Lévy frères (p. 83-93).


VII

LES FLOTS DU PACTOLE


C’était le 19 mars… Et dût-il atteindre l’âge avancé de M. Raoul-Rochette, qui a vu bâtir Ninive, Rodolphe n’oubliera jamais cette date, car ce fut ce jour-là même, jour de Saint-Joseph, à trois heures de relevée, que notre ami sortait de chez un banquier, où il venait de toucher une somme de cinq cents francs en espèces sonnantes et ayant cours.

Le premier usage que Rodolphe fit de cette tranche du Pérou, qui venait de tomber dans sa poche, fut de ne point payer ses dettes ; attendu qu’il s’était juré à lui-même d’aller à l’économie et de ne faire aucun extra. Il avait d’ailleurs à ce sujet des idées extrêmement arrêtées, et disait qu’avant de songer au superflu, il fallait s’occuper du nécessaire ; c’est pourquoi il ne paya point ses créanciers, et acheta une pipe turque, qu’il convoitait depuis longtemps.

Muni de cette emplette, il se dirigea vers la demeure de son ami Marcel, qui le logeait depuis quelque temps. En entrant dans l’atelier de l’artiste, les poches de Rodolphe carillonnaient comme un clocher de village le jour d’une grande fête. En entendant ce bruit inaccoutumé, Marcel pensa que c’était un de ses voisins, grand joueur à la baisse, qui passait en revue ses bénéfices d’agio, et il murmura :

— Voilà encore cet intrigant d’à côté qui recommence ses épigrammes. Si cela doit durer, je donnerai congé. Il n’y a pas moyen de travailler avec un pareil vacarme. Cela donne des idées de quitter l’état d’artiste pauvre pour se faire quarante voleurs. Et sans se douter le moins du monde que son ami Rodolphe était métamorphosé en Crésus, Marcel se remit à son tableau du Passage de la mer Rouge, qui était sur le chevalet depuis tantôt trois ans.

Rodolphe, qui n’avait pas encore dit un mot, ruminant tout bas une expérience qu’il allait faire sur son ami, se disait en lui-même :

— Nous allons bien rire tout à l’heure ; ah ! que ça va donc être gai, mon Dieu ! et il laissa tomber une pièce de cinq francs à terre.

Marcel leva les yeux et regarda Rodolphe, qui était sérieux comme un article de la Revue des deux Mondes.

L’artiste ramassa la pièce avec un air très-satisfait et lui fit un très-gracieux accueil, car, bien que rapin, il savait vivre et était fort civil avec les étrangers. Sachant, du reste, que Rodolphe était sorti pour aller chercher de l’argent, Marcel, voyant que son ami avait réussi dans ses démarches, se borna à en admirer le résultat, sans lui demander à l’aide de quels moyens il avait été obtenu.

Il se remit donc sans mot dire à son travail, et acheva de noyer un Égyptien dans les flots de la mer Rouge. Comme il accomplissait cet homicide, Rodolphe laissa tomber une seconde pièce de cinq francs. Et observant la figure que le peintre allait faire, il se mit à rire dans sa barbe, qui est tricolore, comme chacun sait.

Au bruit sonore du métal, Marcel, comme frappé d’une commotion électrique, se leva subitement et s’écria :

— Comment ! il y a un second couplet ?

Une troisième pièce roula sur le carreau puis une autre, puis une autre encore ; enfin tout un quadrille d’écus se mit à danser dans la chambre.

Marcel commençait à donner des signes visibles d’aliénation mentale, et Rodolphe riait comme le parterre du Théâtre-Français à la première représentation de Jeanne de Flandre. Tout à coup, et sans aucuns ménagements, Rodolphe fouilla à pleines mains dans ses poches, et les écus commencèrent un steaple chase fabuleux. C’était le débordement du Pactole, le bacchanal de Jupiter entrant chez Danaé.

Marcel était immobile, muet, l’œil fixe ; l’étonnement amenait à peu près chez lui une métamorphose pareille à celle dont la curiosité rendit jadis la femme de Loth victime ; et comme Rodolphe jetait sur le carreau sa dernière pile de cent francs, l’artiste avait déjà tout un côté du corps salé.

Rodolphe, lui, riait toujours. Et auprès de cette orageuse hilarité, les tonnerres d’un orchestre de M. Saxe eussent semblé des soupirs d’enfant à la mamelle.

