nombre de curieux, parmi lesquels je me trouvais. A mesure que les mules dûment bâtées et sanglées avaient reçu leur précieuse charge, elles se groupaient instinctivement toutes ensemble dans un des coins de la cour. Une vingtaine de mozos de mulas (valets de mules) juraient sur tous les tons en accomplissant leur besogne ; sous le vestibule de la porte cochère, à l’entrée du bureau, l’arriero achevait de signer ses derniers connaissemens, tout en invoquant la Vierge et les saints pour l’heureux succès de son voyage, et en s’interrompant à chaque instant pour gourmander ses aides. Dans la rue, la populace contemplait avec des yeux avides les deux millions environ exposés à toutes les chances d’une route longue et périlleuse, et la plupart de ces spectateurs en haillons ne prenaient pas la peine de dissimuler leur ardente convoitise.

Canario ! disait un lepero en cachant sous une couverture en lambeaux les balafres qui sillonnaient sa poitrine, si j’avais seulement un cheval comme celui qu’a ce cavalier entre les jambes !

Le lepero désignait de l’œil un ranchero au teint basané qui montait un cheval noir comme le jais. L’animal, comprimé par son cavalier, jetait à droite et à gauche, en mâchant son frein, des flocons d’écume, Je ne pus m’empêcher d’admirer la beauté du cheval et de remarquer en même temps l’insouciance du cavalier, qui semblait ne contenir sa monture que par cette force d’une volonté inflexible, qualité distinctive de l’écuyer mexicain.

— Eh bien ! que ferais-tu, Gregorito, mon ami ? demanda au lepero un de ses compagnons.

Canario ! j’accompagnerais la conducta jusqu’à un endroit de la route que je connais, et, quoiqu’il soit mal de se vanter, j’aurais bien du malheur si une ou deux charges ne faisaient pas complètement mon affaire.

— Une ou deux charges ! reprit l’autre d’un air de surprise.

— Oui, trois charges au plus ; j’ai toujours été dépourvu d’ambition, mais ce gaillard-là me paraît encore moins ambitieux que moi.

Le ranchero ne laissait effectivement tomber, en apparence du moins, que des regards de dédain sur le convoi, et, quelles que pussent être ses pensées, il eût été difficile de surprendre sur son impassible figure une autre expression que celle d’une indifférence complète.

Cependant un escadron de lanciers, destiné à servir d’escorte, avait peine à défendre l’entrée de la cour assiégée par tous ces spectateurs, dont Gregorito n’était que l’un des plus modestes dans l’expression de ses désirs. Les banderoles rouges qui flottaient au fer des lances ajoutaient un trait de plus au tableau mouvant de cette foule. Enfin le chargement se termina, la dernière mule sortit de la cour, et le détachement se mit en marche pour accompagner le convoi. Peu à peu la foule s’écoula, et il ne resta plus bientôt de tous les curieux que le ranchero, qui semblait compter les mules l’une après l’autre, et regarder avec attention chacun des mozos en particulier. Enfin le ranchero parut vouloir s’éloigner à son tour. Le lepero Gregorito s’approcha de lui au même instant pour lui demander la permission d’allumer sa cigarette à la sienne. Une conversation à voix basse et très animée s’engagea entre les deux hommes ; mais je ne me préoccupai pas d’un incident qui me parut insignifiant, et je pris le parti de rentrer à mon logis.

La vue de ce convoi avait fait naître en moi une idée que je voulais mettre sans retard à exécution. Le départ de la conduite, à l’escorte de laquelle je pouvais me joindre, m’offrait une occasion unique, non-seulement d’échapper aux ennuis de la diligence, mais de satisfaire une dernière fois ma curiosité de voyageur, en explorant, avec toute sécurité et à petites journées, le long parcours de Mexico à Vera-Cruz. Les mules de charge ne voyageant que très lentement, il devait m’être facile de les rejoindre à quelques lieues de Mexico, grace à la vitesse éprouvée de mon cheval, même en me réservant deux jours pour prendre congé de mes amis. Je me mis en toute hâte à faire mes dispositions de départ. Il fallait d’abord trouver un cheval pour mon valet. Deux fois surmenée pendant de longues traites en poursuivant et en fuyant le bravo, sa monture avait succombé à la fatigue quelques jours après notre arrivée à Mexico : je chargeai Cecilio de la remplacer. Quant à mon propre cheval, un de ceux que j’avais ramenés de l’hacienda de la Noria, ce noble animal justifiait parfaitement le nom de Storm[2] que je lui avais donné ; la vigueur qu’il avait puisée dans les déserts le mettait en état de supporter les plus rudes travaux.

Cecilio se mit aussitôt en devoir de faire son acquisition. Je lui avais recommandé d’y mettre toute l’économie désirable, et le drôle ne se conforma que trop scrupuleusement à mes instructions. Au bout de quelques heures, il vint m’annoncer qu’un picador de ses amis allait lui amener un cheval qui remplissait toutes les conditions requises. Bientôt en effet je vis entrer dans la cour, tête basse et à pas lents, un pauvre cheval au poil d’un jaune fauve, échappé sans nul doute, dans la dernière course, aux cornes des taureaux du cirque. Je me récriai fort quand le picador eut l’effronterie de me demander dix piastres pour cette bête efflanquée ; mais enfin j’étais pressé, et puis, à part le trajet qu’il me fallait faire pour rejoindre la conducta, je ne devais voyager qu’à petites journées. Le picador et Cecilio, voyant mon impatience, s’entendirent pour vanter à tour de rôle les qualités cachées du cheval dont l’aspect était si piteux, et je comptai au maquignon une somme que mon honnête valet partagea sans doute avec lui.

Tous ces préparatifs terminés, je fixai mon départ au lendemain matin ; mais une série d’événemens imprévus devait retarder de plusieurs jours l’accomplissement de mon projet. Le moment d’expédier à Vera-Cruz le riche convoi d’argent que je m’étais promis d’escorter paraissait avoir été mal choisi. Une sourde inquiétude pesait sur les esprits. Des symptômes alarmans annonçaient une tourmente politique. Ie lendemain même du jour où la conducta avait quitté Mexico, on en était à regretter qu’un convoi de deux millions fût exposé, en de pareilles conjonctures, aux hasards d’une longue route, et les circonstances, il faut bien le reconnaître, justifiaient assez ces craintes.

De retour d’un exil employé à parcourir l’Europe et à chercher dans de studieux loisirs l’oubli des malheurs de son pays, le général don Anastasio Bustamante occupait alors la présidence. Si le désintéressement et la probité, unis à un ardent patriotisme, suffisaient pour gouverner un grand état, Bustamante eût été l’homme qu’il fallait au Mexique. Comme presque tous les généraux qui se sont partagé le pouvoir dans la république mexicaine, c’est dans la guerre de l’indépendance qu’il avait fait ses premières armes. Ami et partisan dévoué de l’empereur Iturbide, il avait hautement blâmé l’ingratitude de Santa-Anna, qui avait commencé sa carrière militaire en se révoltant contre celui qui l’avait tiré de l’obscurité. Ce fut le commencement de cette inimitié personnelle qui subsiste encore entre les deux généraux. A l’époque où je me trouvais à Mexico, Santa-Anna ne pouvait pardonner au général Bustamante de l’avoir emporté sur lui pour la présidence. Depuis trois ans, Bustamante venait de traverser de dangereuses épreuves. Deux années s’étaient à peine écoulées depuis la prise de Vera-Cruz par les Français, et déjà le dénûment du trésor public avait contraint le congrès de frapper l’importation d’un droit additionnel de quinze pour cent. Le commerce souffrait avant l’adoption de cette mesure : la décision du congrès ne fit qu’augmenter sa souffrance. Le malaise général amena des murmures qui, au dire de tous les hommes familiarisés avec la marche des mouvemens politiques au Mexique, pouvaient être dangereusement exploités par les adversaires du gouvernement. Les événemens ne tardèrent pas à confirmer la justesse de ces fâcheuses prévisions.

On se souvient peut-être d’un certain lieutenant don Blas que j’avais rencontré à la venta d’Arroyo-Zarco, et que j’avais laissé attablé avec le bravo don Tomas Verduzco[3]. Quelques relations assez négligemment suivies avec cet officier ne l’eussent guère rappelé à ma mémoire sans les rapports mystérieux qui semblaient exister entre lui et un homme dont j’avais toute raison de me défier. Depuis ma dernière rencontre avec don Tomas, j’étais sous l’obsession d’une crainte que ne justifiaient que trop les antécédens connus de ce misérable. J’avais cru devoir prendre quelques précautions contre une attaque qui devait, selon toute apparence, s’envelopper de ténèbres. Je n’avais eu, du reste, pour me conformer aux règles de la plus stricte prudence, qu’à modifier assez légèrement la consigne de la maison que j’occupais, tenue en tout temps, par habitude comme par nécessité, sur le pied d’une place de guerre. Le portier était un vieux soldat de l’indépendance honnête et probe, qui ne montrait jamais plus de vigilance que lorsqu’il était ivre. Il en résultait que la maison était on ne peut mieux gardée. J’étais, il est vrai, la première victime de cet excès de précaution, car ce n’était jamais sans une extrême difficulté que je parvenais à faire décrocher, pour me livrer entrée à moi-même, la chaîne de fer qui retenait les battans de la porte cochère.

L’Angélus venait de tinter à toutes les églises de Mexico, quand, pour la dernière fois, à ce que je croyais, je traversais les rues à cheval, de retour d’une promenade au Paseo. Le jour était tombé au moment où je regagnais mon logis, et je n’y fus introduit qu’après un pourparler plus long que d’habitude avec le vieux gardien de la porte. Appuyé contre la muraille pour se maintenir en équilibre et sauver les apparences, le brave homme, sa baïonnette à la main, se contenta de me montrer du doigt un soldat qui, assis sur un des bancs de pierre du vestibule, se leva avec empressement à mon approche. Un shako sans visière et trop petit pour la tête qu’il couvrait se balançait sur une chevelure longue et emmêlée comme la crinière d’un lion. Un uniforme d’un drap grossier et un pantalon aussi démesurément large que le shako était exigu, des souliers dont l’empeigne entr’ouverte donnait passage aux doigts du pied, une figure d’un rouge cuivré, dénotaient dans cet homme un lepero arraché par la presse aux loisirs du trottoir. Néanmoins un certain air picaresque et arrogant annonçait qu’il n’était pas sans avoir conscience de sa profession et de la splendeur de son accoutrement militaire. Le soldat me tendit une lettre en me disant qu’en sa qualité d’asistente du lieutenant don Blas, c’était de sa part qu’il venait. Je reconnus en effet l’écriture du lieutenant ; la lettre était ainsi conçue :


« Mon cher ami,

« J’ai lu avec attendrissement, dans le roman français que vous m’avez prêté un jour, l’histoire de deux amis qui s’aidaient au besoin de la bourse et de l’épée. Aujourd’hui j’ai besoin de votre bourse, et vous prie de remettre au porteur, qui a toute ma confiance, une once d’or que je vous rendrai à la première occasion. Je puis vous affirmer que ce sera un service dont le pays vous saura gré aussi bien que votre dévoué serviteur et ami.

« Q. S. M. B.[4]

« BLAS P……

« P. S. Réflexion faite, si vous pouviez m’apporter l’once d’or vous-même, ce serait plus sûr, et, pour imiter le dévouement des amis dont l’histoire m’a si vivement ému, je vous offre mon épée. »

Je pensais, comme le lieutenant, que l’once d’or arriverait plus sûrement jusqu’à lui, si je la lui portais moi-même.

— Où est votre officier ? demandai-je au soldat qui attendait la réponse.

— A la barrière de Guadalupe.

— Il est fâcheux, dis-je, que l’Oracion ait sonné, car on ne peut plus traverser la rue à cheval.

— Si c’est, comme m’en a prévenu mon capitaine, l’intention de votre seigneurie de m’accompagner, répondit le messager, mon capitaine m’a bien recommandé de la prier de venir à pied.

En dépit de l’honneur qui devait résulter pour moi d’un service rendu à la nation mexicaine, je ne pouvais me dissimuler que, dans cet é change chevaleresque de bourse et d’épée, le mauvais lot était de mon côté. Cependant le désir d’apprendre de la bouche de don Blas jusqu’à quel point je devais craindre le ressentiment du bravo que le hasard pouvait encore me faire rencontrer me détermina à ne pas laisser échapper cette occasion. Je ne pris que le temps de jeter un manteau sur mes épaules, de cacher des armes sous mes habits, et je suivis le soldat. J’eus soin toutefois, en traversant la ville, qui devenait plus déserte à mesure que nous approchions des faubourgs, de marcher de préférence dans le milieu de la rue, de manière à voir venir tous ceux qui s’avanceraient vers moi, et à éviter les embûches que pouvaient cacher les inégalités des murailles. J’arrivai ainsi sans encombre, riant parfois de mes terreurs, parfois tressaillant à des bruits soudains, jusqu’à la garita (barrière) de Guadalupe. La nuit était des plus sombres, et les pluies de juillet (nous étions dans la première quinzaine du mois) s’annonçaient déjà par une brume pluvieuse qui rendait le pavé glissant.

