Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 961-985).
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LA BASTARDA


SCÈNES DE LA VIE SICILIENNE.

I.

Un matin, pendant mon séjour à Palerme, l’affiche du théâtre Ferdinando annonça la première représentation dans cette ville de Vito Bergamasco, drame pathétique tiré d’une nouvelle du célèbre Onorato di Balzac, le plus accrédité de tous les romanciers français ! Auquel de ses nombreux romans était emprunté ce personnage de Vito de Bergame ? C’est, je l’avoue, ce que je ne sus point deviner. Je dînais ce jour-là chez le prince P… avec trois autres personnes. En sortant de table, nous prenions le café dans le jardin, et je cherchais un prétexte de m’esquiver pour aller au théâtre Ferdinando, lorsque notre amphitryon nous proposa de nous y conduire. La compagnie comique se composait des plus médiocres sujets de la troupe des Fiorentini de Naples, et il se trouva que la pièce, du genre larmoyant, était mortellement ennuyeuse, ce dont le romancier français demeure fort innocent. À la fin du second acte, le prince, voyant que je m’endormais, vint me dire à l’oreille :

— Ceci tourne mal. Prenez votre chapeau et allez vous divertir ailleurs.

— Je n’osais vous demander ma liberté, répondis-je, mais à cette heure que pourrais-je en faire ?

— À Palerme, reprit le prince, l’heure est toujours favorable à qui cherche aventure. Si vous êtes curieux des mœurs de notre pays, je vous avertis qu’on n’y songe qu’à l’amour et au plaisir. Occupez-vous des femmes, fréquentez les jeunes gens, et je vous garantis une abondante récolte d’historiettes. Surtout vivez la nuit ; sans cela vous ne verrez rien de ce qui se passe.

— Où faut-il aller ? répondis-je ; un étranger a besoin d’un pilote.

— Nous le trouverons sans peine. Suivez-moi, je vous mettrai en bonnes mains.

On venait de baisser la toile. Le prince aborda dans le couloir de premières loges un jeune homme d’une figure charmante, auquel je dit trois mots que je n’entendis pas, et puis il s’éloigna en me souhaitant beaucoup de plaisir,

— Nous avons, me dit le jeune homme, plus d’un pilote capable de bien diriger votre seigneurie. J’ai aperçu tout à l’heure au parterre l’homme qu’il lui faut.

Dans le couloir du pian-terreno, mon guide frappa sur l’épaule d’un beau garçon de trente-cinq ans, d’une encolure athlétique, et lui répéta la phrase du prince P.., que je n’avais pas entendue. L’hercule sicilien m’adressa un sourire de courtoisie, et, fixant sur mon compagnon ses grands yeux d’un bleu de mer, il fit avec les paupières et les muscles du visage trois ou quatre petites grimaces qui apparemment exprimaient quantité de choses, car le jeune homme lui répondit :

— Certainement, et tout ce que tu pourras encore imaginer pour faire passer à questo signore une bonne nuit sicilienne. Tu es prié seulement de le ramener chez lui demain sain et sauf, avec ses quatre membres sans plaie ni contusion.

— Nous tâcherons, répondit l’athlète, d’obéir fidèlement aux ordres du prince.

— À présent, me dit le jeune homme, permettez-moi de vous présenter mon ami, don Cornelio ***, surnommé le corsaire Dragut, homme du monde ou du peuple selon l’occasion, expert en toutes sortes de métiers, matelot, pêcheur, chasseur, cocher, maniant aussi bien l’épée que la fourchette, enjôleur de jolies filles comme un Maltais, doué d’une force peu commune et plus doux qu’un agneau, lorsque la colère, la rancune, la jalousie ou aucune Autre maladie quelconque ne règne dans son âme, ouverte à-toutes les passions comme un hangar à tous les vents.

— Ne croyez pas qu’il me flatte, interrompit le seigneur Cornelio ; il oublie la moitié de mes mérites.

— Un si brave compagnon, reprit le jeune homme, saura donner de l’occupation à votre seigneurie, et si j’apprends que la partie de plaisir vous a menés au sommet de l’Etna ou sur la côte de Tunis, je ne m’en étonnerai pas.

— Je suis préparé à tout événement, répondis-je.

— Sur ce, je souhaite bonne chance à vos seigneuries ; je les accompagnerais volontiers, si je n’étais retenu au théâtre par un devoir de famille.

Le jeune homme se rendit où l’appelait son devoir, et le signor Cornelio me prit le bras d’un air plutôt amical que familier.

En sortant du théâtre Ferdinando, nous traversâmes la place Masséna. — Je sais, me dit mon guide, que vous employez souvent en français une expression que je condamne : tuer le temps, comme si le temps avait besoin d’être aidé pour mourir ! Nous autres Palermitains, nous en connaissons mieux le prix ; au lieu de le tuer, nous l’amusons, nous l’enivrons, si bien qu’il ne bat que d’une aile, et nous nous attachons à sa robe, comme la Putiphar au manteau de Joseph. L’on m’a dit aussi qu’à Paris il n’y avait point de plaisir possible sans les trois grands moyens que le maréchal de Trivulce demandait pour faire la guerre : de l’argent, de l’argent et de l’argent ! Payer le vin qu’on boit et les vivres qu’on mange, cela se doit en tout pays ; mais acheter à ses convives la permission de les régaler ! payer jusqu’aux sourires et aux regards des femmes ! fi ! c’est tuer le plaisir, et non le temps. Je vous montrerai ce soir comment on forme une joyeuse tablée de six personnes, presque sans bourse délier. Je dis six personnes, parce que nous allons inviter quatre paires de beaux yeux, de peur d’en manquer. Vous estimerez ensuite ce que pareil festin coûterait à Paris : tant pour la jeunesse, tant pour les grâces, tant pour la gaieté. Nous ne porterons pas l’appétit en ligne de compte.

Le seigneur Cornelio interrompit son discours pour entrer dans la boutique d’un rôtisseur, et donna l’ordre à un petit garçon d’aller chercher Monsieur. — C’est ainsi qu’on appelle encore à Palerme les cuisiniers et les coiffeurs, ces deux professions ayant été pendant tout le siècle dernier le privilège exclusif des Français. Le patron arriva bientôt, et mon guide engagea avec lui un de ces dialogues par signes usités dans toute transaction commerciale entre Siciliens. L’acheteur désigna de l’index une volaille, ce qui signifiait : « Combien vaut cette pièce ? » Le rôtisseur leva le pouce en l’air pour répondre : « Un ducat. » Le chaland leva le petit doigt, ce qui voulait dire : « Je vous en offre la moitié. » Monsieur regarda le plafond pour exprimer que c’était impossible. Don Cornelio tourna la tête vers la porte ; c’était exactement comme s’il eût dit : « Je vais m’en aller. » Le marchand fit un haussement d’épaules équivalent à cette réponse : « Eh bien ! j’y consens, quoique ce soit pour rien. » Le petit marmiton qui observait cette pantomime avait déjà déposé la volaille dans une corbeille pour la porter à domicile. Le seigneur Cornelio paya un demi-ducat, et sortit avec moi sans avoir prononcé une parole. Il me conduisit ensuite dans une trattoria où il commanda pour onze heures précises un plat de poisson, une salade de légumes, et beaucoup de fraises. Trois mots et quelques signes lui suffirent à conclure cette grande affaire. — C’est assez, me dit-il pour un souper impromptu ; occupons-nous maintenant du choix de convives. Nous trouverons près d’ici une des plus jolies demoiselles de comptoir de tout Palerme. Afin qu’on ne nous soupçonne pas de préméditation, vous marchanderez quelque chose, comme une cravate ou un foulard. Dix heures vont sonner ; on remettra le marché à demain. Je déteste les dépenses inutiles.

Nous entrâmes dans un petit magasin de soieries. Tandis que la padrona me montrait des cravates, don Cornelio s’approcha d’une jeune fille remarquablement belle, et, quittant le langage télégraphique, il se mit à chuchotter avec une volubilité prodigieuse. La demoiselle paraissait indécise.

— Seigneur Cornelio, dit la padrona, qui avait l’oreille fine, cela ne se peut pas. Zullina est une fille sage ; elle n’ira pas souper chez un garçon, à moins d’être sûre qu’elle y trouvera de la compagnie et encore il faudrait savoir quelles seront les autres personnes invitées.

— Je vous attendais là, répondit Cornelio. Nous avons déjà trois dames : premièrement, la signora Stefanina de Messine, renommée pour son extrême prudence ; secondement, Rosina, la petite Catanaise, que vous connaissez bien ; enfin la maîtresse du marquis ***, celle que nous appelons Fillidi, parce que ses vertus ont été célébrées en vers[1]. Ce seigneur français, en sa qualité de témoin, peut certifier la vérité de mes paroles.

