Scènes de la vie kabyle - De la fontaine au logis

Scènes de la vie kabyle - De la fontaine au logis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 920-934).
SCÈNES DE LA VIE KABYLE

DE LA FONTAINE AU LOGIS

Sept heures : brume et soleil. Les rayons jouent avec les chevelures aériennes qui s’échevèlent de pic à pic. Le petit sentier d’argile rouge, qui descend du village à la fontaine, voit passer des théories de sveltes femmes en tuniques de la nuance des fraises, des mandarines, des aubergines, des cerises. Sur leurs reins cambrés elles appuient la base de leurs longues amphores qui rappellent, par leur galbe, les hanches féminines. Ces Kabyles, comme le veut l’usage, se sont appelées de seuil à seuil, afin de descendre en groupe vers l’eau :

— Eho ! Seffa.

— Ia ! Ammama !

— Oh ! Fatima, Turkia, Djelma, Tekla.

Les voilà rassemblées qui s’acheminent les coudes nus levés, les mains aux poignées. Leurs anneaux, leurs bracelets, leurs diadèmes, leurs fibules, leurs chaînes tintinnabulent, tandis qu’elles longent les oliveraies cendrées et qu’elles baissent leurs têtes comme dans un salut sous les branches flexueuses des figuiers.

Au fond de la vallée l’oued languit parmi les lauriers-roses. Depuis plusieurs mois la pluie n’est pas tombée, et les villages altérés, dès l’aube, doivent envoyer leurs femmes aux fontaines. Comme les besoins de la défense en ces pays jadis en guerres perpétuelles obligèrent les Berbères à construire leurs logis au sommet de cruels rochers calcinés que pas une goutte de liquide n’abreuve, chaque jour, femmes et filles dépensent plusieurs heures à remplir aux sources de la vallée leurs vases de terre cuite. L’eau sourd dans un sous-bois exquis. Les viornes s’y épanouissent, tandis que les ficaria dont les griffes sont mangées s’y mêlent à l’acanthe et que la prune de chacal tente la gourmandise des fillettes, ces chevreaux bondissans.

Au-dessous de la fontaine dans les lentisques et les arbousiers, le pouillot siffleur fait entendre sa chanson ironique, tandis qu’au zénith les hirondelles des chrétiens [1] s’abattent rapides comme des flèches.

... Hélas ! la fontaine, presque tarie, oblige chaque femme à maintenir son amphore pendant de longues minutes sous le filet d’eau. Est-ce un mal ? Ou un bien ? Djelma la rousse et Turkia la noire et Fatima la svelte et la vieille sorcière Aïcha elle-même, ne savent s’il faut se réjouir ou se désoler. Après tout, la fontaine et les rochers ombragés qui l’entourent ne forment-ils pas la djemaa [2] des femmes ? Ici aucun homme n’a le droit d’approcher sous peine d’un franc d’amende, édicta la loi berbère, et sous risque d’un coup de fusil, ajoutent les maris jaloux. Seul l’étranger peut se permettre de passer par hasard en ce lieu. Mieux encore, s’il a soif, l’une de ces Rebecca est autorisée à pencher sur sa bouche son vase plein d’eau.

Toujours la petite Alima, dont la toge cramoisie drape le joli corps de danseuse, se souviendra du matin qu’il lui fut donné d’abreuver Ali, fils d’une famille maraboutique de Bougie qui passait sur sa mule. Combien sa politesse lui avait paru suave ! Les montagnards n’ont pas de ces manières onctueuses avec leurs épouses. Ils n’en usent avec elles que comme des vainqueurs le pourraient faire avec des vaincus, — tant qu’elles sont désirables, — et plus tard, chose singulière, la Kabyle vieillie, retirée de l’amour, devient parfois la conseillère du logis. Pauvre conseillère ! Sait-elle rien de la vie ? Voilà peut-être pourquoi la société berbère tourne comme dans un manège sans jamais avancer. La vieillesse des femmes devenues arbitres des familles ramène naturellement l’âge mûr des hommes vers leur point de départ : puérilité des sentimens, des désirs, des espoirs.