Ébloui, strangulé, stupéfié par l’émotion, Marcel pensa qu’il rêvait ; et pour chasser le cauchemar qui l’obsédait, il se mordit le doigt jusqu’au sang, ce qui lui procura une douleur atroce au point de le faire crier.

Il s’aperçut alors qu’il était parfaitement éveillé ; et voyant qu’il foulait l’or à ses pieds, il s’écria, comme dans les tragédies :

— En croirais-je mes yeux !

Puis il ajouta, en prenant la main de Rodolphe dans la sienne :

— Donne-moi l’explication de ce mystère.

— Si je te l’expliquais, ce n’en serait plus un.

— Mais encore ?

— Cet or est le fruit de mes sueurs, dit Rodolphe en ramassant l’argent, qu’il rangea sur une table ; puis se reculant de quelques pas, il considéra avec respect les cinq cents francs rangés en piles, et il pensait en lui-même :

— C’est donc maintenant que je vais réaliser mes rêves ?

— Il ne doit pas y avoir loin de six mille francs, disait Marcel en contemplant les écus qui tremblaient sur la table. J’ai une idée. Je vais charger Rodolphe d’acheter mon Passage de la mer Rouge.

Tout à coup Rodolphe prit une pose théâtrale, et, avec une grande solennité dans le geste et dans la voix, il dit à l’artiste :

— Écoute-moi, Marcel, la fortune que j’ai fait briller à tes regards n’est point le résultat de viles manœuvres, je n’ai point trafiqué de ma plume, je suis riche mais honnête ; cet or m’a été donné par une main généreuse, et j’ai fait serment de l’utiliser à acquérir par le travail une position sérieuse pour l’homme vertueux. Le travail est le plus saint des devoirs.

— Et le cheval le plus noble des animaux, dit Marcel en interrompant Rodolphe. Ah çà ! ajouta-t-il, que signifie ce discours, et d’où tires-tu cette prose ? des carrières de l’école du bon sens, sans doute ?

— Ne m’interromps point et fais trêve à tes railleries, dit Rodolphe, elles s’émousseraient d’ailleurs sur la cuirasse d’une invulnérable volonté dont je suis revêtu désormais.

— Voyons, assez de prologue comme cela. Où veux-tu en venir ?

— Voici quels sont mes projets. À l’abri des embarras matériels de la vie, je vais travailler sérieusement ; j’achèverai ma grande machine, et je me poserai carrément dans l’opinion. D’abord, je renonce à la bohème, je m’habille comme tout le monde, j’aurai un habit noir et j’irai dans les salons. Si tu veux marcher dans ma voie, nous continuerons à demeurer ensemble, mais il faudra adopter mon programme. La plus stricte économie présidera à notre existence. En sachant nous arranger, nous avons devant nous trois mois de travail assuré sans aucune préoccupation. Mais il faut de l’économie.

— Mon ami, dit Marcel, l’économie est une science qui est seulement à la portée des riches, ce qui fait que toi et moi nous en ignorons les premiers éléments. Cependant, en faisant une avance de fonds de six francs, nous achèterons les œuvres de M. Jean-Baptiste Say, qui est un économiste très-distingué, et il nous enseignera peut-être la manière de pratiquer cet art… Tiens, tu as une pipe turque, toi ?

— Oui, dit Rodolphe, je l’ai achetée vingt-cinq francs.

— Comment ! tu mets vingt-cinq francs à une pipe… et tu parles d’économie ?…

— Et ceci en est certainement une, répondit Rodolphe : je cassais tous les jours une pipe de deux sous ; à la fin de l’année, cela constituait une dépense bien plus forte que celle que je viens de faire… C’est donc en réalité une économie.

— Au fait, dit Marcel, tu as raison, je n’aurais pas trouvé celle-là.

En ce moment, une horloge voisine sonna six heures.

— Dînons vite, dit Rodolphe, je veux dès ce soir me mettre en route. Mais, à propos de dîner, je fais une réflexion : nous perdons tous les jours un temps précieux à faire notre cuisine ; or, le temps est la richesse du travailleur, il faut donc en être économe. À compter d’aujourd’hui nous prendrons nos repas en ville.

— Oui, dit Marcel, il y a à vingt pas d’ici un excellent restaurant ; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de temps.

— Nous irons aujourd’hui, dit Rodolphe ; mais demain ou après, nous aviserons à adopter une mesure encore plus économique… Au lieu d’aller au restaurant, nous prendrons une cuisinière.