Mon silence passa pour une attestation.

— Mais, dit la jeune fille, croyez-vous que la signora Fillidi voudra souper avec moi ?

— Pourquoi donc pas ? demanda don Cornelio. Elle achète des robes ; vous en vendez. Est-ce une raison de ne point s’asseoir à la même table ?

— Le marquis est fier.

— Il n’en saura rien, et d’ailleurs Fillidi ne lui ressemble pas. Comme dit le proverbe : « Autre chose pense le mulet que celui qui le monte. »

— Taisez-vous, Dragutto, dit la padrona en riant, vous êtes un mauvais sujet. Et qui aurez-vous en hommes ?

— Un seul, ce seigneur français. Il s’ennuyait au théâtre, et le prince P… m’a chargé de le divertir un peu.

— Oh ! c’est différent.

— Fort différent, l’évidence vous frappe. Puis-je compter sur vous, belle Zullina ?

— Absolument, répondit la jeune fille avec abandon.

Brava ! courons à nos préparatifs.

— Un moment, dis-je, le plaisir après les affaires. Je suis venu pour acheter une cravate.

— Il est trop tard, répondit la padrona ; dix heures viennent de sonner. Pour rien au monde, je ne ferais un marché de nuit.

Don Cornelio me conduisit dans une rue voisine de la place Pretoria, et frappa doucement à une petite porte.

— Ici demeure, me dit-il tout bas, la Vénus de Messine. C’est une personne très-silencieuse, très-rêveuse pendant le jour seulement, qui ne sort pas sans être accompagnée d’une vieille femme de chambre, et qui ne lève jamais les yeux, même à l’église ; mais cette prudence extrême n’est qu’un maintien, et une fois le soleil couché, la dame ne baisse plus autant ses longues paupières. Si nous pouvons gagner la suivante, nous aurons la princesse qui l’honore de sa confiance.

Une vieille au long nez, coiffée d’une capuce, vint présenter son visage maigre dans l’ouverture de la porte qu’elle tenait entrebâillée comme pour en défendre le passage. La lueur de sa chandelle, qui l’éclairait de bas en haut, marquait ses rides en traits profonds. Ghérard de la nuit eût volontiers donné cette figure austère à la duègne qui mena Judith jusqu’à la tente d’Holopherne. Après de longs chuchottemens, Cornelio toucha probablement une corde sensible, car la vieille mit de côté sa sévérité d’emprunt et s’épanouit tout à coup.

— Attendez-moi là, dit-elle, je vous ferai savoir la réponse par la fenêtre.

Au bout de cinq minutes, comme rien ne bougeait dans la maison, je fis part à mon compagnon de mes doutes sur le succès de l’ambassade. — Au contraire, me dit-il, ce silence est de bon augure. Ne faut-il pas sauver les apparences ? Quel air aurait-on si un mot suffisait pour écarter les scrupules ? Les murs de Jéricho ne se sont pas écroulés dès la première note des trompettes. Un non est toujours plus vite prononcé qu’un oui.

En effet, la duègne se montra au balcon et laissa tomber cette réponse solennelle : — Vous avez vaincu, généreux Dragut ; la signera accepte. N’oubliez pas le ditale que vous m’avez promis.

— Il paraît, dis-je, que vous avez employé les grands moyens de séduction ?

— Les moyens extrêmes, répondit le seigneur Dragut. Cette maudite sorcière exploite à son profit la réserve de sa maîtresse. Elle n’aurait pas même transmis mon invitation, si je ne lui eusse promis un dé à coudre en argent.

— Laissez-moi le soin de chercher ce rare bijou dans l’orfèvrerie de Palerme.

Mon guide me fit parcourir plusieurs petites rues et s’arrêta devant une maison haute. Il tira fortement une longue ficelle qui descendait du troisième étage ; aussitôt une fenêtre s’ouvrit, et j’entendis une voix fraîche demander : chi è ? Après avoir décliné ses noms et qualités, don Cornelio formula son invitation. À chacune de ses propositions la voix fraîche répondit par un già ! nettement articulé, et puis la fenêtre se referma.

— Et de trois, me dit Cornelio. Celle-ci n’a jamais su dire non. Vous aurez le plaisir de voir une petite Catanaise dans le costume de son pays et gaie comme une linotte. Tâchons à présent d’aborder la grande dame, l’illustre Fillidi.

Nous étions rentrés dans le beau quartier. Avant d’arriver à la rue de Tolède, don Cornelio me montra du doigt une fenêtre ouverte et éclairée au premier étage d’une petite maison. Il s’arrêta sous le balcon et fit un pst imperceptible. La silhouette d’une femme grande et svelte se dessina subitement sur le cadre lumineux de la fenêtre.

— Je suis Dragut, dit Cornelio, et je viens vous proposer un souper suivi d’une promenade en barque et d’une excursion à la campagne.

— Hélas ! répondit la dame, je ne puis pas sortir, mon bon Dragut.

— Est-ce que vous avez votre jaloux ?

— Le marquis est à sa villa, et il n’en reviendra que demain matin ; mais il m’a enfermée.

— Quelle horreur ! s’écria Cornelio ; mettre sous clé une femme comme vous ! Et vous endurez ces façons espagnoles ! Voilà comme on encourage la tyrannie.

— Oh ! je me vengerai ! dit la belle prisonnière.

— N’attendez pas à demain, reprit Cornelio ; vengez-vous à l’instant même. La Porte de votre appartement n’est-elle pas à deux battans ? Ouvrez les verrous et tirez des deux mains.

— J’ai déjà essayé, répondit la dame, et je n’ai réussi qu’à m’écorcher les doigts.

— Eh bien ! attachez à ce balcon une corde ou un drap de lit, et j’irai vous délivrer, dussé-je faire sauter la serrure et la gâche.

Fillidi rentra dans la chambre. Nous l’entendîmes ouvrir et refermer plusieurs armoires. Elle revint bientôt munie d’une grosse corde qu’elle noua fortement à la rampe de fer. Cornelio saisit le bout de la corde et monta lestement à la façon des matelots ; en un moment il fut sur le balcon. Trois secousses, suivies d’un fracas à ébranler la maison, m’apprirent que l’effraction avait réussi. La lumière s’éteignit, et je vis arriver Cornelio donnant le bras à une figure blanche encapuchonnée dans un châle de mousseline de laine.

— L’infante est délivrée, dit le seigneur Dragut. Belle Fillidi réfugiez-vous chez moi, tandis que nous irons au café commander des glaces.

La dame fit un rire mélodieux et partit en courant. Mon guide me conduisit dans un café de la rue Cassaro. Deux énormes chauves-souris voltigeaient autour du lustre sans que personne y prît garde.

— Après avoir enlevé la colombe, me dit Cornelio, il serait bon de la remplacer par une chauve-souris. Gageons que vous ne savez pas comment se pratique la chasse au pipistrello. Pour abattre l’animal, il suffit d’effleurer le bout de ses ailes, car le moindre choc lui fait perdre l’équilibre. La difficulté est de le toucher, vu l’agilité singulière avec laquelle il évite tout objet qui vient à sa rencontre ; mais il ne pare pas aussi bien le coup qui lui arrive par derrière. Observez la manœuvre.

Cornelio monta sur une chaise et fit tourner sa canne avec une vitesse croissante, de manière à poursuivre une des chauves-souris, pendant l’espace d’un quart de cercle, à chacune de ses évolutions. Vers le cinquième ou sixième tour, la vitesse de la canne surpassa celle du vol, et le pauvre pipisirello, légèrement touché, tomba sur le plancher. Il avait plus d’un pied d’envergure. Le chasseur acheva sa victime, et l’ensevelit dans un numéro de la Gazette des Deux-Siciles.

— Tout à l’heure, me dit-il avec une joie d’écolier, j’enverrai le mousse de mon iachetto (yacht) clouer ce monstre fantastique sur la porte du marquis, afin qu’il reconnaisse les traces de Dragut. Ce sera comme la signature de l’auteur, et cette leçon lui profitera. Le pauvre homme se couvre de ridicule en voulant jouer le personnage de jaloux sans amour. La jalousie est chose sérieuse, et je lui apprendrai à la respecter.