— Y sommes-nous bientôt ? demandai-je au soldat en franchissant la barrière.

— Tout à l’heure, répondit-il.

Bientôt une pluie fine succéda à la brume. Nous étions parvenus sur la chaussée qui sert de voie de communication entre les lacs, sans que le soldat fît mine de s’arrêter encore. Un rideau de pluie, épaissi par le brouillard qui s’élevait des lacs, cachait les deux pics neigeux des volcans qui dominent la plaine. J’aperçus enfin à quelque distance scintiller faiblement, au milieu du brouillard, les vitres éclairées d’une maison basse. Bientôt un bruit confus de voix vint jusqu’à mon oreille. Arrivé à deux pas de la maison, le soldat frappa de sa baïonnette la porte, qui s’ouvrit ; puis il entra sans façon le premier en me faisant signe de le suivre. En toute autre circonstance, je n’aurais rien vu que de fort ordinaire dans cette invitation ; mais, avec les idées de guet-apens qui m’obsédaient depuis un mois, j’hésitai à pénétrer dans une maison qui me faisait l’effet d’un vrai coupe-gorge. Une voix que je reconnus mit fin à mon hésitation : c’était celle du lieutenant don Blas, qui s’informait à son asistente du résultat de sa commission. Dès-lors toutes mes craintes s’évanouirent, et j’entrai. Au même instant, don Blas se précipitait à ma rencontre et me pressait dans ses bras avec toute l’effusion mexicaine. Après les premiers complimens, le lieutenant me fit traverser une salle encombrée de gens de toute espèce, pour gagner une pièce plus vaste où des buveurs et des joueurs, en plus petit nombre, mais qui paraissaient d’une classe plus élevée, garnissaient une demi-douzaine de tables. Tous paraissaient être militaires, à en juger par leurs moustaches du moins, et don Blas lui-même ne portait d’autres insignes qu’une veste ronde avec deux attentes d’épaulettes qui dénotaient seules le lieutenant gradué capitaine. Nous nous assîmes à l’écart. Les buveurs tournèrent aussitôt vers moi des regards dont l’expression n’était nullement rassurante.

— C’est un ami, seigneurs, se hâta de leur dire don Blas, et il ne nous trahira point.

J’avais d’excellentes raisons pour être discret en pareille occasion, et je ne fis aucune réflexion sur ces paroles du lieutenant. On nous servit une infusion de tamarin fortement relevée d’eau-de-vie ; après quoi, m’adressant à don Blas :

— Par quel hasard, lui demandai-je, n’êtes-vous pas venu réclamer vous-même le service que vous attendez de moi ? Vous m’auriez évité une longue course qu’il me faudrait recommencer seul dans les ténèbres.

— Je vais répondre à cette question, dit le lieutenant en allongeant la main pour recevoir l’once d’or et en la serrant dans sa poche. Le premier motif de la peine que je vous ai donnée est que je suis en gage ici moi-même et que je ne pouvais m’en aller sans payer ma dépense ; ensuite, vous ne pourrez plus vous en retourner qu’au point du jour, en compagnie de votre très dévoué serviteur.

— Est-ce à dire que vous allez me mettre en gage aussi ? demandai-je.

— Nullement ; mais vous verrez, d’ici à deux heures, certaines choses qui vous ôteront l’envie de vous retirer. Je ne puis, pour le moment, vous en dire davantage.

Une telle confidence ouvrait un vaste champ à mes conjectures, mais j’avais à cœur, pour le moment, d’obtenir de don Blas quelques renseignemens sur une affaire qui me touchait plus directement.

— Vous avez eu la bonté, dis-je au lieutenant, de m’offrir votre bras en échange du service assez mince que j’ai pu vous rendre, et sans doute vous vous réjouirez d’apprendre qu’il est telle circonstance qui pourrait rendre opportune pour moi l’offre de votre valeureuse épée.

La physionomie jusqu’alors souriante de don Blas parut s’obscurcir ; je crus deviner que le lieutenant ne s’attendait pas à être si tôt pris au mot. Cependant il se remit promptement et s’écria :

— C’est vraiment jouer de malheur, caramba ! mon épée est en gage comme le reste de mon équipement ; mais vous n’en avez donc pas, que vous veuilliez m’emprunter la mienne ?

— C’est votre bras et non votre épée que je réclamais, répondis-je en souriant de l’étrange faux-fuyant du lieutenant. L’épée du Cid serait inutile entre mes mains, contre un ennemi aussi redoutable que…

— Parlez plus bas, interrompit don Blas en tordant sa moustache ; on connaît ici ma bravoure téméraire, on sait que le danger m’électrise, et on pourrait craindre que je ne prêtasse à une autre cause le poids d’un bras qui appartient tout entier à mon pays.

L’air matamore de l’officier ne m’en imposa point, mais je ne voulus pas pousser plus loin une épreuve qui n’avait été pour moi qu’une plaisanterie. Je tenais seulement à savoir si le bravo ne lui avait pas fait quelque confidence à mon égard, et ce fut en riant de mes terreurs que j’appris qu’il n’avait été nullement question de moi après mon départ d’Arroyo-Zarco.

En ce moment, le galop d’un cheval retentit sur les pierres de la chaussée ; presque en même temps un jeune garçon d’une quinzaine d’années se précipita dans la salle. A sa casquette militaire, espèce de béret orné d’un large galon d’or, ainsi qu’à son uniforme, il était facile de reconnaître un cadete (cadet).

— Tout va bien, seigneurs, s’écria-t-il ; le colonel vient de recevoir un pli du général, ce soir sa division est arrivée à Cordova ; Valencia s’approche de son côté ; dans trois jours, nous serons maîtres de Mexico, et moi je serai alferez.

Tous les assistans se levèrent spontanément, et j’interrogeai de l’œil le lieutenant.

— Voulez-vous encore partir ? me dit don Blas.

Il me paraissait évident que j’assistais au prologue de quelque nouvelle révolution qui ne faisait qu’éclore, et je me réjouissais d’être spectateur de l’une de ces petites scènes qui servent de prélude ou de cause aux grands événemens. Les acteurs d’un drame politique allaient se montrer à mes yeux en déshabillé.

Parmi les nombreux abus qui ont tari, au Mexique, les sources de la richesse publique et contribué à isoler ce pays du progrès européen, le plus déplorable et le plus frappant est, sans contredit, l’abus du régime militaire. Dans une contrée que sa position géographique éloignait alors de toute rivalité voisine, le rôle de l’armée était fini après la consécration de l’indépendance, consécration obtenue, sinon diplomatiquement, du moins de fait. Il y avait à relever assez de ruines entassées par dix ans de lutte. Malheureusement, au lieu de chercher à déblayer le sol, les chefs de la nouvelle république ne demandèrent à l’armée que la satisfaction d’ambitions personnelles. Dès-lors, une manie belliqueuse s’empara d’un peuple pacifique depuis trois cents ans, et peu à peu l’armée s’accoutuma trop facilement à décider toutes les questions politiques. On connaît le résultat de cette transformation guerrière : aujourd’hui le moindre officier mexicain se croit appelé, non par conviction politique, mais uniquement par ambition privée, à protéger ou à renverser le gouvernement établi. Il semblerait, comme on l’a dit plaisamment, qu’un article de la constitution donne à chaque Mexicain le droit imprescriptible de naître colonel.

Accoutumés depuis l’enfance à fouler aux pieds toutes les institutions civiles, le cadet transformé en officier presque avant l’âge de raison, le soldat de fortune qu’une longue suite de pronunciamientos auxquels il a pris part a élevé à la dignité de l’épaulette, tendent tous deux au même but, un avancement rapide, par la même voie, celle de l’insurrection. Intervertie à chaque instant par un changement subit de gouvernement, la hiérarchie militaire n’a plus de fixité, un grade supérieur ne peut s’obtenir qu’à la pointe de l’épée. Puis, selon les chances de la guerre civile, l’officier qui a conquis un grade plus élevé, ou qui a vu renverser la bannière sous laquelle il abritait son ambition, demande aussi vainement sa paie au gouvernement nouveau qu’au gouvernement déchu. D’à-compte en à-compte, mais toujours créancier de l’état, il arrive ainsi au moment où quelque balle égarée solde à jamais son compte, ou bien à celui où, maître à la fin de puiser dans le trésor public, il se constitue, à son tour, débiteur insolvable de ceux qu’il a devancés dans la carrière. Cependant, quelles que soient les vicissitudes sans nombre qui agitent le pays, ce n’est, on le conçoit, qu’exceptionnellement que l’officier arrive à la tête des affaires ; sa vie ne serait donc qu’une suite de privations, si son industrie ne suppléait à la rareté de ses émargemens. Dès-lors, insurgé par ambition, joueur par tempérament, contrebandier à l’occasion, maquignon par nécessité, remendon de voluntades[5] au besoin, l’officier fait de tout métier et marchandise, plus à plaindre en cela qu’à blâmer, car on ne lui a rien appris, pas même les élémens de son métier, et son pays ne sait payer aucun service, pas même le sang qu’on verse pour sa cause.

La nouvelle d’un soulèvement prochain venait sans doute de se répandre dans la salle attenante à la nôtre, car un tumulte assourdissant dominait le hourra général dans lequel on distinguait les cris de : « Vive Santa-Anna ! Mort à Bustamante ! A bas le quinze pour cent et le congrès ! » et d’autres clameurs qui ont déjà retenti si souvent et qui trouveront toujours un écho chez un peuple trop jeune encore pour avoir appris la liberté. Quand le silence se fut un instant rétabli, j’interrogeai formellement le lieutenant au sujet du mouvement politique qui se préparait, mais à ma première question :

— Chut ! me répondit-il, ici vous devez paraître ne rien ignorer ; je vous mettrai plus tard au fait de tout ; pour le moment, je n’ai rien de plus pressé que de payer ma dépense et de m’en aller. Vous verrez que le pays est aussi, comme je vous l’écrivais, l’un de vos débiteurs, car son salut est intéressé à la liberté de ma personne.

— Avec deux débiteurs semblables je ne dois avoir nul souci de ma créance, dis-je sérieusement à don Blas ; mais comment se fait-il qu’un simple bourgeois ait osé mettre embargo sur un militaire ?

— Hélas ! répondit mélancoliquement don Blas, on emprunte à qui l’on peut ; le malheur a voulu que cette auberge fût tenue par un officier, et que je ne l’apprisse que quand, enchanté du crédit que j’avais trouvé, j’en avais usé sans façon comme avec un bourgeois.

Que l’auberge fût tenue par un officier, il n’y avait rien là d’étonnant pour un voyageur familier comme moi avec les mœurs mexicaines ; mais qu’un officier eût osé faire crédit à un confrère, cela me paraissait une inexplicable témérité.

— Holà ! Juanito, cria le lieutenant à son asistente.

Celui-ci ne tarda pas à paraître dans une tenue plus pittoresque encore que celle où je l’avais vu une heure plus tôt. Son shako sans visière se balançait toujours sur son effrayante crinière, mais un frac de cavalier remplaçait son frac de fantassin, et, trop petit pour sa taille, laissait paraître au-dessus de la ceinture de son pantalon une large raie de chair d’un rouge cuivré. Juanito était évidemment de mauvaise humeur.

— Qu’as-tu, muchacho ? demanda don Blas.

— Parbleu ! répondit Juanito d’un ton rogue, vous coupez ma veine au moment où j’allais gagner un casque de dragon à la place de mon shako, et vous voulez que j’aie l’air satisfait !

— Prie le seigneur huesped de me venir trouver, lui dit don Blas sans paraître remarquer la brusque réponse de son soldat.

Juanito fit un demi-tour et sortit sans mot dire.

— C’est un homme qui m’est dévoué, et je lui pardonne quelques libertés en faveur de son dévouement, reprit le lieutenant en forme d’apologie ; le dévouement est chose si rare en ce monde !

L’hôte ne tarda pas à paraître, et je m’expliquai sur-le-champ l’attitude humble du lieutenant. L’huesped était un homme de taille herculéenne, large d’épaules, coloré de visage et porteur de formidables moustaches relevées en croc ; en un mot, il avait toute la tournure d’un valenton[6] de premier ordre.

— Combien vous dois-je ? demanda don Blas, car c’est toujours pour moi un bonheur que de payer mes dettes !

Le fait est que, si la rareté d’un plaisir en double le prix, le paiement d’une dette doit être pour vous un bonheur bien complet, répondit l’hôte : vous me devez quinze piastres et demie.

— Quinze piastres et demie ! s’écria le lieutenant en faisant un soubresaut, demonio !

Et rendant au colonel l’once d’or qui était passée de ma poche dans la sienne, il reçut en retour les quatre réaux qui lui revenaient.

Caramba ! colonel, vous me donnerez bien un réal de plus pour le change, j’espère, dit le débiteur d’un ton suppliant.

L’hôte fit la sourde oreille à cette demande, et, tirant d’une armoire voisine l’épée et la casquette du lieutenant, il les lui remit en disant :

— Faites attention que je ne vous prends rien pour le chagrin que m’a causé l’obligation de vous retenir en gage depuis deux jours.