— Non, non, interrompit Marcel, nous prendrons plutôt un domestique qui sera en même temps notre cuisinier. Vois un peu les immenses avantages qui en résulteront. D’abord, notre ménage sera toujours fait : il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions ; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et j’en ferai mon rapin. De cette façon, à nous deux nous économiserons au moins six heures par jour en soins et en occupations qui seraient d’autant nuisibles à notre travail.

— Ah ! fit Rodolphe, j’ai une autre idée, moi… mais allons dîner.

Cinq minutes après, les deux amis étaient installés dans un des cabinets du restaurant voisin, et continuaient à deviser d’économie.

— Voici quelle est mon idée : si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une maîtresse ? Hasarda Rodolphe.

— Une maîtresse pour deux ! fit Marcel avec effroi, ce serait l’avarice portée jusqu’à la prodigalité, et nous dépenserions nos économies à acheter des couteaux pour nous égorger l’un l’autre. Je préfère le domestique ; d’abord, cela donne de la considération.

— En effet, dit Rodolphe, nous nous procurerons un garçon intelligent ; et s’il a quelque teinture d’orthographe, je lui apprendrai à rédiger.

— Ça lui sera une ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se montait à quinze francs. Tiens, c’est assez cher. Habituellement, nous dînions pour trente sous à nous deux.

— Oui, reprit Rodolphe, mais nous dînions mal, et nous étions obligés de souper le soir. À tout prendre, c’est donc une économie.

— Tu es comme le plus fort, murmura l’artiste vaincu par ce raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir ?

— Ma foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe ; c’est un brave homme, je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et toi, où vas-tu, Marcel ?

— Moi, je vais aller chez le vieux Médicis pour lui demander s’il n’a pas de restaurations de tableaux à me confier. À propos, donne-moi donc cinq francs.

— Pourquoi faire ?

— Pour passer le pont des Arts.

— Ah ! ceci est une dépense inutile, et, quoique peu considérable, elle s’éloigne de notre principe.

— J’ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai par le pont Neuf… Mais je prendrai un cabriolet.

Et les deux amis se quittèrent en prenant chacun un chemin différent, qui, par un singulier hasard, les conduisit tous deux au même endroit, où ils se retrouvèrent.

— Tiens, tu n’as donc pas trouvé ton oncle ? demanda Marcel.

— Tu n’as donc point vu Médicis ? demanda Rodolphe.

Et ils éclatèrent de rire.

Cependant ils rentrèrent chez eux de très-bonne heure… le lendemain.

Deux jours après, Rodolphe et Marcel étaient complétement métamorphosés. Habillés tous deux comme des mariés de première classe, ils étaient si beaux, si reluisants, si élégants, que, lorsqu’ils se rencontraient dans la rue, ils hésitaient à se reconnaître l’un l’autre.

Leur système d’économie était, du reste, en pleine vigueur, mais l’organisation du travail avait bien de la peine à se réaliser. Ils avaient pris un domestique. C’était un grand garçon de trente-quatre ans, d’origine suisse, et d’une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il n’était pas né pour être domestique ; et si un de ses maîtres lui confiait quelque paquet un peu apparent à porter, Baptiste rougissait avec indignation, et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des qualités ; ainsi, quand on lui donnait un lièvre, il en faisait un civet au besoin. En outre, comme il avait été distillateur avant d’être valet, il avait conservé un grand amour pour son art, et dérobait une grande partie du temps qu’il devait à ses maîtres à chercher la composition d’un nouveau vulnéraire supérieur, auquel il voulait donner son nom ; il réussissait aussi dans le brou de noix. Mais où Baptiste n’avait pas de rival, c’était dans l’art de fumer les cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.

Un jour Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de Pharaon, pour son tableau du Passage de la mer Rouge. À cette proposition, Baptiste répondit par un refus absolu et demanda son compte.

— C’est bien, dit Marcel, je vous le réglerai ce soir, votre compte.

Quand Rodolphe rentra, son ami lui déclara qu’il fallait renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument à rien, dit-il.

— Il est vrai, répondit Marcel ; c’est un objet d’art vivant.

— Il est bête à faire cuire.

— Il est paresseux.

— Il faut le renvoyer.

— Renvoyons-le.

— Cependant il a bien quelques qualités. Il fait très-bien le civet.

— Et le brou de noix, donc. Il est le Raphaël du brou de noix.