Nous sortîmes du café suivis d’un garçon portant sur sa tête une pyramide de glaces à tutti frutti. Don Cornelio occupait dans la rue Nuova le second étage d’un véritable palais. Son appartement eût été fort beau si la pénurie des meubles n’en eût fait ressortir la grandeur démesurée. Dans le salon, un charmant tableau de Novelli, représentant la Vierge et sainte Elisabeth, avait pour pendant un trophée d’ustensiles de marine et de pêche. La belle Zullina et la signera Fillidi, assises sur un canapé recouvert en crin, causaient ensemble sur le pied de l’égalité la plus parfaite. Le mousse, que ces dames avaient réveillé, s’était affublé d’une veste à galons, et mettait le couvert dans la salle à manger. Un coup de sonnette retentissant annonça l’arrivée de la Catanaise. C’était une gracieuse figure mauresque. Sa bouche, toujours entrouverte, avait une expression de gaieté sauvage, et ses yeux, fendus jusqu’aux tempes, se braquaient sur les gens avec une fermeté naïve qui ne ressemblait point à de l’effronterie. La Rosina commença par jeter sur une chaise la toppa de soie noire qui l’enveloppait des pieds à la tête ; elle raconta ensuite avec une vivacité incroyable comment elle s’était échappée pour venir au rendez-vous. De temps à autre, voyant que j’avais quelque peine à suivre le fil de son récit, elle poussait don Cornelio par l’épaule en lui disant : Spiega ; mais dans l’explication je ne retrouvais plus la verve piquante de l’original. L’entrée de la majestueuse Messinienne répandit une froideur qui dura jusqu’au moment où le mousse en livrée vint dire que le souper était servi. On passa dans une salle à manger en rotonde. Afin de briser la glace, notre hôte s’écria, en dépliant sa serviette : Allegri !

Allegri ! répétèrent les convives.

Et au bout d’un quart d’heure tout le monde parlait à la fois, Cornelio et moi en toscan, et les dames en sicilien, le plus gracieux de tous les dialectes. A l’exception de l’espiègle Rosina, j’aurais pu prendre mes voisines pour de véritables infantes, tant elles avaient d’aisance et de dignité naturelles. Sans affecter une pruderie que la circonstance n’exigeait point, elles eurent le bon goût de rappeler à l’ordre le seigneur Dragut, lorsqu’il voulut s’émanciper dans ses propos. Elles faisaient éloquemment l’éloge des morceaux en mangeant beaucoup ; mais il peut exister des princesses gourmandes. Notre hôte, qui avait tiré de sa cave d’excellent marsala et du vin muscat de Syracuse, ne buvait que de l’eau, et comme je lui reprochais de ne point faire honneur aux précieux produits de la Sicile ;

— Le marsala et moi, répondit-il, nous sommes ennemis mortels

— J’en suis fâché, dis-je. Il m’a préservé du mal de mer sur les bateaux à vapeur, et je voudrais vous réconcilier avec lui.

— N’y songez pas ; j’aimerais mieux avoir dans le corps une légion de diables qu’un seul verre de ce vin de feu : il m’a joué un tour abominable que je ne lui pardonnerai jamais.

— Vous me raconterez cette aventure-là, seigneur Dragut.

— Peut-être, répondit Cornelio en fronçant le sourcil.

— Il vous en racontera bien d’autres, dit la signora Fillidi, car il a eu plus d’aventures que Jupiter.

— Qu’est-ce que Jupiter ? demanda la Catanaise.

— C’est, dit Cornelio, un prince païen qui eut huit femmes légitimes et plusieurs centaines de maîtresses.

— Comme le roi Salomon, observa la belle mercière.

— Précisément, et soupçonné, comme ce grand roi, de s’être adonné à la magie ; mais il alla plus loin que Salomon, un jour qu’il changea lui-même en pluie d’or.

— Vous vous moquez de moi, dit la pauvre Rosina. Patience ! j’apprends à lire, et bientôt on ne pourra plus m’en faire accroire.

Lorsqu’on eut servi le dessert, la signora Fillidi se mit à gazouiller les vers d’une romance pour engager notre hôte à chanter. Cornelio prit une guitare suspendue au mur, tourna sa chaise de côté en posant son pied droit sur son genou gauche, et se mit à préluder en musicien consommé. Les dames lui demandèrent plusieurs morceaux dont il introduisit les ritournelles dans son improvisation. A la fin, il se décida pour une popolana qu’il entonna d’une belle voix de basse. Le chant, accompagné en sourdine, ressemblait à ces sérénades espagnoles qu’on appelle tiranas, parce que le mot tirana y revient souvent sous la forme d’une apostrophe que l’amant adresse à la dame de ses pensées[2]. Celle-ci était une sorte de complainte d’un caractère mélancolique sur la mort d’une femme assassinée dans les mêmes circonstances que Françoise de Rimini. Le dernier couplet tirait de l’histoire tragique cette moralité à l’usage des Siciliens ;


« Plaignez le pauvre jaloux. — Comme un cheval échappé, sa folie le mène à l’aveugle au milieu des abîmes, — Vivante, il croit détester sa maîtresse ; — morte, il la pleure et n’a plus de repos. — Ses fautes, sa fureur et son crime odieux, — tout est l’œuvre de l’amour. — L’amour commence dans les rires et la joie ; — souvent il finit dans les pleurs et le sang. — Aimer est doux, trop aimer fait mourir. — À ceux qui chanteront ces vers, — l’auteur souhaite une fidèle amie. »


Cette complainte éveilla sans doute un souvenir pénible dans l’esprit de Cornelio, car sa voix s’altéra en chantant le dernier couplet. Je me promis de guetter le moment favorable pour lui demander la confidence de ses chagrins. Après la complainte, il nous fit entendre plusieurs romances moins sombres, et entre autres la fameuse chanson : Vi vugghiu fari ridiri, composée par un homme du peuple, et dont les muletiers de la côte orientale m’avaient déjà régalé.

— Par grâce, dit Cornelio en quittant la table, donnons-nous un peu de mouvement. Je propose une promenade en mer dans mon iachetto.

Le petit mousse, qui était sorti pour faire son expédition de la chauve-souris, annonça que la brise soufflait du sud-ouest.

— Profitons-en, dit le patron. Nous pourrons doubler le cap avant le lever du soleil, et pêcher quelques poissons sur la côte de Solanto.

Les dames, coiffées seulement de leurs magnifiques cheveux, arrangèrent leurs châles en manière de capuchons, tandis que Cornelio s’habillait en marin. Le mousse, débarrassé de sa livrée, couru en avant pour éveiller le matelot du yacht. Un vent tiède, qui soufflait par légères rafales, promettait d’animer les voiles ; mais en apprenant qu’il nous serait contraire pour revenir, les dames témoignèrent de l’hésitation. D’importantes affaires les rappelaient à la ville de grand matin. Cornelio leva la difficulté en proposant d’envoyer un carrosse de place au village de Bagheria, pour assurer le retour à Palerme. Sur une petite place où se tenaient les fiacres, nous trouvâmes une seule voiture. Le cocher vint au-devant de nous, et don Cornelio avait déjà conclu le marché, lorsqu’il s’aperçut que le carrosse était une vieille berline fermée.

— Notre contrat est nul, dit-il ; je ne veux point d’une bastarda.

— Excellence, répondit le cocher, mes chevaux sont bons.

— Jamais, s’écria Cornelio, jamais je ne monterai dans une bastarda. On ne m’y reprendra plus.

Je lui demandai s’il craignait autant les voitures fermées que le vin de Marsala.

— Plus encore, me répondit-il, et pour la même cause. Je suis superstitieux.

— Excellence, dit le cocher, il fera frais ce matin, et vos dames gagneront des fluxions dans un carrosse découvert.

— Il a raison, crièrent les dames ; nous voulons la bastarda.

— Eh bien ! soit, reprit Cornelio ; vous reviendrez en voiture, et moi je resterai sur le yacht.

Le carrosse partit pour Bagheria, tandis que nous descendions vers le quai de Santa-Lucia. Le iachetto était un simple bateau de pêche, mais maté en fourche et ponté. Le matelot nous attendait. Je m’assis à l’avant, les dames se rangèrent au centre sur deux banc et le patron se mit à la barre pour gouverner lui-même. Après avoir couru quelques bordées, le yacht tourna devant la citadelle de Garita ; il déploya ensuite toutes ses voiles et prit la direction de la pleine mer en se cabrant sur le dos des vagues. A la clarté de la lune Palerme ressemblait à une ville orientale ; la baie demi-circulaire laquelle un dicton local a donné le nom de conca d’oro était devenue une coquille d’argent. Au bout de trois quarts d’heure, l’équipage exécuta une nouvelle manœuvre, et le yacht se dirigea rapidement vers le cap Zaferano, dont l’aurore commençait à rougir le sommet. Avant de doubler la pointe, nous entendîmes de loin les cloches de plusieurs villages sonner l’Angélus, et bientôt après le ciel parut tout en feu.

