Scènes de la vie italienne
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LE BISCÉLIAIS.


DERNIÈRE PARTIE.[1]

V.

Le bon Geronimo se croyait réellement en route pour l’autre monde. Il y serait peut-être allé, s’il n’eût oublié, dans son trouble, de rouvrir sa blessure avec ses ongles, comme il en avait d’abord le projet. La peur et l’émotion avaient causé son évanouissement. Lidia, qui était accourue aux cris du petit groom, trouva l’abbé couché dans le fiacre, le bras nu, la manche de sa chemise relevée jusqu’à l’épaule, les yeux ternes et la bouche entr’ouverte. Ce spectacle pitoyable toucha la jeune veuve. Quoiqu’il n’y eût point de traces de sang, on voyait bien que Geronimo avait essayé faiblement de se donner la mort, et qu’une circonstance presque indépendante de sa volonté l’avait empêché d’accomplir son suicide. Lidia rattacha vivement compresse et ligature, jeta de l’eau fraîche au visage du malade, lui frotta le nez et les tempes avec du vinaigre, et le remit sur pieds en un moment. Geronimo ouv rit les yeux, reprit ses couleurs naturelles et se sentit aussi vivant et aussi bien portant qu’il était possible à un amoureux accablé de chagrin. On le conduisit à la maison, et toute la famille le gronda doucement.

— Savez-vous, lui dit la jeune veuve, que cela est fort mal ? Venir ainsi mourir à ma porte, faire un scandale qu’on m’aurait reproché, comme si c’eût été ma faute ! On aurait parlé de cette histoire pendant dix ans. Enfin nous en voilà quittes pour un peu de bruit. Vit-on jamais un homme se tuer pour des plaisanteries sur son accent ? Vous avez eu là une véritable idée de Biscéliais. Gardons-nous de raconter cette aventure, car don Pancrace en donnerait le spectacle au public de San-Carlino. Allons, seigneur Geronimo, remettez-vous de cette alarme, et surtout renoncez à de telles extravagances.

Le curé de Saint-Jean-Teduccio arriva conduit par Antonietto, qui avait joué son rôle jusqu’au bout. Ce curé était un bon homme ; il fit à l’abbé un petit sermon et lui promit le secret. De son côté, Geronimo jura qu’il ne penserait plus à la mort, et il remonta dans son fiacre pour retourner à Naples, corrigé de sa folie et honteux de son équipée. Cependant sa confusion était agréablement tempérée par le sentiment de sa résurrection. Le soir, il jouait une partie de scoppa dans un café de la rue de Tolède, lorsqu’une femme le vint appeler : c’était la servant de la jeune veuve.

— Ma maîtresse, lui dit cette femme, m’envoie à la ville, seigneur Geronimo, pour vous dire qu’elle vous prie bien fort de vivre, que vous lui feriez de la peine et la désobligeriez en songeant encore à mourir, qu’il faut venir la voir souvent, comme ses autres amis, et qu’elle vous apprendra volontiers a prononcer purement le napolitain.

Cette attention délicate rendit l’espérance au pauvre abbé. Il s’empressa d’y reconnaître un encouragement, et il ne douta plus qu’en prenant des leçons de napolitain, l’élève ne dût bientôt inspirer au professeur une tendre inclination. Le lendemain, il se rendit chez sa belle pour montrer de la docilité. Ses cinq rivaux l’avaient devancé ; mais il ne témoigna point de jalousie, et fit avec eux assaut de galanterie. Deux de ses rivaux étaient des prétentions au bel-esprit Geronimo leur tint tête sans affectation, et s’il n’eut pas toujours l’avantage dans les escarmouches de bons mots, il racheta ses défaites par la modestie et la bonne humeur. Deux autres rivaux, vêtus de gilets en poil de chèvre et de cravates roses, couverts de chaînes d’or et de breloques, étaient des modèles de dandysme que notre abbé ne pouvait pas prétendre égaler en luxe et en magnificence. Il se contenta de lutter avec eux par la grâce des attitudes. Le Calabrais seul, avec ses regards farouches et son ton brusque, lui inspira autant de crainte que d’antipathie, mais Geronimo évita soigneusement toute discussion qui aurait pu dégénérer en querelle. On se moqua un peu de son accent et de ses naïvetés biscéliaises ; il ne s’en fâcha pas et prit la plaisanterie sans aigreur. La tante Filippa, qui le protégeait, vint à son secours, et Lidia le complimenta de son bon caractère.

La position de Geronimo était déjà meilleure après cette visite. Malheureusement, il commit tout de suite une faute. Au lieu de soutenir son rôle d’amoureux modeste et de causeur sans prétention, il voulut combattre ses rivaux avec leurs armes, hormis pourtant le Calabrais, qu’il laissa prudemment de côté. Il appela son tailleur et lui commanda un habit d’une coupe romantique de son invention. Une chaîne d’un mètre circula, comme un serpent, autour de sa cravate et sur son gilet. Un paquet de breloques pendit à sa ceinture. Quoiqu’il eût la vue excellente, il ne regarda plus qu’avec un lorgnon d’or, et la pomme de sa canne fut ornée d’un lapis gros comme le poing. Ces emplettes coûtaient cher. Il s’endetta pour les payer, et, quand il se présenta dans cet équipage de petit-maître, Lidia se mit à rire de si bon cœur, qu’il en perdit la tramontane. L’habit, qu’il croyait d’une élégance irréprochable, excita surtout la gaieté de la compagnie entière. Pour comble de disgrâce, le Calabrais poussa le sarcasme jusqu’à la grossièreté, sans que Geronimo osât répondre à ses injures, en sorte que le pauvre abbé se retira doublement mortifié.

Ce fut le hasard plutôt que le bien jouer qui releva notre amoureux de cet échec. Un samedi matin, les deux dandies arrivèrent à Saint-Jean-Teduccio avec une loge pour le théâtre de San-Carlino. Ils n’avaient point encore vu les affiches de spectacle ; mais ils ne doutaient pas que la pièce nouvelle qu’on donne chaque samedi soir sur ce petit théâtre ne contînt le rôle obligé du Pancrace biscéliais. L’un des deux élégans tira de sa poche la clé de la loge pour la remettre à Lidia, en faisant sonner bien haut les douze carlins que lui coûtait cette galanterie, et il exprima le désir que le seigneur Geronimo fût de la partie. L’abbé entra précisément comme on parlait de lui.

— Nous allons ce soir à San-Carlino, lui dit la jeune veuve étourdiment, et je vous offre une place. Vous comparerez le biscéliais au napolitain ; ce sera une excellente leçon.

— C’est-à-dire, répondit Geronimo, que vous voulez me comparer à don Pancrace. Puisque cela vous amuse, je n’ai garde de vous refuser ce plaisir. J’irai à San-Carlino, et nous verrons à quel point je ressemble à un vieux bouffon.

Malgré son heureux caractère, l’abbé ne put dissimuler son dépit en songeant au ridicule dont il était menacé. Pour adoucir son chagrin, Lidia le retint à dîner. Elle lui servit de sa belle main tant de ravioli, de lazagni et de tranches de veau à l’humide, qu’il se sentit plein de patience et de gaieté en sortant de table. Un fiacre envoyé de Naples vint chercher la compagnie à l’heure de l’Angélus, et Geronimo partit avec dame Filippa et sa nièce. Lorsque le carrosse entra dans la ville, l’abbé chercha du regard les affiches de spectacle. Ce fut à la porte du théâtre seulement, et en payant le fiacre, qu’il lut le titre de la pièce nouvelle : le Jettatore, avec Pancrace biscéliais. Les élégans, les beaux esprits et le Calabrais étaient déjà dans la salle. On avait frappé les trois coups. Le petit orchestre jouait l’ouverture. Enfin la toile se leva, et l’on vit arriver don Pancrace affublé de tous les préservatifs des mauvais sorts : les cornes de bœuf, les mains de corail, le rat en lave du Vésuve, le cœur, les fourches et le serpent. Un éclat de rire l’accueillit à son entrée, selon l’usage, et puis il s’avança d’un air piteux au bord de la rampe pour confier au public ses frayeurs superstitieuses.

— Messieurs, dit-il, si j’ai oublié quelque chose, avertissez-m’en par charité. Ces grosses cornes que je porte sous chaque bras préservent mon front d’un pareil ornement. Ce n’est pas ce qui me tourmente le plus ; dame Pancrace est incapable de me manquer de fidélité. En tournant cette main de corail, dont l’index et le petit doigt sont ouverts, du côté des gens de mine suspecte, j’éviterai les influences pernicieuses. Ce rat est chargé de ronger tous les papiers, timbrés ou autres, qui pourraient me donner du souci. Cette fourche m’empêchera de m’égarer dans mon chemin, et ne manquera pas d’écarter tous les petits accidens. Ce serpent me gardera des mauvais tours et perfidies, et ce cœur de cornaline est un talisman certain contre les embûches, et l’on m’a dit qu’à présent je pouvais me hasarder dans la rue de Tolède. Je vois avec satisfaction qu’on est en sûreté à Naples. Et qu’à mois d’oublier une seule précaution, un homme prudent ne court aucun risque dans cette capitale; cependant je ne suis pas sans inquiétude. J’ai fait un mauvais rêve, et j’ai grande envie de retourner à Bisceglia.