Turkia aux yeux de jais, ses cheveux teints au « hadidat, » accroupie devant son amphore vide, attend son tour, les paupières relevées vers le village dont les maisons aux toits de la couleur des nèfles mûres se silhouettent sur le ciel. Elle voit dans le cimetière l’amin agenouillé sur une tombe réciter sa prière en faisant toucher au sol son turban. A cette distance, il semble un jouet, un pantin à bascule. D’autres villageois l’imitent et, parmi ceux-là, son mari, Bourrich le colporteur, libre penseur et anarchiste en France, musulman traditionaliste dans son douar,

Fatima et Seffa, à croupetons contre la fontaine, et tout en regardant tomber les larmes d’eau, s’entretenaient des mérites et des défauts de leurs maris.

— Cet homme-ci [3] raserait un sou et voudrait payer de ses miettes ce qu’il achète, geignait Fatima. Voilà donc pourquoi, ô Seffa, tu ne me vois pas de bracelets.

Et comme Seffa répondait, du village à cent cinquante mètres plus haut une voix rauque descendit :

-— Oah ! Fatima, rentreras-tu ?

Ainsi l’époux de Seffa, pour obéir aux convenances, n’appelait pas sa femme par son nom, mais par un prénom supposé. En public, un Kabyle saurait-il jamais avouer sa liaison avec une épouse ?

— Que faire ? se lamenta Seffa qui avait un petit visage citronné et des cheveux nattés et huilés. Si je remonte sans eau, il me frappera et, si j’attends l’eau sans rentrer, cet homme-là me battra.

A la ceinture rouge de l’anxieuse Seffa pendait une sorte de bougette en toile dans laquelle elle serrait quelque monnaie.

— Récompense-moi, fit la vieille Aïcha, et je t’enseignerai le moyen d’éviter les coups et de contenter « l’homme-là. »

Seffa lui ayant mis un gros sou dans la main, Aïcha proclama parmi les rires :

— Monte vite sans ta cruche à ta maison, et ton mari sera le premier à t’ordonner de redescendre.

— Merci, ô Aïcha, répondit Seffa qui s’élança dans le sentier.

Et lorsqu’elle fut partie, comme, avec le soleil plus chaud, la gorge-bleue et le traîne-buisson s’égosillaient parmi les myrtes du ravin, Fatima, la petite danseuse qui sautait sur ses jambes fines avec autant d’aisance que les autres femmes bavardent, commença de bondir. Les mains de ses compagnes claquaient pour l’accompagner. Dans la frênaie voisine un pic de Numidie frappant de son bec un tronc d’arbre semblait battre la mesure. Lorsque Fatima, les bras arrondis derrière la nuque, se renversait, elle apercevait au loin, très haut dans le ciel, la cime de la Khadidja irisée comme un cristal au-dessus de la montagne. Tous les voiles de mousseline répandus par l’humidité sur les collines s’étaient évaporés.

Encore une journée torride qui s’annonçait.

Les amphores ruisselaient et les femmes ne se décidaient pas au retour lorsque des cris appelèrent de prétendues Ammama, Tekla ou Alima.

— Par Sidi Abderrhamane, ces « hommes-là » nous réclament, murmurèrent-elles effrayées. Soudain, se formant en monôme, Aïcha la sorcière en tête, comme une sauvegarde, elles remontèrent le chemin en corniche. Au-dessus des prés verts, elles semblaient une procession de fleurs en marche : anthémis, pavots, gentianes, soucis, allant fleurir de leur beauté les petites maisons de pisé.


Sur le rocher aux corbeaux un aigle affronte le soleil de ses yeux scintillans comme des gemmes, ouvre lentement ses ailes rousses dans une sorte de bâillement d’ennui et, dédaigneux, contemple, de son aire, la procession des femmes chargées de leurs cruches.

Sur l’autre bord du plateau rocheux l’étrange village d’Agouhni-Guehrane, de la tribu des Beni-Sedka-Chenacha, étale ses logis de terre aux terrasses souples, qui, s’unissant les unes aux autres, forment une sorte de place suspendue où papillonnent des enfans grêles, agiles, sauvages : fillettes nues dans une courte tunique ouverte sur les flancs et portant des bébés à califourchon sur un tissu noué comme une écharpe ; gamins au teint de réglisse, dégingandés comme des poulains avec des articulations saillantes et une maigreur sans grâce. Les filles, devant les bonds sauvages des petits mâles, parfois portent les bras devant leurs visages maquillés de noir et de bleu ou tatoués sur le menton et jettent des sifflemens de chattes en colère.

Agouhni-Guehrane est-il un village de la préhistoire ? Avec ses portes en trapèze, est-ce une bourgade d’Egypte aux temps des Pharaons ? La Chaldée enseigna-t-elle son industrie à ces Chenacha d’un type homogène avec leurs faces longues comme celles des chevaliers mystiques du Greco ?