— Voici le moment, dit Cornelio, de pêcher des lacerti.

Le mousse apporta une grosse bobine montée en rouet, et sur laquelle était roulé un cordeau qui se terminait par une masse de plomb. Don Cornelio jeta le plomb dans la mer en dévidant la bobine. De distance en distance, il attachait après le cordeau des lignes de crin garnies d’hameçons et d’appâts. Lorsqu’il eut ainsi lié une douzaine de lignes, le plomb, traîné par le yacht à une grande profondeur, fit vibrer le cordeau, qui se mit à rendre un son plein comme celui d’un tuyau d’orgue ; on aurait dit une voix humaine gémissant au milieu des vagues. Sans quitter le gouvernail, don Cornelio posa un de ses doigts sur la corde ; presque aussitôt il sentit une légère secousse, et nous annonça qu’un poisson s’était pris à l’un des hameçons. En moins d’un quart d’heure, il eut compté douze secousses pareilles. On retira le cordeau avec précaution, et au bout de toutes les lignes on trouva des lacerti de diverses grosseurs[3].

Le divertissement de la pêche et le spectacle du soleil levant auraient fait plus de plaisir aux dames, si un mouvement de roulis ne les eût incommodées depuis le passage du cap. Les visages devenaient pâles, et la pétulante Rosina, immobile sous son domino noir, avait perdu l’usage de la parole. En ce moment, les devoirs qui rappelaient chacune d’elles à la ville revenaient tout à coup à l’esprit de nos compagnes de voyage. La signera Fillidi voulait rentrer avant l’arrivée de son marquis jaloux, la belle mercière craignait de manquer l’ouverture de son magasin, et la grave Messinienne se souvenait d’avoir invité à déjeuner une personne extrêmement respectable. Un changement dans les voiles nous fit cingler vers la côte, et le yacht aborda dans une petite anse, où la route de Palerme à Termini rase le rivage de la mer. Nous arrivâmes vers six heures à Bagheria. Don Cornelio me prit le bras en entrant dans le village.

— Ces dames, me dit-il en confidence, sont venues l’une après l’autre aux informations sur votre compte. Je vous ai fait dans leur estime une position admirable. Quant à la belle Messinienne, qui entend malice à tout, elle vous soupçonne d’être un grand personnage déguisé en artiste. La recommandation du prince P… et la marque de votre mouchoir qu’elle a observée ont confirmé ses soupçons. Elle vous a orné d’un des noms les plus illustres de la cour d’Autriche et de la sainte-alliance. La Messinienne est une rusée qu’on ne trompe pas facilement. Un coup d’œil lui a suffi pour pénétrer ce profond secret, et je ne sais trop comment vous pourrez lui ôter cette chimère de l’esprit.

— J’en fais mon affaire, répondis-je. Elle verra bientôt que je ne gouverne aucun empire.

La voiture nous attendait sur la place du village. Ni les plaisanteries ni les prières ne purent déterminer don Cornelio à monter dans une bastarda, et comme je lui témoignais mon grand désir de savoir la cause de ses superstitions, il me promit de me raconter son histoire, si je consentais à revenir par mer avec lui. Les quatre donzelles étaient déjà dans la voiture. Malgré leurs œillades, j’acceptai la proposition de Cornelio ; mais avant de me séparer de la joyeuse compagnie, je m’approchai de la portière ouverte pour demander l’autorisation de rendre mes devoirs à chacune de ces dames en particulier. Outre les heures où l’on pouvait les trouver chez elles, toutes les quatre m’indiquèrent leur église paroissiale et la messe qu’elles y allaient entendre le dimanche. Zullina et Fillidi ne manquaient jamais d’assister à la grand’messe au Dôme. La Messinienne, plus mystérieuse, se levait matin ; c’était à la messe de huit heures que ses amis venaient la chercher. La Catanaise allait à Saint-Dominique pour écouter l’orgue, qui est le meilleur de la ville[4]. Muni de ces l’enseignemens, je dis adieu à toute la carrossée ; le cocher fouetta ses chevaux, et la berline partit pour Palerme.

La rosée du matin et l’air de la mer avaient imprégné nos habits d’une humidité désagréable. Cornelio me proposa d’entrer dans une locanda. Comme la salle d’honneur était basse et froide, nous allâmes à la cuisine. Tandis que le patron nous servait le café au lait de chèvre et le fromage blanc appelé ricotta, sa fille apporta une botte d’herbes sèches et de sarment encore garni de ses feuilles. Afin d’entretenir le feu, elle y jetait un à un les brins d’herbe et de vigne, et la flamme reproduisait en pétillant les formes de chaque plante. Quand je vis le seigneur Dragut ranimé par le feu et par la bienfaisante chaleur du café, je lui rappelai sa promesse de me raconter ses malheurs. Il bourra de tabac une pipe de terre brune représentant le masque de l’acteur Pasquino, et, tout en fumant, il commença le récit qu’on va lire.


II.

Puisque vous avez l’envie de me connaître, dit le seigneur Cornelio, nous remonterons, s’il vous plaît, non au déluge, mais à l’invasion des Normands en Sicile. Vous savez que les expéditions de cette race turbulente se distinguaient par un certain caractère de violence et de férocité. Un arbre généalogique dessiné de la main de mon grand-père prouve que je descends par les femmes d’un vaillant chevalier, compagnon d’armes de Robert Guiscart. Malgré les mélanges du sang sicilien et de l’espagnol avec celui de mon ancêtre, je suis resté Normand, c’est-à-dire remuant, inquiet, colère et un peu brigand. Sans fanfaronnade, je puis me vanter d’avoir été le plus mauvais écolier du collège de Palerme. Les verges et la prison, au lieu de me dompter, ne faisaient que m’irriter davantage. Je vivais en pirate avec mes maîtres et mes camarades, à l’exception d’un seul élève, pour qui j’avais une amitié fraternelle.

Pippino Castri était un enfant d’un caractère doux, flexible et docile, toujours le plus jeune dans ses classes et le meilleur sujet. La supériorité de son intelligence excitait la jalousie des autres et lui attirait tant de coups et de mauvais traitemens, que j’eus pitié de lui. Je le pris généreusement sous ma protection, et en me constituant le défenseur du faible opprimé, je rachetai du moins quelques-uns de mes actes nombreux de tyrannie et de rapine. Après le temps maudit du collège, on m’envoya étudier à l’université de Catane, où je retrouvai Pippino Castri. Pour rester conséquent vis-à-vis de moi-même, je me brouillai avec mes professeurs, je fus insolent aux examens, et je manquai tous mes degrés, tandis que mon ami achevait ses brillantes études. Nous revînmes ensemble à Palerme, lui avocat, et moi sans profession. J’entrais dans la jeunesse avec la chaleur de sang d’un bon Sicilien et les instincts d’un corsaire normand. Je prenais en pitié mon sage ami, qui cherchait l’emploi de ses talens dans notre pays éteint, et vivait terre-à-terre, comme vont les barques de Cefalù[5]. À cette époque, une petite zingara, qui disait la bonne aventure aux passans sur la place Marina, regarda le creux de ma main, et me prédit que je mourrais tout habillé. J’ai pensé bien des fois à cette prédiction, et ce n’est pas ma faute si elle ne s’est point accomplie ; elle n’a plus de vraisemblance aujourd’hui que je suis philosophe et retiré du monde.

Mon père, que j’avais perdu dans mon bas âge, m’avait laissé plus de fortune qu’il ne m’en fallait pour commettre beaucoup de sottises, et ma mère, qui s’était remariée, s’occupait fort peu de moi. Pour satisfaire mon humeur vagabonde, je conçus le désir de faire une excursion à Malte et sur les côtes d’Afrique. Parmi mes compagnons de plaisir, je choisis trois garnemens de mon espèce, sur lesquels mon caractère et ma force physique me donnaient une sorte d’autorité ; ils s’embarquèrent avec moi sur un bateau de commerce que je louai pour un mois. Nous avions des vivres, des armes, de l’argent dans nos poches et la tête montée. Après avoir mené joyeuse vie à Malte et visité Tripoli et Tunis, nous abordâmes un matin dans l’île de Zerbi, sans savoir où nous étions. En cherchant à qui parler, nous arrivâmes près d’une fontaine où des jeunes filles puisaient de l’eau. A notre approche, toute la bande s’enfuit effarouchée. Nous avions pris nos fusils de chasse, pensant trouver des perdrix ou des lièvres ; mais à la vue d’un gibier plus aimable, je proposai à mes amis une partie de chasse à courre. Les jeunes filles montaient un sentier rapide, au sommet duquel était leur village. Une d’elles, moins leste que les autres, se vit sur le point de tomber dans les mains des corsaires et poussa des cris aigus. Pendant ce temps-là, ses compagnes répandaient l’alarme dans le village. Quinze ou vingt femmes armées de fourches et de bâtons s’avancèrent en vociférant des menaces ; un coup de fusil que je tirai à vingt pieds au-dessus de leurs têtes les mit en déroute complète ; nous les suivîmes en bon ordre jusqu’à une petite place, au milieu de laquelle s’élevait un figuier. J’y établis mon quartier-général, et le village se trouva pris d’assaut.