Sur ce, don Pancrace racontait son rêve d’où il tirait toutes sortes de pronostics. Au milieu de ses hypothèses, il voyait la figure hétéroclite de Tartaglia, ainsi nommé à cause de son bégaiement, le Tartaglia est un type napolitain en grande faveur, comme le Pancrace. Il représente le méridional usé par le climat, souffrant d’une ophthalmie chronique et dans un état voisin du crétinisme. Ses joues creuses, son long nez surmonté d’énormes lunettes bleues, son air malade et son vice de prononciation constituent les signes particuliers du jeteur de sorts, dont la rencontre est dangereuse. En effet, tous les accidens possibles viennent fondre, en un jour, sur le pauvre Pancrace. Tandis qu’il s’embrouille dans ses amulettes, un filou lui vole son mouchoir, un autre sa tabatière, un troisième sa montre. Polichinelle se déguise en huissier pour lui signifier un faux exploit. Une fille délurée feint de le prendre pour son amant que des corsaires avaient emmené en Barbarie ; elle l’embrasse et l’obsède de ses caresses. Pancrace veut s’enfuir, un fiacre le renverse dans la boue. Il se relève furieux, maugréant contre les embarras, les filous et les filles délurées de Naples, lorsque deux jeunes gens charmans, en gilet jaune, avec breloques, chaînes d’or et lorgnons, l’abordent poliment et l’aident à se nettoyer. — Se peut-il, seigneur Pancrace, lui disent-ils, qu’une personne de votre mérite et de votre qualité se trouve en cet état? Combien nous sommes heureux de pouvoir vous secourir et vous guider dans cette ville que vous ne connaissez pas ! Prenez bien garde aux escrocs, et défiez-vous de tout le monde, sans exception. Holà ! garçon ! une brosse, une serviette et de l’eau pour le seigneur Pancrace.

Une si heureuse rencontre enchante le Biscéliais. qui s’extasie sur les belles manières et la politesse des élégans de Naples. Ce n’est point assez que de l’aider à brosser ses habits, ces aimables jeunes gens veulent encore le régaler et jouir au moins pendant quelques minutes de l’honneur de sa conversation. Ils frappent sur les tables du traiteur avec leurs badines et commandent au garçon de servir au seigneur Pancrace ce qu’il y a de meilleur et de plus cher : du riz aux petits pois, des côtelettes frites à la milanaise, des œufs à la coque, des raves, de la salade de concombres. Pancrace préfère à tout cela le macaroni classique; on lui en sert un rotolo, qu’il absorbe en le dévidant avec ses doigts. Pendant ce temps-là, les deux élégans déjeunent et vident les plats raffinés dont le Biscéliais n’a pas voulu; puis ils échangent un signe d’intelligence, se lèvent, prennent leurs chapeaux, se confondent en salutations et s’éloignent, laissant au pauvre Pancrace un quart d’heure de Rabelais fort onéreux pour sa bourse de Biscéliais économe. Le vieillard ne peut croire qu’il soit encore dupe de sa crédulité. Avec les conjectures bizarres qu’il imagine sur l’absence des jeunes don Limone, il divertit le public, et finit par payer la carte, non sans marchander. Pancrace s’en prend de ses malheurs au jettatore Tartaglia; il saute à la gorge du vieux bègue pour l’étrangler; on l’arrête et on le mène au violon, d’où il ne sort qu’en accordant sa fille au jeune premier, après quoi le Biscéliais donne au diable les talismans inutiles et retourne dans son pays en jurant de ne revenir à Naples... que le lendemain, pour jouer encore devant l’assemblée qui voudra bien honorer le théâtre de sa présence.

Les cinq rivaux de notre abbé répétaient à l’envi les lazzis et les malédictions du vieillard superstitieux et bafoué. Geronimo ne riait que du bout des dents; mais son tour vint, quand la gueuserie industrieuse des don Limone et leur fugue honteuse excitèrent les rires et quolibets. Les deux rivaux élégans se mordaient les lèvres; l’abbé s’amusa de leur embarras, et, comme Lidia lui tint compagnie, il se crut assez vengé de la comparaison entre Pancrace et lui.

Le spectacle fini, notre abbé regarda sa montre; il était une heure avant minuit. C’est le moment où commence ce qu’on appelle en Italie la seconde soirée. Geronimo proposa un tour de promenade dans la ville. Le Calabrais s’était emparé du bras de Lidia ; Geronimo offrit le sien à sa tante, et les autres jeunes gens suivaient deux à deux par derrière. L’abbé invita les dames à prendre des glaces. On s’installa au Café de l’Europe devant une table qui fut bientôt chargée de granites, de sorbets et de limonades. Quand on eut tout avalé, une certaine rêverie s’empara des hommes, et la conversation tomba. L’un des élégans demanda la Gazette des Deux-Siciles, l’autre le Salvator Rosa. Les deux beaux-esprits firent semblant de lire la Quotidienne et les Débats, quoique la langue française fût pour eux de l’hébreu. Le seigneur calabrais fredonnait un air en regardant le ciel.

— Allons, ma nièce, dit la tante Filippa, il est temps de partir. Nos lits sont à une lieue d’ici ;

— Il faut faire notre marché avec un fiacre, dit la jeune veuve.

— Je me charge de ce soin, s’écria le Calabrais en quittant la table avec empressement.

L’un des élégans, se penchant à l’oreille de l’autre, le pria de payer la dépense.

— J’ai oublié ma bourse à la maison, lui répondit son ami.

— Et moi je laisse toujours la mienne à mon domestique. Je ne puis comprendre ce que fait cette canaille-là.

Les deux beaux-esprits se plongèrent plus profondément dans les journaux français.

— C’est comme dans la pièce de tout à l’heure, dit Lidia en faisant un rire mélodieux.

— Bravo! s’écria dame Filippa en se tenant les flancs ; où est le don Pancrace ? Appelez don Pancrace pour payer le compte. Faites-le revenir de Bisceglia, car je vois bien que lui seul ici a de l’argent, et qu’il ne faut pas se fier aux grands airs des don Limone.

— Messieurs, dit Geronimo, j’avais prévu votre empressement; mais, comme j’ai offert des glaces à la compagnie, je ne puis souffrir qu’un autre paie la dépense, c’est pourquoi j’ai remis d’avance une piastre au garçon de café.

Le Calabrais revint avec une calèche de place. Tandis qu’il y faisait monter Lidia, la vieille tante prit à part Geronimo et lui dit tout bas :

— La Madone protège les jolis garçons. Voilà une heureuse soirée pour vous; je vais parler à ma nièce.


VI.

Encouragé par les paroles de la tante Filippa, l’abbé revint à Saint-Jean-Teduccio le lendemain. Il n’y trouva pas un de ses rivaux. Sans espérer déjà qu’on lui cédât la place, il comprit à cette désertion que le sentiment de leur défaite retenait les galans à la ville. — Seigneur Geronimo, dit la belle veuve, vous êtes un homme raisonnable; depuis votre dernière folie, je vois avec plaisir que vous êtes corrigé, guéri, et que vous ne songez plus à me faire la cour. C’est très bien; je vous en sais beaucoup de gré. Continuez ainsi, et vous aurez une place particulière entre tous mes amis.

— Oui, répondit l’abbé en soupirant, vous me donnerez une place dans votre cœur pour voir le service funéraire de mon amour[2]


— Qui sait, dit Lidia, quelle messe on chantera dans mon église? Si j’en croyais ma tante Filippa, ce ne serait pas une messe des morts.

Geronimo, ranimé par ces paroles encourageantes, allait hasarder une explosion passionnée avec génuflexion, quand un coup de sonnette arrêta l’élan de son amour. Deux voisines entrèrent, et peu après vint le seigneur calabrais, son large chapeau rabattu sur les yeux, de l’air d’un conspirateur mécontent.

— Eh! qu’avez-vous? dit Lidia, quel forfait méditez-vous, don Giacomo? Auriez-vous le dessein de dévaliser un voiturin? Il ne fait pas bon voyager en Calabre ce matin, à ce qu’il paraît? De grâce, si vous rencontrez un jeune abbé dans vos montagnes, épargnez-le, je vous en prie.

— Votre préférence pour les jeunes abbés, répondit don Giacomo, pourrait bien me donner l’envie de les détrousser à la mode de mon pays.

— Fi ! seigneur Giacomo, reprit Lidia, vous parlez comme un brigand.

— Il veut me chercher querelle, pensa l’abbé, mais je ne m’y exposerai point; je ne suis pas de taille à lutter contre un duelliste de profession.

— Les brigands, répondit le Calabrais, tuent des gens sans défense, tandis que moi je me bats loyalement, à armes égales. Il dépend d’ailleurs des petits abbés de n’avoir rien à démêler avec moi; qu’ils ne viennent point chasser sur mes terres.