Un paysage provençal entoure Agouhni-Guehrane, mais c’est une Provence plus sauvage, une Provence d’avant la civilisation, et où l’industrie humaine qui donne sa grâce aux montagnes elles-mêmes n’apparaît pas encore.

D’admirables oliviers semblent y jaillir d’entre les grès arrondis et argentés qui donnent leur valeur aux herbages violacés et dorés par les mauves et les anthémis. Sur le sentier en escalier qui tombe vers la plaine, une caravane de Chenacha qui semblent tous des don Quichottes par leur longueur maigre, s’éloigne. Ce sont des villageois d’Agouhni-Guchrane, colporteurs de bracelets de corne, de tissus et de bijoux dont ils vont tenter les populations arabes. Plus tard, lorsque ces « gagne-petit » kabyles auront amassé un sac de douros, ils s’installeront usuriers. Quel rêve ! devenir un vénérable trafiquant d’argent et s’enrichir, sans bouger, tapi dans sa maison comme l’araignée en sa toile.

Parmi ces voyageurs se trouve le mari de Fatima, la danseuse. Quoiqu’il ne soit pas séant d’assister au départ de son mari, la petite épouse est remontée vers le cimetière sous prétexte d’aller chercher au bois les fagots qui lui font défaut. Elle s’arrête sous le rocher des corbeaux où les corneilles, les freux et les charognards de la contrée rassemblés en bandes de vieux routiers fixent comme elle la plaine.

La joie de Fatima se traduit par des battemens du talon. Elle n’aime pas Arezki, son mari. Bien qu’âgée de dix-neuf ans seulement, Fatima consomma déjà trois époux ; le second fut tué par le premier, qui était resté jaloux. Et Fatima songe à se mettre en insurrection. Elle se sauvera dans sa famille et obligera son troisième mari à la donner contre une dot profitable à un quatrième époux. Le changement distrait toujours quelques semaines et les coups ou les caresses d’un nouvel amant varient la monotonie des jours.

Des bergers sont perchés, tels des hérons, au sommet du rocher aux corbeaux. Fatima voit leurs silhouettes minces comme des bâtons se profiler dans le ciel. Si l’un ou l’autre tombait de son perchoir et se brisait dans le ravin, ce serait émouvant. Les femmes kabyles n’ont pas des cœurs de « Roumia. » Jamais Fatima ne manque d’aller voir les gens assassinés et. Dieu soit remercié ! les « tsar » [4] fournissent des occasions d’examiner de temps à autre des hommes hachés ou fusillés ! L’homme mort peut être regardé par une honnête femme à défaut d’un homme vivant.

Cependant une grosse jeune femme rousse, Roua, salue Fatima et lui montrant la caravane des mulets, presque invisible maintenant à travers la plaine, lui apprend que Daroul, son mari, se trouve parmi ces voyageurs. Roua ne semble pas moins satisfaite que Fatima. Cette Roua, grasse, est bien une exception dans un village où les femmes sont sèches comme des sauterelles. Et d’où lui viennent ses cheveux rouges et ses yeux bleus ? Quel sang du septentrion, jadis, jeta la semence en Afrique de ces êtres roux aux prunelles claires ?

Peut-être à cause de son étrangeté, Roua obtient de Daroul ce qu’elle veut : aussi sa maison passe-t-elle pour la mieux garnie de vaisselle et la plus agréable d’Agouhni-Guehrane. Ce n’est pas d’ailleurs qu’elle soit jalousée de ce confort par les autres Kabyles, car même les plus aisées sont indifférentes au bien-être et à l’agrément du mobilier.

— O Fatima ! viens chez moi, puisque Daroul est parti et que te voilà seule, proposa Roua.

Comme Fatima, contre l’opinion de ses compagnes, aurait voulu posséder les objets qu’on disait trouver chez Roua, ce fut avec empressement qu’elle suivit cette amie à son vaste logis. Cette étrange construction était adossée à un rocher calcaire. La terrasse était formée de branches d’oliviers et de frênes dans lesquelles on avait introduit de la terre mêlée de paille, de lianes et de petites pierres ; afin de ménager l’écoulement des eaux, ce toit se gondolait comme d’ailleurs les terrasses voisines reliées à la maison Daroul. Ainsi le village ressemblait à une pâtisserie d’un moulage défectueux.