Un vieillard, qui savait quelques mots d’italien, nous fut envoyé en parlementaire. Je commençai par déclarer que nos intentions étaient pacifiques ; mais, au lieu d’éclaircir le malentendu, je parlai avec l’arrogance d’un vainqueur, et je demandai qu’une députation vînt nous faire des excuses. Le parlementaire s’en alla en grondant et ne reparut plus. Quelques Arabes, revenus des champs, avaient pris leurs carabines. Un coup de feu parti du haut d’un toit fît voler en l’air mon chapeau. Pour nous mettre en sûreté, il fallut forcer l’entrée d’une maison. L’ennemi nous y assiégea, et après une demi-heure de combat, où la mousqueterie résonna sans interruption, le siège fut levé. Nous avions blessé légèrement deux Arabes avec notre plomb de chasse. Notre dessein n’étant pas de conquérir l’île de Zerbi, je proposai à mes amis de battre en retraite. La troupe des pirates traversa le village et gagna le bord de la mer, en chantant cette marche militaire du divin maestro Verdi…

Ici le narrateur entonna le chœur des Lombardi d’une voix de stentor.

— Par malheur, reprit don Cornelio, lorsque notre navire eut quitté le rivage, on tira sur nous du haut de la colline, et une balle m’atteignit à l’épaule. Je revins à Palerme fort souffrant de ma blessure et un peu inquiet des suites de mon équipée. Pippino Castri s’établit près de mon lit et me prodigua les soins les plus tendres et les remontrances les plus éloquentes. Il me rappela les prédictions de la zingara et me fit promettre d’être plus sage à l’avenir, ce qu’on obtient facilement d’un homme affaibli par les saignées et la tisane. Cependant les habitans de Zerbi se tinrent cois, pensant qu’ils n’obtiendraient pas justice de chiens de chrétiens, et je ne fus point poursuivi. Cette aventure ajouta un nouveau lustre à ma réputation. La barbe commençait à me pousser au menton, et comme elle était d’un blond de feu, on m’appelait Hariadan Barberousse. Depuis que je l’ai rasée, on a changé ce sobriquet pour me donner celui de Dragut. Je vous épargne le récit de mes autres folies de jeunesse La liste, sans être aussi longue que celle des fredaines de Jupiter, atteindrait encore des proportions imposantes. Ma fortune, dont j’étais mauvais ménager, avait besoin d’un temps de repos. Mon intendant me déclara un matin que, si je continuais à puiser au coffre sans compter, je finirais par aller m’asseoir sur la balata[6]. Afin d’apporter au gouvernement de mes finances une réforme radicale, je vendis chevaux et voiture, je congédiai laquais et maîtresses, et je résolus de me livrer à quelque goût dominant et peu dispendieux. Je partis en équipage de chasseur pour les montagnes de l’intérieur. Je parcourus le pays à pied, vivant de mon gibier, dormant chez le paysan, souvent mal couché, mais bercé par la fatigue. À mon retour à Palerme, je trouvai l’occasion d’acheter un yacht ; à peu de frais, je devins marin et pêcheur consommé. Le thon, le spada (espadon) et le lacerto n’ont pas d’ennemi plus dangereux que moi dans les madragues de Solanto. Absorbé par ces occupations, je menais une vie active et saine, lorsqu’une fatale rencontre bouleversa mon existence.

C’était au printemps de l’année 1842. Un négociant de Trapani, enrichi par le commerce des soufres, vendit ses mines à une compagnie anglaise pour venir s’établir à Palerme. Il avait une femme, encore belle, et une fille unique, âgée de dix-huit ans, ou plutôt un ange, une grâce, toute pétrie de pâte d’amour. Ce n’est pas moi qui pourrai jamais tracer le portrait de l’incomparable Aurélia, et pourtant je porte son image gravée dans mon cœur en traits de feu. Pour la dépeindre, il faudrait aller chercher Pétrarque dans son tombeau. Imaginez une nymphe parmi les femmes, une divinité parmi les nymphes…

— Arrêtez, seigneur Cornelio, m’écriai-je en étendant le bras, nous sommes perdus si vous prenez le ton des anciens trouvères siciliens, dont les chants langoureux ont propagé cette maladie de l’esprit qui a fait tant de ravages dans les belles-lettres italiennes.

— Quelle maladie ? demanda Cornelio.

— L’enflure, la fausse chaleur, le pathos, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Une cascatelle de mots creux et sonores ne peut donner une idée ni de la belle Aurélia ni d’aucune autre femme. Parlez tant que vous voudrez, mais, pour Dieu ! dites quelque chose.

— Votre erreur est grande, répondit Cornelio, ou tous mes malheurs ne seraient qu’une amère dérision. Longtemps, dans ma barbare ignorance, j’ai traité de bagatelles les vagues chansons de nos anciens poètes et le jargon qu’elles ont engendré ; mais ma propre expérience m’a appris ce que vaut l’art de bien dire. C’est précisément là le sujet de mon histoire et la cause de tous mes maux.

— Comme il vous plaira. Je vous supplie seulement de ne point monter le ton si haut. Restez Normand, restez corsaire, seigneur Dragut. Faites cela pour m’obliger.

— J’y consens, puisque vous le voulez. Figurez-vous donc des cheveux plus noirs que l’aile du corbeau, des yeux de Niobé voilés sous de longs cils, un nez fin et droit, une bouche garnie de perles, un air doux et réfléchi, un visage plutôt allongé que rond, et si mignon que tous les autres visages semblaient des masques en comparaison.

— Ce signalement me suffit, dis-je ; poursuivez à présent votre récit.

— Ce fut un dimanche, au Dôme, reprit Cornelio, que je rencontrai cette fille sans pareille, pour laquelle je m’enflammai d’un amour soudain. Don Massimo, le père de ma belle, était un bon homme, quoiqu’un peu avare, et sa femme, qui avait du goût pour la dépense, l’entraînait plus loin que ne l’eût mené sa ladrerie naturelle. Cette famille, nouvellement débarquée de la province, ne demandait qu’à se faire des amis à Palerme. L’accès de la maison me fut une conquête facile. Je promenai les dames dans mon yacht, et je m’insinuai dans les bonnes grâces du père en perdant contre lui quelques pièces de monnaie blanche à divers jeux de cartes. J’avais été bien avisé en me présentant des premiers, car aussitôt qu’on vit la jeune fille aux concerts du jardin public, sa beauté attira les regards, et les concurrens arrivèrent en grand nombre. Un soir, dans les allées de la Flora, je saisis l’occasion de parler à Aurélia et je hasardai quelques mots d’amour. La jeune fille m’écoutait la tête penchée sur son épaule, en jouant avec une fleur de magnolia. Tout à coup elle comprit où tendait mon discours, et, relevant ses grands yeux, elle me regarda d’un petit air curieux :

— Mais, dit-elle, vous m’aimez donc, seigneur Cornelio ?

Encouragé par cette question, je déclarai mes sentimens sans précaution ni artifice.

— Oh ! tant mieux ! s’écria la belle enfant avec une joie naïve. Ce doit être si amusant d’être aimée d’un homme tel que vous ! J’espère au moins que cela est sérieux, et que vous ne m’aimerez pas seulement en paroles.

— Mettez-moi à l’épreuve, répondis-je. Faut-il conquérir tout de bon l’île de Zerbi ? aller en Chine ? descendre dans les flammes d’un volcan ? Ordonnez, disposez de votre esclave, et ne craignez point que je recule devant les obstacles ou les dangers.

Ce langage de corsaire parut l’intéresser.

— Non, dit-elle en souriant, vous ne descendrez point dans les flammes d’un volcan, à moins que je n’y jette mon mouchoir. Nous verrons bien si vous saurez deviner et prévenir mes désirs. Ne vous dissimulez pas que d’autres m’ont exprimé leur amour en termes plus choisis que vous ne l’avez fait ; mais je crois que les soins attentifs me toucheront davantage, et je vous en tiendrai compte. Parmi les témoignages d’une passion véritable, il en est un seulement que je redoute et qui me fait horreur, la jalousie. On en cite des exemples terribles. Si vous voulez m’inspirer d’autres sentimens que l’épouvante, ne soyez point jaloux, seigneur Cornelio ; à cette condition je pourrai vous aimer un jour.