— Il faudrait savoir, dit Geronimo avec douceur, en quelles provinces sont vos terres, seigneur Giacomo. Si elles figurent sur la carte des Calabres, je ne les irai pas chercher; mais la paroisse de San-Giovanni-Teduccio ne fait pas sans doute partie de vos domaines.

— Peut-être, répondit le Calabrais en haussant le ton.

— Et moi, s’écria la jeune veuve, je vous déclare qu’il n’y a pas un pouce de terrain à vous ici, que vous ne mettez le pied dans ma maison qu’avec ma permission, et qu’en vous arrogeant le droit de donner des leçons à mes amis en ma présence, vous m’en donnez à moi-même indirectement, et que je le trouve mauvais, entendez-vous bien? et que tout homme, tout robuste et tout brigand que vous êtes, je vous arracherais les deux yeux en un tour de main ; et nous verrons, quand je les aurai dans ma poche, si la fanfaronnade les fera briller comme à présent. Et il faut vous persuader qu’on ne me fait point peur, et que s’il y a des abbés parmi mes amis, vous les souffrirez comme les autres ; que si vous ne m’approuvez point, je ne m’en soucie comme de cela, et que les rodomontades n’ont pas de succès avec moi, et que vous prenez un chemin qui vous mènera peut-être en Calabre, mais non pas dans les bonnes graces de votre servante.

— Ne vous emportez pas à mon sujet, madame, dit Geronimo. Le seigneur Giacomo plaisante. Il sait bien que je n’ai point envie de lui manquer.

— Je pense en effet, répondit don Giacomo, que vous ne l’oseriez pas en face ; mais je ne souffre pas plus les impertinences doucereuses et enveloppées de politesse que les offenses toutes nues.

— Quelles impertinences nues ou habillées trouvez-vous donc dans mes paroles ? demanda l’abbé avec modération.

— C’est ce que je vous ferai savoir par mes seconds, dit le Calabrais d’une voix de stentor, à moins que de bonnes excuses en présence de ces dames…

— Je ne me m’excuse point de paroles que je n’ai pas prononcées et d’intentions que je n’ai pas eues, dit Geronimo.

— Que ne suis-je un homme ! s’écria Lidia. J’aurais déjà jeté mes gants au visage de ce guapo[3].

— On verra demain si je suis un guapo, reprit le Calabrais en criant à briser les vitres. Aussi bien, Je n’ai plus de ménagemens à garder ici, puisqu’on me traite en ennemi. Vous aimez les abbés, signora ; eh bien ! je leur tondrai les cheveux jusqu’aux oreilles inclusivement, à vos abbés ; et sur ma foi et mon salut, je vous promets que demain il y aura un abbé de moins sur la terre, et que, s’il refuse de se battre, je lui romprai les os de telle sorte qu’il ne sera jamais ordonné par monseigneur l’évêque.

— Un moment ! dit Geronimo. Puisque vous le prenez ainsi, mieux vaut me battre que d’être assommé. Dieu m’est témoin que je ne suis point méchant, que je n’ai point cherché cette querelle et qu’on m’oblige à sortir de mon caractère. J’en suis sorti à présent, et vous pouvez m’envoyer vos seconds quand vous voudrez ; je vous montrerai peut-être qu’un abbé sait manier l’épée au besoin.

— Les gens d’église ne se battent pas, répondit le Calabrais avec moins d’emportement.

— Il s’en trouvera un qui se battra demain, reprit Geronimo, et d’ailleurs, en donnant ma démission, je puis déposer à la minute collet et rabat. Je m’en dépouillerai avec plaisir pour vous apprendre qui je suis.

— Je vous donne cinq minutes pour rétracter vos paroles, dit le Calabrais.

— Il est trop tard, répondit l’abbé. Allez au diable et ne m’échauffez pas davantage, car je me sens assez de colère pour tuer dix fanfarons comme vous.

— Demain vous aurez sans doute réfléchi, et vous deviendrez plus sage. Adieu, seigneur Geronimo.

Don Giacomo salua les dames, rabattit son chapeau sur ses yeux, et fit une sortie de théâtre.

— Il a baissé le ton, dit une voisine. C’est un guapo.

— N’en doutez pas! s’écria Lidia, c’est un guapo. Vous le ferez mettre à plat ventre, si vous le poussez.

Guapo ou non, dit l’abbé hors de lui, je le mènerai tambour battant. Ah ! il m’insulte, et il veut encore des excuses ! Je me ferai couper en cent morceaux avant que ma bouche prononce une seule excuse.

— Calmez-vous, dit la tante Filippa. Votre ennemi est parti.

Cette remarque de la tante apaisa la fureur de notre abbé, mais elle diminua d’autant son courage. Le pauvre garçon avait besoin de son exaspération pour affronter l’idée d’un duel. Jamais son esprit n’avait encore imaginé que le destin le pût conduire à une pareille extrémité. En quittant la compagnie, Geronimo prit à pied le chemin de Naples pour réfléchir à la terrible affaire qui lui tombait sur les bras. Il se voyait rapporté chez lui sur une civière avec un trou dans le corps, et le paysage de Capo-di-Monte, avec ses cyprès et ses tombes, formait un horizon lugubre au tableau. En repassant dans sa tête l’histoire de ses amours, il se demanda s’il n’eût pas mieux valu pour lui s’être donné une entorse la veille de l’Assomption que d’aller à Santa-Maria-del-Carmine. Aucun drame, aucune tragédie ne lui paraissait égaler en horreur sa situation présente, et dans ce moment un sermon sur le danger des passions l’eût touché profondément. Les paroles de son vieil oncle lui revenaient à la mémoire : « Garde-toi des don Limone et des femmes napolitaines! » Un coup d’épée est bientôt reçu; adieu les douceurs du bénéfice, la tranquillité de la vie ecclésiastique, les parties de scoppa, la musique, les limonades, l’eau fraîche de la fontaine du Lion, les jouissances du désœuvrement, la perspective d’un avenir aisé, d’une carrière sûre et lucrative! La mort pouvait confisquer tout cela, pour un mot imprudent; mais aussi, à l’idée de céder la place à un matamore et de renoncer à sa Lidia, la jalousie éveillait dans son ame des mouvemens plus impétueux que le courage même.

— Plutôt la mort! s’écriait Geronimo en gesticulant comme un possédé sur le pont de la Madeleine. Eh! n’ai-je pas déjà voulu mourir? Ne l’ai-je pas vue de près, cette mort si redoutée des cœurs faibles ? Je la braverai encore une fois.

En dînant au cabaret, notre abbé confia son aventure à deux jeunes gens experts en matière de point d’honneur, et qui acceptèrent la mission difficile de témoins. Il leur déclara que non seulement il ne ferait point d’excuses, mais qu’une rencontre était le seul parti qui lui convint, à moins que son adversaire ne lâchât pied complètement, à quoi les deux témoins répondirent qu’il n’y avait guère d’apparence, et que le duel semblait inévitable, si l’on considérait le courage bien connu du seigneur Giacomo. Après avoir donné ces instructions sévères, Geronimo rentra chez lui pour mettre ordre à ses affaires. Il écrivit à sa Lidia une lettre déchirante qu’il arrosa de ses larmes, une autre à son vieil oncle, et diverses épîtres à ses protecteurs, pour leur annoncer qu’avant de se battre, bien contre son gré, il avait renoncé à sa condition de bénéficiaire ecclésiastique. Ces préparatifs sentaient d’une lieue la mort violente. Le cœur du pauvre Geronimo se serrait, des exclamations sinistres s’échappaient de ses lèvres, et le bâton de cire à cacheter tremblait entre ses mains sans réussir à se placer au-dessus de la flamme de sa bougie. En face de lui, l’abbé aperçut son petit domestique, dont les yeux pétillans observaient ses mouvemens incertains.

— Antonietto, Antonietto ! dit le patron d’une voix caverneuse, regarde bien ton maître ; réjouis tes yeux par la contemplation d’un ami que tu vas perdre. Sers-le avec un redoublement de zèle, car c’est pour la dernière fois !

— Votre seigneurie m’abandonne ! s’écria le gamin; elle manque à toutes ses promesses et prend un autre valet de chambre ?

— Non, mon (ils; celui qui va paraître devant Dieu, celui qui marche à une mort certaine, à une véritable boucherie, comme un agneau sans défense, n’a plus besoin de serviteur.

— Elle plaisante, votre seigneurie ? dit le groom.

— Je ne plaisante pas, Antonietto; il est trop vrai que je vais mourir.

— Elle a donc encore un chagrin dont elle n’espère point se guérir ?

— Je vais me battre demain, entends-tu cela ? me battre en duel avec un homme féroce, qui a déjà tué plus de quarante personnes à coups d’épée.

Le gamin leva les yeux au ciel, et fit claquer sa langue contre son palais, ce qui veut dire, en italien : « Vous vous gaussez de moi, je n’en crois rien!» mais, quand son maître lui eut narré l’épouvantable querelle du matin, Antonietto invoqua tous les saint en accompagnant ses prières de signes de croix multipliés, comme s’il eût été lui-même à deux doigts de la mort.