Tous les comptes de don Blas étant réglés d’une façon si satisfaisante, le lieutenant me proposa de faire un tour avec lui sur la chaussée. J’attribuai sans hésiter cette proposition au désir de faire usage de la liberté qui venait de lui être rendue, mais je ne tardai pas à être détrompé. Le lieutenant échangea quelques mots à voix basse avec les autres officiers réunis dans la même salle que nous, et sortit en promettant de venir rendre compte de ce qu’il aurait pu voir ou apprendre. Je me hâtai de le suivre, car, malgré la curiosité que j’éprouvais, je ne pouvais me dissimuler que la place d’un étranger n’était pas au milieu d’un foyer de conspiration, quelles que pussent être d’ailleurs ses opinions particulières.

La pluie avait cessé de tomber ; un brouillard assez épais s’étendait encore sur les lacs de droite et de gauche, mais l’eau stagnante des lagunes réfléchissait déjà quelques échappées d’un ciel moins sombre. Le volcan de Popocatepetl était enseveli sous un dais de vapeurs, tandis que les neiges du volcan voisin brillaient faiblement aux rayons de la lune. Sous ce voile de brume, la Femme Blanche[7] paraissait plutôt une des pâles divinités scandinaves des nuits septentrionales que la nymphe américaine couchée sous le ciel du tropique. Les lumières de la ville s’éteignaient l’une après l’autre, le silence était profond ; cependant une rumeur confuse arrivait jusqu’à nous, semblable au frémissement des roseaux agités des lacs.

— Avançons, me dit don Blas, car l’heure approche, et je suis étonné de ne rien voir encore.

— Qu’attendez-vous ? lui demandai-je.

— Vous le verrez : avançons !

Au bout d’un quart d’heure de marche environ, la rumeur vague que la tranquillité de la nuit laissait entendre devint plus distincte et se convertit bientôt en un piétinement de chevaux qu’amortissaient l’air humide et la terre détrempée. C’était, sans nul doute, un corps de cavalerie en marche. Une masse noire ne tarda pas, en effet, à s’avancer.

— Qui vive ! nous cria un de ceux qui marchaient en tête.

— Amis, répondit don Blas.

Que gente ! demanda de nouveau la voix.

Mexico ! fut la réponse du lieutenant, qui demanda à son tour où se trouvait la division du général.

— A Cordova, répondit la même voix.

La troupe passa, et nous restâmes immobiles à la même place. Peu après, une seconde troupe, puis une troisième firent et rendirent les mêmes réponses de la même manière et poursuivirent leur route vers Mexico. Cependant je ne voyais dans ces hommes que des voyageurs ordinaires, car rien ne trahissait, dans leur costume, la tenue d’un corps régulier, quand des lueurs éloignées me parurent scintiller au milieu du brouillard. Je crus même distinguer des vivat qui s’élevaient de temps à autre ; c’était une nouvelle troupe qui s’avançait. Au centre, et vivement éclairés par la lueur de torches résineuses, venaient, sur deux chevaux dont ils comprimaient l’ardeur, deux officiers en tenue de campagne, c’est-à-dire moitié militaire, moitié bourgeoise. Celui qui marchait en tête avait une physionomie et une tournure qui me frappèrent doublement en ce qu’elles éveillèrent chez moi un sentiment de curiosité et un vague ressouvenir. C’était un homme qui paraissait avoir quarante-cinq ans, de haute taille et d’un teint jaunâtre. Un front élevé, dont le chapeau ne dissimulait qu’imparfaitement la proéminence, un menton arrondi et peut-être trop fort pour la régularité des traits, dénotaient chez lui la persistance et même la ténacité. Son nez légèrement aquilin, ses grands yeux noirs pleins d’expression, sa bouche mobile, donnaient à ses traits un air de noblesse remarquable. Des cheveux noirs et bouclés couvraient ses tempes et ombrageaient ses joues aux pommettes un peu saillantes. Je remarquai que l’une des mains du cavalier, celle qui tenait la bride du cheval, était mutilée.

Don Blas fit un geste de surprise, et, se donnant à peine le temps de répondre au mot de ralliement qui lui fut demandé, il s’élança vers l’officier à cheval.

— Votre excellence ne doit pas oublier que nous sommes à deux pas de Mexico, lui dit-il en se découvrant respectueusement, et la prudence exige qu’elle n’aille pas plus loin.

— Ah ! c’est vous, capitaine don Blas, dit le cavalier en s’arrêtant, je suis bien aise de vous voir parmi les nôtres. Puis s’adressant à son cortége

— Vous l’entendez, seigneurs, dit-il, le plaisir de me retrouver encore au milieu de vous me faisait oublier le soin de ma propre sûreté ; mais le temps n’est pas éloigné, je l’espère, où je reviendrai de nouveau et où je ne trouverai là-bas, ajouta-t-il en montrant Mexico, que des amis et dés frères.

En disant ces mots, le cavalier fit une demi-volte, et je pus voir que du côté droit une jambe de bois s’appuyait seule sur l’étrier. Un hourra couvrit ses dernières paroles, les brandons jetés au loin allèrent s’éteindre en sifflant dans les eaux du lac, et tout rentra dans l’obscurité, mais pas assez vite pour que je n’eusse pu reconnaître dans le cavalier qui venait de s’entretenir avec don Blas, l’homme qui, depuis vingt-cinq ans, a été le mauvais génie du Mexique, le prétexte ou la cause de toutes ses révolutions, en un mot le général don Antonio Lopez de Santa-Anna.


II

Nous restâmes seuls le lieutenant et moi. Je priai don Blas de m’expliquer les scènes dont je venais d’être témoin. Le lieutenant me donna quelques détails sur le mécontentement causé par la loi du quinze pour cent. C’était, en effet, ce mécontentement qui servait de prétexte au nouveau pronunciamiento. Les nombreux voyageurs que j’avais rencontrés sur la route appartenaient à un régiment de cavalerie en garnison près de Mexico. Don Blas avait été chargé d’enrôler ces cavaliers au service de Santa-Anna, avec la promesse d’échanger son grade actuel contre un grade de capitaine dans la cavalerie. Je compris alors pourquoi l’asistente de don Blas avait mis tant d’empressement à se procurer un uniforme de cavalier. Jour avait été pris, par les partisans de Santa-Anna, pour introduire dans Mexico sous un déguisement bourgeois, chose facile dans un pays où le costume militaire ressemble assez au costume civil, le régiment nouvellement embauché.

De retour à l’auberge, le lieutenant raconta ce qui venait de se passer aux officiers qui avaient pris les devans sur leurs soldats. La séance fut alors levée, car le projet dont on attendait l’exécution venait de se réaliser, et ce fut au tour des officiers de regagner isolément la ville. Nous reprîmes à pied, comme les autres, don Blas et moi, le chemin de Mexico ; quant aux soldats, ils devaient se disséminer prudemment par toutes les barrières.

Chemin faisant, je manifestai au futur capitaine les craintes que j’éprouvais sur le sort du convoi d’argent exposé aux attaques des généraux révoltés.

— Y auriez-vous par hasard quelque intérêt ? me demanda-t-il vivement.

— Aucun ; mais le pillage de ce convoi entraînerait des pertes considérables pour plusieurs de mes compatriotes.

— Soyez sans crainte, me dit-il, une protection cachée, mais puissante, s’étend sur le convoi. Un courrier extraordinaire, parti ce matin, l’a fait mettre en lieu de sûreté. Le muletier attendra la fin des événemens, et le commandement de l’escorte qui l’accompagne sera remis en des mains braves et fidèles ; j’y prends un aussi vif intérêt que vous.

— Et pourquoi ? demandai-je étonné.

— Pourquoi ? Parce que nous ne voulons pas qu’un attentat à la propriété souille la glorieuse révolution que nous allons faire. Et puis, c’est moi-même qui dois commander l’escorte de la conducta.

Je ne m’expliquais guère la chaleur avec laquelle le lieutenant parlait d’une mission qui semblait n’avoir pour lui aucun avantage apparent ; mais, sans lui adresser de nouvelles questions, je me bornai à lui faire part du projet que j’avais formé de me joindre à l’escorte de la conducta. Don Blas accueillit assez froidement d’abord cette ouverture ; puis, voyant que c’était de ma part une intention bien arrêtée, il s’applaudit, non sans affectation, de m’avoir pour compagnon de route. Malheureusement il était impossible encore de fixer le jour de notre départ, et bien des dangers, quoi qu’en dît don Blas, menaçaient le précieux convoi.

Vingt-quatre heures après notre arrivée dans la ville, le bruit se répandit que les généraux Santa-Anna et Valencia s’avançaient à la tête de deux divisions pour obtenir le redressement des griefs qu’on imputait au gouvernement de Bustamante. Bientôt on entendit le canon gronder. Dès-lors, les événemens marchèrent rapidement. Des actions, non sans importance, s’étaient engagées entre les troupes du gouvernement et les factieux qui s’étaient avancés pour cerner la plana Mayor et avaient élevé une redoute à deux pas de la maison située à l’angle des rues San-Agustin et Secunda Monterilla. On apprit enfin, à la consternation générale, que la garnison du palais, corrompue par les rebelles, s’était emparée, au sein du palais même, de la personne du président. Au milieu de ce conflit, je n’avais plus entendu parler de don Blas, quand, le matin du jour qui suivit ces événemens, des coups redoublés frappés à la porte cochère m’éveillèrent en sursaut. Quelques minutes après, je vis entrer dans ma chambre le lieutenant en grande tenue. Une longue barbe, des cheveux en désordre, une figure noircie de poudre, prouvaient, ou du moins semblaient prouver qu’il avait largement pris sa part des engagemens antérieurs. Je le félicitai sur sa tenue belliqueuse. Don Blas reçut mes éloges en homme qui sait les avoir mérités, et m’apprit avec un certain air d’importance qu’il venait tenir garnison sur la terrasse de ma maison, qui dominait la place du palais.

— J’ai choisi votre maison, sauf votre approbation, me dit-il, parce qu’elle est dans le voisinage du palais présidentiel, et pour vous montrer ensuite comment on gagne un grade de capitaine. J’espère que vous me suivrez sur la terrasse, où ma compagnie stationne déjà.

— J’assisterai avec joie, répondis-je, à votre triomphe, et, si vous voulez me permettre de m’habiller, je m’empresserai d’aller prendre ma place près de vous ; seulement j’aurai soin de me mettre parfaitement à l’abri des balles, car je n’ai pas le moindre grade à gagner. Mais, à propos, vous êtes donc encore dans l’infanterie ?

— J’ai eu des raisons pour ne pas changer encore, répondit le lieutenant avec une légère hésitation. Dans une bagarre semblable, un cavalier est bien exposé…. bien inutile, veux-je dire, et d’ailleurs avec quoi diable aurais-je acheté un cheval ?

En ce moment, la porte s’ouvrit, et un casque de dragon se montra par la porte entrebâillée ; ce casque couvrait la tête de l’asistente Juanito, qui, plus heureux que son lieutenant, se trouvait, grace au monte, à moitié transformé déjà en cavalier, car il ne lui restait plus du fantassin que l’immense pantalon dans lequel il semblait prêt à s’engouffrer.

— Mon capitaine, s’écria l’asistente, si vous ne venez pas vous mettre à la tête de vos hommes, il va nous arriver quelque malheur.

— Quoi ! reprit don Blas, les drôles sont-ils si impatiens d’en venir aux mains ?

— Oh ! non, reprit Juanito, ils n’ont pas l’air pressé, au contraire ! Mais il y a sur la terrasse de l’Ayuntamiento, en face de la maison du seigneur français, ce grand coquin de colonel, vous savez…. le maître de l’auberge qui retenait votre seigneurie en gage. Il nous propose de nous acheter nos cartouches.

— Et mes braves ont refusé avec indignation, j’en suis sûr ?

— Je le crois bien ! répondit l’asistente, on ne leur en offre que moitié prix.

— Mais, s’écria le lieutenant, ce damné de colonel nous a donc trahis ?

— Cela se peut, seigneur capitaine, mais je n’ai pas l’habitude de m’occuper de ce qui ne me regarde pas ; le colonel a peut-être eu de très bonnes raisons pour changer de parti : qui sait !

L’officier s’élança sur les pas de l’impassible Juanito, et je m’habillai à la hâte. J’étais curieux de voir comment, selon l’expression de don Blas, on gagnait un grade de capitaine. Au moment où je montais les derniers degrés qui conduisaient à l’azotea (toit plat) de ma maison, je l’entendis commander : Feu ! d’une voix tonnante. Je m’arrêtai. A ma grande surprise, le silence le plus profond ne cessa pas de régner sur la terrasse. Un second commandement ne fut pas mieux exécuté, et ce ne fut qu’au troisième qu’une détonation se fit entendre, mais assez faible pour démontrer que ce n’était qu’à regret que les soldats prodiguaient des cartouches qui, bien qu’estimées à moitié prix, n’en possédaient pas moins à leurs yeux une certaine valeur.

J’entr’ouvris la porte de la terrasse avec toute la prudence convenable, et je me glissai, protégé par le mur d’enceinte de l’azotea, derrière un des pilastres qui s’élevaient comme des créneaux de distance en distance[8]. J’avais une lorgnette à la main.

— Qu’allez-vous faire de cette lorgnette ? me demanda don Blas.

