Scènes de la vie anglo-hindoue

LES BABOUCHES DU BRAHMANE.




Tous les navigateurs qui fréquentent la côte de Malabar connaissent le petit port d’Alepey, dans les états du radja de Travancore. C’est bien l’un des points les plus étranges et les plus curieux du littoral de l’Inde. Qu’on se figure, à quelques pas de la plage sablonneuse, une plaine verdoyante et fraîche, arrosée par de charmans canaux. Ces rivières en miniature sont coupées d’une multitude de ponts de bois fort élégans et sillonnées de pirogues sans nombre, les unes si légères, si effilées, qu’un homme peut à peine s’y tenir debout ; les autres spacieuses, décorées à la proue de sculptures fantastiques et portant à la poupe de jolies cabines qui les font ressembler à des gondoles. Le long de ces canaux, qui vont se perdre dans la profondeur des bois sont rangées très irrégulièrement des habitations de toute espèce. Ici, des magasins bariolés de peintures et chargés de boiseries travaillées avec beaucoup d’art offrent aux regards les plus riches tissus de l’Inde ; là s’élèvent de vastes greniers, qui exhalent au loin l’odeur vive et pénétrante des épices dont ils sont remplis ; puis ce sont des huttes faites de feuilles de palmier, pauvres cabanes qui se cachent au milieu de la plus opulente végétation. De places, de rues, il n’y en a point, mais seulement des sentiers qui se croisent, se mêlent, s’allongent sous les cocotiers ou s’arrêtent tout court devant une pagode ; On se croit tantôt dans un bazar, tantôt dans une forêt, tantôt dans un parc ; on est au milieu de la ville, qu’on la cherche encore. Du côté de la mer, des processions de plusieurs centaines de femmes nues jusqu’à la ceinture, tenant sur la tête des paniers pleins de poivre fraîchement récolté, vont et viennent sans cesse, comme des fourmis noires, de la plage aux greniers d’entrepôt. Autour du port, où, durant la belle saison, les grosses barques arabes de Mascate et de Djedda viennent charger des bois de construction, se meuvent majestueusement des éléphans énormes, qui travaillent, avec beaucoup de docilité et d’instinct à traîner des poutres et à transporter des fardeaux : ce sont là les forçats du radja de Travancore.

Dans cette ville, le voyageur ne trouve ni hôtel ni auberge, mais en revanche un caravansérail de l’aspect le plus pittoresque : c’est un palais de bois, ancienne résidence du radja ; des sculptures fantastiques délicatement exécutées encadrent les galeries, les portes, les fenêtres cintrées et les balcons ; de vastes plantations de cocotiers, qui se prolongent vers le port, lui tiennent lieu de jardin ; une cour carrée, défendue non par des murs, mais par une haie touffue et des arbres élevés, lui donne un certain air de grandeur. Dans ce préau passent deux ou trois fois le jour les éléphans, que leurs cornacs, en revenant du travail, ne manquent jamais de faire parader devant les étrangers. Ils saluent avec la trompe, ramassent dans la poussière la pièce de cuivre qu’on leur a jetée, et se retirent battant l’air de leurs larges oreilles. Puis viennent les mendians, les paralytiques qui se traînent sur les mains, les lépreux dont la peau est couverte de taches blanchâtres comme celle, des serpens, enfin une foule d’infirmes tourmentés par des maladies hideuses, particulières à ces climats violens, et qui n’ont point de nom dans notre langue. Ils s’asseient autour du caravansérail et, dès que les voyageurs paraissent au balcon, ils poussent un cri en élevant vers eux leurs mains suppliantes.

