Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/25

CHAPITRE XXV

Cette crise de tentation fut la dernière que Jeanne eut à subir. La bienveillance de ses voisins, l’aide sympathique des amis qui partageaient ses sentiments religieux, les occupations de son plan au sujet de M. Tryan, unis à son vif désir d’accomplir des œuvres d’amour et de miséricorde, remplissaient ses journées de communications sociales et d’œuvres de charité. Outre cela, sa constitution, naturellement saine et vigoureuse, tendait à reprendre son équilibre et à la délivrer de ces sollicitations physiques que la plus légère habitude d’un vice laisse toujours après lui. Le prisonnier sent où les fers l’ont meurtri, longtemps après qu’il en est délivré. Elle avait constamment des visites de voisinage à faire ou à recevoir, et, à mesure que les mois se passèrent, la vue du changement de Jeanne effaçait peu à peu, même dans des esprits aussi sévères que celui de Mme Phipps, les impressions désagréables laissées par les années précédentes. Jeanne retrouvait la faveur populaire que sa beauté et la douceur de son caractère lui avaient gagnée déjà comme jeune fille ; et la popularité, comme chacun le sait, est l’écho le plus complexe et se multipliant le plus par lui-même. Même les préjugés antitryanites ne purent résister à reconnaître que Jeanne était une personne changée — changée de même que la plante couverte de poussière, flétrie et desséchée par la chaleur est changée lorsqu’elle reçoit les douces pluies du ciel : et tout ce changement était dû à l’influence de M. Tryan. Les railleries contre le pasteur évangéliste cessèrent complètement, et, quoiqu’une bonne part du sentiment qui les avait suscitées se trouvât encore à l’état latent, il était contenu par la certitude que l’expression de semblables pensées n’aurait pas d’effet : des plaisanteries de cette espèce avaient cessé de plaire à l’esprit de Milby. Même MM. Budd et Tomlinson, en voyant passer dans la rue M. Tryan, pâle et usé, eurent l’idée que cet homme n’était pas cette chose naturelle et compréhensible, un charlatan ; que, dans le fait, il était impossible de l’expliquer au point de vue de l’estomac et de la bourse. Qu’ils étendissent et étirassent leur théorie autant que possible, elle ne s’appliquait pas à M. Tryan ; ainsi, avec cette remarquable ressemblance des procédés de l’esprit, que l’on peut observer entre les hommes simples et les philosophes, ils en conclurent que moins ils parleraient de lui, mieux ce serait.

Au milieu de tous les plaisirs que le voisinage procurait à Jeanne, il n’était rien qu’elle aimât tant que de prendre une tasse de thé à la Maison Blanche et de se promener avec M. Jérôme autour du jardin et du verger. Il y avait des sujets de conversation sans fin entre elle et ce vieillard, car Jeanne trouvait à la compagnie humaine le plaisir ingénu qui donne de l’intérêt à tous les détails personnels venant de lèvres sincères, et, de plus, ils mettaient un intérêt commun à former des plans pour venir en aide à leurs voisins pauvres. Un des objets de la charité de M. Jérôme était, comme il le disait souvent, d’empêcher des gens laborieux de tomber à la charge de la paroisse. « J’aimerais mieux donner dix shillings pour aider un homme à se soutenir sur ses propres jambes, que de payer une demi-couronne pour lui acheter une béquille de la paroisse. J’ai souvent vu que, si vous aidez un homme par un don de bon voisinage, cela lui adoucit le sang ; il trouve que c’est une bonté de votre part ; mais les shillings de la paroisse le lui tournent à l’aigre ; il ne les trouve jamais suffisants. » Pour appuyer cette opinion, M. Jérôme avait une grande provision de détails au sujet de personnes comme Jim Hardy, le charretier de charbon, « qui avait perdu son cheval », et comme Sally Butts, « qui avait dû vendre sa mante, quoique ce fût une femme aussi convenable que possible ».