— Parbleu ! je ne vais jamais sans ma lorgnette au spectacle, pas même à une course de taureaux ; l’aurais-je oubliée quand je viens me mettre aux premières loges pour un combat de géans !

Le futur capitaine semblait jeter un œil d’envie sur le poste derrière lequel je me trouvais en parfaite sécurité. Je découvrais de ma terrasse la place du palais même et les rues adjacentes. Le pavillon national ne flottait plus au faîte du palais, où le président se trouvait prisonnier de sa propre garnison. A l’angle opposé du logement qu’il occupait, je voyais aux lucarnes grillées de la prison qui faisait partie du palais des têtes sinistres s’agiter avec fureur. Les troupes restées fidèles à la cause de Bustamante étaient rangées sur la grande place, les officiers allaient et venaient en donnant des ordres, l’artillerie roulait avec bruit sur le pavé, et des explosions lointaines, une fumée blanche qui s’élevait en nuages pressés derrière les maisons, indiquaient que, dans les rues où je ne pouvais plonger mes regards, l’affaire était chaudement engagée. Je ne pouvais voir qu’assez confusément les combats qui se livraient dans la ville ; mais, selon la tactique adoptée au Mexique, les mêmes scènes se répétaient sur les toits des maisons. C’était comme un second plan de combattans au-dessus du plan inférieur des rues. Les terrasses du palais étaient couronnées de soldats qui composaient une partie de la garnison vendue à Santa-Anna. Ces soldats nourrissaient un feu assez vif contre les troupes du colonel, qui se trouvaient ainsi prises entre deux ennemis ; mais la proximité du détachement de don Blas était de nature à l’alarmer plus sérieusement. Le lieutenant venait de commander le feu de nouveau, et cette fois avec plus de succès que les deux premières, quand le gigantesque colonel s’avança en parlementaire sur le bord de l’azotea qu’il occupait, et, faisant de ses deux mains un porte-voix, s’écria :

Muchachos ! savez-vous qu’il est très fastidieux que vous tiriez sur nous de la sorte ? Caramba ! on y met au moins de la discrétion, et ce n’est pas bien de se réunir ainsi deux contre un : entre braves on se doit des égards !

— Traître ! s’écria le lieutenant exaspéré.

— Traître ! traître ! vous êtes charmant, sur ma parole, mon cher don Blas ! On n’est pas traître pour son plaisir, et vous me paraissez avoir des idées très arriérées en politique. Ah çà ! vous avez donc de la cavalerie sur vos toits ? ajouta amicalement l’orateur en voyant reluire au soleil le casque de l’asistente, ce n’est pas de franc jeu. Si je faisais monter ici du gros calibre, vous auriez le droit de vous plaindre.

— Vous avez fait à mes soldats des offres outrageantes, reprit don Blas.

— C’est vrai, reprit le colonel, j’ai eu tort, je n’ai pas proposé à ces braves un prix raisonnable de leurs cartouches, mais je suis prêt à réparer ma faute.

Un hourra de joie poussé par toute la troupe du lieutenant indiqua que l’orateur regagnait une partie du terrain qu’il avait perdu.

— Le colonel ne raisonne pas mal, ce me semble, dis-je à don Blas.

— Ce sont, il est vrai, d’assez solides raisons, reprit-il en homme qui se sentait presque convaincu, mais le devoir ordonne que je ne considère en lui qu’un ennemi.

Les choses paraissaient néanmoins s’acheminer vers une conclusion toute pacifique, quand le colonel ajouta

— Il est donc convenu que vous ne tirerez plus sur moi. D’ailleurs, que gagnerait votre capitaine à me tuer ? Il ne me doit plus un réal.

Ce malencontreux argument, qui rappelait au lieutenant que le colonel l’avait tenu en gage pour une dette de quelques piastres, ranima toute sa rancune, et don Blas s’écria de nouveau en brandissant son épée : — Mort aux ennemis de la patrie ! feu sur les traîtres !

Ses hommes accueillirent avec stupeur une conclusion si imprévue : mais à la fin force leur fut d’obéir, et les deux partis commencèrent à se fusiller avec autant d’acharnement que d’insuccès. Les balles passaient au-dessus de ma tête en déchirant l’air avec des sifflemens aigus semblables à ceux du fer rouge qui s’éteint dans l’eau. Consciencieusement blotti dans l’angle du mur, j’observais la contenance de don Blas, et je dois dire qu’elle me paraissait assez satisfaisante, lorsqu’une nouvelle décharge se fit entendre ; le lieutenant tomba. J’allais m’élancer sur lui, l’asistente me prévint. Don Blas, étendu tout de son long, ne donnait aucun signe de vie. Je vis Juanito écarter impérieusement quelques soldats, et j’admirais déjà ce fidèle serviteur jaloux de prodiguer seul ses soins à son maître, quand, à ma grande surprise, il fouilla dans les poches de l’uniforme du lieutenant, et, retirant à la fin ses mains vides, s’écria d’un air désappointé :

— Rien ! pas un réal ! Étonnez-vous donc qu’on soit si mal commandé par des officiers qui n’ont pas un réal dans leur poche ; encore si celui-là avait un pantalon de cavalerie !

Après cette oraison funèbre, l’homme dévoué détacha l’épaulette d’or du lieutenant avec un flegme parfait, et se l’adjugea en guise de consolation. Don Blas soupira faiblement, rouvrit les yeux et pria qu’on le transportât loin du champ de bataille. Ses ordres furent accomplis, et quatre hommes le chargèrent sur leurs bras. Je voulus l’accompagner pour le faire déposer sur mon lit jusqu’au moment où les premiers soins pourraient lui être donnés, mais il s’y opposa fortement ; j’insistai néanmoins et je le fis transporter dans ma chambre.

— Ce ne sera rien, me dit don Blas ; les balles ne tuent pas un vieux soldat comme moi ; remontez là-haut et continuez d’observer l’action, la victoire sera pour moi la guérison. En attendant, j’ai besoin d’être seul.

J’obéis à ses injonctions, et je retournai occuper le poste que j’avais abandonné. Pendant mon absence, le colonel avait proposé et fait accepter une trêve, et, à mon retour, les ennemis échangeaient entre eux les offres de service les plus courtoises.

Cependant, de près et de loin, des scènes plus sérieuses avaient lieu au-dessous de nous. Rassuré par l’attitude amicale des soldats de don Blas et du colonel, je pus observer plus à l’aise la marche des événemens. La redoute établie à l’angle des rues San-Agustin et Monterilla vomissait sans relâche des flots de mitraille ; le pavé était jonché de morts et de blessés qui tombaient, les uns avec tout le stoïcisme indien, les autres en poussant des cris lamentables. Ces derniers appartenaient principalement à la classe des curieux que leur mauvaise étoile avait poussés au milieu du feu. Plus loin, du côté de la barrière de San-Lazaro, le canon tonnait sans interruption ; enfin, dans la rue Tacuba, qui fait face au palais, une batterie, établie par les troupes insurgées, balayait la place et ouvrait de larges brèches dans l’enceinte du palais même. Les décombres s’entassaient avec rapidité, les balcons de fer pendaient déchirés et tordus comme les lianes d’une forêt vierge ; bientôt un pan de muraille s’écroula. Alors, sur la baie démantelée d’une croisée, un homme couvert d’un riche uniforme s’avança hardiment, de manière à dominer la foule. Je pus distinguer sur ses traits fortement accusés, comme dans sa constitution robuste, tous les signes d’une de ces natures vigoureuses qu’une sorte de prédestination semble pousser vers les rudes épreuves de la vie militaire. Cet homme était le meilleur citoyen peut-être du Mexique. J’avais vu trop souvent le général Bustamante pour ne pas le reconnaître aussitôt, malgré la distance qui me séparait de lui. Plus affligé sans doute des scènes qui ensanglantaient la ville que soucieux de sa propre sûreté, général adressa aux séditieux quelques paroles que je ne pus entendre. Cependant le canon grondait sans relâche, les pierres détachées par les boulets volaient en éclats, et le président paraissait ne pas voir que le danger croissait de minute en minute. Enfin il se retira. Un nouvel incident venait d’attirer l’attention générale. Les murs de la prison, brisés par le canon, s’étaient entr’ouverts, et je pus voir les détenus, au mépris de la mitraille qui continuait à balayer la place, se glisser un à un avec des hurlemens de joie à travers les interstices, puis se disperser par les rues. C’était le complément de l’anarchie, qui régna dès ce moment en maîtresse absolue dans la ville.

Ces tristes scènes commençaient à lasser ma curiosité, quand il se fit entre les combattans, comme une trêve tacite. Un silence profond succéda aux décharges de l’artillerie ; le moment était venu, pour chaque parti, de compter ses morts et de panser ses blessés. Je regagnai ma chambre, bien désireux de connaître l’état du lieutenant don Blas, mais il ne s’y trouvait plus, et le lit où on l’avait déposé était à peine foulé. Je questionnai les gens de la maison : au moment où la trêve avait été proclamée, on l’avait vu descendre l’escalier et s’élancer dans la rue. Il avait sans doute pensé qu’en raison de la concurrence, il était plus prudent de courir après ce grade de capitaine tant espéré que de l’attendre patiemment au logis. Complètement rassuré sur les suites de sa blessure, je sortis à mon tour. Le drame semblait fini. Dans les rues, on transportait les blessés, et les portes s’ouvraient partout pour les recevoir. Quant aux morts, les promeneurs enjambaient leurs cadavres avec la plus complète insouciance ; leur rôle était joué, et l’oubli commençait déjà pour eux.

Le lendemain cependant, le combat recommença, et le sang coula de nouveau dans les rues. Vaincu bientôt sans avoir été renversé, le pouvoir retira la loi du quinze pour cent ; une pleine et entière amnistie fut accordée aux révoltés, et l’on vit sortir du palais national, avec tous les honneurs de la guerre, une troupe de factieux parmi lesquels on reconnaissait avec terreur plusieurs malfaiteurs célèbres dans les fastes des prisons. Des ruines partout, du sang répandu, le retrait d’une loi particulière à un état seul, tels furent les déplorables résultats d’une insurrection qui avait entraîné à sa suite douze jours de combat et d’anarchie.


III

Dès que l’ordre parut rétabli, dès que le commerce eut repris quelque sécurité, je songeai à quitter Mexico. On venait d’apprendre que la conducta s’était remise en route. Je tenais plus que jamais à faire partie de l’escorte commandée par le lieutenant don Blas, et, le lendemain d’un jour consacré à prendre congé de tous mes amis, je traversai une dernière fois, avant le lever du soleil, les rues de la capitale du Mexique, suivi de mon valet Cecilio.

La joie que j’éprouvais à l’idée de mon prochain retour en Europe ne tarda pas à se dissiper, quand je fus dans la campagne, pour faire place à une vague tristesse. Mexico est encore entouré de lacs comme au temps de la conquête ; mais depuis trois cents ans l’aspect de ces plaines liquides, traversées par une chaussée gigantesque, a bien changé. Le temps n’est plus où les brigantins de Cortez se croisaient sur ces lacs avec des milliers de pirogues peintes. A moitié taris par l’action du temps et par les travaux de desséchement, les lacs de Mexico n’ont gardé de leur ancienne splendeur que cette teinte mélancolique qui s’attache à toute grandeur déchue. Le bruit éloigné du fusil de quelque chasseur, les chansons sauvages des Indiens, dont les rares pirogues courbent les roseaux, n’interrompent qu’à de longs intervalles le silence qui pèse au loin sur la campagne. Des aigrettes blanches, immobiles sur la surface des lacs comme les fleurs du nénuphar, des poules d’eau, des canards plongeurs, des reptiles qui agitent les plantes aquatiques, çà et là un Indien pêcheur enfoncé dans l’eau jusqu’à mi-jambe, tels sont les seuls êtres vivans qui animent ces solitudes. Le ciel et les montagnes n’ont du moins pas changé d’aspect, et depuis trois cents ans la couronne de neige des volcans s’élève toujours dans le même azur.

Arrivé à Buena-Vista, d’où la vue domine la vallée de Mexico, je m’arrêtai pour jeter sur ces belles plaines un dernier coup d’œil. Au milieu d’une ceinture de collines bleues et de petits villages dont les maisons blanches tranchaient gaiement sur la verdure des saules, les lacs avaient repris, grace à la distance, une partie de leur ancien prestige. Mexico semblait encore la Venise du Nouveau-Monde. Je m’arrêtai un instant à contempler ses dômes lointains avec un sentiment de tristesse involontaire. Je voyais pour la dernière fois une ville où j’étais arrivé avec toute la curiosité, tout l’enthousiasme de la jeunesse. Mexico avait été l’endroit de halte où je me reposais au retour de chacune de mes excursions. C’était pour moi comme une seconde patrie, car, si l’enfance a des souvenirs qui lui sont chers, la jeunesse n’est pas oublieuse des lieux où, comme une fleur éphémère, elle s’est épanouie pour ne plus renaître. Je saluai du regard cette fertile vallée où règne un printemps éternel, et, mettant mon cheval au galop, j’eus bientôt perdu de vue les tours les plus élevées de Mexico. Après une nuit passée à la venta de Cordova, je traversai successivement les bois de Rio-Frio si célèbres par les vols à main armée qui s’y commettent journellement, les plaines riantes de San-Martin, qui rappellent celles du Bajio. Enfin la cime neigeuse des volcans voisins de Mexico brillait aux derniers rayons du soleil comme un fanal près de s’éteindre, quand j’arrivai à Puebla. La conduite avait, la veille même, passé dans cette ville. Puebla, avec les hautes tours de ses couvens, de ses églises et ses coupoles revêtues de faïence peintes, semble de loin une ville orientale aux minarets élancés. Je ne m’y arrêtai que le temps nécessaire pour m’y reposer, et le troisième jour depuis mon départ de Mexico, sur la route qui va de Puebla à Vera-Cruz, j’aperçus de loin les banderoles rouges des lanciers qui escortaient la conducta.