Une circonstance assez bizarre me retint deux jours dans ce petit palais et dans cette ville singulière, où je ne croyais pas séjourner. J’avais une affaire à traiter avec un parsi ou guèbre, adorateur du feu, et comme le jour de mon arrivée il y eut éclipse de soleil, la visite fut forcément remise au lendemain. Le guèbre s’était renfermé chez lui ; il jeûnait et se mortifiait pour mieux sympathiser avec les souffrances de l’astre-dieu. Il faut convenir aussi que les Hindous ne se montraient pas très rassurés : « Voyez, voyez, disaient-ils, le gros dragon qui ronge le soleil ! » Les nacodas (capitaines arabes), qui partageaient quelque peu cette croyance, tiraient gravement en l’air des coups de pistolet et faisaient battre le tambour par leurs équipages pour forcer le prétendu monstre à lâcher sa proie. Pendant ce temps-là, une ombre bienfaisante se répandait sur la terre ; nous respirions en plein midi. On ne voyait plus personne dans les chemins ni autour du caravansérail. L’instant était bien choisi pour reposer ; je m’allongeais donc sur ma natte, quand, une chambre voisine de la mienne s’étant ouverte, je vis paraître sur le seuil un Anglais pâle comme un spectre ; ses cheveux noirs flottaient en désordre, il était hâve et maigre. On ne voyait plus sur sa personne aucune trace de ce soin recherché qui distingue un gentleman, et cependant cet homme semblait appartenir à la classe la plus élevée de la société. Un seul domestique l’accompagnait : qui l’avait déposé là ? qui était-il ? d’où venait-il ? comment semblait-il abandonné dans un pays où ses compatriotes sont tout puissans ? Il y avait là un mystère que je résolus de pénétrer. L’incident fortuit qui ce jour-là, suspendait tous les travaux dans la ville me laissait d’ailleurs assez de loisir. À force de questions, je recueillis sur sa personne des détails d’abord assez incohérens, puis des renseignemens plus précis ; enfin, j’obtins du serviteur fidèle qui veillait près de lui le récit des principaux épisodes de sa vie, tels que je vais essayer de les raconter.


I

Dans un village de la petite île de Salsette, située tout près de Bombay, et que ses temples souterrains ont rendue célèbre, vivait un brahmane du nom de Nilakantha. Il desservait une pagode dont le revenu suffisait à son existence ; l’étude des textes sacrés, la méditation et les rêveries extatiques occupaient ses journées. Moins que personne il doutait de ses propres vertus et de l’autorité de sa parole sur les Hindous de basse caste dont il recevait les offrandes. Par malheur, des missionnaires s’établirent dans son voisinage ; la cloche de l’église attira peu à peu une partie considérable des ouailles du brahmane, qui se trouva presque seul au pied de ses idoles. Ruiné par la désertion des fidèles, Nilakantha les menaça d’abord de la colère des dieux, puis il se décida à chercher un autre genre de vie. Parmi les professions que les lois de sa caste lui permettaient d’embrasser il choisit celle d’écrivain. Un riche babou[1], qui détestait les Européens et leur prêtait son argent à gros intérêts, lui offrit une place dans ses bureaux. Cette circonstance fut cause que Nilakantha transporta ses dieux domestiques au milieu d’un des hameaux qui environnent la grande ville de Bombay.

Résigné à son sort, exact à remplir son emploi, Nilakantha s’asseyait sur ses talons entre deux coussins ; en face du divan où trônait le babou ; là il passait la moitié du jour à couvrir de chiffres, avec sa plume de roseau, les feuilles de palmier qui lui servaient de registre ; mais, quand arrivait l’heure du repos, il se redressait de toute sa hauteur. L’humble écrivain, redevenu brahmane, traversait avec dignité les cours et les galeries multipliées qui donnaient à la demeure du babou l’aspect d’un palais. Dans les rues encombrées de palanquins, de voitures rapides et de lourds chariots, il marchait les yeux à demi clos, le parasol sur l’épaule, laissant flotter sur ses genoux les plis ondoyans de son pagne, traînant ses babouches avec cette lenteur dédaigneuse, cette nonchalance affectée qui, dans un Asiatique, trahit la fierté et le sentiment de sa propre valeur. À mesure qu’il s’éloignait de la ville, son visage s’épanouissait ; l’air libre, la brise fraîche de la mer se jouant dans les palmiers, la lumière versée à torrens par un soleil, de feu sur un horizon étendu, tout lui rappelait l’influence de cette nature souveraine à laquelle les Hindous rendent un culte comme à la manifestation visible de la divinité. Il repassait dans son esprit les miraculeuses légendes de tant de solitaires, brahmane comme lui qui, en se livrant à la contemplation au fond des forêts, avaient acquis sur les créatures une puissance illimitée. Le souvenir de sa pagode lui revenait aussi, son imagination s’exaltait, et il arrivait, plein d’aspirations mystiques, jusqu’à l’entrée de sa demeure, où une main attentive avait tout disposé pour flatter son orgueil et réjouir son regard. L’image du lotus, dessinée à la craie sur le seuil, traçait une large rosace et formait une espèce de parvis que nul pied profane n’aurait osé fouler. Une guirlande de fleurs fraîchement cueillies se balançait au-dessus de la porte et décorait la statuette de Ganeça, idole à tête d’éléphant, que les brahmanes invoquent comme le dieu de la sagesse. Enfin, le sanctuaire d’une pagode n’eût pas été plus proprement arrosé que l’intérieur de cette mystérieuse habitation ; Nilakantha, en y posant le pied, reconnaissait la présence et les soins empressés de sa fille.