Jeanne écoutait avec attention ces détails, et vous auriez difficilement trouvé un plus joli tableau que la bienveillante figure de ce vieillard à cheveux blancs racontant ces fragments de sa simple expérience, en se promenant les épaules légèrement voûtées au milieu des roses moussues et des pommiers en espalier, tandis que Jeanne, avec son bonnet de veuve et ses yeux noirs brillants, cheminait à ses côtés en l’écoutant, et que la petite Lizzie, son chapeau de nankin pendant sur son dos, trottinait devant eux. Mme Jérôme refusait ordinairement de se joindre à cette promenade et observait souvent : « Je n’ai jamais vu quelque chose de semblable à M. Jérôme, quand il peut causer avec Mme Dempster ; ça ne lui fait rien que nous prenions le thé à quatre ou à cinq heures ; il irait jusqu’à six heures, si on le laissait faire ; il perd à moitié la tête. » Cependant Mme Jérôme elle-même ne pouvait nier que Jeanne n’eût un joli langage : « Elle dit toujours qu’elle ne trouve nulle part des pickles comme les miens ; je le sais bien — les autres les achètent aux boutiques — des choses épaisses, malsaines : vous feriez aussi bien de manger des éponges. »

La vue de la petite Lizzie rappelait souvent à l’esprit de Jeanne cette privation d’enfants qui avait fait un tel vide dans sa vie. Elle avait parfois la pensée que, parmi les parents éloignés de son mari, il se pouvait qu’il y eût quelques enfants qu’elle pourrait élever, quelque petite fille qu’elle pourrait adopter, et elle se promettait de rechercher, un jour ou l’autre, une cousine issue de germains de son mari, une femme mariée qu’il avait perdu de vue depuis plusieurs années.

Pour le moment, son esprit et ses mains étaient trop affairés pour s’occuper de ce projet. À son grand désappointement, son dessein d’établir Mme Pettifer à Holly Mount avait été retardé par quelques réparations nécessaires pour rendre la maison habitable, et ce ne fut qu’au commencement de septembre qu’elle eut la satisfaction d’y voir sa vieille amie commodément installée, et les chambres destinées à M. Tryan, jolies et agréables, comme son cœur le désirait. Elle avait mis plusieurs de ses amis dans la confidence, et ils désiraient vivement le succès de son plan. M. Tryan devenait de plus en plus un sujet d’inquiétude pour ses auditeurs ; car, quoiqu’on ne pût observer en lui d’autres symptômes plus inquiétants qu’une augmentation de maigreur, une toux sèche et parfois une respiration courte, on sentait que l’accomplissement de la prédiction de M. Pratt ne tarderait pas longtemps, et que, de cette persistance au travail et de ce manque d’attention pour lui-même, résulterait bientôt le manque absolu de forces. L’espoir que l’influence du père ou de la sœur de M. Tryan pût l’engager à changer sa manière de vivre, qu’ils vinssent vivre avec lui ou qu’au moins sa sœur le vînt voir, et que les raisonnements qui n’avaient pas réussi dans d’autres bouches pussent le persuader en passant par ses lèvres à elle : cet espoir était maintenant perdu. Son père avait eu dernièrement une attaque de paralysie et ne pouvait se passer des soins de sa fille. Au retour d’une visite de M. Tryan à sa famille, miss Linnet fut très désireuse de savoir si sa sœur ne l’avait pas pressé d’essayer un changement d’air. D’après les réponses, elle comprit que miss Tryan désirait que son frère renonçât à sa cure pour voyager ou tout au moins pour aller à la côte du Devonshire du sud.

« Et pourquoi ne le feriez-vous pas ? dit miss Linnet ; vous nous reviendriez fort et bien portant, et vous auriez devant vous plusieurs années utiles.

— Non, répondit-il avec calme, je crois qu’on attache plus d’importance à une mesure semblable qu’elle n’en mérite. Je ne vois aucun bon motif pour quelqu’un à aller mourir à Nice, plutôt qu’au milieu de ses amis et de son œuvre. Je ne puis quitter Milby, du moins je ne le quitterai pas volontairement. »