— J’y appliquerai mes efforts, répondis-je ; mais si votre intention n’est pas de faire de moi un patito, il faut m’accorder une bonne place dans votre cœur, afin que le mien demeure fermé à la jalousie. Le préservatif de ce vilain mal est la confiance. Promettez-moi d’être franche et loyale.

— C’est convenu, dit Aurélia d’un ton sérieux ; point de mensonge entre nous. Quant à la préférence que vous souhaitez, en voici pour commencer un petit signe. Si quelqu’un me demandait cette fleur, je la refuserais : recevez-la comme un gage d’amitié ; mais ne la montrez point, car on me l’a vue à la main.

Je pressai la fleur de magnolia sur mes lèvres, et je la serrai précieusement dans ma poche.

— Çà, reprit la jeune fille en badinant, qu’allez-vous entreprendre à mon service, seigneur chevalier ?

— Tout ce qu’il vous plaira, répondis-je. Mon ancêtre le Normand et son compagnon Robert Guiscard ont malheureusement chassé de ce pays le dernier des Sarrasins, sans quoi je vous proposerais de le provoquer en combat singulier.

Don Massimo et sa femme interrompirent notre entretien ; mais j’en avais entendu assez pour rentrer chez moi brûlant de la première fièvre d’amour et d’espérance. Dès le lendemain, Aurélia exprima devant moi le désir de manger des figues d’Inde. Ce fruit, si abondant à la fin de l’été, ne devait arriver que dans un mois sur les marchés de Palerme. Je partis pour Noto, où le cactus est plus précoce que dans cette partie de l’île. Une douzaine de figues d’Inde que je rapportai en triomphe me valut des sourires que je n’aurais pas cédés pour un trésor. Je trouvai beaucoup d’autres occasions de rendre quelques services à Aurélia ; mais lorsque je la pressais de m’autoriser à demander sa main à ses parens, elle me répondait avec effroi : — Pas encore !

Un soir, au milieu d’un cercle de jeunes élégans qui papillonnaient autour d’elle, Aurélia prenait un plaisir extrême à écouter la description des bals du lundi à l’Académie de Naples. Le dandy qui absorbait l’attention de ma maîtresse avait remarqué à l’un de ces bals une parure de femme composée de ces plumes bleues que le geai porte à la racine de l’aile. Je compris que la fantaisie d’avoir une parure semblable se logeait dans l’esprit d’Aurélia. Sous peine de perdre le fruit de mes services passés, il fallait contenter cet enfant capricieux. Je parcourus les montagnes et même la partie de l’Etna qu’on appelle Nemorosa, et je revins au bout d’un mois avec une provision de plumes de geai. Je m’attendais cette fois à être accueilli comme si j’eusse ravi aux infidèles un des exemplaires de la sainte tunique ; mais, hélas ! « qui conduit des ânes ou qui se fie aux femmes ne va point en paradis[7]. » J’obtins à peine un remercîment, et mon présent fut jeté dans un coin, où il est encore.

Tandis que je battais les bois pour détruire de pauvres oiseaux, quelques nouveaux personnages s’étaient introduits dans la maison de don Massimo. J’y retrouvai, entre autres, mon compagnon d’études Pippino Castri. Quoique son visage de Narcisse attirât l’attention de toutes les femmes, l’idée ne me vint pas d’abord que mon ami le plus cher pût devenir un rival, et pour éviter ce danger, je me promis de faire à Pippino la confidence de mes amours. Tout le monde à Palerme s’occupait alors d’une fête qui devait avoir lieu à Piana dei Greci. Il s’agissait d’une cérémonie religieuse dans le rite grec, suivie de divertissemens et de danses. La population de Piana, qui se compose d’Albanais, devait se parer de ses costumes nationaux. Don Massimo se fit longtemps prier pour mener sa fille à la fête, et ne se décida que la veille au soir. Toutes les personnes présentes voulurent être de la partie ; nous étions trop nombreux pour aller dans une seule voiture, et lorsque je proposai de louer une calèche de place, don Massimo s’y opposa en disant qu’on attèlerait la bastarda. Dans les maisons riches de Palerme, on a deux carrosses, l’un d’apparat pour la promenade et les visites, l’autre vieux et fané, dont on ne se sert que la nuit, attelé de mauvais chevaux que l’on ne craint pas de faire attendre aux portes des palais ou des théâtres. La plupart de ces bastarde sont d’anciennes berlines de formes un peu gothiques. Celle du seigneur Massimo, avec ses velours râpés, sa large caisse et ses dorures noircies, avait bercé jadis quelque cardinal ou gouverneur espagnol. En ma qualité de cocher émérite je fus chargé de conduire ce véhicule respectable. Les grands parens montèrent dans la calèche, et la jeunesse éveillée s’entassa dans la bastarda. Pendant tout le voyage, j’entendis au-dessous de moi des rires et des cris. On attaquait les provisions de bouche ; quand on eut mangé, on chanta, et je reconnus la voix légère d’Aurélia. Mon ami Pippino récita ensuite une longue kyrielle de vers que deux petites mains applaudirent. En arrivant à Piana, je remarquai dans les yeux de la jeune fille je ne sais quoi d’exalté qui me donna de l’ombrage. Pour la première fois, le serpent de la jalousie me mordit le cœur. Je donnais au diable tous les comparses qui m’empêchaient d’aborder la seule personne à laquelle j’eusse un mot à dire, lorsqu’on allant à l’église grecque, je vis Aurélia ralentir le pas et s’écarter de la compagnie.

— Il faut que je vous parle, me dit-elle avec empressement. Vous attendez de moi une explication, je veux vous la donner. Chaque minute de retard aggrave la situation. Armez-vous de courage, mon bon Cornelio, rappelez-vous que je n’ai pas pris avec vous d’engagement sérieux. Après toutes les preuves d’amour que j’ai reçues de vous, cela est cruel, je le confesse, mais nous n’y pouvons rien ; d’aujourd’hui seulement je vois clair dans mon cœur : je n’aurai jamais pour vous d’autre sentiment que l’amitié.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je en tremblant.

— Le voici. J’avais à Trapani plusieurs adorateurs qui ne tarissaient pas lorsqu’ils vantaient ma beauté. Ils m’avaient fatiguée de leurs adulations, et je partis pour Palerme sans autre regret que celui de quitter la maison où je suis née. Dans cette disposition de cœur et d’esprit, j’entendis parler de votre folle expédition à Zerbi. Votre caractère aventureux me plut, et je me persuadai qu’un amour exprimé par des actes m’amuserait bien plus que tous les discours du monde. Cela prouve du moins que jamais je n’eus l’idée de faire de vous un patito ; mais, malgré ma bonne volonté, mon cœur demeura insensible, et je connus enfin la puissance du langage, car il y a discours et discours, mon bon Cornelio. Un jour, pendant votre voyage dans l’Etna, au moment où j’y pensais le moins, on m’apporte un papier cacheté, je le déplie, et qu’est-ce que j’y trouve ? Une pièce de vers de trente-deux strophes ; entendez-vous cela ? trente-deux strophes toutes à ma louange, et si jolies que je ne saurais à laquelle donner la préférence ! Probablement on a beaucoup adressé de vers aux femmes ; eh bien ! je l’affirme sans partialité, jamais depuis qu’il existe des femmes, on n’a rien fait de si beau pour elles. D’abord l’auteur me compare au soleil, qui répand la chaleur et l’amour dans tout l’univers. Avant qu’il m’eût rencontré, dit-il, ses jours étaient des nuits : je l’ai rendu à la lumière. Et puis mes yeux sont deux étoiles qui lancent des feux mourans, et ces feux mourans font mourir celui qui les regarde. Hé ! que pensez-vous de cette nouvelle manière de parler ? quand donc a-t-on tenu pareil langage à une femme ?

— Cent millions de fois ! répondis-je en colère.

— Le dépit vous égare, reprit Aurélia ; je le conçois et je vous excuse. D’où vient qu’en lisant ces trente-deux strophes j’éprouvais comme un vertige de plaisir, si bien qu’à la dernière les idées tournoyaient dans ma pauvre tête, et que je fermais les yeux comme si une épée flamboyante eût passé devant mon visage ? Ce fut bien autre chose quand je les entendis réciter à l’auteur lui-même. Et ne croyez pas que le poète m’appelle Aurélia, quoique ce soit mon nom ; il me donne celui de Cloridi, pensant que je saurai percer ce voile mystérieux, et il ne s’est pas trompé. A-t-on jamais appelé une femme Cloridi, quand son nom était Aurélia ?