— L’honneur exige cet affreux sacrifice, reprit Geronimo ; cet homme m’a insulté devant des femmes, devant l’aimable Lidia, qui a pris en vain ma défense. Il faut qu’un de nous deux enfonce son épée jusqu’à la garde dans le cœur de l’autre. Oh! ce sera un horrible massacre !

— A votre place, je ne me battrais point, dit le petit domestique.

— Tu ne comprends pas, dans ton innocence, les règles du point d’honneur, mon ami. Si tu avais vu le spectacle effroyable de la colère où m’avaient mis les insultes de mon adversaire, tu ne chercherais plus à me détourner de me battre. A moi, démons et furies ! soufflez vos poisons dans mon ame ! entretenez le feu de ma rage et de mon indignation !

— Ne criez pas ainsi, patron, dit le gamin en passant de l’autre côté de la table, vous me faites mourir de peur.

Geronimo, exalté par la frayeur de son domestique, redoubla ses cris et ses imprécations. Il se promena de long en large en défiant son adversaire, et porta dans les murailles des bottes énergiques avec sa canne.

— Ne tremble pas, mon fils, reprit-il ensuite avec majesté ; retire-toi, et n’oublie pas de m’éveiller demain au point du jour. Mes témoins viendront au lever de ce dernier soleil de ma vie. Je vais écrire mon testament, et je te laisserai quelque chose, si l’état de mes affaires le permet, car j’ai des dettes. Tu feras dire une messe pour le repos de mon ame. Va, je te donne, en attendant, ma bénédiction.

— Patron, je vous obéis; mais est-ce que les lois permettent à des chrétiens de se massacrer entre eux?

— Toutes les lois divines et humaines s’y opposent, l’honneur seul demande des flots de sang. Voilà le tragique de cette infernale aventure.

— Merci, patron; c’est tout ce que je voulais savoir. Ah ! que je suis aise de n’être qu’un pauvret trop au-dessous de ce bel honneur pour lui donner des flots de mon sang !

Antonietto se retira dans sa chambrette, mit à la hâte sa cravate noire des dimanches et son bonnet de laine rouge, et couvrit ses épaules nues d’un vieux collet de carrick jaune qui lui servait de manteau.

— Je t’empêcherai bien de te faire tuer, vilain fou de patron, disait-il en courant comme un lièvre dans les rues de Naples.

Il arriva tout essoufflé au bureau de la polizia, le rusé Antonietto, et il se glissa, comme un lézard, au milieu d’un groupe de pêcheurs et de cochers de fiacre en contravention. Un autre enfant de son âge grattait à la porte de M. le secrétaire.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici? dit-il à cet enfant.

— Une dénonciation. Aussi moi ; et de quelle sorte ?

— Mon patron doit se battre demain en duel.

Aussi le mien. Serait-ce pas don Giacomo le Calabrais, ton patron ?

— El le tien don Geronimo le Biscéliais?

Les deux gamins se fendirent la couche jusqu’aux oreilles en faisant un rire muet

— Mon patron, reprit Antonietto, est un homme dangereux. Il tuerait le tien sans aucun doute, car il crie à se briser la poitrine, et se prépare an combat en perçant les murs de sa chambre comme des écumoires.

— Le mien a commencé ainsi ; mais, depuis que deux témoins lui ont donné rendez-vous à la porte de Capoue, il n’a plus rien dit, et s’est mis à plier ses habits dans sa malle.

Ouais! pensa Antonietto ; c’est un guapo. Le seigneur Geronimo aura l’honneur de le faire reculer.

— Si bien donc, reprit l’autre gamin, qu’après avoir fermé cette malle, mon patron m’a donné une demi-piastre en me disant : « Va-t-en à la polizia ; demande à parler au secrétaire, et avertis-le que je dois me battre demain, que j’ai rendez-vous à sept heures à la porte de Capoue, et surtout ne dis à personne que c’est moi qui t’ai envoyé à la polizia.

— Bravo! s’écria Antonietto. Je n’ai plus besoin ici. Fais ta commission, mon cher, et si tu ne réussis pas à parler au secrétaire, tu peux regarder ton patron comme mort et enterré. Le mien ne m’a point envoyé. Je suis venu de mon propre mouvement; mais je réfléchis que cela est inutile. J’aime autant qu’il se batte, puisqu’il m’a promis de me laisser quelque chose sur son testament. Adieu! je m’en vais.

Antonietto passa entre les jambes des pêcheurs en contravention et se sauva en courant de toutes ses forces. L’aurore mettait sa robe rose quand le gamin éveilla son maître, et le soleil ne montrait que la moitié de son visage lorsque les deux témoins arrivèrent. — Ils rendirent compte à Geronimo des conférences de la veille. L’adversaire, après avoir beaucoup crié, s’était radouci ; mais on n’avait pas pu s’entendre, et le rendez-vous était fixé pour sept heures. L’abbé ne témoigna ni surprise ni effroi; son émotion ne se trahissait que par une légère pâleur. Il offrit du café à ses amis, en plaisantant comme à l’ordinaire. On envoya cherché un fiacre, et Antonietto grimpa derrière le carrosse en criant au cocher : Porta Capuana ! A la sortie de la ville, sur la route d’Averse, on descendit de voiture.

— Nous arrivons les premiers, dit un des témoins; mais nous avons cinq minutes d’avance. Cependant les cinq minutes s’écoulèrent, et l’on ne vit rien.

— Cela devient inquiétant, dit l’autre témoin.

Antonietto, qui guettait comme un furet, tira ce témoin par le pan de son habit.

— Chut! lui dit-il tout bas, il ne viendra point. Il a envoyé hier son domestique à la police. Remontons en carrosse, et allons-nous-en, de peur des gendarmes.

Un autre fiacre arriva pourtant à la porte Capuane, et l’on en vit descendre les deux seconds du seigneur calabrais.

— Messieurs, dit l’un d’eux, nous vous demandons mille fois pardon de vous avoir fait lever si matin pour une fanfaronnade. Don Giacomo est parti, et nous avons reçu l’avis d’une dénonciation envoyée par lui-même à la police. Si nous ne sommes point arrêtés par les gendarmes, c’est que la mesure devient inutile et le combat impossible, l’un des combattans ayant décampé.

— Si vous m’en croyez, dit Geronimo, nous irons déjeuner ensemble.

— Avec tout cela, murmura Antonietto, j’ai agi contre mon intérêt, et je perds un superbe héritage.

On entra dans une locanda où l’on mangea gaiement et de bon appétit.

— Nous publierons partout, dirent les quatre témoins, le courage de don Geronimo et la poltronnerie de son adversaire.

En effet, cette aventure fit quelque bruit dans la ville. On s’en amusa dans les cafés, et lorsque Geronimo retourna pour la première fois à Saint-Jean-Teduccio, la belle veuve lui donna son front à baiser en lui disant :

— Si votre adversaire n’eût pas été un poltron, vous vous seriez battu pour moi. Je m’en souviendrai, mon ami.

— Oui, ajouta la vieille tante. Embrassez-moi, don Geronimo. Vous êtes un gentil garçon, et de plus un homme de cœur. J’aime ces gens-là. Quand vous aurez une femme, elle pourra se croire en sûreté à votre bras. Il n’en est pas de même avec les beaux-esprits et les don Limone. Je n’en veux pas dire davantage, et tant pis pour ceux ou celles qui ont des oreilles et ne m’entendent point.


VII.

Si la fortune n’aimait que les audacieux, notre ami Geronimo n’aurait pas eu grande protection à espérer d’elle; mais elle protège aussi les jeunes gens, et, comme le disait la vieille tante, elle distingue volontiers les jolis garçons. Cette remarque judicieuse de dame Filippa pourrait faire un troisième adage populaire, complément des deux premiers. Il est certain que notre abbé se trouva, un beau jour, débarrassé de tous ses concurrens, non par habileté ni par intrigue, mais grâce à sa petite dose de courage et à la protection spéciale de la Madone, qui voulait le mener dans une bonne voie. Les deux beaux-esprits, n’ayant reçu que des réponses ironiques et décourageantes à leurs belles phrases, jugèrent Lidia trop insensible aux beautés de l’éloquence pour mériter leurs hommages. Les deux don Limone, profondément humiliés depuis l’affront du Café de l’Europe, pensant se mettre en garde contre le ridicule, se permirent des plaisanteries sur les façons de Lidia et les airs bourgeois de la tante. De bonne ames ne manquèrent point de répéter ces propos et de les envenimer. La jeune veuve les apprit et ferma sa porte aux mauvais plaisans, si bien que de tant d’amoureux il ne vint plus à Saint-Jean-Teduccio que notre petit abbé, toujours d’humeur douce et complaisante, point susceptible, et d’autant mieux reçu qu’il était le dernier et le plus fidèle. Lidia le traitait avec familiarité, comme un ami sans conséquence; mais le lampiste et la tante ne doutaient pas que l’amitié ne dût bientôt donner naissance à un sentiment plus tendre.