La demeure de Roua paraissait plutôt faite pour abriter des tombeaux que des vivans. Au premier moment, on croyait entrer dans un hypogée, un souterrain aménagé pour le repos des morts. Le constructeur s’était accommodé de la façade rocheuse, se contentant de l’enduire d’argile et les pièces qui se succédaient, grâce à cette matière plastique utilisée avec une véritable ingéniosité, avaient pris une apparence à la fois inquiétante et confortable. Un placard était formé d’un trou carré et les étagères qui bordaient les murs, prises dans leur masse, débordaient comme des corniches d’armoire. Des bancs et un massif pour le couchage sortaient des parois boursouflées. Les angles n’existaient pas ou plutôt s’arrondissaient mollement. L’on éprouvait l’impression d’être dans un logis de beurre et l’on pouvait croire qu’en y touchant, on le modèlerait à sa guise.

Accoutumée à vivre dans une maison presque semblable de construction, Fatima ne s’en étonna guère ; en revanche, elle admira les peintures qui décoraient, du plafond au sol battu, les murs. L’humble génie d’une femme avait imaginé des géométries et des polygonies heureuses, et les couleurs végétales empruntées au suc des plantes s’harmonisaient au clair-obscur. D’ailleurs, ces dessins ajoutaient encore à l’impression d’un hypogée égyptien, et l’on ne pouvait regarder les bancs maçonnés sans croire qu’ils fussent des tombeaux. Une femme d’une cinquantaine d’années au visage intelligent et aux grands yeux passionnés, le front serré dans un foulard orange, s’avança. C’était Malki, la mère de Daroul, créatrice de ce décor et de presque tous les ustensiles agréables de la maison. Malki, montrant ses fresques à Fatima, lui dit :

— Je crois bien que nous ne sommes pas de ce pays, mais que nous arrivons d’une terre lointaine qui nous enseigna la fabrication des tapis et de ces images. Qui sait ?

Et tandis que Fatima ne pouvait se retenir de sautiller pour regarder les dessins, car elle était née pie sauteuse, des hirondelles pénétraient dans la vaste pièce par un trou circulaire ménagé dans la terrasse pour l’évacuation des fumées et l’aération, — car aucune fenêtre n’avait été réservée. Les fenêtres conviennent seulement aux demeures des Français dont les femmes peuvent être vues de tous les hommes.

De nature assez envieuse, Fatima examinait les plats vernissés et peints qui surmontaient les étagères en une disposition semblable, ô ironie ! aux intérieurs dits « modern style. »

Une singulière porte en trapèze donnait accès dans une sorte d’arrière-salle en grotte. Devant la porte peinte de rouge et de noir comme un vase étrusque, Fatima ne songea pas un instant que ce seuil d’une géométrie inusitée pouvait bien avoir trouvé ses modèles en Chaldée ou en Egypte. Pauvres Kabyles que les ethnographes s’arrachent et décrètent tour à tour gens d’Europe, d’Asie, ou bien autochtones de l’Afrique du Nord !

Fatima sauta les trois degrés qui conduisaient à cette nouvelle salle d’un caractère funéraire. D’énormes jarres de terre crue, rehaussées de sculptures barbares, évoquaient des sarcophages. Sur ces vases assez vastes pour contenir plusieurs hommes, on pouvait relever jusqu’à des signes sémites contre le mauvais œil. Ces « akoufis » aux larges panses étaient disposés côte à côte sur un terre-plein. Ils renfermaient les provisions de figues sèches, de sorgho, d’orge et d’huile de la famille Daroul.

La grosse Roua, les mains à ses hanches, se rengorgea devant ces jarres d’abondance de l’industrie de Malki, mais Fatima n’y prêta aucune attention, et, comme si elle connaissait la maison, elle poussa un huis formé d’un plateau de frêne et elle bondit dans une courette qu’un grossier treillage de troncs d’olivier défendait contre les voleurs. A travers cette charpente, des fillettes grêles comme des statuettes florentines, courant de terrasse en terrasse, les bras ouverts ainsi que des ailes, s’apercevaient.

— Seffa, la sœur de Daroul, ne travaille-t-elle pas là ? demanda la visiteuse.

— Oui, elle fabrique un burnous, répondit Roua en poussant son invitée dans une petite chambre nue.

A travers la chaine d’un métier qui semblait une toile, d’araignée, le visage d’un ovale très allongé de Seffa s’apercevait.

