Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/20

CHAPITRE XX

Chez M. Dempster, les domestiques éprouvèrent quelque surprise lorsqu’ils virent se passer toute la journée du samedi sans que leur maîtresse reparût.

« C’est bien singulier, dit Kitty, la femme de chambre, en montant son bonnet pour la semaine suivante, tandis que Betty, cuisinière entre deux âges, la regardait les bras croisés. Croyez-vous que Mme Raynor soit malade et qu’elle ait envoyé chercher madame avant que nous fussions levées ?

— Oh ! dit Betty, si c’était ça, elle serait déjà revenue trois ou quatre fois ; tout au moins elle aurait envoyé la petite Anne pour nous prévenir

— Il y a eu quelque chose d’extraordinaire entre elle et le maître, soyez-en sûre, dit Kitty. Je sais bien que ces habits qui étaient par terre dans le salon hier, quand la société est arrivée, signifiaient quelque chose. Je ne serais pas étonnée que ce fût cela qui ait amené une nouvelle scène. Madame est peut-être partie pour ne pas revenir.

— Et elle aura raison, dit Betty. Il y a longtemps qu’à sa place je me serais sauvée. Je ne me laisserais pas maltraiter par mon mari, fût-il le plus gros lord du pays. C’est une triste chose que d’être mariée à ce prix-là. J’aimerais mieux être cuisinière sans aide de cuisine et devoir penser tout à la fois à rôtir, bouillir, frire et mettre au four. Elle a bien le droit de faire ce qu’elle fait. Moi-même, je suis assez contente de prendre une goutte de quelque chose quand je suis ennuyée. Je suis bien abattue, tout de même, ce soir ; je crois que je vais mettre ma bière dans la casserole pour la réchauffer.

— Quelle personne vous êtes de faire réchauffer votre bière, Betty ! Je ne pourrais boire cela — une mauvaise drogue amère !

— C’est bon à dire ; si vous étiez cuisinière, vous sauriez ce qui convient à une cuisinière. Ce n’est pas déjà agréable, je vous assure, d’avoir des défaillances d’estomac. Vous ne penseriez pas autant aux rubans de votre bonnet, alors.

— Bien, bien, Betty, ne grondez pas ; Liza Thomson, qui est chez les Phipps, me disait dimanche dernier : « Je ne puis comprendre que vous restiez chez les Dempster, il s’y passe de telles choses ! » Mais je lui ai répondu : « Il y a dans chaque place des choses dont il faut prendre son parti, et vous pouvez en changer et rechanger, et ne pas vous en trouver mieux. Seigneur ! » Mais Liza m’a dit elle-même que Mme Phipps est aussi regardante que possible dans la cuisine, malgré le grand monde qu’ils reçoivent ; et quant aux domestiques, elle est aussi regardante que possible quand elle les trouve en faute. Il n’y a rien de ce genre chez madame. Comme elle est venue parler agréablement à Job, dimanche passé ! Il n’y a pas au monde une femme d’un meilleur caractère — et si belle encore, qu’il n’y en a pas une qui soit de moitié aussi bien qu’elle, quand ses cheveux sont bien arrangés. Ma foi ! je voudrais bien avoir de longs cheveux comme les siens : les miens tombent, que c’est horrible !

— Il y aura du bel ouvrage demain, je m’y attends, dit Betty, quand le maître arrivera, et Dawes jure qu’il ne refera pas le plus petit travail pour lui. Ce sera une bonne farce, s’il l’appelle en justice pour ce coup de fouet à travers le visage ; le maître aura son toupet rabattu une fois en sa vie.

— Certainement il était d’une humeur de fou, ce matin-là, dit Kitty. Je pense que cela venait de ce qui se sera passé avec madame. Nous aurons une jolie maison avec lui, si elle ne revient pas ; il voudra nous tanner, je n’en serais pas étonnée. Il lui faut quelqu’un à maltraiter, quand il est en colère.

— J’aurai soin qu’il ne me tanne pas, moi. pas même s’il était deux fois mon mari ; je lui jetterais plutôt de l’eau chaude à la figure. Mais madame n’a pas le courage que j’ai. Il la fera revenir, vous verrez ; il en viendra à bout. Il n’y a pourtant pas de probabilité à ce qu’elle revienne ce soir ; aussi je pense que nous pouvons fermer les portes et nous aller coucher, si cela vous convient. »

Le dimanche matin, pourtant, Kitty commença à s’alarmer sérieusement au sujet de sa maîtresse. Comme Betty, encouragée par la perspective d’un loisir inaccoutumé, s’était assise pour continuer une lettre depuis longtemps commencée, Kitty entra en courant dans la cuisine et lui dit :

« Seigneur ! Betty, je suis toute tremblante ; vous pourriez me jeter à terre comme une plume. Je viens de regarder dans l’armoire de madame, et ses deux chapeaux y sont. Il faut qu’elle soit sortie sans chapeau. Puis je me rappelle que ses vêtements de nuit n’étaient pas sur son lit hier matin ; je croyais qu’elle les avait préparés pour le blanchissage ; mais non, car j’ai regardé. J’ai dans l’idée qu’il l’a assassinée et renfermée dans ce cabinet dont il garde toujours la clef. Il en est bien capable.