Dans le premier des cavaliers auxquels je m’adressai en atteignant l’escorte, je n’eus pas de peine à reconnaître l’asistente du lieutenant don Blas. Les vœux de ce digne lepero devenu soldat avaient été comblés, car, sauf un brodequin à un pied, un soulier à l’autre, et l’absence totale de sous-pieds, son uniforme de cavalier ne laissait rien à désirer. Il avait consenti aussi à faire à la discipline le sacrifice de sa chevelure.

— Dites-moi, mon ami, lui dis-je en l’abordant, seriez-vous toujours, par hasard, au service du lieutenant don Blas ?

— Du capitaine don Blas, s’il vous plaît ! car il a été promu à ce grade en récompense de son héroïque conduite sur votre azotea, et j’y ai gagné aussi mes galons, seulement je ne suis plus son domestique. C’est le seigneur capitaine qui commande le régiment de lanciers dont vous ne voyez qu’un détachement ici.

Je piquai des deux, et malgré son nouvel uniforme j’eus bientôt reconnu don Blas. Le capitaine cheminait tristement en tête de son escadron. Je le félicitai de son avancement et m’informai des suites de sa blessure. Le capitaine rougit légèrement en m’assurant qu’il avait été bientôt remis, et se hâta de me demander si je comptais toujours faire route avec lui. Je l’assurai que mon intention bien arrêtée était d’accompagner le convoi jusqu’à Vera-Cruz. Don Blas voulut bien se réjouir de cet arrangement, après quoi la conversation tomba tout naturellement sur les dangers de la route, dangers que je comptais éviter dans sa compagnie. Le capitaine secoua la tête.

— Je crains bien, me dit-il, que vous ne tombiez de fièvre en chaud mal, car les derniers troubles ont mis encore quelques gavillas[9] de plus en campagne, et j’ai ouï dire que nous pourrions bien avoir maille à partir avec les routiers dans les gorges d’Amozoque. Le temps n’est plus où, comme sous un certain vice-roi, le drapeau de Castille, flottant sur un convoi d’argent, suffisait seul à le protéger durant le trajet.

— J’espère, lui dis-je, qu’un escadron de lanciers commandé par vous pourra remplacer le drapeau espagnol.

— Dieu le veuille ! reprit don Blas, quoique je ne m’aveugle pas sur les dangers que nous pouvons courir ; en tout cas, je ferai mon devoir.

C’était en effet une riche proie que ces deux millions en argent monnayé portés par une assez longue file de mules sur chacune desquelles les gardiens du convoi devaient veiller sans relâche ; car, si la route de Mexico à Vera-Cruz présente les accidens de terrain les plus pittoresques, les bois épais, les gorges profondes, les défilés étroits qu’elle traverse peuvent recéler mille dangers. J’avais à peine passé quelques heures au milieu de mes nouveaux compagnons de voyage, que je commençais à sentir le besoin d’une diversion quelconque aux ennuis de cette marche lente et triste à travers un pays désert. Le capitaine était assurément un joyeux compagnon, mais ses saillies me semblaient bien monotones. Les contes et les chansons d’un muletier qui remplissait les fonctions de majordome dans notre petite troupe m’offraient une distraction plus agréable. C’était un homme de trente ans environ et du nom de Victoriano. Depuis longues années, il parcourait le même chemin, et chaque lieu de halte était pour lui un prétexte à récit. Le soir, sous un ciel étoilé, quand les mules déchargées broyaient leur ration de maïs sur les mantas[10] qui leur servaient de râtelier, quand, autour des feux allumés dans la plaine, les sentinelles veillaient à la garde du trésor commis à leur vigilance et que les autres soldats dormaient étendus près de leurs armes, le capitaine et moi nous prenions un plaisir toujours nouveau à entendre Victoriano, dont la verve intarissable se traduisait en récits animés ou en chansons accompagnées de sa mandoline. Je plaignais alors le voyageur que je voyais emporté par le galop rapide des chevaux de la diligence qui passait comme un éclair près de nous, et dans laquelle peut-être des compatriotes me montraient au doigt comme un débris des anciennes mœurs mexicaines. Quelques vices de plus, me disais-je, beaucoup de charme de moins, tel est le résultat d’une parodie de civilisation qui, jusqu’à présent, n’a fait que détruire et n’a rien reconstruit. Dans ces veillées, autour des feux nocturnes, vivant à la fois de la vie du muletier et du soldat, je retrouvais encore sans mélange, même en m’avançant vers l’Europe, les sensations de la vie primitive des déserts de l’ouest.

Depuis notre départ de Puebla, Acajete, l’hacienda de San-Juan, Tepeaca (car nous avions dévié de la route ordinaire), Santa-Gertrùdis, avaient été autant d’étapes marquées par cette quiétude que donne à l’ame la fatigue du corps, et qui semble prouver que le bonheur de l’homme consiste dans le mouvement physique plutôt que dans la pensée. Nous avions dépassé la ville et le fort de Perote. — Seigneur cavalier, me dit Victoriano, vous devriez visiter ce fort, je puis vous accompagner jusqu’à l’entrée, et sur ma recommandation vous y serez introduit sans difficulté ; vous nous rejoindrez ensuite à Cruz-Blanca : c’est un petit village à deux lieues d’ici où nous passerons la nuit, et à votre retour je vous conterai, au sujet de la forteresse, une aventure qui a fait bien du bruit il y a quelques années.

Je goûtai le conseil du muletier, qui me fit, selon sa promesse, introduire dans le fort, dont je visitai l’intérieur tout à mon aise en compagnie d’un officier heureux d’accepter cette corvée comme une distraction. Ma visite dura une heure environ ; après quoi, comme le soleil allait se coucher, je remerciai mon guide et me mis en devoir de regagner le convoi. Je traversais une de ces plaines arides et désolées désignées sous le nom de mal pais, plaines hérissées de scories volcaniques, sur lesquelles une légère couche de terre ne laisse pousser que des plantes rabougries. Le vent semblait murmurer des plaintes é touffées en rasant les feuilles sonores des nopals et les touffes de genévriers. Les loups hurlaient de temps à autre, et le brouillard tombait si opaque et si froid, qu’il me tardait d’aller me réchauffer à la flamme du brasier auprès duquel je comptais bien sommer Victoriano de tenir sa promesse. Cependant la crainte de perdre mon chemin au milieu du brouillard qui me dérobait l’horizon, jointe aux aspérités du terrain, me força de ralentir ma marche, et la nuit était close quand j’arrivai à l’endroit désigné pour la halte du convoi : c’était Cruz-Blanca. Il ne me fut pas difficile de trouver, dans le petit nombre de maisons qui composent le village, celle où la conduite s’était arrêtée. A mon grand étonnement, j’appris que Victoriano n’avait pas reparu. Cette disparition alarma tout le monde. Quelque accident bien grave pouvait seul retenir loin de nous un homme dont l’exactitude habituelle était connue, et chacun se perdait en conjectures à cet égard, quand un individu se présenta et demanda à entretenir l’arriero en chef. Le nouveau-venu était vêtu de la souquenille en laine rayée et du court tablier des conducteurs de mules. Il nous apprit que le cheval de Victoriano s’était abattu, et que, grièvement blessé dans sa chute, ce dernier avait été transporté à Perote, où on lui donnait les premiers soins ; l’inconnu ajouta que c’était sur l’invitation de Victoriano qu’il venait s’offrir pour le remplacer jusqu’au moment où il pourrait rejoindre le convoi. L’arriero en chef, qui n’avait que le nombre d’hommes strictement nécessaire, accepta cette offre un peu légèrement peut-être ; le nouveau-venu était un robuste garçon de l’âge à peu près de Victoriano, mais dont la figure sinistre ne m’inspirait pas, tant sans faut, la même confiance qu’au muletier.

Le lendemain matin, nous reprîmes notre route pour aller passer la nuit à la Hoya, autre village à cinq lieues de Cruz-Blanca. La marche, lente comme d’habitude, nous semblait plus fatigante encore, car Victoriano n’était plus là pour nous égayer par ses récits. Tout semblait d’ailleurs marcher de travers depuis la disparition du majordome. Arrivés à Barranca Honda, à une lieue de notre point de départ du matin, une mule se déferra, puis une seconde, puis une troisième. Il fallut des haltes assez longues pour referrer chacun de ces animaux. Le remplaçant de Victoriano s’acquittait de cette besogne de maréchal-ferrant avec beaucoup de zèle et d’intelligence, au grand contentement de l’arriero, qui cependant proférait autant de jurons qu’il y a de saints dans le calendrier. Pour moi, je m’obstinais, je ne sais pour quel motif, à ne pas partager la satisfaction du muletier à l’égard de notre nouveau compagnon.

— Ne vous semble-t-il pas, dis-je à don Blas, que ce drôle qui referre si lestement les mules serait capable de les avoir déferrées avec non moins d’adresse ?

Le capitaine traita mes soupçons de pure chimère.

— Je suis parfaitement désintéressé dans la question, répondis-je, car malheureusement aucun de ces précieux caissons ne m’appartient, mais je ne puis m’empêcher de regretter l’absence du pauvre Victoriano.

Le convoi se remit en mouvement ; néanmoins, quoi qu’on fît pour accélérer la marche, les mules paraissaient avoir perdu leur vigueur habituelle, comme si l’on eût mêlé à leur ration quelque drogue énervante. Au moment de dépasser Las Vigas, l’arriero tint une espèce de conseil avec le chef de l’escorte. Le premier était d’avis de passer la nuit dans ce village ; don Blas opinait pour pousser jusqu’à la Hoya, alléguant qu’un retard dans le convoi qu’on attendait à Vera-Cruz, et dont on connaissait les étapes par avance, répandrait une alarme préjudiciable. Malheureusement pour le muletier, cet avis l’emporta, et on résolut de gagner la Hoya.

Nulle part peut-être au Mexique le passage toujours si pénible de la température des plaines à celle des régions élevées ne se fait sentir plus vivement qu’aux approches de Las Vigas[11]. Quelques instans avant d’atteindre ce village, on est brusquement transporté au milieu de la végétation des pays froids. Là, plus de brise chaude, plus de ciel bleu, mais une bise qui souffle aigrement à travers les vapeurs glacées, un ciel terne, un terrain aride, déchiré, bouleversé comme par une lutte de Titans. Une obscurité presque complète enveloppait le paysage au moment où nous passions près de Las Vigas. Le brouillard, qui d’abord rampait sur le sol et tourbillonnait comme la poussière sous les pieds de nos chevaux, ne tarda pas à monter progressivement et à dérober à nos yeux la cime la plus élevée des sapins. A peine nous distinguions-nous les uns des autres au milieu de la brume qu’un vent froid chassait à notre visage. Des ravins longeaient parallèlement la route, qui traversait des courans de lave refroidie, et il était urgent d’empêcher les mules si richement chargées de dévier du sentier qu’elles avaient à suivre. J’admirais, je l’avoue, le calme de don Blas, chargé d’une responsabilité qui m’effrayait pour lui. Des étincelles jaillissaient, de distance en distance, sous les pieds de la mule de l’arriero, qui, au risque de ses membres, parcourait sans relâche toute la longueur du convoi. Ce pauvre homme m’inspirait un vif intérêt, car sa fortune, son avenir, étaient en jeu ; la responsabilité matérielle pesait seule sur lui, et il comptait et recomptait ses mules avec une anxiété qui faisait mal à voir. Au moment où la nuit fut complète, don Blas fit deux corps de son escorte. Avec l’un, il gagna la tête du convoi, et laissa le commandement de l’arrière-garde à Juanito, son ex-asistente. Nous cheminions depuis assez long-temps ainsi au milieu d’un silence profond qu’interrompaient seuls les tintemens de la clochette de la jument conductrice, les chansons des soldats et le piétinement des mules sur la chaussée. Resté moi-même sur le flanc du convoi, je repassais dans mon esprit les incidens de la matinée ; la disparition du majordome, les mules déferrées, leur ardeur subitement ralentie, me paraissaient, au milieu du brouillard ténébreux qui nous enveloppait, autant de symptômes alarmans. Au moment où je me demandais si la trahison ne veillait pas autour de nous, je fus rejoint par mon valet Cecilio.

— Seigneur maître, me dit-il à voix basse, si vous vouliez m’en croire, nous ne resterions pas une minute de plus ici, car il va s’y passer des choses étranges.

— Et où aller, lui dis-je, quand on ne voit pas à deux pas devant soi au milieu de ces rochers et de ces ravins ? Mais qu’y a-t-il enfin ?