— Oui ; mais il n’est bon qu’à cela, et cela ne peut nous suffire. Nous perdons tout notre temps en discussions avec lui.

— Il nous empêche de travailler.

— Il est cause que je ne pourrai pas avoir achevé mon Passage de la mer Rouge pour le salon. Il a refusé de poser pour Pharaon.

— Grâce à lui, je n’ai point pu achever le travail qu’on m’avait demandé. Il n’a pas voulu aller à la Bibliothèque chercher les notes dont j’avais besoin.

— Il nous ruine.

— Décidément, nous ne pouvons pas le garder.

— Renvoyons-le… Mais alors il faudra le payer.

— Nous le payerons, mais qu’il parte ! donne-moi de l’argent, que je fasse son compte.

— Comment, de l’argent ! mais ce n’est pas moi qui tiens la caisse, c’est toi.

— Du tout, c’est toi. Tu t’es chargé de l’intendance générale, dit Rodolphe.

— Mais je t’assure que je n’ai pas d’argent ! exclama Marcel.

— Est-ce qu’il n’y en aurait déjà plus ? C’est impossible ! on ne peut pas dépenser 500 fr. en huit jours, surtout quand on vit, comme nous l’avons fait, avec l’économie la plus absolue, et qu’on se borne au strict nécessaire. (C’est au strict superflu qu’il aurait dû dire.) Il faut vérifier les comptes, reprit Rodolphe ; nous retrouverons l’erreur.

— Oui, dit Marcel ; mais nous ne retrouverons pas l’argent. C’est égal, consultons les livres de dépense.

Voici le spécimen de cette comptabilité, qui avait été commencée sous les auspices de la sainte Économie :

— De 19 mars. En recette, 500 fr. En dépense : une pipe turque, 25 fr. ; dîner, 15 fr. ; dépenses diverses, 40 fr.

— Qu’est-ce que c’est que ces dépenses-là ? dit Rodolphe à Marcel qui lisait.

— Tu sais bien, répondit celui-ci, c’est le soir où nous ne sommes rentrés chez nous que le matin. Du reste, cela nous a économisé du bois et de la bougie.

— Après ? Continue.

— Du 20 mars. Déjeuner, 1 fr. 50 c. ; tabac, 20 c. ; dîner, 2 fr. ; un lorgnon, 2 fr. 50 c. Oh ! dit Marcel, c’est pour ton compte le lorgnon ! Qu’avais-tu besoin d’un lorgnon ? tu y vois parfaitement…

— Tu sais bien que j’avais à faire un compte rendu du salon dans l’Écharpe d’Iris ; il est impossible de faire de la critique de peinture sans lorgnon ; c’était une dépense légitime. Après ?…

— Une canne en jonc…

— Ah ! ça, c’est pour ton compte, fit Rodolphe, tu n’avais pas besoin de canne.

— C’est tout ce qu’on a dépensé le 20, fit Marcel sans répondre. Le 21, nous avons déjeuné en ville, et dîné aussi, et soupé aussi.

— Nous n’avons pas dû dépenser beaucoup ce jour-là ?

— En effet, fort peu… À peine 30 fr.

— Mais à quoi donc, alors ?

— Je ne sais plus, dit Marcel ; mais c’est marqué sous la rubrique Dépenses diverses.

— Un titre vague et perfide ! interrompit Rodolphe.

— Le 22. C’est le jour d’entrée de Baptiste ; nous lui avons donné un à-compte de 5 fr. sur ses appointements ; pour l’orgue de barbarie, 50 c. ; pour le rachat de quatre petits enfants chinois condamnés à être jetés dans le fleuve Jaune, par des parents d’une barbarie incroyable, 2 fr. 40 c.

— Ah çà ! dit Rodolphe, explique-moi un peu la contradiction qu’on remarque dans cet article. Si tu donnes aux orgues de barbarie, pourquoi insultes-tu les parents barbares ? Et d’ailleurs quelle nécessité de racheter des petits Chinois ? S’ils avaient été à l’eau-de-vie, seulement.

— Je suis né généreux, répliqua Marcel, va, continue ; jusqu’à présent on ne s’est que très-peu éloigné du principe de l’économie.

— Du 23, il n’y a rien de marqué. Du 24, idem. Voilà deux bons jours. Du 25, donné à Baptiste, à-compte sur ses appointements, 3 fr.

— Il me semble qu’on lui donne bien souvent de l’argent, fit Marcel en manière de réflexion.