Cette jeune fille, adossée à la muraille d’un rouge de sanguine, accroupie devant son ouvrage, était vêtue d’une tunique à la grecque retenue aux épaules par des fibules d’argent. Son cou long et sa gorge avaient la nuance de l’ivoire ancien. Avec des gestes de harpiste, ses mains fuselées touchaient les fils de la chaîne ; ou bien elle poussait la laine à travers la trame comme une musicienne s’exerçant à des arpèges. A l’entrée de Fatima, sans quitter son ouvrage, appelant le salut et la prospérité sur l’invitée, elle continua sa gracieuse besogne qui contrastait avec la barbarie de son installation, salle de terre battue sans un meuble. Et l’on pouvait lui comparer la vulgarité confortable des intérieurs de nos ouvrières travaillant de leurs gros doigts avec des machines à tisser admirables d’invention. Orient ! ton prestige ne mourra pas autant que Seffa fabriquera des burnous et des tapis avec les grâces d’une joueuse de luth. De droite et de gauche, Fatima tâtait le tissu commencé ; elle ne tarda pas à se lasser de cet examen et s’étonna de n’avoir pas encore remarqué chez Roua les objets commodes qu’on prétendait en sa possession.

— Viens, prononça l’heureuse maîtresse du logis, et je te montrerai ce que tu n’as jamais contemplé, car tout ce qui s’est fabriqué en Kabylie d’utile et d’agréable, je le possède. Viens.

L’ayant ramenée dans la vaste salle, elle retira sa vaisselle des placards pratiqués dans les murailles. Avec un certain orgueil, Malki, qui suivait, pieds nus, Fatima, lui montra les dernières jarres cuites d’un beau rouge, destinées à contenir l’huile. Plusieurs « tabakilt, » et tous de taille respectable, furent placés sous les yeux jaloux de Fatima, qui touchait ces plats de bois en murmurant :

— Autant de couscous que vous fassiez, ils ne pourront pas être tous utilisés.

Roua et sa belle-mère protestèrent qu’aucun ne chômait, pas plus que les « aïdour, » ces pichets qui servaient à désaltérer les mangeurs de semoule. Orgueilleuse, Malki fit remarquer comment les anses de ses aïdour venaient s’incorporer au flanc du vase comme la liane autour de l’arbre. Ainsi que toutes les femmes kabyles, Fatima savait fabriquer un pot ; elle goûta l’adresse de Malki.

— Toi, tu ne reproduis pas toujours les formes anciennes comme nous autres, lui dit-elle. Tu inventes.

— Au commencement des temps, répondit la mère de Daroul, il fallut bien que les premières Kabyles créassent des modèles pour qu’ils fussent offerts en exemple. Vous autres copiez depuis les siècles des siècles ; moi, je prépare les vases que nos descendantes imiteront. Comprends-tu ?

La grosse Roua rit lourdement, car elle ne comprenait guère ces paroles, et cette belle-mère trop intelligente, juge de ses actions puériles, lui déplaisait. Malki l’ayant regardée sévèrement, Roua s’accroupit pour se donner contenance et commença de tourner la petite meule de son moulin à main. Au milieu de la pierre supérieure, elle introduisit une poignée de grain par l’ouverture réservée à cet usage.

Malki considérait sa bru avec mépris ; puis, la dédaignant, elle attira les lampes à trois et cinq becs, au riche décor rouge et noir de sa façon. L’une d’elles, patinée par l’âge, noircie par la fumée des mèches, parut vénérable à Fatima, qui l’éleva à bout de bras et marcha rapidement.

— Tu as deviné, prononça Roua, toujours assise, jambes écartées autour du moulin, cette lampe figurait au mariage de Malki, et l’on rapporte que celui qui la portait en avant du cortège fut obligé de rallumer trois fois la mèche du milieu qui fumeronnait. Mauvais présage ! Un tel feu ne doit pas s’éteindre.

— Et toi, Roua, repartit Malki d’une voix amère, raconte donc qu’un jeune homme voulut éteindre la lampe de Daroul, le jour de tes noces. Pourquoi cela ?

A cette allusion, le sang envahit la grosse figure de Roua. Afin de faire diversion, elle entraîna sa visiteuse devant un coffre de bois sculpté, semblable aux coffres à dîmes pour les grains tels qu’il en existe encore dans certaines sacristies de Bretagne. La façade en était gravée de lignes brisées, d’étoiles, de triangles, de feuilles de fougères et de cordonnets entrelacés. Une vieille serrure forgée défendait cette forteresse.