— On l’a fait si souvent, dis-je, qu’en France ces fadaises sont connues sous le nom de bouquets à Chloris.

— Oh ! dans ce cas, poursuivit Aurélia, il eût été impardonnable à moi de ne point percer le voile. Que la ruse est ingénieuse, et qu’il a d’esprit le gentil rimeur ! De bonne foi, je vous le demande, à moins d’être folle et aveugle, pourrais-je ne pas l’aimer ? Il résulte de tout cela, mon bon Cornelio, que vous ferez bien de ne plus songer à moi. La poésie, que j’avais offensée, a repris ses droits.

— Vous en parlez à votre aise, m’écriai-je, fille ingrate et frivole ! Croyez-vous que ce soit une chose facile que devons oublier ?

— Oui, cela est facile à un cœur généreux et dévoué comme le vôtre. D’ailleurs votre sacrifice fera le bonheur d’un aimable garçon dont je vous ai entendu louer le mérite et les qualités.

— Je l’écraserai, dis-je en frappant du pied, je l’écraserai comme une vipère, ce petit traître de Pippino.

Deux jets de larmes sortirent tout à coup des yeux d’Aurelia.

— Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, voilà ce que je craignais, la jalousie, la vengeance. Écraser son meilleur ami ! le cœur de bronze ! Et moi aussi, sans doute, il voudra me tuer ! Ah ! cher Cornelio, si vous avez résolu de nous assassiner tous deux, avertissez-moi quelques jours d’avance. Sainte Vierge ! faut-il déjà mourir pour une faute si légère !

Aurélia pleurait à étouffer ; les sanglots lui étaient la parole, et je voyais une attaque de nerfs se préparer. Je lui pris les mains en lui disant : — Calmez-vous, je ne tuerai personne.

Les larmes s’arrêtèrent subitement. — Vous me faites grâce de la vie, dit-elle, et aussi à Pippino ? Vous le jurez ?

— Je vous le jure.

— Oh ! bien alors je suis plus tranquille.

— Mais je n’entends pas me sacrifier pour un caprice de jeune homme. J’interrogerai Pippino, et malheur à lui s’il ne vous aime pas !

Avant d’entrer dans l’église, je fis signe à Pippino de me suivre, et je l’emmenai sur le parvis. Mon agitation et le son altéré de ma voix l’intimidèrent. Il ne put supporter mon regard. Cependant, aussitôt que je lui eus appris en quels termes j’étais avec Aurélia, il poussa un grand cri :

— Ah ! malheureux, qu’ai-je fait ? dit-il. Et toi, Cornelio, pourquoi n’avoir pas confié ce secret à ton ami ? Qu’allons-nous devenir à présent ?

Après un moment de silence, il ajouta : — C’est à moi de souffrir. Je quitterai la Sicile ; j’irai vivre à Naples, ou plutôt j’irai y mourir, car il n’est que trop vrai, mon ami, si je perds Aurélia, il faudra que j’en meure.

Cette résignation, à laquelle je ne m’attendais point, me désarma :

— N’en doute pas, dis-je à Pippino, je te laisserais partir, je te laisserais mourir, si j’étais l’amant préféré ; mais le triste privilège du dévouement m’appartient.

Mon ami me sauta au cou, me pressa contre sa poitrine, me prodigua les noms les plus tendres, et après m’avoir fait répéter que je renonçais à mes prétentions sur le cœur d’Aurélia, il courut après sa maîtresse. Sans regarder où j’allais, je pris le chemin de Palerme. Il me semblait que j’aurais assez de courage pour accomplir mon sacrifice, et je me crus sincèrement un héros ; mais bientôt, la jalousie me montant à la gorge, tous les beaux sentimens s’envolèrent ; mon ami redevint un rival, Aurélia une perfide, et leur bonheur un outrage insupportable. Des tableaux funestes se succédaient dans mon imagination : je surprenais les deux amans appuyés l’un sur l’autre, causant à voix basse, et je m’apprêtais à les poignarder ; puis la beauté de la jeune fille me touchait, et c’était contre moi-même que je tournais le fer. Pendant toute la nuit, je marchai dans ma chambre, en proie au délire et à la rage. La fatigue et le jour me calmèrent un peu ; j’allais me jeter sur mon lit pour essayer de dormir, lorsque Pippino entra. Il me tendit les mains en m’appelant généreux ami ; mais je l’interrompis brusquement.

— Garde tes éloges, lui dis-je ; ils sont mal placés. Décidément je ne puis renoncer à Aurélia. Il faut qu’un de nous deux extermine l’autre. Cherchons un moyen de nous battre avec des chances égales, car je ne prétends pas abuser de mes avantages.

Pippino avait pris quelques leçons d’escrime. Je lui donnai un fleuret en lui commandant de se mettre en garde ; mais il n’était pas de force à se défendre, et je lui portai trois bottes qu’il ne sut point parer. Dans le maniement des armes à feu, j’avais une supériorité plus grande encore. Un duel était impossible. Je m’avisai d’un autre expédient. Pippino était assez bon nageur ; je lui proposai de sortir du port, avec moi, dans une barquette et de la faire chavirer en pleine mer, à deux milles du rivage.

— Insensé ! me répondit-il, et si tu m’entendais appeler au secours d’une voix défaillante, aurais-tu donc la cruauté de me laisser périr ? Non, tu ne l’aurais pas. Tu oublierais les femmes, les amours, la jalousie, et tu retournerais en arrière pour sauver cet ami qui t’aime et que tu as secouru et protégé pendant toute son enfance. Va, ce n’est point un combat sanglant et impie qui doit mettre un terme à notre différend ; c’est une lutte plus noble et plus glorieuse, d’où le vainqueur sortira peut-être malheureux, mais sans remords. S’il est vrai, comme tu le dis, que tu ne peux renoncer à Aurélia, prends-la donc : je te la cède.

— Hélas ! m’écriai-je, elle ne m’aime pas !

— Eh ! t’aimera-t-elle davantage quand tu m’auras égorgé ? Si tu dois perdre ta maîtresse, garde au moins ton ami.

— Oui, je le garderai, dis-je en embrassant Pippino ; oui, je conserverai cette amitié d’enfance qui me paiera de mes sacrifices. Maudits soient l’amour et les femmes qui ont failli me la ravir ! Je les défie, je les brave, je les excommunie. Marie-toi, mon cher garçon. Épouse-la, cette délicieuse, aimable et changeante créature, que le ciel a jetée ici-bas pour nous pousser à nous entretuer. Il n’aura réussi qu’à nous rendre tous deux sublimes. Aurélia t’appartient ; que je meure, si jamais je te la dispute ! Je la verrai avec un front de marbre, un cœur d’airain ; car il est maître de lui-même, ce cœur-là, il est fort comme celui d’un lion, il est grand comme celui de César.

Saint Cornelio, mon patron, peut certifier là-haut qu’en parlant ainsi, j’étais de la meilleure foi du monde. Les louanges, les pleurs et les expressions de reconnaissance de mon ami me confirmèrent dans mon magnanime dessein. Je l’appuyai de tant de sermens solennels et de tragiques imprécations, que je ne pouvais plus revenir à mes premières pensées à moins d’être une pitoyable girouette.

Ici don Cornelio s’interrompit, gratta le fond de sa tasse de café pour y chercher un reste de sucre, remit sa pipe dans sa poche, et baissa les yeux d’un air embarrassé.

— Eh bien ! lui dis-je, comment avez-vous tenu ces sermens solennels ? Faites-moi votre confession entière.

— L’abnégation, reprit-il, est une fort belle vertu, mais difficile à pratiquer pour un homme de ma trempe. Après le départ de Pippino, je reçus la visite du père d’Aurélia. Il venait me reprocher ma désertion de la veille. Malgré les amusemens de la fête, on s’était aperçu de mon absence. Don Massimo m’avait remplacé sur le siège de la berline, et on ne l’avait pas trouvé si bon cocher que moi. Les dames ayant pris goût aux parties de campagne, une excursion à Santa-Flavia était organisée pour le lendemain. On comptait sur moi pour conduire la bastarda ; c’était l’ordre et la prière d’Aurélia. Pénétré de mon nouveau rôle, je crus pouvoir accepter sans danger cette invitation. Pendant la nuit suivante, je dormis d’un sommeil de stoïcien et je m’éveillai le lendemain satisfait de moi-même, sans me douter que le plaisir de revoir Aurélia entrait pour quelque chose dans ma bonne humeur. Je me rendis à huit heures chez don Massimo, et j’y trouvai la compagnie au complet. La jeune fille m’accueillit en souriant, et me tendit une main que je pressai avec émotion. Pippino voulut monter à côté de moi sur le siège ; la calèche partit en avant, et je fouettai les chevaux de la bastarda. À Santa-Flavia, don Massimo exhiba une permission de visiter la villa du marquis Artale. Le concierge nous ouvrit les jardins sans prendre la peine de nous surveiller. La journée se passa gaiement ; je me sentais une liberté d’esprit qui me donnait la plus haute opinion de mon courage. Nous devions dîner à Palerme en rentrant ; mais pour attendre plus patiemment, nous avions apporté une collation. Don Massimo eut la fatale idée de m’offrir du vin de Marsala qu’il avait récolté lui-même. Je vidai la bouteille aux trois quarts, et tout à coup je sentis ma raison s’envoler comme si quelque sorcier me l’eût ravie pour l’enfermer dans une fiole.