— Il y a, seigneur maître, que Victoriano, et j’ai peut-être été le seul à le remarquer, vient de se glisser parmi nous ; cela ne veut rien dire de bon. Sa chute n’est donc qu’un mensonge.

— En es-tu sûr ?

— Je l’ai vu ; mais ce n’est pas tout : il y a un quart d’heure environ, j’étais en arrière, comme cela m’est arrivé tous les jours avec mon damné cheval, quand deux cavaliers me dépassèrent sans me voir, car j’étais caché par un bloc de rocher. L’un d’eux montait un trop magnifique cheval noir pour être un voyageur pacifique…

— Un magnifique cheval noir ? interrompis-je en pensant au ranchero qui observait si flegmatiquement à Mexico le départ du convoi.

— L’autre, reprit Cecilio, montait une mule de selle et portait le costume d’un muletier, et, si j’ai bien compris ce qu’ils disaient, le majordome doit être leur complice.

— Et que sont devenus ces cavaliers ?

— J’ai tout lieu de croire que, grace à l’obscurité, ils se sont mêlés à l’escorte, il est facile de deviner pourquoi, et probablement ils ne sont pas seuls, car ces ravins peuvent cacher une cuadrilla (bande) tout entière. Si votre seigneurie m’en croit, nous laisserons s’éloigner le convoi sans nous.

— Non pas, dis-je, et je cours prévenir le capitaine.

— Et qui vous dit, seigneur, que le capitaine n’est pas leur complice ?

Je ne répondis pas. Ce n’était pas le moment de discuter, mais d’agir. Sans me rendre compte de ce qu’il pouvait y avoir d’injuste ou de fondé dans les soupçons de Cecilio relativement au capitaine, je piquai des deux pour atteindre au moins l’arriero et l’avertir. Je rejoignis, non sans peine, les derniers soldats de l’escorte, puis je marchai bientôt à côté de quelques-unes des mules ; les autres formaient encore une longue file devant moi, mais, au milieu du brouillard, j’étais guidé par le bruit de leurs sabots. Enfin je distinguai le tintement de la sonnette de la jument conductrice à quelques centaines de pas de moi. En ce moment même je crus reconnaître, dans un cavalier qui marchait à mes côtés, la figure sinistre du remplaçant de Victoriano. Quelques instans après, la voix d’un des conducteurs de mules s’éleva dans les ténèbres.

— Que signifie ceci ? s’écria-t-il. Eh ! Victoriano, est-ce toi ? Eh oui ! de par Dieu ! et par quel hasard ?

Nulle réponse ne suivit cette interrogation ; presque aussitôt la voix se tut. Je frissonnai ; il me sembla avoir entendu une espèce de râle étouffé, suivi de la chute d’un corps. Je prêtai de nouveau l’oreille, la bise se mêlait seule au retentissement inégal du sabot des mules sur la chaussée. Au bout de quelques secondes, mon cheval fit un écart violent, comme s’il distinguait dans l’obscurité quelque objet effrayant. Désireux d’éclaircir les doutes terribles qui me traversaient l’esprit, je tirai mon briquet de ma poche, comme pour allumer un cigare et faire diversion au froid qui me glaçait. Je crus être un instant le jouet d’un songe. Il me sembla distinguer, aux lueurs du briquet, des hommes marchant pêle-mêle avec les gens de l’escorte et les valets de mules. Des fantômes silencieux paraissaient avoir surgi mystérieusement du sein des ténèbres et cheminer à nos côtés, les uns vêtus de l’habit rouge des lanciers, les autres couverts de la souquenille des conducteurs subalternes. Tout à coup la clochette de la jument cessa de retentir ; au bout de quelques secondes, je l’entendis de nouveau résonner, mais dans une direction tout opposée, et des sons semblables sortirent des ravins situés à la gauche de la route. J’en avais assez vu, trop vu même ; la trahison nous environnait de toutes parts. A qui s’en prendre au milieu d’un brouillard épais, sur des routes bordées de ravins ? A qui se confier dans des ténèbres qui confondaient amis et ennemis ? Étonné de l’étrange découverte que je venais de faire, j’hésitai ; puis, au risque de me rompre le cou dans l’obscurité, je m’élançai en tête de la conduite ; il était déjà trop tard ! Une corde siffla au-dessus de ma tête, mon cheval fit un bon en avant ; mais, au lieu d’être enlevé violemment de ma selle et foulé aux pieds des chevaux comme je devais l’être, je me sentis retenu par une étreinte terrible. Un nœud coulant qui n’était destiné qu’à moi seul avait enlacé du même coup le cheval et le cavalier. Mon bras droit, étroitement lié à mon corps, ne pouvait se dégager du lazo pour tirer de la jarretière de mes bottes le couteau affilé que j’y portais suivant l’usage et couper le nœud coulant. J’enfonçai les éperons dans les flancs de mon cheval. Le noble animal hennit et raidit ses jarrets nerveux avec une irrésistible vigueur. Je sentis l’étreinte du lacet me comprimer plus fortement, puis se relâcher ; j’entendis un craquement de sangles brisées, une imprécation de rage, et tout à coup je me trouvai libre, avant d’avoir pu apprécier le danger auquel je venais d’échapper. Peu s’en fallut qu’un nouveau bond de mon cheval ne me désarçonnât ; je pus cependant, grace à Dieu, me remettre en selle et m’élancer en avant. Une détonation résonna, une balle siffla près de mes oreilles ; au même instant, un cri d’alarme s’éleva dans les ténèbres. Des explosions multipliées y répondirent. Ce fut alors une inexprimable confusion. Les mules, trompées par les tintemens de la clochette, qui semblaient sortir des directions les plus opposées, se débandaient et se heurtaient l’une l’autre. Des coups de feu suivis et précédés d’éclairs déchiraient le brouillard et se répercutaient dans les montagnes. Aux lueurs de la fusillade, les habits rouges des lanciers en désordre, qui tiraient au hasard dans cette nuit épaisse, apparaissaient de minute en minute ; les balles sifflaient, et les cris de désespoir de l’arriero dominaient de temps à autre tout ce tumulte.

J’avais été entraîné par mon cheval effrayé assez loin du théâtre du combat. Je m’efforçai aussitôt de le ramener en arrière. Quand je pus rejoindre le convoi, la lutte avait déjà cessé, les bandits avaient disparu. Don Blas, qui avait conservé tout son sang-froid, me serra silencieusement la main ; je n’eus pas le temps de le questionner : un homme se jeta entre nous, une torche à la main, en suppliant le capitaine de lui venir en aide. A la lueur de la flamme, je reconnus les traits décomposés du pauvre muletier. Quelques soldats de l’escorte, mettant comme lui pied à terre, coupèrent des branches de sapin dont ils firent des espèces de torches, et nous pûmes alors contempler un triste spectacle. Les mozos, parmi lesquels on ne remarquait plus le remplaçant de Victoriano, surveillaient les mules groupées autour de la jument conductrice dépouillée de sa clochette. Heureusement l’instinct de ces animaux, un moment trompé par la ruse des voleurs, n’avait pas tardé à reprendre le dessus. Plusieurs mules perdaient leur sang par de larges plaies ; deux soldats, atteints aussi sans doute par leurs camarades, pansaient leurs blessures avec leurs mouchoirs ; enfin, dans un ravin peu profond que les torches éclairaient d’un reflet sinistre, un valet de mule se tordait sous l’étreinte de l’agonie : c’était l’homme qui avait reconnu Victoriano ; il expiait le tort d’en avoir trop vu. L’arriero, tout en promenant d’une main tremblante son flambeau sur les mules, s’arrachait de l’autre les cheveux, ou essuyait la sueur qui, malgré le froid de la mort, coulait de son visage. — Je suis un homme perdu, ruiné, s’écriait le pauvre diable, qui semblait ne pas oser compter ses mules de peur d’acquérir l’effrayante certitude de son désastre. Cependant il commença. Don Blas, dont la figure paraissait fort pâle, même à la lueur rougeâtre du sapin, restait immobile sur sa selle. J’examinai sa contenance en pensant aux paroles de Cecilio : rien en effet, dans sa physionomie, ne trahissait le désappointement douloureux d’un homme qui, par négligence ou par malheur, a failli à l’accomplissement d’un devoir.

— Ne pensez-vous pas, lui dis-je, qu’il serait à propos de donner la chasse aux bandits qui doivent emmener leur capture, et que chaque moment éloigne de nous ?

Don Blas sembla sortir de sa rêverie.

— Sans doute, s’écria-t-il brusquement ; mais qui vous dit qu’il manque rien au convoi ?

— Dieu le veuille pour ce pauvre homme ! lui dis-je en montrant le muletier, qui répondit à nos paroles par un cri douloureux.

— Que Dieu ait pitié de moi ! s’écria-t-il, car j’en mourrai sans doute. Cinq ! seigneur capitaine, il m’en manque cinq ! continua-t-il d’une voix étouffée. J’ai perdu dans une nuit le fruit de vingt ans de travail ! Ah ! seigneur don Blas, par la vie de votre mère, tâchez de me les faire retrouver… la moitié sera pour vous… Ah ! pourquoi m’avez-vous conseillé de pousser jusqu’ici ce soir ? Pourquoi vous ai-je écouté !

Et le pauvre muletier, jetant sa torche par terre, se laissa tomber lui-même sur la route. Ainsi mis en demeure de réparer le mal qu’un conseil imprudent ou coupable avait causé, le capitaine se redressa sur sa selle, et, choisissant douze de ses cavaliers les mieux montés, il leur donna L’ordre de se munir de branches de sapin pour commencer sans délai la poursuite. Je n’augurais pas merveilleusement du succès de cette chasse tardive que j’avais cependant conseillée tout le premier ; mais, persuadé que, si elle offrait peu de chances de réussite, elle offrait par cela même peu de danger, et désireux, en outre, d’assister à une de ces expéditions dans lesquelles la sagacité américaine se montre si admirable, j’insistai pour accompagner don Blas. Le capitaine accueillit sans difficulté ma demande, et nous nous éloignâmes à l’instant du convoi dans la direction de la Hoya.


IV

L’entreprise que nous tentions était difficile. L’obscurité nous dérobait la marche des ravisseurs, dont il était presque impossible, avant le lever du jour, de suivre la trace sur un terrain volcanisé. Le raisonnement plus que les yeux devait guider nos recherches. Nous avions la certitude que les mules détournées de la conduite n’avaient pas rétrogradé vers Perote. De l’endroit où nous étions, on distinguait les feux du village de la Hoya, même à travers le brouillard opaque qui étendait son voile autour de nous ; la nouvelle du désastre pouvait donc arriver en quelques instans : il était à présumer que ceux à la poursuite desquels nous nous engagions ne s’étaient pas hasardés dans cette direction. Le côté gauche de la route, coupé de fondrières et de ravins, n’était pas praticable dans l’obscurité. Sans aucun doute, les ravisseurs avaient gagné les montagnes boisées qui dominaient le côté droit, et c’était vers ce point qu’il fallait s’avancer. Un soldat fit observer que la lumière de nos torches, en éclairant nos pas, trahissait aussi notre présence. Nous ignorions le nombre de nos ennemis, qui pouvaient nous compter grace à la lueur des flambeaux, et la prudence commandait de nous envelopper de ténèbres. À l’ordre du capitaine, nos torches s’éteignirent, non cependant sans que nous eussions jeté auparavant un coup d’œil sur le terrain que nous devions parcourir. Un sentier assez escarpé venait aboutir à l’un des talus qui bordaient la route. Trois hommes, du nombre desquels je me mis, furent chargés de rester comme des jalons indicateurs à cet endroit. Les autres devaient explorer les communications semblables à celle-là qui pouvaient exister plus loin. Nous attendîmes dans l’immobilité la plus complète le retour des éclaireurs. Quelques instans se passèrent ainsi. Le vent, murmurant dans les sapins qui formaient une arcade sombre au-dessus du chemin creux dont nous défendions l’entrée, secouait sur nos têtes le brouillard condensé qui tombait goutte à goutte de leurs branches inclinées. Au bout d’une demi-heure environ, les cavaliers étaient de retour ; ils n’avaient rien vu, mais ils s’étaient assurés qu’aucun autre sentier que celui que nous gardions ne s’ouvrait sur le grand chemin ; en suivant ce sentier, nous étions donc certains d’être sur la bonne voie. Les soldats, animés par l’espoir d’une riche récompense, avaient toute l’ardeur d’une meute de chiens lancés sur la piste d’un cerf ; le capitaine seul ne semblait remplir qu’à contre-cœur la mission dont il était chargé ; les ordres qu’il donnait d’une voix brève trahissaient une certaine anxiété. Nous nous remîmes en marche ; malheureusement l’obscurité et les difficultés du terrain ne nous permettaient d’avancer qu’avec lenteur. De temps à autre, pendant une courte halte, un des cavaliers descendait de cheval et collait son oreille sur le sol : excepté les soupirs du vent, on n’entendait rien. Le terrain pierreux, soigneusement examiné aussi à la lueur d’un cigare, n’avait gardé nulle empreinte, et cependant, guidés par un instinct inexplicable, les soldats ne semblaient pas douter que les ravisseurs n’eussent passé par là. Bientôt le gravier cessa de résonner sous les pas de nos chevaux : nous marchions sur un terrain plus mou. On avait enfin quelque chance de reconnaître la trace des hommes ou des animaux qui avaient suivi ce chemin. La moitié de nos hommes mirent pied à terre, et commencèrent à éclairer pouce à pouce, à l’aide du briquet ou de la cigarette, la mousse et la terre qui tapissaient le sentier. Des traces s’y croisaient en tous sens, et, au bout de quelques minutes d’examen, un soldat jeta un cri de joie et montra l’empreinte distincte de deux pieds de mules. Dans l’une, les clous plus profondément marqués indiquaient que l’un des fers de l’animal était moins usé que l’autre. Ce devait être, à n’en pas douter, l’empreinte d’une des mules du convoi qu’on avait été obligé de referrer le matin même. Dès ce moment, nous ne marchions plus à l’aventure, et ce fut une joie générale, mais silencieuse. Ces traces retrouvées de distance en distance nous conduisirent à une vaste clairière, espèce de carrefour sur lequel s’ouvraient plusieurs sentiers semblables à celui d’où nous sortions. Là tout vestige faisait de nouveau défaut.