— Miséricorde ! vous feriez bien de courir chez Mme Raynor voir si elle y est. »

Mme Raynor était rentrée chez elle pour donner des ordres à sa petite domestique, quand Kitty, avec cet air d’alarme auquel les domestiques prennent plaisir, entra chez elle sans frapper, les mains sur son cœur, comme si cet organe courait quelque sérieux danger.

« Je vous en prie, madame, ma maîtresse est-elle ici ?

— Non, Kitty, pourquoi venez-vous me demander cela ?

— Parce que depuis hier matin madame n’est pas rentrée à la maison ; nous avions craint qu’il ne lui fût arrivé quelque chose.

— Non, ne vous effrayez pas, Kitty. Votre maîtresse est en sûreté ; je sais où elle est. Votre maître est-il de retour ?

— Non, madame ; il est parti hier et il a dit qu’il ne reviendrait pas avant ce soir.

— Bien, Kitty ; il n’est rien arrivé à votre maîtresse. Vous n’avez pas besoin de parler à personne de son absence de chez elle. J’irai bientôt chercher sa robe et son chapeau, dont elle a besoin. »

Kitty, s’apercevant qu’il y avait un mystère qu’elle ne devait pas chercher à pénétrer, retourna à la rue du Verger, réellement contente que sa maîtresse fût en sûreté, mais désappointée cependant d’apprendre qu’il n’y avait pas à s’effrayer. Elle fut bientôt suivie par Mme Raynor, qui venait prendre la robe et le chapeau. La bonne mère, en apprenant que Dempster n’était pas à la maison, avait aussitôt pensé qu’elle pouvait satisfaire le désir de Jeanne d’aller à l’église de Paddiford.

« Venez, ma chère, dit-elle, comme elle entrait dans le parloir de Mme Pettifer ; je vous ai apporté vos vêtements noirs. Robert ne reviendra que ce soir. Je n’ai pas pu trouver votre meilleure robe noire ; mais celle-ci suffira. Je n’aurais rien voulu prendre de plus. Vous pouvez aller à l’église de Paddiford, si vous voulez, et j’irai avec vous.

— Voilà une bonne mère ! Alors, nous irons toutes les trois ensemble. Venez m’aider à me préparer. Cette bonne petite Mme Crewe ! Cela lui fera de la peine que j’aille entendre M. Tryan ; mais je l’embrasserai et nous ferons la paix. »

Bien des regards de surprise se dirigèrent sur Jeanne, tandis qu’elle traversait l’église de Paddiford. Elle trembla un peu en voyant qu’elle attirait l’attention ; mais ce fut une satisfaction pour elle que cette démarche qui faisait connaître à ses voisins son changement de sentiment à l’égard de M. Tryan ; elle n’avait plus de place en son cœur pour la fière répugnance ou pour l’hésitation. Le monde, dans ce doux air de printemps, avait réveillé de nouvelles espérances et ses vives aspirations vers la pureté, la force et la paix. Elle pensa qu’elle trouverait un nouveau sens aux prières ce matin-là ; son cœur, plein comme une rivière qui déborde, avait besoin, pour s’y déverser, de ces canaux tout préparés ; puis elle allait entendre de nouveau M. Tryan, et ses paroles seraient pour elle comme un baume salutaire, ainsi qu’elles l’avaient été le soir précédent. Il y avait une transparence limpide dans ses yeux dirigés sur les fileurs et les charbonniers dans leurs habits du dimanche. Les choses les plus communes semblaient toucher en elle le ressort de l’amour, de même que, lorsque nous sommes subitement délivrés d’une peine corporelle aiguë et qui nous absorbait, notre cœur et nos sens s’animent d’une nouvelle liberté, nous trouvons harmonieux même le bruit des rues, et nous sommes prêts à admirer même le commis pliant dans du papier la monnaie qu’il nous rend. Une porte s’était ouverte dans la sombre et froide prison de l’espérance perdue, et la lumière du matin, pénétrant par cette ouverture bénie, l’inondait de doux rayons. Il y avait du soleil dans le monde ; il y avait un amour divin prenant soin d’elle ; il lui avait envoyé un avertissement ; il lui avait préparé du bien-être dans l’instant où elle se croyait le plus abandonnée.