La romance populaire que je vous ai chantée à table compare la folie du jaloux à un cheval emporté : c’est un tigre altéré de sang que l’auteur aurait dû dire ; mais si vous ajoutez à la jalousie cette ivresse du vin qui vous change un homme en brute, comme Nabucco, il n’y a plus de faute, d’extravagance ni même de crime dont un corsaire de mon espèce ne devienne capable sous cette double influence. Lorsque je vis Aurélia s’approcher de son amant et lui parler à l’oreille, j’éprouvai une sorte de transport au cerveau. Je courus à travers les plates-bandes du jardin comme un fou échappé de son cabanon. J’ouvris mon couteau et je le lançai dans les arbres à de grandes distances avec une sûreté de main qui n’abandonne jamais le Sicilien.

Pour appuyer son discours d’une démonstration, don Cornelio prit sur la table un couteau qu’il introduisit dans la manche de son habit. En frappant de la main gauche sur le poignet droit, il lança le couteau à l’autre bout de la chambre, et la lame pénétra d’un pouce dans le bois de la porte. Je le regardais de travers en lui demandant s’il avait un meurtre sur la conscience ; mais il ne répondit pas à ma question.

— Je ne sais, poursuivit-il, quels autres signes de démence je donnai pendant ce terrible accès. J’avais perdu jusqu’au souvenir des lieux où j’étais, lorsque j’entendis des voix qui m’appelaient dans le lointain. Le jour baissait, et l’on m’attendait pour retourner à Palerme. Pippino et sa maîtresse montèrent ensemble dans la bastarda.

Ce qu’il me reste à vous raconter ne me fait pas beaucoup d’honneur ; mais le supplice de la honte me sera peut-être compté comme une pénitence. Tout à l’heure, quand nous irons nous embarquer sur le yacht, je vous montrerai près d’ici le village de Santa-Flavia et la villa du marquis Artale, dont le casino est situé au sommet d’une colline escarpée. La route, praticable pour les carrosses et taillée dans le roc, serpente en zigzag sur le flanc de la colline. Le cocher de don Massimo retenait avec soin les chevaux de la calèche et descendait au pas ; à son grand scandale, il vit la bastarda passer devant lui et le pacifique attelage courir au galop. En pensant au plaisir des deux amans, assis côte à côte dans cette machine roulante que je conduisais, je sentis augmenter mon vertige. Quelque furie volait dans les airs, le bras étendu sur ma tête ; elle me souffla l’infernale idée de faire verser la voiture, et de soumettre ainsi mon procès au jugement de Dieu, ou plutôt du hasard. Arrivé à un passage périlleux que je connaissais bien, je rasai de si près le bord du chemin, qu’une des roues manqua de point d’appui. La bastarda roula sur un talus de vingt pieds. Je sentis le vent causé par la rapidité de la chute ; j’entendis un coup de tonnerre résonner dans ma tête, et puis plus rien ! J’avais un trou à la tempe et une clavicule rompue.

Lorsque je repris connaissance, j’écoutais le murmure d’un petit ruisseau : c’était le sang qui coulait de mon bras dans une cuvette. Je me retrouvais dans mon lit à Palerme. Le chirurgien, qui me vit ouvrir les yeux, assura que j’étais sauvé ; alors commencèrent les souffrances. Pendant trois mois, il fallut demeurer couché sur le dos, immobile comme une statue sépulcrale, et serré comme dans un étau par vingt-cinq aunes de bandelettes roulées autour de mon corps. Ixion sur sa roue ne dut rien éprouver de plus pénible. Il est un Dieu pour les amans, il n’en est point pour les jaloux. Au moment de l’accident, Pippino et Aurélia s’étaient entrelacés dans leur chute, et la catastrophe leur avait procuré les douceurs d’un tendre embrassement. Personne, excepté moi, n’avait été blessé.

Il n’est rien qui guérisse mieux de la folie d’amour et de jalousie qu’un trou à la tête et une clavicule brisée. Avant que je fusse rétabli, mon ami obtint la main de sa belle, et pour ma première sortie je me traînai jusqu’à l’église de Santa-Zita, où je vis célébrer son mariage sans dépit ni chagrin. Peu de temps après, Pippino eut un procès à plaider à Messine. Il emmena sa femme avec lui et se fixa dans cette ville. Don Massimo a quitté Palerme et habite aujourd’hui dans la même maison que sa fille. Depuis ma triste aventure, mes passions ne se sont plus réveillées. Les années, la réflexion, l’expérience m’ont prémuni contre les égaremens ; je n’ai plus songé, en véritable philosophe, qu’à bien vivre et à me divertir. J’ai reconnu le danger d’aimer trop une seule femme : c’est pourquoi je les aime toutes… Et voilà comment, seigneur Français, ajouta don Cornelio, j’ai voué une haine éternelle au vin de Marsala et aux bastarde.

— Pour le vin, je le comprends, dis-je ; mais, comme assurément la bastarda n’aurait point versé si vous ne l’eussiez un peu aidée, je ne m’explique pas votre préjugé superstitieux.

— Parce que vous n’avez point goûté des trois mois de lit et des bandages de linge. Moi, qui les ai appréciés à loisir, je ne puis voir une bastarda sans un frisson. Je crois sentir le vent de la chute ; j’entends le coup de tonnerre dans ma tête, et le formidable appareil du chirurgien vient m’enlacer de ses replis. Comprenez-vous, à présent ?

— Parfaitement, seigneur Cornelio. Je comprends aussi pourquoi le prince P… vous a fait prier de me ramener sain et sauf, sans plaie ni contusion. Quant à la prédiction de la zingara, j’espère, en vous voyant si raisonnable, qu’elle ne vous atteindra pas, et que vous ne mourrez point de mort violente.

— Qui le sait ? Nul n’échappe à son destin ; mais un bon corsaire doit considérer comme une faveur du ciel de partir pour l’autre monde les pieds dans ses chaussures.

Pour retourner au bord de la mer, don Cornelio me conduisit par Santa-Flavia, et me montra le précipice dans lequel il avait versé. Nous nous embarquâmes ensuite sur le yacht, qui fit son entrée dans le port à la nuit noire, tant le vent contraria sa marche. On nous apprit que l’essieu de la bastarda s’était rompu sur la route. Les quatre donzelles, retardées par cet accident, avaient manqué leurs importantes affaires. Pendant le mois que je passai à Palerme, le seigneur Dragut se mit entièrement à ma disposition, et je trouvai l’occasion de me livrer aux études de mœurs les plus belles et les plus sérieuses sous la direction d’un pilote si habile et si prudent.

En 1847, don Cornelio s’empressa de se rendre à Messine pour assister à l’insurrection et au bombardement de cette ville. Il y fut tué d’un éclat d’obus, le fusil sur l’épaule, à la tête d’un détachement qu’il commandait, et la prédiction de la zingara se trouva ainsi accomplie.



  1. Fillidi est la traduction de Philis en dialecte sicilien.
  2. Le mot tyran n’ayant point de féminin en français, on dirait tigresse.
  3. Le lacerto, qu’on appelle macarello à Rome et scombro à Venise, n’est autre chose que le maquereau.
  4. Les touristes en Sicile savent que les femmes galantes de Palerme ne croient pas mal faire en donnant des rendez-vous dans les églises. On recueille les détails de ce genre ; on ne se permettrait pas de les inventer.
  5. Terra-terra, comù li varchi di Cefalù, proverbe sicilien. Le commerce entre Cefalù et Palerme se fait sur des barques fragiles qui suivent prudemment la côte.
  6. Banc de pierre qui servait de pilori pour les banqueroutiers à l’époque de la domination espagnole.
  7. Proverbe sicilien. Les âniers, blasphémant sans cesse, sont considérés comme en état permanent de péché mortel.