En attendant, Geronimo passait les journées près de le jeune veuve. Il dînait souvent à la maison, jouait aux cartes avec les grands parens, menait la famille aux spectacles et aux fêtes, et se trouvait invité à toutes les parties de plaisir. Il jouissait, d’ailleurs, des privilèges que sa position comporte en Italie, et dont les plus beaux consistent à porter en public l’ombrelle, le châle de la dame, et généralement toutes sortes de paquets, à faire les commissions et le déjeuner du chat, préserver madame des courans d’air, appeler les cochers, payer les rafraîchissemens et gronder les barcarols.

L’oncle de notre abbé, au moment du départ de son neveu pour Naples, avait sans doute exagéré, dans ses avis, les dangers qui environnent un jeune homme au milieu du tourbillon de cette capitale. Son point de vue de vieillard prudent et de Biscéliais avait grossi les objets ; cependant ses paroles sévères sur les femmes n’étaient pas absolument fausses. Les Napolitaines sont intelligentes, énergiques, douées d’une présence d’esprit peu commune, mais elles sont aussi volontaires, railleuses, impitoyables à ceux qui leur déplaisent, hostiles dans le propos avec ceux qu’elles aiment, comme si elles leur savaient mauvais grés d’avoir su se faire préférer. Le goût du commandement et de la domination en toutes choses donne la clé de leur caractère qui trompe le moins souvent, et c’est peut-être par tradition sinon par nature, que la plupart des hommes de ce pays adoptent un langage moitié sérieux et moitié comique, dont ils se font un moyen d’éveiller la coquetterie et de battre en retraite, en cas d’échec. Le bon Geronimo était de Bisceglia. Il ne savait point prendre le ton léger des Napolitains, qui, même en cherchant à peindre leur passion, conservent leur indépendance et leur gaieté. Quand il parlait de son amour, c’était de l’air le plus sincère et le plus pénétré qu’il pouvait.

Sans avoir à un degré bien marqué les défauts des Napolitaines, Lidia était brusque, inégale, taquine. L’empressement à la servir n’obtenait point d’elle ces récompenses délicates qu’une Française distribue avec tant d’art; elle interrompait en riant les protestations de dévouement, n’appuyait avec force que sur les preuves de son indifférence, pour glisser au contraire sur les mots gracieux dont la simple politesse lui faisait un devoir. Geronimo n’aurait pas su dire, après trois mois d’assiduité, s’il avait gagné ou perdu dans l’amitié de sa belle. Lidia ne pouvait se passer de lui; elle aurait été stupéfaite, s’il eût manqué de venir un seul jour, et nul signe de sympathie ne témoignait d’une façon un peu expressive cet heureux effet de l’habitude.

Quand l’hiver arriva, Lidia revint à la ville; Geronimo ne bougea plus de chez elle, et fit en conscience son métier de patito[4]. Ses petits soins redoublèrent, sans qu’on le traitât mieux pour cela, et il aurait bien pu rester ainsi jusqu’à sa mort à l’état d’aspirant surnuméraire, si un incident n’eût changé les rôles et les situations. Un jour de la fin de janvier, par une de ces matinées claires et douces dont le ciel de Naples est si prodigue, la jeune veuve eut la fantaisie de faire une promenade à Sorrente. Aussitôt qu’elle eut déterminé maître Michel, le lampiste, à quitter sa boutique et la vieille tante à se parer, don Geronimo fut chargé du reste. On prit le chemin de fer de Castellamare, dont les convois parcourent quatre lieues à l’heure, à moins que le mécanicien n’ait oublié de mettre de l’eau dans la chaudière, ou qu’un autre menu détail ne retarde le voyage. On loua une calèche de campagne, pour faire les deux lieues qui séparent Castellamare de Sorrente, en suivant le bord de la mer par la route la plus belle et la plus pittoresque du monde. En arrivant à Sorrente, on y trouva la bande des âniers, offrant leurs montures aux promeneurs, avec les cris et les contorsions d’usage. Dame Filippa et sa nièce s’établirent chacune sur un ciuccio, et l’on grimpa dans la montagne pour y chercher quelque beau point de vue. On n’eut pas plus tôt fait deux cents pas dans un sentier, que la tante Filippa, serrant la bride de son âne, appela maître Michel et le retint en arrière. L’ânier comprit, avec la sagacité de son métier, que les parens ménageaient un tête-à-tête aux jeunes gens, et il s’écarta de la route pour chercher des fleurs sauvages. Don Geronimo, une main posée sur la croupe du ciuccio qui portait ses amours, jouait de l’autre avec sa badine, et gardait le silence. A la fin, il poussa un gros soupir, et, regardant Lidia d’un air tendre :

— Est-ce que cette nature, qui commence à s’éveiller, lui dit-il, ce zéphyr qui vient de Sicile, ces parfum du printemps ne parlent point à votre cœur, belle Lidia ?

— Si fait, répondit la jeune veuve ; la nature me dit beaucoup de jolies choses ; mais je vous avertis qu’elle ne me parle pas de vous dans ce moment, et sans doute vous n’avez déjà plus envie de savoir à quoi je pense.

— Vous ne me rendez pas justice, reprit Geronimo. Quelles que soient vos réflexions je serais trop heureux de les connaître.

— Afin de pouvoir ensuite me communiquer les vôtres, n’est-ce pas ? Eh bien ! cela est inutile; je devine tout ce que vous grillez de me dire, et je vais vous-le répéter mot à mot. Voici ce que c’est : O divine Lidia ! regardez ce ciel pur, ces rochers où l’aloës et le figuier d’Inde se pressent amoureusement l’un contre l’autre; écoutez le murmure du vent dans les rameaux de ce chêne vert qui vous invite à vous asseoir à son ombre, les voix qui s’élèvent du sein de la mer, où les dorades folâtrent au soleil, ces insectes qui bourdonnent sous l’herbe et la mousse ; tout cela veut dire que don Geronimo se meurt d’amour pour vous, et qu’il faut vous dépêcher de lui donner votre cœur.

— Vous voulez me décourager par des plaisanteries, dit Geronimo, mais vous n’avez point deviné à quoi je songe; il y a bien autre chose encore.

— Alors vous me préparez une tirade de reproches où vous me rappellerez obligeamment les petits services que vous m’avez rendus, les petits martyres que je vous fais endurer, les dangers que vous avez courus pour mes beaux yeux, et, après avoir appuyé sur l’horreur de l’ingratitude, vous ajouterez avec douceur que vous me pardonnerez ces torts affreux, si je consens à vous appeler du nom de très heureux époux. Je sais tout cela par cœur, et, au lieu d’en écouter une nouvelle répétition, je préfère regarder les lézards qui courent devant nous, les oreilles de mon ciuccio, et l’ombre de votre chapeau à cornes.

— Comme il vous plaira ; mais vous ne devinez pas à quoi je songe.

— Je m’en passerai bien.

— J’attendrai donc que vous soyez en disposition de m’écouter, car ce sont des choses qu’il faut que vous sachiez. J’aurais souhaité vous les dire ici, dans l’espoir de vous trouver disposée à l’indulgence par cette belle journée. Ce sera pour une autre fois.

— Parlez, seigneur Geronimo ; j’ai le loisir de vous entendre, et mon indulgence égalera la docilité de mon âne. — Eh bien! Lidia, lorsqu’un vaisseau s’est fendu sur des écueils, lorsqu’il échappe aux fureurs de la mer et qu’il rentre au port, si l’on ne tient compte des dangers et des épreuves qu’il vient de subir, il peut lui arriver de sombrer au moment où l’on s’y attend le moins. Le cheval épuisé meurt à la peine, si son maître ne lui donne pas après le travail le repos et la nourriture...

— Ce début est solennel, interrompit Lidia. Je vois où mènent ces comparaisons. Votre cœur est semblable à un vaisseau fêlé aussi bien qu’à un cheval fourbu.

— Ingrate, injuste, impitoyable femme ! s’écria Geronimo en jetant ses bras en l’air. Ne trouverai-je donc jamais un peu de bonté dans votre ame? Quel moment du jour, quel jour de l’année faut-il choisir pour vous parler d’un amour que vous poussez au désespoir? Ne vous ai-je pas donné assez de preuves de mon dévouement et de ma persévérance? Ce n’est plus la tendresse qui me manque, ce sont les forces; mon courage est à bout. C’est aujourd’hui qu’il faut me répondre sérieusement; demain il ne sera plus temps.

— Oh ! dit la jeune veuve, j’avais tort de m’attendre à des reproches; ce sont des menaces que vous me faites. Vous savez l’effet qu’ont produit sur moi celles de don Giacomo. Jugez donc de ma partialité pour vous, puisque je ne vous traite pas avec la même sévérité que le Calabrais. La réponse sérieuse que vous demandez, on vous la fera tout de suite : si les forces vous manquent et si votre courage est à bout, j’en suis bien fâchée, mais je ne puis prendre un mari sans l’aimer, et je ne vous aime point assez pour vous épouser. Croyez-vous, sans cela, que j’attendrais ainsi des semaines et des mois? Vous me voyez à votre aise tous les jours et du matin au soir. Qui vous empêche de m’inspirer de l’amour? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Ne vous suffit-il point que je ne vous préfère personne? Si vous désespérez de me toucher le cœur, ce n’est point ma faute. Aussitôt que je partagerai votre passion, vous le verrez de reste. M’interroger est inutile. Renfoncez donc vos menaces, votre colère et vos plaintes, et arrêtons-nous ici; ce point de vue magnifique vous calmera les sens.

