Scènes de la vie des courtisanes/Le Plaisir d’être battue

Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 73-80).

viii

Le Plaisir d’être battue

chrysis, 17 ans
ampélis, 35 ans,
courtisanes.


ampélis

Ô Chrysis, celui qui n’est pas jaloux, qui ne se met pas en colère, qui n’a pas roué de coups sa maîtresse, qui ne lui a pas arraché les cheveux, qui ne lui a pas déchiré ses vêtements, celui-là n’est pas amoureux encore.

chrysis

Alors l’amour n’a pas d’autres preuves, ô Ampélis, que celles-là ?

ampélis

Oui. Tout cela est d’un homme ardent. Pour le reste, les baisers, les larmes, les serments, les visites, ce n’est qu’un commencement d’amour. Tout le feu de l’amour vient de la jalousie. Si donc, comme tu le dis, Gorgias t’a battue, s’il est jaloux, espère beaucoup, et souhaite qu’il continue.

chrysis

Qu’il continue ? qu’est-ce que tu dis ? Toujours me battre !

ampélis

Non. Mais qu’il se fâche si tu ne regardes pas que lui. S’il ne t’aimait pas, pourquoi serait-il si en colère quand tu as un autre amant ?

chrysis

Mais je n’en ai pas ! Il se figure que j’aime cet homme riche, parce que je lui en ai parlé l’autre jour.

ampélis

C’est une bonne chose qu’il te croie recherchée par les riches. Il en aura plus de peine encore, et il rivalisera avec ceux qui t’aiment pour ne pas rester en arrière.

chrysis

Avec tout ça, il est le seul qui se fâche et qui ne donne rien.

ampélis

Il donnera. Les jaloux s’attristent pour rien.

chrysis

Mais je ne sais pas pourquoi tu veux que je reçoive des coups, ma chérie.

ampélis

Non ; mais je te dis qu’ils deviennent de grands amants dès qu’ils croient qu’on ne s’inquiète pas d’eux ; et quand un amant se croit le seul, le désir se flétrit en lui. Je te dis cela, moi qui suis courtisane depuis vingt ans, et toi tu en as dix-huit, et même moins. Si tu veux je te raconterai ce que j’ai souffert il n’y a pas beaucoup d’années. J’avais pour amant Dêmophantos l’usurier, qui demeure près de la Poikilé. Jamais il ne m’avait donné plus de cinq drachmes et il prétendait être le maître. Il ne m’aimait, ô Chrysis, que d’un amour de surface ; jamais il ne soupirait, jamais il ne pleurait, jamais il ne restait la nuit devant ma porte ; il couchait avec moi quelquefois, mais de loin en loin. Un jour qu’il était venu me voir je ne lui ai pas ouvert la porte, car le peintre Gallidès était chez moi, qui m’avait envoyé dix drachmes. Démophantos s’en alla en m’injuriant. Quelques jours se passèrent sans que je l’envoie chercher : Callidès était encore chez moi. Démophantos qui était déjà très échauffé, entre en fureur en voyant cela, pénètre par la porte ouverte, pleure, me bat, me menace de me tuer, déchire ma tunique, fait tout, et enfin me donne six mille drachmes pour lesquelles il m’a eue tout seul pendant huit mois entiers. Sa femme disait à tout le monde que je l’avais affolé avec des poisons. Le poison c’était la jalousie. C’est pourquoi, Chrysis, sers-toi du même poison avec Gorgias. Ce garçon-là sera riche s’il arrive quelque chose à son père.