M. Tryan put bien se réjouir lorsque, en montant dans la chaire, il rencontra ses regards ; mais il se réjouit en tremblant. Il ne pouvait voir ce doux visage plein d’espérance sans se rappeler son regard d’agonie de la veille ; il craignait que ce regard ne vînt à reparaître.

L’apparition de Jeanne dans l’église fut accueillie non seulement par des yeux étonnés, mais par des cœurs bienveillants, et, après le service, plusieurs des auditeurs de M. Tryan, avec lesquels elle était en froid, s’approchèrent d’elle pour lui serrer la main.

« Ma mère, dit miss Linnet, allons parler à Mme Dempster. Je suis sûre qu’il y a un grand changement dans son esprit à l’égard de M. Tryan. J’ai remarqué avec quelle attention elle a écouté le sermon, et vous voyez qu’elle est venue avec Mme Pettifer. Nous devrions lui souhaiter la bienvenue au milieu de nous.

— Mais, ma chère, nous ne lui avons presque pas parlé pendant ces dernières années. Vous savez qu’elle a été aussi arrogante que possible avec nous, depuis que je me suis querellée avec son mari. Toutefois le passé est passé : je n’ai point de rancune contre la pauvre femme, d’autant plus qu’il faut qu’elle se soit mise en opposition avec son mari pour venir entendre M. Tryan. Oui, allons lui parler. »

Ces paroles et ces regards bienveillants touchèrent Jeanne trop vivement, et Mme Pettifer se pressa de l’emmener à la maison par le chemin le moins fréquenté. Quand elles y arrivèrent, un accès de pleurs, suivi d’une lassitude continue, montra que les émotions de la matinée avaient trop fortement tendu les nerfs de la jeune femme. Elle souffrait aussi de l’absence de ce stimulant dont elle avait l’habitude depuis longtemps et auquel elle avait promis à M. Tryan de renoncer à jamais. La pauvre femme en avait la conscience, et redoutait sa propre faiblesse, comme la victime d’une aliénation intermittente redoute l’approche de l’illusion déjà connue.

« Ma mère, dit-elle à voix basse à Mme Raynor qui l’engageait à se coucher pour se reposer, afin qu’elle fût mieux préparée à recevoir M. Tryan, ne me laissez rien donner, si je le demande. »

La même anxiété se retrouvait dans l’esprit de la mère, et, chez elle, elle était mélangée d’une autre crainte, la crainte que Jeanne, dans l’état présent d’excitation de son esprit, ne fît, à l’égard de son mari, quelque démarche prématurée qui la replongerait dans son précédent état de difficultés. Ce qu’elle avait indiqué le matin, de son désir de retourner vers lui, montrait une nouvelle disposition à remplir des devoirs difficiles, qui faisait trembler la mère raisonnable et longtemps attristée.

Mais, vers le soir, tout l’héroïsme matinal de Jeanne l’abandonna ; son imagination, sous l’influence de la dépression physique aussi bien que de ses habitudes d’esprit, fut hantée par la vision du retour de son mari à la maison, et elle se remit à trembler de la frayeur de la veille. Elle l’entendait l’appeler, elle le voyait aller chez sa mère la chercher, elle se sentait sûre qu’il la découvrirait.

« Je vous en prie, ne me quittez pas, n’allez pas à l’église, dit-elle à Mme Pettifer. Vous et ma mère, restez avec moi, jusqu’à ce que M. Tryan vienne. »

À six heures vingt minutes, les cloches sonnérent le service du soir, et bientôt la congrégation suivit la rue du Verger, par un chaud coucher de soleil. La rue ouvrait vers l’ouest. Le soleil, rouge, jetait une splendeur solennelle sur ces maisons monotones et colorait les fenêtres de la maison de Dempster.

Tout d’un coup un murmure s’éleva fortement et se répandit le long du flot des fidèles se rendant à l’église, les groupes s’arrêtant l’un après l’autre et regardant en arrière. Au bout de la rue, des hommes suivis d’une foule de curieux portent lentement un corps étendu sur une porte. Ils passent par le milieu de la rue entre deux haies de figures étonnées, effrayées, puis ils tournent de côté et s’arrêtent à la rouge lueur du soleil devant la porte de Dempster.

C’est le corps de Dempster. Personne ne sait s’il est mort ou vivant.