Lidia sauta légèrement à terre sur une petite esplanade d’où l’on découvrait le golfe de Salerne et son vaste panorama; mais l’exaltation de Geronimo ne s’apaisa point.

— Nature sublime! s’écria-t-il en pleurant, je te prends à témoin de mon dernier effort et de l’insensibilité de celle pour qui je donnerais ma vie.

— Ne criez pas ainsi, dit Lidia; vous êtes bien plus gentil quand vous parlez à demi-voix, comme tout à l’heure.

— C’est la volonté divine, poursuivit Geronimo, qui se fait connaître dans cette insensibilité funeste. Je lui obéirai. O douleur! ô déception! ô salutaire découragement ! Je retournerai où le ciel veut me conduire.

— Allons ! dit Lidia en riant, le voilà qui songe à retourner à Bisceglia, comme le Pangrazio Cucuzziello[5]

L’arrivée des parens interrompit la conférence des jeunes gens. L’état violent et les larmes de Geronimo n’échappèrent pas au coup d’œil de la vieille tante. Lorsque la compagnie eut bien admiré le point de vue du golfe de Salerne, les dames remontèrent sur leurs ânes pour reprendre le chemin de Sorrente. En descendant la montagne, dame Filippa fit signe à Geronimo de rester derrière avec maître Michel, et, s’approchant de Lidia :

— Ma nièce, lui dit-elle, vous chagrinez à plaisir un honnête garçon qui vous aime. C’est fort mal fait. Prenez-y garde, cela porte malheur. Il est temps de finir ce jeu cruel que la charité chrétienne et la raison condamnent également. Vertu de la Madone ! de quelle pâte sont donc pétries les filles d’aujourd’hui ? De mon temps, on ne tourmentait pas ainsi les hommes. À l’âge que vous avez, si l’on m’eût laissée trois mois entiers en tête-à-tête avec un amoureux, le pied aurait pu me glisser, parce que j’avais la tête vive, le cœur tendre et pitoyable, et c’est pourquoi, connaissent le danger, Je me suis mariée soudain avec le premier qui m’a trouvée à son goût, et cela sans attendre dix-huit ans, je vous en réponds.

— Chère tante, répondit Lidia, tous avez fait comme il vous a plu, et fort sagement, j’en suis certaine. Souffrez que je fasse autrement. Les filles de votre temps étaient bien meilleures que celles d’aujourd’hui, cela est évident, que voulez-vous ? Il ne dépend pas de moi que j’ai cinquante ans. Puisque je suis pauvre d’années et que je ne crains pas les glissades, permettez-moi de ne contracter un second mariage qu’à bon escient, et ne me grondez pas.

— Pauvre d’années, pauvre de raison et d’expérience, ma toute belle ! reprit dame Filippa. Je ne te gronde pas, et je ne songe qu’à ton bonheur. Ces coquetteries, ces taquineries, cette humeur fantasque, ne conviennent pas à une bonne fille comme toi. Est-ce une mode nouvelle Cette mode ne vaut rien. Il te faut un mari : regarde donc combien l’étoffe en est rare. Ta jeunesse et ta beauté ont attiré à la maison des parleurs à prétention, des don Limone, un guapo ; celui-ci ne leur ressemble pas ; il t’aime à la folie. C’est assez réfléchir et différer ; prends tout de suite ce jeune mari, ou bien on te le soufflera. Je m’y connais : ce garçon-là n’en peut plus. Il n’ira pas loin. N’attends pas à dimanche ni à demain ; laisse-moi lui dire à l’instant même que nous sommes d’accord. — De grâce, ma tante, point de précipitation. Si vous protégez don Geronimo, que ne l’épousez-vous?

— Ce serait sottise à moi de le prendre, sottise à vous de le refuser, ma nièce. Encore une fois, je veux ton bien; je vois clair; je sens qu’il est temps de cesser la coquetterie et les badinages. Tu ne m’écoutes point, à bientôt les regrets.

Comme s’il eût deviné ce que disait dame Filippa et l’inutilité de ses bons offices, Geronimo ne chercha plus à se rapprocher de Lidia pendant le reste de la promenade. Il marchait de son côté, la tête penchée, les regards fixés sur ses bottes, se parlant à lui-même et poussant les cailloux avec son pied d’un air mécontent. Le retour à Sorrente s’acheva tristement et en silence, ce qui n’arrive pas une fois l’an à un couple d’amoureux napolitains. Tandis que maître Michel commandait le dîner, Geronimo erra dans ce jardin de la Sirène, et s’assit au bord de ce rocher à pic dont la mer baigne le pied. Lidia vint l’y rejoindre au bout d’un moment.

— Vous êtes donc furieux contre moi? lui dit-elle; vous me boudez. Allons, beau paladin, je vous apporte la paix. Après tout, il n’y a pas encore grand temps de perdu. Un délai de trois mois n’est pas la mort d’un homme.

— Ne riez pas, répondit l’abbé; la mort au contraire, la mort ou l’église! je n’hésite plus qu’entre ces deux partis. Vos motifs sont excellens : vous ne m’aimez point; je suis Biscéliais, je ressemble à don Pancrace; il n’y a rien à dire à cela! Puisque cent preuves d’amour, les sacrifices, les efforts, la fidélité, le dévouement, ne comptent pour rien...

— Pardon, cher seigneur, interrompit la jeune veuve; mais de quels sacrifices, de quelles preuves d’amour parlez-vous? Avez-vous donc conquis la Terre-Sainte, refusé la main de la reine de Chypre ou la vice-royauté de Sicile pour ne point me quitter? Avez-vous reçu une égratignure à mon service ou couru d’autre danger que celui de verser en fiacre, en allant à la porte Capuane? Il n’y a personne de blessé jusqu’à présent, et les morts se portent à merveille.

— Ce n’est point ma faute, s’écria Geronimo, ni la vôtre non plus, si je suis encore en vie. Regrettez-vous que je n’aie pas une blessure dans le corps ou une maladie mortelle? Dites-le, je vous en donnerai le plaisir.

— Fanfaronnades inutiles et belles paroles! reprit Lidia. Prenez garde que je ne sois tentée de mettre à l’épreuve ce grand mépris de la vie.

— Sur mon salut! faites-le, s’écria Geronimo, et vous saurez, en me perdant, si je vous aimais; faites-le, je vous en défie !

— Vous le voulez? j’y consens. Savez-vous nager? — Sans doute.

— Eh bien ! sans vous exposer à la mort, je suis curieuse de voir si vous oserez prendre un bain tout babillé. Jetez-vous dans la mer, non pas à cet endroit où il y a trente pieds d’élévation, mais de ce rocher qui s’avance là-bas au-dessus de l’eau, et qui n’a pas deux toises de hauteur. Vous balancez... vous devenez pâle... vous avez peur... Rassurez-vous, je n’insiste point. Que cette leçon vous profite, et ne parlez plus de dangers, d’épreuves, de blessures et de mort, car je vous répondrai par le bain de mer.

Geronimo se mordit les ongles et frappa du pied, et puis il lança son chapeau en l’air, ôta son habit et courut se poser sur le petit rocher. Avant de se précipiter dans l’abîme comme l’infortunée Sapho, il se retourna, pour regarder sa maîtresse, d’un air suppliant et indigné.

— La tête la première! lui cria la cruelle en riant.

Il se jeta en effet la tête la première, fit un plongeon et regagna la rive en nageant ; mais à peine eut-il remis pied à terre, qu’il tomba sur le gravier du rivage et demeura sans mouvement. Lidia, qui le vit chanceler, comprit qu’il s’était fait quelque blessure. Elle devint pâle à son tour, et descendit avec empressement au bord de l’eau.

— Qu’avez-vous, mon ami ? lui dit-elle en s’agenouillant près de lui.

— Peu de chose, répondit l’abbé avec un sourire de désespoir, peu de chose, madame : un bras cassé seulement. L’eau n’était pas profonde, et j’ai touché le fond. Qu’est-ce que cela en comparaison de la conquête du Saint-Sépulcre ? Quand je ne serai plus, priez pour moi ; je sens que je m’en vais… Adieu, Lidia… vous êtes cause de ma mort. Il eût mieux valu m’épouser que de pleurer sur ma tombe.

Geronimo poussa un gémissement douloureux et s’évanouit Cette fois, ce n’était point de frayeur qu’il perdait connaissance. Le poignet foulé enfla; les muscles du bras devenaient noirs par l’effet de la contusion. La jeune veuve se mit à pousser des cris aigus en appelant du secours, et maître Michel accourut, suivi de loin par la tante Filippa. On eut bien de la peine à transporter le malade à l’hôtel. Tandis que la servante éplorée cherchait un médecin, Geronimo, mouillé, transi, grelottant, souffrant de sa blessure, ouvrit des yeux inondés de pleurs.