Élevée dans les préjugés de sa caste, Roukminie, la fille du brahmane, se regardait comme appartenant à une race peu inférieure à celle des dieux, très supérieure à celle des hommes. Elle n’avait pas même un regard de curiosité pour les calèches élégantes qui traversaient parfois le hameau, emportant les riches Anglais de Bombay vers leurs opulentes villas. Les jeunes Persans coiffés du turban de mousseline à bande d’argent, dont les beaux traits rappellent ceux des héros peints sur les ruines de Persépolis, avaient beau jeter sur elle un regard curieux : ils n’étaient à ses yeux que des barbares. Puiser chaque jour aux étangs consacrés l’eau des ablutions, folâtrer quelques instans au bord des fontaines avec ses jeunes compagnes, puis revenir, sérieuse et fière, vaquer aux travaux du ménage, qu’elle considérait comme autant d’actes pieux, tel était l’emploi constant de ses journées. Le soir, elle s’asseyait, en compagnie de son père, sous la galerie de sa maison ; alors seulement elle se revêtait de sa plus riche toilette. Une plaque d’or ajustée sur le sommet de la tête une couronne de fleurs d’un blanc de lait posée sur les tempes, des bracelets de toutes couleurs échelonnés sur le bras depuis le coude jusqu’au poignet, des anneaux de cuivre reluisans et sonores attachés autour de la cheville du pied, des brillans précieux suspendus aux oreilles, et une longue écharpe à bandes roses qui, roulée autour de la taille, se perdait sous l’épaule en voilant la poitrine, composaient cette parure. Roukminie la portait gravement comme l’oiseau son plumage, sans joie puérile, sans désir d’attirer les regards. La teinte jaune du sandal en poudre semé à profusion sur son visage, donnait même sa physionomie de quinze ans l’aspect morne et inanimé d’une statue peinte.

En face de sa fille parée comme une idole, Nilakantha s’asseyait à l’autre extrémité de la galerie, dans le simple costume du brahmane officiant, les cheveux déliés, les bras et la poitrine rayés de lignes grisâtres qu’y avaient appliquées ses deux mains trempées dans les cendres du foyer. Ce bizarre tatouage et le mince cordon, signe distinctif des hautes castes, posé en sautoir sur l’épaule droite, formaient le seul vêtement qui couvrît la partie supérieure de son corps. Ses jambes croisées se perdaient sous les plis bouffans du pagne, qui présentaient dans leur arrangement un certain art, car il y a encore de la coquetterie dans la disposition de ce costume, simple jusqu’au cynisme. Le dos humide du brahmane portait les traces des ablutions par lesquelles il s’était purifié des souillures de la journée. Dans cette tenue traditionnelle du prêtre hindou, Nilakantha se livrait avec ardeur à la méditation. Alexandre environné de toute sa pompe se fût approché de lui, que cet autre Diogène n’eût pas même levé les yeux pour lui dire : « Retire-toi de mon soleil ! »