— J’apportai en cette maison ce coffre où j’enfermai mes bijoux et ma dot, déclara Roua.

— C’est du bois ! Il est en bois, du bois, rien qu’en bois !! répétait-elle en caressant le meuble.

C’était en effet, dans cette maison kabyle où la seule matière en usage fût la terre pétrie, une singulière exception.

— Cela vient d’Akbou, pays forestier, précisa Malki d’un air méprisant. Cela pourrit aisément.

Pour détourner l’attention de la visiteuse, elle continua :

— Possèdes-tu chez toi une baratte, Fatima ?

Elle montra une courge creuse couverte à sa partie supérieure par un liège percé en son centre d’un trou dans lequel on introduisait un roseau pour l’extraction du petit-lait. Pour obtenir du beurre de ce curieux outil, Malki le secouait au moyen d’un lien noué dans le clissage qui recouvrait la partie inférieure.

— Du beurre, murmura Fatima, du beurre, cet « homme-là)) ne m’en donna jamais, — et elle pensait avec amertume combien Arezki était ladre.

Un vagissement lui fit tourner la tête. Aux branches de frêne qui clôturaient la terrasse, d’un berceau de paille surgit la tête d’un petit sauvage bistré au front plissé de méchante humeur. Aussitôt, Roua s’élança vers son fils Ouaci et le balança comme une cloche, puisqu’il est de mode, en tous pays, d’écœurer les enfans pour en obtenir la paix. En effet, aussitôt secoué, Ouaci abattit son gros visage redevenu lisse comme la calvitie d’un vieux monsieur, sur le tapis qui lui servait à la fois d’oreiller, de matelas, de drap et de couverture.

Cependant, quelques secondes ne s’étaient pas écoulées et le berceau s’agitait encore comme une barque dans le roulis, qu’un nouveau vagissement troublait Fatima précisément occupée à plonger son bras dans une jarre afin d’en goûter les fruits secs. Presque aussitôt sept, huit, dix vagissemens simultanés firent une musique surprenante.

— Par Sidi Abderrhamane ! je ne te savais pas tant d’enfans, Roua, s’exclama la petite danseuse égayée.

— Ses nouveau-nés, les voici, répliqua Malki en arrachant une cotonnade qui cachait une sorte de terrassement divisant une partie de la salle. En sous-sol, à travers des arcades, Fatima aperçut une douzaine d’agneaux.

Malki marmonna :

— Les enfans de Roua n’appauvriront pas cette maison.

Cette mère kabyle se plaignait d’une bru qui ne lui avait encore donné que le sauvageon du berceau, au lieu des sept enfans possibles en Kabylie, puisque Roua la Rousse était mariée depuis huit années à Daroul.

— Pourtant, cette maison pourrait nourrir beaucoup de monde, reprit Malki. Daroul, mon fils, disait :

« Chaque fois qu’il me naitra un fils, j’irai placer en pays arabe une couple de bœufs pour son entretien. Ces bœufs fournis au cultivateur me rapporteront vingt-cinq mesures de blé et vingt-cinq mesures d’orge, c’est-à-dire de quoi entretenir un garçon avec abondance. Ah ! cette Roua n’apporta pas la bénédiction chez nous ! »

En entendant ces reproches, Fatima constata que Roua la Rousse payait son bien-être de quelques ennuis.

— Ah ! malheureuse, s’exclama brusquement Malki, en saisissant une corne de vache gravée au feu, percée à sa pointe et fermée d’un petit couvercle, tu n’as pas plus de tête que le bibiti [5]. Tu n’as pas pris soin de remettre à Daroul sa blague à tabac.

Cette fois, Roua, se trouvant injustement accusée, repartit :

— Si je suis le « Bibiti, » vous êtes le « Bou-tata [6], » car vous ne cessez de m’asséner des coups de bec du matin au soir.

— Je m’abusais, ô Roua, tu n’as pas plus de cervelle que l’étourneau.

— Et toi, pas plus d’amabilité que la chouette, ô vieille Malki !

Voyant que les querelleuses menaçaient de la prendre à témoin de leurs griefs réciproques, et ne se souciant pas d’être le doigt pincé entre l’arbre et l’écorce, Fatima salua et, en trois petits bonds, se trouva sur le seuil.