— On lui devra moins, répondit Rodolphe. Continue.

— Du 26 mars, dépenses diverses et utiles au point de vue de l’art, 36 fr. 40 c.

— Qu’est-ce qu’on peut donc avoir acheté de si utile ? dit Rodolphe ; je ne me souviens pas, moi. 36 fr. 40 c., qu’est-ce que ça peut donc être ?

— Comment ! tu ne te souviens pas ?… Cʼest le jour où nous sommes montés sur les tours Notre-Dame pour voir Paris à vol d’oiseau…

— Mais ça coûte huit sous pour monter aux tours, dit Rodolphe.

— Oui, mais en descendant nous avons été dîner à Saint-Germain.

— Cette rédaction pèche par la limpidité.

— Du 27, il n’y a rien de marqué.

— Bon ! voilà de l’économie.

— Du 28, donné à Baptiste, à-compte sur ses gages, 6 fr.

— Ah ! cette fois, je suis sûr que nous ne devons plus rien à Baptiste. Il se pourrait même qu’il nous dût… Il faudra voir.

— Du 29. Tiens, on n’a pas marqué le 29 ; la dépense est remplacée par un commencement d’article de mœurs.

— Le 30. Ah ! nous avions du monde à dîner ; forte dépense, 30 fr. 55 c. Le 31, c’est aujourd’hui, nous n’avons encore rien dépensé. Tu vois, dit Marcel en achevant, que les comptes ont été tenus très-exactement. Le total ne fait pas 500 fr.

— Alors, il doit rester de l’argent en caisse.

— On peut voir, dit Marcel en ouvrant un tiroir. Non, dit-il, il n’y a plus rien. Il n’y a qu’une araignée.

— Araignée du matin, chagrin, fit Rodolphe.

— Où diable a pu passer tant d’argent ? reprit Marcel atterré en voyant la caisse vide.

— Parbleu ! c’est bien simple, dit Rodolphe, on a tout donné à Baptiste.

— Attends donc ! s’écria Marcel en fouillant dans le tiroir où il aperçut un papier. La quittance du dernier terme ! s’écria-t-il.

— Bah ! fit Rodolphe, comment est-elle arrivée là ?

— Et acquittée, encore, ajouta Marcel ; c’est donc toi qui as payé le propriétaire ?

— Moi, allons donc ! dit Rodolphe.

— Cependant, que signifie…

— Mais je t’assure…

— « Quel est donc ce mystère ? » chantèrent-ils tous deux en chœur sur l’air du final de la Dame Blanche.

Baptiste, qui aimait la musique, accourut aussitôt.

Marcel lui montra la quittance.

— Ah ! Oui, fit Baptiste négligemment, j’avais oublié de vous le dire, c’est le propriétaire qui est venu ce matin pendant que vous étiez sortis. Je l’ai payé, pour lui éviter la peine de revenir.

— Où avez-vous trouvé de l’argent ?

— Ah ! Monsieur, fit Baptiste, je l’ai prise dans le tiroir qui était ouvert ; j’ai même pensé que ces Messieurs l’avaient laissé ouvert dans cette intention, et je me suis dit : Mes maîtres ont oublié de me dire en sortant : « Baptiste, le propriétaire viendra toucher son terme de loyer, il faudra le payer ; » et j’ai fait comme si l’on m’avait commandé… sans qu’on m’ait commandé.

— Baptiste, dit Marcel avec une colère blanche, vous avez outrepassé nos ordres ; à compter d’aujourd’hui vous ne faites plus partie de notre maison. Baptiste, rendez votre livrée !

Baptiste ôta la casquette de toile cirée qui composait sa livrée et la rendit à Marcel.

— C’est bien, dit celui-ci : maintenant vous pouvez partir…

— Et mes gages ?

— Comment dites-vous, drôle ? Vous avez reçu plus qu’on ne vous devait. Je vous ai donné 14 fr. en quinze jours à peine. Qu’est-ce que vous faites de tant d’argent ? vous entretenez donc une danseuse ?

— De corde, ajouta Rodolphe.

— Je vais donc rester abandonné, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma tête !

— Reprenez votre livrée, répondit Marcel ému malgré lui.

Et il rendit la casquette à Baptiste.

— C’est pourtant ce malheureux qui a dilapidé notre fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Où dînerons-nous aujourd’hui ?

— Nous le saurons demain, répondit Marcel.