II

Cette existence monotone ne fatiguait point le brahmane et n’ennuyait point sa fille ; ils n’en rêvaient pas d’autre. Les bruits lointains de la ville européenne ne leur causaient pas plus d’impression que le murmure des flots sur la plage. Un soir donc que Roukminie et son père, assis à leur place accoutumée, se laissaient pénétrer doucement à la brise qui soufflait de la mer, il arriva que deux cavaliers passèrent par le village. C’étaient deux Européens, l’un jeune encore, mais déjà bruni par le soleil de l’Inde ; l’autre plus près de l’adolescence, rose et frais comme l’est un nouveau débarqué, part d’Angleterre depuis six mois à peine. Montés sur de jolis chevaux de race persane, ils se promenaient au pas, en suivant la route tracée au milieu des champs et des jardins ; sentier sinueux, tout ombragé de manguiers épais sous lesquels des bananiers aux larges feuilles montraient leurs grappes de fruits mûrs. À un détour du chemin, un gros viguier de l’espèce des multiplians laissait pendre du haut de ses branches toute une forêt de racines effilées qui cherchaient à s’implanter en terre. Derrière ce rideau de verdure se cachait la maison du brahmane, ce qui fit que les cavaliers la découvrirent à l’improviste.

— Par ma foi, sir Edward, s’écria le plus jeune des deux cavaliers en arrêtant son cheval, voilà deux personnages qui se font l’un à l’autre un étrange pendant ! On croirait voir sur la même branche un oiseau de paradis et un hibou… En vérité, je donnerais dix guinées pour avoir sur mon album le portrait en pied de cette jolie Hindoue.

Sir Edward tira doucement la bride de son cheval, comme pour attendre son ami, mais sans tourner la tête et sans répondre un seul mot.

— Mais voyez donc, continua avec enjouement le plus jeune des deux cavaliers, comme sa physionomie est grave et distinguée ! quelle harmonie entre cette lèvre supérieure légèrement renflée et ce menton si fermement arrondi ! Et quelle pose !… Ne dirait-en pas qu’elle veut singer la statue de la Nuit de Michel-Ange ? Quant au père, avec son enduit de cendres mouillées, il ressemble assez à un caïman qui se sèche au soleil.

— Allons, Arthur, répliqua sir Edward, ne restons pas ainsi à flâner le long des chemins ; voici l’heure où la haute société de Bombay va se réunir sur l’esplanade autour de la musique. Venez, je vous présenterai à quelques gentlemen de ma connaissance.

— Je serais pourtant curieux de voir cette charmante créature faire quelque mouvement. Quel singulier costume !… Une seule pièce d’étoffe autour du corps, et des colifichets des pieds à la tête !

La jeune fille, fatiguée de ce regard attaché sur sa personne, s’était levée tout d’un coup pour fuir dans sa maison.

— Bravo ! reprit Arthur, elle saute comme une biche ; les anneaux de cuivre résonnent à ses jambes comme les grelots du tambour de basque aux mains d’une almée. Et ce vieux rêveur ! a-t-il juré de rester là jusqu’au jour du jugement ?… Je ne pars pas d’ici que je ne l’aie fait sortir de sa rêverie… Eh ! brahmane ! — Et il mit à crier aux oreilles de l’impassible Hindou.

— Ne voyez-vous pas qu’il est en extase et que rien au monde ne le tirera de sa méditation ? interrompit sir Edward. En le regardant ainsi Vous avez excité son amour-propre de dévot hindou ; soyez certain qu’il ne cédera pas. – Et comme Arthur, se piquant au jeu, agitait sa cravache autour du visage du brahmane. — Attendez, dit sir Edward avec impatience ; puisque vous le voulez absolument, je vais recourir aux grands moyens. J’en sais un infaillible pour mettre hors de lui le plus patient, le plus saint de ces hypocrites personnages ; voyons s’il me réussira.