Mais, quoiqu’il restât inébranlable sur ce point, il avait été forcé de renoncer à son service de l’après-midi du dimanche, et d’accepter l’offre de M. Parry de l’aider pour son service du soir, aussi bien qu’à diminuer ses travaux de la journée ; et il avait même écrit à M. Prendergast pour lui demander de vouloir bien nommer un autre vicaire pour le district de Paddiford, stipulant que le nouveau vicaire recevrait le salaire, mais que M. Tryan l’aiderait de sa coopération aussi longtemps qu’il en serait capable. L’espérance, qui est la compagne constante de la consomption, ne parvenait pas à le tromper sur la nature de sa maladie ou à lui faire croire à la guérison. Il se savait atteint de consomption, et il n’éprouvait aucun désir d’échapper à la mort, que depuis longtemps il regardait comme prochaine. Les espérances des malades prennent leur direction dans la tournure habituelle de leur esprit, et, pour M. Tryan, la mort ne lui avait paru, pendant des années, que comme la délivrance d’un fardeau sous lequel il s’était souvent senti défaillir. Il n’était impatient qu’à l’égard de sa faculté de travail ; il se flattait que ce qu’il ne pouvait faire une semaine, il serait en état de le faire la suivante, et il ne voulait pas admettre qu’en abandonnant quelque portion de son travail, il y renonçait pour toujours. Il avait dernièrement fait la joie de M. Jérôme, en acceptant le prêt longtemps offert du « petit cheval brun », et il éprouva un tel bien à substituer la promenade à cheval à la marche pédestre, qu’il commença à penser qu’il serait bientôt en état de reprendre une partie du travail qu’il avait négligé.

Ce fut un heureux après-midi que celui où Jeanne, après s’être activement occupée avec sa mère et Mme Pettifer, vit Holly Mount offrir, de la cave au grenier, l’apparence d’ordre et de confort. C’était une vieille maison de briques rouges, avec deux ormes en face, et deux touffes de chèvrefeuille ornant la porte du jardin ; un lieu simple, retiré, auquel des personnes tranquilles devaient facilement s’attacher ; et maintenant que cette maisonnette était arrangée, garnie de tapis et de meubles, elle paraissait vraiment charmante. Lorsqu’il n’y eut plus rien à faire, Jeanne se réjouit en admirant la chambre d’étude de M. Tryan, en s’asseyant sur le sofa, afin d’avoir un sentiment plus vif du repos que donneraient au pasteur ces meubles bien rembourrés, qu’elle était allée choisir à Rotherby.

« Maintenant, ma mère, dit-elle quand elle eut fini son inspection, vous avez terminé votre ouvrage aussi bien qu’aucune mère fée ou marraine qui ait jamais changé un potiron en voiture et en chevaux. Vous allez rester à prendre gentiment le thé avec Mme Pettifer, pendant que je vais chez Mme Landor. Je désire annoncer à Marie et à Rébecca la bonne nouvelle que j’ai obtenu du collecteur de taxe la promesse de prendre le logement de Mme Wagstaff quand M. Tryan la quittera. Elles seront bien contentes d’apprendre cela, parce qu’elles pensaient que ce serait pour lui une objection à la quitter.

— Mais, ma chère enfant, dit Mme Raynor, dont le visage toujours calme était heureux maintenant, prenez auparavant une tasse de thé avec nous. Vous manquerez peut-être l’heure du thé chez Mme Linnet.

— Non, je suis trop agitée pour rien prendre. Je suis comme une petite fille qui a une nouvelle maison d’enfant. Une promenade en plein air me fera du bien. »

En conséquence, elle sortit. Holly Mount était à peu près à un mille des communaux de Paddiford, où la maison de Mme Linnet était située comme dans un nid de liserons, de lilas et de seringas. Le chemin que prit Jeanne suivait quelque temps la grand’route, puis la conduisit par un sentier qui serpentait à travers une étendue de prés et de pâturages, où elle voyait en face d’elle l’enfumé Paddiford et, au loin à gauche, sa ville natale, Milby. Il n’y avait aucune ligne de saules argentés marquant le cours d’un ruisseau, aucun groupe de pins d’Écosse aux troncs rougis par les rayons obliques du soleil : rien que la monotonie du gazon sans fleurs et des haies, qu’un chien ou un ormeau çà et là, et quelques vaches dispersées. Un paysage très ordinaire en vérité. Mais quel paysage est jamais ordinaire sous les rayons du soleil couchant, lorsque la couleur est réveillée de son sommeil du matin et que des ombres allongées nous frappent comme une découverte inattendue ! Bien plus, quel paysage peut paraître ordinaire aux yeux pleins de joyeuse sérénité et qui voient toutes choses briller de leur propre joie !