Au moment où elle allait descendre le sentier, elle fut rappelée par la belle-mère de Roua, qui lui remit un vase de la grandeur d’un verre à boire :

— Prends ! Ceci te donnera contenance, Fatima.

La jeune femme reçut cet en-cas. Une Kabyle saurait-elle traverser son village sans avoir ce prétexte à ses déplacemens : une course à la fontaine ?

« Dieu soit remercié ! pensait Alima en retournant à sa maison avec sa petite cruche. Si nous n’avions pas à chercher de l’eau, ces « hommes-là « ne nous laisseraient plus sortir. Les djins emportent les Français qui voudraient faire monter les ruisseaux dans nos maisons ! »


Tandis qu’elle s’acheminait de cette démarche ailée qui n’appartient qu’aux races antiques dont les pieds n’ont pas été déformés par nos grossières chaussures, Fatima s’entendit siffler. Elle en frissonna de terreur. Un homme se permettrait-il cette inconvenance ? Il risquait sa vie. Un frère de Fatima, en l’absence de son mari, ou l’un de ses oncles l’abattrait d’un coup de fusil. Au sifflement succédait l’appel d’une voix féminine, et le profil assyrien de Turkia la Noire dépassa l’embrasure de son logis. Un collier de branches de corail, alternant avec des pièces turques anciennes, descendait en double rang sur la gorge de cette Kabyle, comblée de bracelets et d’anneaux de pieds en argent, si lourds que des forçats se fussent plaints de tramer ces bijoux massifs. Turkia était une fille des Ouadhia et, contre l’usage, Bourrich, son mari, était allé chercher épouse dans cette tribu.

S’étant approchée, Fatima demanda, craintive :

— Et Bourrich ?

— Cet « homme-là » s’en est allé vers Aumale, afin d’y acheter un chapeau de paille, orné de cuirs colorés. Tu sais combien il est glorieux de ses coiffures ?

— Je ne sais pas, répondit hypocritement Fatima, car je ne l’ai jamais rencontré.

Elle mentait en prononçant ces paroles, car, tout au contraire, elle avait aperçu souvent de loin Bourrich, lorsqu’il était jeune homme, et elle avait même souhaité un époux de sa sorte. Turkia, qui ne l’ignorait pas, était un peu jalouse de la grâce de Fatima, et elle affectait d’en entretenir sa compagne, afin de l’amener quelque jour à se trahir. Qui sait ? Peut-être en naîtrait-il quelque bonne bataille entre Bourrich et Arezki, mari de Fatima ? Ce serait une distraction. Les jours ne seraient-ils pas tous blancs, en Kabylie, si le sang ne les colorait point quelquefois de sa belle pourpre ?

Ce fut dans de telles dispositions amicales et avec cette arrière-pensée que Turkia sourit à son amie, en l’invitant avec un joli geste circulaire, tel qu’on ne le voit qu’en Berbérie, à s’approcher. Ce gracieux mouvement des bras appelait et enlaçait, caressait et choyait.

Fatima saute à pieds joints sur un seuil que l’usure avait poli en son centre, puis elle rebondit sur une aire formée du même stuc luisant qui recouvrait les murs. Ce stuc était composé d’enduits calcaires huilés. Le plafond, construit à la mode des Ouadhia, en roseaux, avait l’avantage, assurait Turkia, d’empêcher les punaises de s’y installer.

Aussitôt entrée dans la salle, Fatima, au lieu de l’admirer, fixa les oreilles de Turkia et remarqua qu’elles étaient percées chacune de trous superposés, où deux boucles à pendeloques de corail serti dans des chatons à émaux jaune et vert, étaient accrochées.

D’un air négligent, Turkia excita l’envie de sa compagne en lui disant qu’en son village, toutes les femmes étaient ainsi parées. Sans doute, l’avarice des Chenacha, des Kouriet et des autres gens de la montagne les empêchait d’orner leurs femmes.

— Oh ! si nous voulions, protesta la petite danseuse. Aussitôt le retour de cet « homme-là, » je me ferai percer les oreilles comme toi.

Un gémissement cadencé, qui venait du fond de la pièce, parut gêner Turkia, et elle leva les coudes avec ennui. Une vieille femme aux chairs crayeuses, mal voilée d’une tunique étroite, balançait à mouvemens égaux son pied blessé et se plaignait.