En parlant ainsi, le cavalier avait sauté à terre ; il prit délicatement dans sa main gantée les babouches que le brahmane avait rangées près de la porte, et les lui plaça sur la tête, droit au-dessus de la triple ligne rouge et bleue qui ornait son front[2]. Le brahmane ne remua pas ; mais la jeune fille, qui se tenait blottie dans un coin de la maison poussa un cri perçant. Les deux cavaliers s’éloignèrent au grand trot, sir Edward un peu contrarié d’avoir touché inutilement les vieilles chaussures de l’Hindou, Arthur riant tout à la fois de l’espièglerie et du désappointement de son ami. Au tournant du chemin, ils jetèrent un regard en arrière ; mais un groupe de laboureurs qu’ils venaient de croiser au passage les empêcher de voir si le brahmane portait encore les babouches sur le front.

Un quart d’heure après cette petite scène sir Edward avait conduit Arthur au milieu des promeneurs répandus dans la plaine qui entoure Bombay du côté de la mer. Cette plaine s’étend entre les murailles épaisses de la ville européenne, appelée communément le Fort, et une autre ville plus gracieuse, plus aérée, dans laquelle civiliens et militaires regardent comme une faveur de pouvoir s’établir. Ce quartier si recherché se compose simplement d’une file de maisons légères, de tentes spacieuses, entourées de fleurs et décorées avec d’autant plus de luxe à l’intérieur qu’elles paraissent plus modestes au dehors. Quand éclate la saison des pluies, la plupart de ces habitations disparaissent, laissant à nu la plage attristée et la grève battue par la tempête ; mais les gros vents et les orages ont à peine cessé, que ces demeures temporaires se relèvent comme par enchantement. En quelques jours, la verdure les a couvertes de nouveau ; la décoration a si vite reparti, qu’on croit avoir rêvé. Alors aussi recommencent, dans l’espace compris entre la ville de pierre et ce quartier mobile, les promenades, les réunions du beau monde, que la chaleur du jour retient captif à peu près tant que le soleil reste sur l’horizon.

Autour de ce noyau d’Européens s’agit une multitude confuse d’indigènes des diverses provinces de l’Inde, de mahométans venus des bords de la mer Rouge et du golfe Persique, d’Arméniens de Trébizonde, de Juifs d’Alep et de Bassora, de Persans, de Kourdes ; car Bombay est l’entrepôt de toute la partie de l’Orient où retentit jadis le nom d’Alexandre, c’est-à-dire la partie qui s’étend, dans les contrées musulmanes, du Nil aux sables du Bélouchistan et, dans les régions idolâtres, de l’Indus à Ceylan. Cette foule devient plus compacte à mesure que les cent navires et les mille barques du port y versent leur population flottante. Des péons hindous appuyés sur des massues de bois stationnent de distance à distance pour maintenir l’ordre. Les marins de la presqu’île Arabique, les pêcheurs de la côte mahratte et du Cambaye, race de pirates incorrigibles qui ne se feraient aucun scrupule d’enlever un navire en pleine mer, se promènent là de l’air du monde le plus pacifique. Si parfois on entend des clameurs, si la foule s’émeut sur quelque point, ce tumulte sera causé par un matelot européen qui, enivré de sa force et exalté par de trop copieuses libations, aura culbuté d’un coup d’épaule une famille hindoue trottant sur un petit chariot, ou renversé d’un revers de main des porteurs de palanquins assez insolens pour refuser à le voiturer gratis. Quelques coups de massue appliqués à longueur de bras par les policemen sur la nuque du délinquant suffisent à rétablir la paix publique, et les indigènes vengés applaudissent à grands cris. Ce bruit passager n’a pas troublé la musique, point central autour duquel circulent lentement les brillans cavaliers et les élégantes ladies en calèche. Ce groupe peu nombreux, enfermé dans les flots d’une multitude étrangère comme une île dans les vagues menaçantes de l’océan, c’est l’Europe avec sa puissance intellectuelle, son génie dominateur, sa force créatrice.