— Ne pleurez point, mon ami, lui dit Lidia, vous serez bientôt guéri. Je vous soignerai, je vous consolerai, je ne vous tourmenterai plus. Je maudis mes caprices et ma mauvaise tête et, j’espère, à force de soins, de tendresse et de douceur, vous faire oublier ce triste jour.

— Il est trop tard, madame, répondit Geronimo, cela coûte trop cher. L’amour s’est envolé de mon cœur ; il n’y rentrera plus. Je renonce à vous et au mariage, et je demeure homme d’église.

— Nous y voilà ! s’écria la tante. Que vous disais-je, ma nièce ? Que ces jeux-là finiraient mal pour vous-même. Vous avez si bien tendu la courroie, qu’elle s’est rompue. Tirez-vous de là maintenant, donnez à votre tour quelque bonne preuve d’attachement : voyons, parlez; vous qui avez la langue si bien pendue quand il s’agit de persifler les gens, ne trouverez-vous rien à dire pour exprimer votre amour?

— Il est trop tard, répéta Geronimo : l’amour m’a précipité au fond de la mer, je n’en veux plus entendre parler. Cette expérience me servira. La volonté du ciel sera faite. Abandonnez, madame, un malheureux qui n’a pas su vous plaire, et que votre cruauté a guéri de sa folie. Je ne m’appartiens plus; je suis désormais tout à Dieu et à l’église, ma sainte mère.


VIII.

Telle est, selon toute apparence, poursuivit le docteur, la fin des amours de mon malade. Les pleurs et le repentir de Lidia ne purent ébranler ses sages résolutions. De peur de se laisser toucher, il repoussa les soins que la jeune veuve lui voulait donner, en quittant cette auberge, lorsque j’eus posé le premier appareil sur sa blessure. Il loua une maisonnette dans le village, et donna pour consigne à la servante de n’ouvrir la porte à aucune femme. Le bon vieux chanoine qui l’avait introduit dans la famille de maître Michel vient ici deux fois par semaine visiter le malade, le fortifier dans ses pieux desseins, et lui apporter les encouragemens et les éloges du haut clergé, qui s’est ému de ce retour à la dévotion, et présente cette aventure comme un petit miracle. Geronimo ne pardonnera jamais à l’amour de l’avoir mouillé, meurtri et mis en danger de se casser le cou. Sa passion paraît avoir changé d’objet. Je ne m’étonnerais point s’il devenait à présent un prêtre parfait et de mœurs exemplaires.


Je remerciai le docteur de son récit, et je l’invitai à venir manger sa part du souper projeté pour le lendemain. Après avoir fait la promenade obligée dans les montagnes, en compagnie d’un ânier, je retournai le soir à Naples, par le chemin de fer, et j’arrivai à temps pour assister à la représentation de la Linda, chantée par Mme Tadolini.

Bien des étrangers ont pu vivre long-temps à Naples sans avoir eu l’occasion de visiter les marchands de pizze. A l’entrée de la rue de Tolède est une petite ruelle appelée vico del Campaniello, où les plus fameux de ces marchands ont établi leurs fours, dont les flammes illuminent toute la rue de lueurs infernales. La grande salle de chaque boutique est divisée en cabinets de société par des cloisons minces qui ne s’élèvent pas jusqu’au plafond. Un rideau ferme l’ouverture de ces cabinets. C’est là que viennent s’attabler, pendant une partie de la nuit, les consommateurs de toutes les conditions. A la sortie de l’opéra, beaucoup de carrosses s’arrêtent dans la petite rue du Campaniello. Plus d’une compagnie élégante daigne descendre dans ces tavernes populaires. La pizza est un gâteau de pâte ferme garni de poissons. Vous désignez parmi ces galettes de différentes grandeurs celle qui vous paraît à la mesure de votre appétit. Le fournier introduit le gâteau choisi dans son four, et le rapporte cuit et brûlant au bout de quelques minutes. Les huîtres, les olives et les fruits composent les entrées et hors-d’œuvre du souper, dont la pizza forme le morceau de résistance.

Don Geronimo, le vieil oncle et le docteur français furent exacts au rendez-vous. Le jeune abbé, qui connaissait les bons endroits, nous conduisit chez le marchand de pizza le plus achalandé qui fût à Naples. Nous nous régalâmes d’huîtres excellentes du lac Fusaro, arrosés de vin de Capri. Mes deux hôtes biscéliais choisirent des gâteaux d’une largeur imposante, et sur lesquels on rangea vingt-quatre poissons comme es rayons de soleil. Le médecin et moi, qui n’étions point de la paroisse, nous nous contentâmes de galettes à six poissons, et encore nous eûmes toutes les peines du monde à en voir la fin, tant cette lourde pâte nous engouait. Don Geronimo mangea son énorme portion d’un air de sensualité tout-à-fait réjouissant. Il en était à son dernier poisson, lorsqu’un enfant, soulevant le coin du rideau, présenta sa mine éveillée par l’ouverture, et se mit à parler au jeune abbé avec une pétulance incroyable.

— Avez-vous compris ? me dit le docteur en français.

— Pas un mot, répondis-je.

— Ce bambin est l’illustre Antonietto dont je vous ai raconté les prouesses. Il vient avertir Geronimo que Lidia, informée de son retour à Naples, l’a fait suivre par un facchino, et qu’elle l’attend à la porte de cette taverne dans un fiacre pour le saisir au passage. Nous allons assister à quelque scène de comédie.

— Antonietto, dit l’abbé, va-t’en dire à la signora que je suis ici avec mon oncle et deux étrangers, que je la prie de nous laisser souper tranquillement et de ne point faire un éclat. Tu lui diras encore qu’elle prend une peine absolument inutile, que je ne veux et ne dois plus la voir, que ma détermination de ne jamais me marier est inébranlable. Dis-lui bien cela, et ne reviens pas qu’elle ne soit partie.

Le groom disparut ; mais au bout d’une minute le coin du rideau se souleva de nouveau.

— Excellence, dit Antonietto, la contessine ne veut pas se retirer sans avoir parlé à vous-même. Elle pleure et ne m’écoute pas.

— Va lui dire, reprit l’abbé, que je suis sorti par une porte de derrière.

— La signorina, répondit le groom, sait bien qu’il n’y a point de porte de derrière.

— Eh bien ! dis-lui que, si elle me persécute ainsi, je maudirai le jour où je l’ai rencontrée à Sainte-Marie-del-Carmine, et que j’en serai réduit à partir pour Rome.

— Cela ne lui fera rien, excellence ; elle vous attendra dans son carrosse.

— Sortons donc tout de suite, tandis qu’il n’y a pas encore trop de monde ici.

Don Geronimo se leva et prit son chapeau en murmurant contre les caprices et l’obstination des femmes.

— Messieurs, dit-il, je suis désolé de ce contre-temps qui interrompt notre charmant souper. Je retrouverai une autre fois l’honneur de votre compagnie. Devant le scandale dont je suis menacé, je ne vois qu’un parti à prendre, celui de la fuite.

L’abbé sortit à grands pas et posa sa tête à la portière du fiacre en disant d’un ton sévère :

— Madame, je vous le répète pour la dernière fois : je suis homme d’église.

Et il se sauva le plus vite qu’il put jusqu’à la rue de Tolède, où il se perdit dans la foule. La jeune veuve s’était élancée hors du carrosse à la poursuite de Geronimo ; mais elle ne put le rejoindre et revint toute en pleurs saisir le bras du médecin.

— Cher docteur, lui dit-elle, est-il donc vraiment possible que ce méchant, cet ingrat ne m’aime plus ? Lui qui m’a entretenue de son amour, soir et matin, pendant six mois, sans manquer un seul jour de venir s’asseoir à mes côtés ! lui qui ne ramassait jamais le dé ou le peloton de fil que je laissais tomber sans y déposer un baiser avant de me le remettre ! il ne veut pas seulement m’écouter ! Est-il possible de mépriser ainsi une femme qu’on adorait à l’égal d’un ange des cieux ? Faut-il que je fasse une pénitence, que je m’humilie, que je me jette à l’eau, à mon tour, pour obtenir mon pardon ? Je suis prête à tout, résignée à tout, excepté à la perte de mon petit Geronimo. Non, cela ne se peut pas. Il est trop beau, trop aimable ; je l’aime trop. Docteur, docteur, intercédez pour moi.

Lidia s’arrêta suffoquée par les sanglots. Un tremblement nerveux agitait toute sa personne. Elle prit à deux mains le bras du docteur et lui posa son front sur l’épaule en pleurant avec un abandon plein de grâce et de candeur.

— Mon enfant, lui dit le médecin, remettez-vous. Ne faites point d’éclat en public ; vous vous en repentiriez plus tard.