— C’est sa mère, à lui, expliqua Turkia, et ce sont ses sœurs à lui, continua-t-elle en désignant deux jeunes filles en toges de la chaude couleur du pollen de l’arum.

Leurs yeux énormes scintillaient dans l’ombre, magnifiques, sans pourtant rien exprimer : ni pitié, ni ennui, ni amour.

Le temps n’existait pas pour ces jeunes filles, qui restaient pendant des heures immobiles derrière leur mère souffrante, sans lui porter aucun secours.

Belles plantes du Djurjura, elles végétaient avec l’impassibilité des lis. Leur seule besogne, dans la journée, consistait à chercher l’eau et à tourner le moulin à farine. Chaque jour suivait ainsi le jour précédent.

Fatima, qui rôdait parmi les jarres carrées, fut invitée à plonger son bras par leurs bouches bâillonnées de tampons d’étoffe, et elle goûtait ce qu’elle retirait, au hasard. Elle arriva devant le « tiberkitht, » cette cuve maçonnée dans le sol où les femmes piétinent les olives, et, pour amuser ses compagnes, elle mima la danse des travailleuses lorsqu’elles écrasent les fruits afin d’en extraire l’huile.

Interrompant ses plaintes, la blessée prononça :

— Fatima, mon fils t’imaginait sautant ainsi, car vous avez joué étant enfans, et il te croit plus légère que les chèvres.

A ce propos, Turkia rougit de jalousie.

Sans paraître le remarquer, Fatima, par plaisanterie, sauta dans la grande écumoire de terre disposée dans la maçonnerie comme une cuvette sur une table de toilette et dans laquelle les tourteaux s’égouttaient.

Maintenant, Turkia regrettait d’avoir invité Fatima, parce que sa belle-mère l’admirait et que ses belles-sœurs ne la quittaient plus de leurs grands yeux. Mécontente, elle sortit dans la petite cour qui lui servait de cuisine d’été ; elle évitait ainsi d’enfumer les murs recrépis au mois de mai, qu’elle tâchait de garder propres jusqu’à l’automne.

Sur le foyer formé d’un simple trou, Turkia posa les trépieds du « tégoui, » ce vase ouvert qui allait supporter « l’aseqsout, » la marmite-passoire où cuirait le couscous traversé par la vapeur de l’eau bouillante. Elle plaça même un turban d’étoffe autour du « tegoui, » pour ne pas perdre une bouffée de celle vapeur.

Comme Turkia ne semblait plus prêter aucune attention à Fatima, celle-ci, mécontente de l’accueil reçu, avant de quitter ce logis, s’exclama :

— Ces maisons à la mode des Ouadhia ne valent pas les nôtres.

— Ah ! c’est bien à toi de parler, riposta Turkia furieuse, ta demeure ne vaut pas plus de sept cent cinquante francs, comme d’ailleurs toutes les habitations de ce pays, le terrain compris.

Après avoir prié Dieu de guérir la mère de Bourrich, Fatima regagna sa demeure.

Quand elle l’atteignit, elle y trouva les jeunes frères de son mari, Silem et Lounas, enfans de dix et douze ans, et, comme elle était de méchante humeur, elle leur déclara que, puisque l’été approchait, ils iraient dormir sous le hangar qui servait de djemaa [7] : n’était-ce pas l’usage pour les garçons ?

Mais une vieille femme aux reins voûtés comme l’anse d’un panier étant rentrée, entendit sa belle-fille et l’apostropha durement :

— Il n’en sera pas ainsi. Qui commande ici ? Ne suis-je pas Smina, la mère de ton mari ?

Fatma, Seffa et Aïcha la sorcière, qui passèrent quelques instans plus tard dans la venelle, entendirent un grand tapage de vaisselle cassée.

— Il est probable que Smina corrige cette sauterelle de Fatima, murmura la malicieuse Seffa. Laissons-les. Tout est bien qui est voulu par Dieu !

— Qu’aurions-nous à faire en l’absence de nos maris, s’il n’en était pas ainsi ? conclut la vieille Aïcha qui connaissait l’instabilité des humeurs féminines et la fragilité des poteries kabyles.


CHARLES GENIAUX.

  1. Les martinets.
  2. Lieu d’assemblée et de récréation.
  3. Les femmes berbères ne nomment pas leurs maris.
  4. La vendetta kabyle.
  5. Le hoche-queue.
  6. Le pivert.
  7. Les maisons destinées à la djemaa sont rarement entourées de murs sur leurs quatre côtés.