Jeanne était en ce moment très heureuse. Tandis qu’elle parcourait de ses pieds légers le sentier inégal, un demi-sourire de triomphe innocent jouait autour de sa bouche. Elle jouissait d’avance du succès de sa force de persuasion, et pour le moment son inquiétude concernant la santé de M. Tryan était oubliée. Mais, avant qu’elle eût fait beaucoup de chemin dans le sentier, elle entendit le bruit d’un cheval s’avançant au pas derrière elle. Sans regarder en arrière, elle se détourna pour le laisser passer, et ne s’aperçut pas qu’il s’était arrêté un instant, puis s’était avancé d’un pas plus rapide. Mais bientôt elle entendit une voix bien connue lui dire : « Madame Dempster » ; en se retournant, elle vit près d’elle M. Tryan, tenant son cheval par la bride. Il lui sembla très naturel qu’il fût là. Son esprit était si plein de lui en ce moment, que le fait de le voir réellement n’était que comme une pensée plus vive, et elle se conduisit comme nous sommes sujets à le faire quand le sentiment nous force à être naturels et à oublier les formes polies. Elle ne fit que le regarder avec un sourire légèrement plus accentué. Il lui dit doucement : « Prenez mon bras », et ils marchèrent un moment en silence.

Il le rompit le premier : « Vous allez à Paddiford, je suppose ? »

Cette question rappela Jeanne au sentiment de la situation. Elle comprit que c’était là une occasion de commencer son travail de persuasion et qu’elle le négligeait sottement.

« Oui, dit-elle ; je vais chez Mme Linnet. Je savais que miss Linnet apprendrait avec plaisir que notre amie Mme Pettifer est installée maintenant dans sa nouvelle maison. Elle aime Mme Pettifer tout autant que moi — presque ; je n’admets pas que personne l’aime tout à fait autant que moi, car personne n’a pour cela d’aussi bonnes raisons. Mais, maintenant, cette chère femme a besoin de trouver un pensionnaire ; car vous savez qu’elle n’est pas en position de pouvoir habiter seule une aussi grande maison. Mais je savais, quand je l’ai engagée à aller là, qu’elle en trouverait facilement un ; c’est une personne d’une si agréable compagnie ; et je ne voulais pas la voir pour le reste de ses jours dans ce triste passage, à la disposition de tous ceux qui avaient envie de l’utiliser.

— Oui, dit M. Tryan ; je comprends tout à fait votre manière de sentir ; et je ne suis point étonné de cette vive affection pour elle.

— Oui, mais j’ai besoin que ses autres amis me secondent. La voilà, avec trois chambres à louer, toutes meublées, parfaitement en ordre ; et je connais quelqu’un qui a aussi bonne opinion d’elle que moi, et qui ferait du bien à tous, à tous ceux qui le connaissent, aussi bien qu’à Mme Pettifer, s’il voulait aller demeurer chez elle. Il quitterait un logement incommode dont une autre personne a déjà envie et qu’elle prendrait immédiatement ; et il irait respirer l’air pur à Holly Mount, et réjouirait le cœur de Mme Pettifer, en lui permettant de s’occuper de lui ; et il rassurerait tous ses amis qui sont très malheureux à son sujet. »

M. Tryan comprit ; il vit que tout s’était fait en vue de lui. Il ne pouvait être fâché ; il ne pouvait dire non ; il ne pouvait résister au sentiment que la vie avait pour lui une nouvelle douceur et qu’il trouverait du plaisir à la prolonger un peu — seulement un peu, dans le but d’éprouver plus de sécurité à l’égard de Jeanne. Quand elle eut fini de parler, elle le regarda d’un air d’interrogation. Il ne la regardait pas ; ses yeux étaient baissés ; mais l’expression de ses traits encouragea Jeanne, et elle lui dit d’un ton de supplication à moitié badine :

« Vous irez demeurer chez elle ? Je sais que vous le ferez. Vous allez revenir en arrière avec moi et visiter la maison. »

Il la regarda et sourit. Il y a un mélange inexplicable de tristesse et de douceur dans le sourire d’un visage aminci et pâli par une lente consomption. Ce sourire de M. Tryan perça le cœur de la pauvre Jeanne ; elle y trouva tout à fait l’assurance d’une affection reconnaissante et la prophétie de la mort qui s’approchait. Ses larmes arrivèrent ; ils se retournèrent et revinrent en arrière.