Le temps s’était écoulé pendant ces recherches. Le capitaine, pour ménager les chevaux en cas d’une nouvelle et plus longue poursuite, ordonna une halte. Les allées, qui se croisaient en plusieurs sens, ne pouvaient, disait-il, être convenablement examinées qu’à la clarté du soleil. Des murmures accueillirent cet ordre imprévu, mais il fallut obéir, et chacun mit pied à terre. Des foyers furent bientôt allumés de distance en distance, moins pour éclairer les profondeurs du bois et se mettre à l’abri d’une surprise que pour se garantir du froid glacial de la nuit. Quelque intérêt que je prisse à cette chasse, j’accueillis avec joie cette occasion de me réchauffer près d’un bon feu et de prendre un repos dont j’avais grand besoin.

Après quelques instans de causerie, un silence profond ne tarda pas à s’établir au milieu de la clairière sur laquelle les brasiers projetaient une clarté qui en illuminait toute l’étendue. On n’entendait plus que le pas rapide et mesuré de deux plantons mis en vedette. Plusieurs heures s’écoulèrent ; nos feux mouraient, et le jour ne devait pas être loin, quand un craquement de branches froissées retentit à quelque distance. Une des sentinelles, la carabine d’une main et un tison de l’autre, s’avança du côté d’où partait le bruit et ne tarda pas à reparaître conduisant une mule qu’à son bât et à sa couleur il nous fut facile de reconnaître pour une de celles détournées du convoi. Son licou brisé indiquait qu’après l’avoir déchargée de son précieux fardeau, on l’avait attachée dans un fourré pour la dérober aux recherches, et qu’elle n’était parvenue à regagner notre campement qu’après avoir rompu son lien. Tout le monde fut bientôt sur pied. Les bois, battus en tous sens, ne nous offrirent malheureusement aucun nouvel indice, et cette mule abandonnée faisait craindre que les ravisseurs, après s’être partagé leur butin, n’eussent pris chacun une direction différente. Cette pensée, qui nous découragea profondément, produisit un tout autre effet sur le capitaine. Jusqu’alors don Blas n’avait semblé prendre aucun intérêt à cette poursuite ; en ce moment, au contraire, il s’emporta jusqu’à proférer les plus violentes menaces contre les bandits dont l’audace ne respectait rien.

— Ah ! s’écria-t-il, si le hasard veut qu’il tombe entre mes mains, je le ferai fusiller sans forme de procès !

Et en disant ces mots, don Blas allait et venait en abattant à coups de sabre les hautes fougères qui croissaient près de nous.

— Qui ferez-vous fusiller ? demandai-je.

— Qui ? reprit le capitaine, eh ! parbleu, le premier que sa mauvaise étoile me fera rencontrer.

— Ce serait un droit qu’il serait peut-être dangereux de s’arroger, car d’ordinaire les routiers ont le bras long.

— Rapportez-vous-en à moi, reprit don Blas avec un étrange sourire ; je trouverai moyen de mettre le bon droit de mon côté.

Le capitaine donna aussitôt l’ordre de remonter à cheval. Les soldats, enchantés de regagner le temps perdu, accueillirent ses paroles avec acclamation. Je ne savais, je l’avoue, à quoi attribuer le brusque changement de don Blas. Pourquoi tant de zèle après tant de froideur ? Je me plus à croire que cette froideur n’avait été jusque-là qu’apparente, et que le capitaine n’avait montré tant d’apathie d’abord que par une sorte de bienséance et pour ne point laisser percer un trop vif désir de gagner la récompense promise par l’arriero.

L’un des trois sentiers qui aboutissaient à la clairière était si étroit, si peu fréquenté, à en juger par l’aspect du terrain, que, selon toute apparence, il ne devait conduire à aucun endroit habité. Les deux autres gardaient de nombreuses traces du passage des hommes et des animaux ; ils devaient aboutir à quelque hacienda ou à quelque rancho pour le moins. Selon les conjectures des soldats, le moins foulé des trois sentiers était celui que les bandits avaient suivi sans doute. Dans l’incertitude, il fut résolu, d’après l’ordre du capitaine, que nous nous diviserions en deux bandes, qui, après avoir exploré chacune un des sentiers, devraient se retrouver, deux heures après le lever du soleil, à la clairière que nous quittions. Don Blas se mit à la tête de l’un des deux détachemens ; le second s’éloigna sous les ordres de Juanito. Quant à moi, je suivis don Blas, quoi qu’il fît pour m’en dissuader ; instinctivement, j’étais porté à croire qu’il ne choisissait pas le plus dangereux des deux chemins. Le sentier où nous nous étions engagés nous menait vers la plaine. Nous arrivâmes bientôt à un carrefour où aboutissaient plusieurs routes. Ce fut un nouvel embarras, et nous nous divisâmes encore deux par deux pour explorer chacune de ces ramifications.

— Si cela continue, dis-je à don Blas, nous nous disséminerons tellement, que nous pourrons bien être chassés à notre tour par ceux à qui nous donnons la chasse.

Don Blas néanmoins paraissait ne tenir nul compte du danger nouveau que nous créait cet éparpillement. Il s’engagea sans hésiter dans l’un des chemins, où je le suivis seul. Cependant, quand nous fûmes hors de portée de nos compagnons, son ardeur parut subitement refroidie. Il arrêta son cheval, qui marchait devant le mien, et se mit à parler de la beauté du paysage avec l’insouciance du plus paisible des touristes. La nature américaine se réveillait à ce moment dans toute sa splendeur. Dissipées par le soleil, les vapeurs qui s’étaient amassées pendant la nuit sur la cime des sapins en descendaient rapidement jusqu’aux mousses qui tapissaient la terre, se relevaient en voiles plus légers, rampaient un instant sur les hautes herbes et s’évanouissaient bientôt dans l’azur du ciel. Déjà, au milieu de l’âpre végétation du nord, au milieu des massifs touffus de liquidambars, d’arbousiers, de myrtes et de fougères grandes comme des arbres, on pouvait, sous un ciel tiède et pur, pressentir les magnificences de la zone torride. Parfois une brise embaumée venait mêler les parfums des goyaviers aux senteurs pénétrantes de la résine.

— Quoi qu’il puisse arriver, me dit don Blas après un court silence, je veux avoir le cœur net de tout ceci et savoir jusqu’où peut aller l’audace d’un bandit.

— Mais c’est fort clair, ce me semble, repris-je, et, depuis hier soir, les faits proclament assez hautement ce dont ils sont capables.

Nous ne marchâmes pas long-temps sans qu’une preuve palpable vînt nous avertir que nous étions de nouveau sur la trace des malfaiteurs. Don Blas, à l’aspect d’un éclat de bois qu’il aperçut sur le chemin, mit pied à terre et le ramassa. C’était le débris d’un petit caisson dans lequel les sacs de piastres avaient été emballés. Me suppliant alors, malgré mes instances, de rester à l’endroit où j’étais, don Blas s’éloigna ventre à terre. Il ne tarda pas à se perdre derrière un coude du sentier, et je restai seul sans pouvoir m’expliquer en aucune manière la singularité de sa conduite. Un soupçon pénible, que je cherchais vainement depuis quelques heures à écarter, revint m’obséder avec plus de force. Don Blas avait-il quelque connivence avec les bandits dont il semblait rechercher la présence sans vouloir de témoin ? Tout à coup une explosion lointaine vint troubler le silence des bois et m’arracher à mes réflexions. Je crus entendre aussi comme le son affaibli d’un cri d’alarme ou de détresse ; je prêtai l’oreille, mais le silence solennel de la forêt ne fut plus troublé ; le pico-largo et le cenzontle (le long-bec et le moqueur) jetaient seuls leurs notes retentissantes à l’écho des solitudes. La prudence mie sembla exiger un mouvement rétrograde ; le capitaine venait d’être tué ou existait encore ; dans ces deux cas, je ne pouvais lui être d’aucune utilité : je revins donc sur mes pas pour chercher main-forte. Parvenu à l’endroit où le capitaine et moi nous nous étions séparés quelques instans auparavant de nos compagnons, je déchargeai successivement mes deux pistolets. J’eus bientôt la satisfaction de voir revenir nos hommes, que je mis en deux mots au fait de ce qui s’était passé.

— Les brigands ! s’écria Juanito, ils sont capables d’avoir tué mon capitaine pour le dépouiller de ses épaulettes d’or !

Et pour prévenir une catastrophe si préjudiciable à ses intérêts, le sous-officier mit son cheval au galop. Les lanciers l’imitèrent, et je les suivis à mon tour, impatient de rejoindre don Blas, mais sans trop espérer que Juanito se fût trompé. Ma crainte fut bientôt changée en une douloureuse certitude. Le capitaine, démonté par le coup de feu que j’avais entendu, gisait sur l’herbe, la poitrine percée d’une balle, mais vivant encore malgré la gravité de sa blessure et le sang qu’il perdait en abondance. On s’empressa autour de lui ; un des soldats étancha la plaie et la banda avec assez d’habileté à l’aide de nos mouchoirs réunis. Pour moi, pendant qu’un autre soldat se mettait à la poursuite du cheval échappé, et qu’adossé contre un tronc d’arbre, le capitaine rappelait ses forces, je me mis à examiner le terrain. Le malheureux officier avait dû surprendre les bandits au moment même du partage de leur capture, car les caissons brisés et les sacs éventrés jonchaient l’herbe autour de lui. Ranimé par une gorgée d’eau-de-vie qu’on lui fit avaler, don Blas nous déclara cependant qu’il n’avait vu personne, et que c’était lorsqu’il était arrivé dans ce lieu qu’un coup de carabine l’avait précipité de cheval ; puis il ajouta qu’il connaissait la main qui l’avait frappé. Cette contradiction était trop singulière pour qu’on n’engageât pas le capitaine à compléter sa réponse. Soit qu’il fût fâché d’en avoir tant dit, soit qu’il ne pût eu dire davantage, don Blas garda le silence. Dans l’intervalle, le cheval fugitif avait été ramené, et le blessé affirma qu’il se sentait en état de regagner le convoi. Toutefois, ses forces trahissant sa volonté, il fut nécessaire de le hisser sur son cheval ; un soldat monta en croupe derrière lui pour le soutenir et prendre les rênes, et nous nous mîmes en route pour la Hoya.

Nous y arrivâmes vers midi à peu près. Un nouvel incident nous attendait. A peine don Blas avait-il été déposé sur un lit improvisé dans une des cabanes du village, qu’un détachement des soldats de l’escorte, qui battait depuis le matin la campagne par désœuvrement, ramena un prisonnier garrotté. La figure noircie de cet homme était à moitié voilée d’un mouchoir. Le travestissement était des plus significatifs, car c’est ainsi que les voleurs de grande route se rendent méconnaissables. Sous ce masque hideux je crus retrouver, chose étrange, les traits de l’homme dont le souvenir sinistre était lié à un des plus tristes épisodes de mon voyage, de Tomas Verduzco. Bientôt entouré de curieux, le prisonnier échappa à mes regards. Il demanda à être conduit au capitaine, et sa voix, quoique altérée par l’émotion, était bien celle du bravo. Je pris les devans sur ceux qui le conduisaient, et j’entrai dans la cabane où reposait don Blas. Le capitaine ne dormait pas, et, à l’aspect de l’homme qu’on lui amenait, sa figure pâle devint livide, un éclair de haine brilla dans ses yeux éteints ; cependant il garda un morne silence. Quant au prisonnier, un air d’impudente assurance avait remplacé l’expression de stupeur qu’on avait pu lire un moment sur ses traits.

— Eh quoi ! seigneur don Blas, s’écria-t-il, que viens-je d’apprendre ? vous êtes dangereusement blessé ? La conducta a été pillée en partie, et l’on m’accuse d’avoir pris part à ce crime ! Vive Dieu ! je suis tenté de penser que je fais un mauvais rêve !

— Je crains que ce ne soit pis qu’un rêve, seigneur don Tomas, repartit froidement le capitaine.

