Scènes de la vie des courtisanes/La Joueuse de Flûte

Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 151-157).

xv

La Joueuse de Flûte

parthénis, joueuse de flûte.
colchis, courtisane.


colchis

Pourquoi pleures-tu, ô Parthénis, et d’où viens-tu, avec tes flûtes brisées ?

parthénis, (pleurant)

Le soldat, l’Aitôle, le grand, l’amant de Crocalê, m’a battue parce qu’il m’a trouvée jouant de la flûte chez la Crocalê, et payée par son rival Gorgos. Et il a brisé mes flûtes, il a renversé la table où ils soupaient, il s’est jeté sur le cratère et il l’a vidé. Et il a saisi le paysan Gorgos par les cheveux et il l’a trainé hors de la salle. Et alors là, le soldat — Deinomachos, je crois, il s’appelle, — et un de ses camarades, l’ont entouré et battu si fort, que je ne sais pas s’il en réchappera, Cochlis. Le sang lui coulait beaucoup des narines ; il a le visage enflé et couvert de bleus.

colchis

Est-ce qu’il était fou, cet homme, ou est-ce une histoire d’ivrognes.

parthénis

C’est de la jalousie, ô Cochlis, et de l’amour désordonné. Crocalê, je crois, lui avait demandé douze mille drachmes s’il voulait l’avoir tout seul ; Deinomachos a refusé ; alors elle ne lui a pas permis de revenir, elle lui a fermé la porte quand il s’est présenté, elle a reçu Gorgos d’Oinoé, un riche fermier qui l’aimait depuis longtemps, elle a bu avec lui, et m’a fait chercher pour jouer de la flûte devant eux. Le souper allait très, bien, je jouais quelque chose de lydien, le laboureur se levait pour danser et Crocalê battait des mains, tout était joyeux, quand on entendit du bruit, un cri, et la porte d’entrée fut arrachée. Aussitôt huit jeunes gens vigoureux s’élancèrent, et le Mégarien parmi eux. Vivement, ils renversèrent tout, et Gorgos comme je t’ai dit, fut roué de coups, jeté à terre et foulé aux pieds. La Crocalê, je ne sais pas comment, s’était enfuie chez sa voisine Thespias. Moi, Deinomachos m’a battue, il m’a appelée « pourriture », et il m’a jeté mes flûtes brisées. Maintenant je m’en vais, pour tout raconter à mon maître. Le laboureur est allé trouver des amis en ville pour qu’ils livrent aux prytanes le Mégarien.

colchis

Voilà ce qu’on retire de ces amours militaires : des coups et des procès. Ils sont tous hégémons ou chiliarques à ce qu’ils disent, mais quand il faut payer : « Attendez, disent-ils, la solde. Quand je recevrai mon traitement, je paierai tout. » Qu’ils se fassent donc tuer tous ces fanfarons. Je fais joliment bien de ne pas les recevoir du tout. Qu’il m’arrive un pêcheur, un matelot, un laboureur de ma condition, qui ne sait pas flatter, mais qui donne beaucoup. Ceux qui portent des panaches et font des récits de bataille ne sont pas sérieux, Parthénis.