Tout homme comme il faut tient à faire acte de présence au milieu de cette société choisie ; sir Edward, qui, par sa grande fortune et la distinction de ses manières, s’était acquis un certain renom parmi la jeunesse fashionable de Bombay, ne manquait jamais d’y paraître. Ce jour-là, il resta sur l’esplanade tant que la musique y retint les promeneurs. Quand il songea à regagner la ville, le bruit de la mer agitée par la brise dominait de plus en plus celui de la foule qui se dispersait ; les blanches tuniques des guèbres, rangés sur les remparts pour adorer le soleil couchant, s’effaçaient dans l’ombre : il faisait nuit. En se retirant, sir Edward crut apercevoir un Hindou qui s’attachait à ses pas ; il lança son cheval et emmena Arthur à un tea-party. La réunion était nombreuse ; la conversation ne tarda pas à s’animer, et Arthur se rapprocha d’un groupe où l’on s’entretenait des mœurs des habitans de l’Inde. Il écouta d’abord très attentivement ; puis, enhardi par l’accueil bienveillant que lui valait sa qualité de nouveau-venu, il se risqua à raconter le tour que sir Edward venait de jouer à un brahmane. Sir Edward lui lança un coup d’œil sévère, ce qui fit qu’il n’eut garde de nommer les personnages.

— Ne riez pas, répondit à demi-voix un homme âgé qui cherchait à donner à ses paroles un accent paternel ; l’espièglerie a été un peu forte. L’Européen dont vous parlez a fait à ce brahmane une injure irréparable. Celui-ci est dégradé, il a perdu sa caste par le seul contact d’un objet impur qui a souillé son front ; il ne survivra peut-être pas à ce déshonneur,… et peut-être aussi voudra-t-il en tirer vengeance.

— Un duel, par hasard ? demanda Arthur en souriant.

— Un duel si vous voulez, mais où le choix et l’avantage des armes seraient entièrement du côté de l’Hindou. Cependant, si l’injure qu’il a reçue n’a pas eu d’autres témoins que des Européens, il se pourrait qu’il n’y attachât pas une aussi grande importance. Quant à moi, je ne m’y fierais pas, car les brahmanes ne pardonnent jamais un affront.

Sir Edward, pour donner un autre tour à la conversation, parla d’un épagneul qu’il venait de recevoir d’Europe et qu’il s’agissait de mettre à l’épreuve dans les marais de Panwell, où les sportmen de Bombay vont chasser la bécassine. On projeta des parties à cheval et en bateau sur divers points de l’île de Bombay et des côtes voisines. — L’hiver se passa fort agréablement sans que les deux amis entendissent parler du brahmane ; ils avaient même oublié la petite aventure que nous venons de raconter, quand un incident fortuit la leur remit en mémoire. Sir Edward allait partit pour le Bengale, où l’appelaient de grandes chasses au tigre et à l’éléphant. La veille du jour où il devait quitter Bombay, il dînait avec quelques amis : Arthur était de la fête. Vers la fin du repas, les serviteurs, fatigués d’agiter les éventails sur la tête des convives, s’endormaient dans les coins de la salle ; les maîtres d’hôtel se retiraient après avoir versé la dernière bouteille de champagne. Tout à coup un kouli (commissionnaire hindou) vint apporter un paquet très proprement enveloppé et adressé à sir Edward.

— De la part de qui ? demanda celui-ci.

Maâloum nachin, saheb, je n’en sais rien, monsieur, répondit le kouli en s’incliant, et il disparut.

Ce paquet, sir Edward le délia à moitié, et reconnut qu’il contenait les babouches que de sa propre main il avait posées sur le front du brahmane. Il se hâta de le refermer en jetant sur Arthur un regard qui semblait dire : « Pourquoi m’avez-vous poussé à faire cette folie ? Tous les conviés l’accablèrent de questions pour savoir ce que renfermait ce mystérieux paquet ; sir Edward se contenta de répondre : — C’est un Hindou de ma connaissance qui m’envoie son présent d’adieu !