— Que m’importe le public ? s’écria-t-elle. Que toute la terre connaisse mon chagrin, mes fautes et mes regrets, et que Geronimo me pardonne ! Ah ! sotte que je suis d’avoir maltraité un homme que j’aimais ! C’est le bon Dieu qui me punit. Oui, j’ai mérité cela par mes dédains et ma cruauté; mais le mal que j’ai fait m’est cent fois rendu. Hélas ! pauvre moi ! que vais-je devenir, seule au monde, dans ce grand univers si vide et si sombre depuis que j’ai perdu mon Geronimo !

— Allons, reprit le docteur, ne pleurez pas. Je vous promets de parler à Geronimo, de lui demander une entrevue, et, s’il consent à vous voir, je ne doute point que son amour ne se réveille.

— N’y comptez pas, dit l’oncle biscéliais : mon neveu est homme d’église.

Lidia quitta le docteur et s’empara vivement du bras du vieux Biscéliais.

— Vous êtes son oncle! s’écria-t-elle. Ah ! ne vous mettez pas contre moi. Je suis assez à plaindre. Ayez pitié d’une pauvre femme déchirée par ses regrets. Votre neveu ne perdra rien à m’épouser. Je suis riche. Mon premier mari m’a laissé du bien, et mon père, qui gagne plus de mille ducats l’an à vendre des lampes, n’a pas d’autre enfant que moi. Dame Filippa, ma tante, donnerait tout de suite la moitié de sa fortune pour m’empêcher de pleurer seulement, car elle est généreuse autant que sage. Hélas ! que n’ai-je écouté ses avis ! Très cher oncle, acceptez-moi pour votre nièce, je vous aimerai comme si j’étais votre fille ; je vous caresserai, je vous servirai le café moi-même, et je le fais par l’ancienne méthode italienne, en le laissant reposer sur le marc, ce qui est bien préférable à tous les nouveaux systèmes. Demandez à maître Michel, mon père, s’il lui a jamais rien manqué, quand je menais sa maison. Et à votre âge, n’est-il pas plus doux de vivre en compagnie d’enfans qui vous chérissent, que d’être soigné par des servantes mercenaires? J’animera] votre intérieur, ou bien vous viendrez dans le nôtre. Un jeune ménage bien uni, cela réjouit les bons vieillards. Je vous égaierai avec mes chansons et mes rires, et que je sois maudite si je prends une minute de repos avant qu’on vous ait servi, et je vous verserai moi-même le verre de moscatelle qui vous réchauffera le cœur, et il faudra voir le sabbat que je ferai, si l’on oublie de vous donner de l’eau pure comme du cristal. Et au lieu de vous en aller mourir dans la solitude à Bisceglia, séparé de votre neveu par l’église, vous serez entouré de petits enfans qui vous regarderont avec leurs grands yeux, en vous appelant zio carissimo, dès qu’ils sauront parler, et ils ressembleront trait pour trait à leur papa, et vous les ferez sauter sur vos genoux, en disant : Oh ! que je fut bien inspiré le jour que, dans le Vico del Campaniello, je me laissai attendrir par les pleurs de cette pauvre Lidia, qui est aujourd’hui ma nièce chérie et m’a tout environné de ces créatures si gentilles et si caressantes !

Tandis que Lidia déroulait avec une rapidité pleine de grace et de passion ce tableau de famille, une grimace semblable à un sourire crispait les lèvres du bon Biscéliais, et une petite larme essayait de passer entre ses cils gris.

— Ne résistez point, lui dis-je, vous êtes ému, et il faudrait avoir un cœur de bronze pour voir sans pitié une douleur si touchante.

— Voyons, ajouta le docteur, tout peut s’arranger encore. Embrassez cette charmante nièce que le ciel vous envoie.

— Ma foi, c’est dit! s’écria le vieillard en pressant la jeune femme entre ses bras. Soyez ma nièce et ma fille. Je vais parler à Geronimo. et demain vous aurez de mes nouvelles.

La jeune veuve remonta dans son fiacre toute palpitante de joie; nous conduisîmes le vieux Biscéliais chez son neveu, en concertant et préparant le long du chemin cette importante négociation. Geronimo écouta gravement le récit de son oncle; il nous laissa parler tous trois sans nous répondre; à la fin, quand nous eûmes épuisé nos derniers argumens en faveur du mariage :

— Une nuit de réflexion, nous dit-il, m’est nécessaire. Demain, j’aurai pris une résolution définitive. Revenez à midi, et vous irez ensuite chez la signora pour lui faire part de mes projets. Je vous promets d’examiner le pour et le contre avec soin et de porter dans la balance son chagrin, ses regrets, les égards que je lui dois, les désirs de mon oncle, l’intérêt que vous témoignez tous à cette personne malheureuse, et même mon ancien amour, que je ne chercherai point à étouffer, si la nature et la faiblesse humaine font entendre leurs voix.

Le lendemain, j’arrivai chez l’abbé un quart d’heure après midi. L’oncle et le docteur se promenaient dans la cour de la maison. Ils me présentèrent une lettre ouverte, où je lus ce qui suit :

« Très cher oncle, je me suis levé de grand matin, encore indécis, malgré une nuit d’insomnie et de méditation. Je me suis rendu chez mon pieux et vénérable protecteur pour soumettre le cas grave où je me trouve à sa haute prudence. Il m’a ordonné de fermer mon ame aux conseils des hommes livrés aux passions du monde et d’obéir au cri de ma conscience. Le ciel m’appelle, et je deviendrais coupable en hésitant un jour de plus. Naples étant désormais pour moi un lieu d’embûches et de tentations, je pars à l’instant pour Rome, et j’y étudierai la théologie pendant trois ans, au bout desquels j’aurai le bonheur d’être ordonné. Mon protecteur ajoute à mon bénéfice une pension de cinq cents ducats pour mes frais de voyage et de séjour. Allez vous-même instruire de mon départ la personne que cette nouvelle intéresse. Parlez-lui avec douceur. Dites-lui de m’oublier, de se consoler, et de se réjouir en bonne chrétienne de me savoir au service de Dieu. Vous lui répéterez ensuite, pour la dernière fois, que je suis irrévocablement homme d’église. Dites au seigneur français et à mon très habile docteur qu’à notre première rencontre, ma robe et mon ministère ne m’empêcheront point de leur offrir un souper avec des huîtres chez le marchand de pizze ou ailleurs. L’honnête plaisir de leur compagnie est de ceux qu’un bon prêtre peut se permettre. Adieu, très cher oncle, me voici échappé aux don Limone et aux Napolitaines. Ne craignez plus rien pour votre respectueux et dévoué neveu, etc. »

A la nouvelle de cette fuite précipitée et du pieux dessein dans lequel Geronimo paraissait inébranlable, la pauvre Lidia poussa des cris déchirans. Elle pleura, durant une semaine, à se noyer dans les larmes ; l’emportement de sa douleur alla jusqu’à inquiéter ses amis pour sa santé. Au théâtre San-Carlino, on la vit plusieurs fois sangloter, tandis que les lazzis du Pancrace biscéliais provoquaient dans la salle des explosions de rires. Deux mois s’étaient écoulés depuis le départ de Geronimo, lorsqu’elle rencontra sous le portique de Saint Janvier un beau jeune homme qui lui offrit de l’eau bénite avec une grâce et un air de déférence dont elle fut troublée. Ce jeune homme la suivit, s’informa qui elle était, se fit présenter à la famille, obtint l’agrément de maître Michel et la protection de dame Filippa. Il avait une petite fortune, de l’éducation, un bon caractère et un visage d’Adonis, tout comme Geronimo. Il épousa la belle veuve, et lui rendit soudain la gaieté, l’appétit, la pétulance et le goût du plaisir qu’elle avait un moment perdus. Aujourd’hui Lidia mène la vie la plus agréable que puisse souhaiter une Napolitaine. Elle commande à la maison, domine son mari, le querelle une fois au moins par semaine, se réconcilie avec lui dans les vingt-quatre heures, le gronde quand il va au calé, ce qui ne l’empêche point d’y retourner aussitôt après, et donne souvent le fouet à ses deux enfans, qui ressemblent fort à leur père.


Ognissanti Geronimo fit ses trois années de théologie à Rome, et revint à Naples avec la soutane. J’ai appris l’an passé qu’il était devenu archiprêtre et l’un des membres les plus sincèrement dévots du clergé italien. Son éloquence naturelle, réglée par l’étude, a gagné un peu de sobriété. Il choisit volontiers pour sujet de ses sermons le danger du commerce des femmes, les effets salutaires des accident en matière de grâce divine, et les consolations que la religion réserve aux âmes éprouvées par les passions et le malheur.


PAUL DE MUSSET.

  1. Voyez la livraison du 1er janvier.
  2. Avec la prononciation napolitaine, le jeu de mots est le même en italien qu’en français.
  3. Le guapo napolitain est un fanfaron qui rappelle le capitan de l’ancienne comédie de la foire Saint-Laurent.
  4. Le mot de patito équivaut à peu près à celui de patira; mais en Italie on ne l’applique qu’aux amoureux sans appointemens.
  5. Le public de San-Carlino met un accent de malice et de gaieté tout particulier dans ce mot de cucuzziello, qui signifie littéralement cornichon.