— Que signifie cet accueil glacial ? dit le bravo, car c’était bien lui ; votre seigneurie serait-elle par hasard moins satisfaite de me revoir que je ne le suis de l’avoir rencontrée ?

— Au contraire, répliqua don Blas d’une voix à laquelle une certaine surexcitation paraissait avoir rendu toute sa fermeté ; je doute que vous soyez aussi aise de me rencontrer que je le suis de vous tenir en mon pouvoir.

— Je ne vous comprends pas, seigneur capitaine, répliqua effrontément le bravo.

— Vous allez me comprendre, reprit don Blas. Si je suis satisfait de vous avoir rencontré, c’est que je puis vous traiter comme un voleur de grand chemin, comme un meurtrier, et vous faire fusilier sans autre forme de procès.

Le regard du capitaine, qui exprimait une haine implacable, commentait trop énergiquement ses paroles pour que le bravo, dont la vertu dominante ne semblait pas être le courage, ne perdît pas un moment contenance. Voyant toutefois que son trouble ne faisait que donner à don Blas plus d’assurance, il fit un effort pour maîtriser son émotion et reprit d’une voix assez ferme :

— Me faire fusiller ! mais c’est une plaisanterie à coup sûr ; je ne suis pas si dépourvu de protecteurs que vous pourriez le penser, et…. s’il le faut… je parlerai, seigneur capitaine… je dirai…

Ce fut alors au tour de don Blas de trembler. Le capitaine commanda le silence au bravo d’un geste impérieux, et, faisant signe à Juanito de faire évacuer la chambre, il resta seul avec l’assassin. J’ai toujours ignoré ce qui se passa entre ces deux hommes ; je ne devinai pas non plus pour le moment quelle cause avait si inopinément changé les dispositions de don Blas à l’égard de Verduzco. Je sus seulement qu’après une heure d’entretien le bravo était sorti de la chambre du capitaine escorté de Juanito, qui parut dès ce moment traiter le prisonnier avec de grands égards.

Cependant l’état du capitaine n’avait pas empiré ; un mieux sensible paraissait, même s’être opéré chez lui. Au bout de deux jours passés fort tristement dans une cabane de la Hoya, j’appris, sans trop de surprise, que don Blas se disposait à nous accompagner jusqu’à Jalapa dans une litière que le muletier en chef faisait disposer à cet effet. Le blessé devait trouver dans cette ville les soins éclairés que son état réclamait et qui lui manquaient à la Hoya. Il devait aussi remettre son prisonnier entre les mains de l’autorité compétente.

Nous n’avions plus que cinq lieues à faire pour gagner Jalapa, et, quoiqu’il fût à peu près deux heures de l’après-midi quand nous quittâmes la Hoya, nous pouvions y arriver au coucher du soleil en pressant le pas. Cette fois, des éclaireurs avaient été envoyés en avant, et toutes les précautions prises pour empêcher une nouvelle catastrophe. Juanito portait en croupe le bravo soigneusement garrotté. Tout en chevauchant, le prisonnier et le gardien causaient aussi gaiement que deux amis qui se rendraient à une fête en partageant le même cheval. Le convoi s’avançait rapidement. Nous avions fait deux lieues, et nous allions arriver à San-Miguel-el-Soldado. Je remarquai alors qu’insensiblement, par l’effet sans doute de son double fardeau, le cheval de Juanito ralentissait sa marche et s’éloignait du convoi. Tenant, par curiosité, à ne pas m’éloigner du captif, je modérai aussitôt l’allure de mon cheval, de façon à pouvoir suivre à quelque distance Juanito et Tomas.

Câspita ! s’écria le sous-officier après un assez long silence, vous avez là une bien belle paire de bottes, seigneur don Tomas.

Je me rappelai que Juanito n’avait qu’un brodequin et qu’un soulier.

— Je suis aise que mes bottes soient de votre goût, reprit Verduzco, et je les mettrais bien à votre disposition, mais vous concevez que je ne puis m’en défaire pour vous les donner.

— Vous me comblez, seigneur don Tomas, répondit Juanito avec une discrétion pleine de courtoisie, mais je prétends bien ne vous emprunter vos bottes que quand elles vous deviendront inutiles. C’est toujours ma façon d’agir avec mes amis, et vous êtes fort des miens ; j’attendrai donc.

Les deux cavaliers baissèrent alors la voix, et je n’entendis plus la suite de l’entretien. Nous étions d’ailleurs en ce moment au haut de la côte de San-Miguel, et la beauté merveilleuse du paysage m’enleva brusquement à toutes mes préoccupations. Du haut de cette côte, le regard embrasse une vallée entourée d’une zone de montagnes brumenses, La masse carrée du Naocampatepetl[12] domine de son cratère éteint cette ceinture azurée. Au pied du pic de Macuiltepetl, sur le tapis vert de la vallée, parmi les cimes pressées des bananiers et des palmiers, au milieu de champs d’orangers, comme au sein d’une corbeille de fleurs, s’élève la ville de Jalapa. Placée entre les brouillards glacés de la terre froide et l’atmosphère brûlante de la côte, Jalapa n’est visitée que par des brises tièdes et chargées de doux parfums. En vain le soleil lance ses feux perpendiculaires sur la plaine qui l’entoure ; en vain l’Océan Atlantique envoie vers cette vallée les vents brûlans de ses rivages : le Cofre qui la domine arrête ces vents au passage ; ses cimes basaltiques attirent les vapeurs de la mer, les condensent en un dais mobile au-dessus de la vallée, et leur prêtent une fraîcheur éternelle. Vue du haut de la côte de San-Miguel, qu’ombrage un couvert de sombres sapins, la vallée de Jalapa me paraissait plus riante encore. Les hauteurs du Cofre, la montagne de Macuiltepetl, les croupes du Naocampatepetl commençaient à se teindre des nuances violettes du soir ; déjà le pic neigeux d’Orizaba apparaissait au loin comme une brillante étoile[13]. Enfin, derrière les vapeurs les plus lointaines, une ligne blanchâtre, imperceptible, séparait l’horizon de l’azur du ciel ; cette ligne était l’Océan ; cet Océan baignait les rivages de France.

Pendant que je m’oubliais à contempler ce ravissant paysage, le convoi s’était éloigné. Je piquai des deux, et j’eus bientôt rejoint les derniers traînards : c’étaient Juanito et son compagnon. Je crus remarquer alors que le ceinturon du soldat ne serrait plus aussi étroitement le corps du bravo. Cette circonstance, rapprochée de beaucoup d’autres, me faisait croire à une tentative d’évasion que Juanito ne paraissait que trop disposé à favoriser. Je me demandai, quoique ce rôle me répugnât souverainement, si je ne devais pas avertir le capitaine. Cependant., comme ma présence suffisait, au besoin, pour empêcher Verduzco de fuir, je préférai rester. Tout à coup le ceinturon, tranché par le couteau du bravo, s’ouvrit en deux tronçons, et le bandit, se laissant glisser de la croupe du cheval jusqu’à terre, s’élança loin de son gardien. Un bond rapide rapprocha aussitôt du fugitif le cheval du lancier. Juanito appuya contre le bravo le canon de son mousqueton, le coup partit, et Verduzco tomba, la tête fracassée, avant que j’eusse même songé à pousser un cri.

— Ma foi, dit Juanito en replaçant à son crochet l’arme qui fumait encore, il n’aura pas à se plaindre que j’aie manqué de procédés à son égard, car enfin j’aurais pu prendre ses bottes deux heures plus tôt !

Complètement rassuré sur cette question de délicatesse, le brigadier mit pied à terre, et, arrachant les objets de sa convoitise, il les troqua contre les chaussures disparates qu’il portait lui-même.

— Je savais bien, ajouta-t-il, que je finirais par m’équiper complètement

— Écoutez, lui dis-je alors, mon cher Juanito, vous êtes un fidèle serviteur du capitaine, quoique tout à l’heure j’aie soupçonné le contraire ; mais il y a dans tout ceci un mystère que je ne comprends pas, et je vous donnerais volontiers une piastre, si vous vouliez me l’expliquer.

— De grand cœur, me dit Juanito en prenant la piastre que je lui tendais ; aussi bien ne trouverai-je pas tous les jours un confesseur aussi généreux que votre seigneurie.

Le brigadier se remit à cheval, et, pendant que nos montures allaient au pas :

— Vous pensez bien, seigneur cavalier, me dit-il, que je n’ai agi comme vous venez de le voir que par ordre de mon capitaine. Faire fusiller ce mauvais drôle eût été, aux yeux de la justice, un délit qui eût pu nous coûter bien cher ; le remettre entre les mains des juges, c’était lui offrir une belle occasion de se faire acquitter. Le tuer au contraire quand il cherchait à s’évader, ce n’était qu’un cas de légitime répression. Cette tentative d’évasion à laquelle je semblais prêter la main n’était qu’un piège concerté à l’avance entre le capitaine et moi, et tendu à la crédulité de son prisonnier.

— Mais pourquoi votre capitaine en veut-il tant à un homme avec qui jadis il avait eu des rapports intimes ?

— Ah ! ceci est autre chose, reprit Juanito. Avant de dépêcher Verduzco vers un monde meilleur, mon capitaine m’avait chargé de confesser son prisonnier ; c’est ce que j’ai fait. Voici donc ce que j’ai appris et ce que je ne dirai qu’à vous… ou à ceux qui me donneront une piastre pour le savoir. Comptant sur des protections qu’il avait en haut lieu, Verduzco s’était engagé à faire obtenir au capitaine l’autorisation d’escorter la première conduite qui partirait, si celui-ci consentait, moyennant partage, à en laisser piller une partie. Le seigneur don Blas accepta le marché, et je dois dire, pour l’excuser, qu’il comptait plus tard rendre sur ses économies la part qu’il s’adjugeait dans le butin. Or, vous savez ce qui est arrivé au convoi ; mais le plus plaisant de l’affaire, c’est que le coup a été exécuté par une autre bande que celle de Verduzco, qui n’avait pas compté sur cette concurrence. Pendant que le bravo attendait la conduite au-delà de la Hoya, d’autres bandits, mieux inspirés, l’attendaient en-deçà. C’est par ces misérables que le capitaine a été blessé. Il a cru que Verduzco l’avait trahi, et c’est alors que j’ai reçu ordre de saisir la première occasion qui s’offrirait de brûler la cervelle au bravo. Le capitaine va respirer plus à l’aise quand je lui apprendrai en même temps la confession et la mort de son complice.

Nous pressâmes le pas pour rejoindre le convoi. Dès que Juanito eut aperçu la litière du capitaine, il mit son cheval au galop et courut se placer à la portière. Quelques instans se passèrent, pendant lesquels Juanito, courbé vers le blessé, parut lui rendre compte de l’exécution de ses ordres. Tout à coup Juanito fit arrêter les mules. On se pressa autour de la litière, et j’accourus pour connaître les causes de cette alerte. L’émotion causée par le rapport du brigadier avait été funeste au capitaine ; elle avait déterminé une hémorrhagie intérieure, et, quand j’arrivai près du blessé, l’agonie contractait déjà ses traits.

La mort de don Blas brisait le dernier lien qui me retenait près du convoi d’argent. Je résolus de le laisser partir sans moi ; les scènes auxquelles je venais d’assister m’avaient attristé profondément, et je ne pouvais plus supporter la compagnie de ces hommes dont les passions brutales et violentes touchaient de si près aux passions coupables. J’arrêtai donc mon cheval. J’eus bientôt vu disparaître dans la brume du couchant la litière flottante qui n’emportait plus qu’un cadavre, et les lances baissées en signe de deuil des cavaliers de l’escorte. La nuit allait venir. Comme compensation à ce triste tableau, le paysage déployait à mes pieds une calme splendeur. Un brouillard doré flottait au-dessus de la vallée de Jalapa, les cygnes s’ébattaient sur les flaques d’eau rougies par le soleil, la ligne étroite de l’Océan se colorait de pourpre, et, près de refermer leurs blancs calices, les daturas exhalaient leurs derniers parfums.


GABRIEL FERRY.

  1. Chaque talega, ou sac de 1,000 piastres, pesant environ 60 livres françaises, une mule porte d’ordinaire de quatre à six sacs, soit 240 ou 360 livres, dont le poids équivaut à 20,000 et à 30,000 francs.
  2. Mot anglais qui signifie ouragan, tempête.
  3. Voyez la livraison du 15 février 1848.
  4. Que sus manos besa, qui baise ses mains.
  5. La bonne compagnie mexicaine appelle accomodeur de volontés celui que le peuple flétrit d’une épithète plus énergique.
  6. Bravache.
  7. Le sommet couvert de neige du volcan appelé Iztaczihuatl (la femme blanche) affecte la forme d’une femme couchée. Ce volcan est voisin du Popocatepetl (montagne fumante).
  8. Du temps des Espagnols, ces créneaux ou almenas dénotaient la maison d’un gentilhomme.
  9. Bandes de voleurs.
  10. Toiles qui recouvrent le bât des mules.
  11. Petit village situé sur des hauteurs, à sept lieues de Jalapa.
  12. En indien cela veut dire montagne carrée. Les Espagnols ont appelé le Naocampatepetl Cofre de Perote.
  13. Les Indiens appelaient le pic d’Orizave Citlaltepetl (montagne-étoile).