III

Le lendemain, sir Edward, ayant expédié ses bagages en avant, s’embarquait dans un bateau qui allait le conduire de l’île de Bombay à la grande terre ; une fois sur le continent, il devait retrouver ses chevaux et poursuivre sa route jusqu’au Bengale. Au moment où il quittait le rivage, un pénitent hindou du genre de ceux qu’on nomme sanniassy s’approcha de lui ; il avait les cheveux en désordre, les ongles longs et crochus comme les serres du vautour, le corps presque nu et tout barbouillé de cendres. Sur le dos il portait un petit vase de cuivre, sous le bras une peau d’antilope, à la main un bâton formé de trois branches roulées ensemble comme des serpens[3] ; ses yeux, où se peignait une fureur extatique, lançaient des éclairs. Le sanniassy, debout devant sir Edward, lui adressa d’un ton paternel, qui contrastait singulièrement avec l’expression menaçante de son visage, cette formule d’adieu souvent employée par les poètes : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! » Sir Edward, sans même paraître le voir ni l’entendre, donna l’ordre de larguer les voiles ; la barque s’inclina sur les eaux et vogua légèrement vers la côte. Les matelots tournaient fréquemment leurs regards dans la direction du rivage qu’ils venaient de quitter ; ils se montraient les uns aux autres le sanniassy toujours debout à la même place et qui ne semblait plus qu’un point noir sur le sable. Quand il eut disparu, ils se parlèrent à voix basse en prononçant le nom de Nilakantha.

Sir Edward atteignit bientôt le continent ; il avait une longue route à parcourir : aussi la commença-t-il à petites journées, d’abord à cause de la marche pesante de ses équipages, et puis afin de ménager ses chevaux, auxquels il tenait beaucoup. Aller vite est difficile quand on mène à sa suite des chariots attelés de bœufs et des serviteurs à pied. D’ailleurs, à quoi bon se hâter, quand le voyage, loin d’être une fatigue, a tout le charme d’une promenade ? Dans les pérégrinations les plus lointaines que les Anglais entreprennent d’un bout à l’autre de l’Inde, ils peuvent avoir des dangers à courir de la part des tigres et des voleurs ; mais quant à des privations, ils n’en ont jamais à supporter. Tout est prévu, calculé avec un soin merveilleux pour que la vie errante, déjà pleine d’attraits dans un pays aussi prestigieux que l’Asie, s’embellisse encore de toutes les aises de la vie sédentaire. Un nombreux domestique entoure le voyageur ; dès le matin, une tente, portée par des chameaux, l’a précédé à la halte qu’il lui a plu d’indiquer. À son arrivée, il trouve le déjeuner servi. Rien ne manque à son repas, fût-il au sommet des montagnes, au milieu des forêts : les bières anglaises et les vins d’Espagne, la fine vaisselle et l’argenterie brillante l’attendent sur sa table. Le lit de repos est dressé pour qu’il puisse sommeiller pendant la chaleur du jour. Bientôt arrivent les charrettes qui portent les bagages, les coffres, le palanquin ; le gros de la troupe s’arrête quelques heures, puis prend les devans avec une seconde tente qui sera disposée pour la grande halte du soir. C’est là l’instant solennelle ; les palefreniers plantent les piquets auxquels ils attacheront les chevaux ; des malles et des coffres sort une multitude d’ustensiles et de petits meubles à garnir toute une maison ; un essaim de serviteurs, maître-d’hôtel, cuisinier, groom, porte-pipe, hommes de peine destinés à doubler les chefs d’emploi, coupeurs d’herbe, conducteurs de chariots, chameliers, etc., s’agitent autour de la tente, mais sans bruit, sans désordre. Les chevaux hennissent à la fraîcheur du soir, les bœufs vont paître librement sous les grands arbres, les chameaux agenouillés broutent les pousses tendres des buissons, les chiens flairent l’horizon et aboient dans l’obscurité. Puis, peu à peu, le silence s’établit. Le maître a fini son dîner, il va dormir, tout se tait ; on n’entend plus que le chuchotement des cipayes appuyés sur leurs lances qui causent à demi-voix aux abords du camp, et au loin les cris étranges des oiseaux nocturnes et des bêtes fauves qui saluent le retour des ténèbres. Au matin, avant le lever du soleil, tout s’ébranle ; les tentes sont repliées, une épaisse poussière signale la marche du convoi qui s’éloigne. Le laboureur hindou, qui tire l’eau des étangs pour arroser ses rizières, regarde d’un œil indifférent les fardeaux sans nombre que l’Européen traîne après lui, l’embarrassant attirail d’ustensiles dont il ignore l’usage, et, sans interrompre ses travaux, il se dit : « C’est un officier de la compagnie qui passe ! »

Ainsi voyageait sir Edward. Il avait fait déjà les deux tiers de la route sans éprouver le plus léger contre-temps ; ses chiens d’arrêt, conduits en laisse par un dog-boy[4], paraissaient en fort bon état ; ses chevaux, quoiqu’un peu harassés, avaient encore l’oreille droite et l’œil animé. Quant à lui, il commençait à s’ennuyer de ce long tête-à-tête avec une nature admirable, mais sauvage ; car le flegme britannique ne s’arrange pas mieux de la solitude que la pétulance française : il y a si peu de gens d’ailleurs qui ne regardent pas comme perdu le temps qu’ils passent loin des hommes ! La rencontre de quelques officiers venant de Madras, dont sir Edward trouva les tentes dressées près du chemin, vint donc fort à propos rompre la monotonie du voyage. Il campa à côté d’eux, à l’entrée d’une plaine de toutes parts dominée par de beaux arbres. Entre ces jeunes gens de même âge, de même rang, s’établit bientôt cette intimité passagère, qui consiste à chasser de compagnie, à parler de choses indifférentes et à faire parade de sa fortune. Dans des réunions de ce genre, l’amour-propre se met toujours de la partie. Sir Edward, habitué à briller en toute circonstance, ne laissa point échapper cette occasion de remporter, chemin faisant, un triomphe qui établit sa réputation parmi les officiers de l’armée de Madras. Un soir que chacun vantait ses chevaux, il proposa d’improviser des courses, et le lieu paraissait trop bien choisi pour que son idée ne fût pas accueillie avec empressement.

Tous les officiers étaient parfaitement montés ; sir Edward avait aussi des chevaux excellens, mais un surtout de race arabe. Il le tenait d’un riche musulman, qui ne l’aurait cédé à aucun prix, s’il n’eût, été marqué au front d’une lune blanche, signe que les Orientaux regardent comme un mauvais présage. Pendant la route, deux saïs (palefreniers persans) le conduisaient par la bride en marchant à pied ; sir Edward avait eu des peines infinie à le dompter, à l’habituer à voir en face un habit rouge, et surtout à se laisser monter par un cavalier qui ne portât ni larges caleçons, ni turban. Cet animal précieux faisait la gloire et l’orgueil de sir Edward, qui, comptant sur une victoire assurée, attendait avec impatience le moment d’entrer en lice. On était convenu de laisser aux chevaux quelques jours pour se reposer, ce qui n’empêchait pas les jouteurs de se préparer à la lutte par des courses d’essai. Plus l’instant décisif approchait, plus il se mêlait d’animation à ces exercices préliminaires sir Edward fier de la supériorité de son cheval, tenait tête à tous les parieurs. Enfin arriva le jour fixé ; les tentes, rangées à l’extrémité de la plaine, rappelaient les pavillons élégans que l’on élève en Europe pour de pareilles fêtes. Les drapeaux flottaient au vent ; des cipayes, armés de lances et placés à intervalles égaux, marquaient la ligne à suivre. Une pagode en ruine, à demi cachée par des figuiers, formait le point extrême et comme la borne de l’hippodrome ; c’était là qu’il fallait tourner.

Au signal donné, tous les coursiers se précipitèrent avec impétuosité dans l’arène. Sir Edward, qui, au premier tour, avait déjà pris la tête, sentit son cheval tressaillir en passant près de la pagode ; mais la rapidité de la course fit qu’il ne put distinguer ce qui effrayait l’animal. Au second tour, il eut soin de plonger d’avance ses regards au fond du vieux temple ; il ne vit rien qu’une statue noire, à huit bras ; cependant l’animal broncha légèrement. Au dernier tour, les cavaliers laissés en arrière redoublaient d’efforts ; pour le vainqueur, il ne s’agissait plus d’arriver le premier, c’était un point gagné, mais de toucher le but bien avant ses rivaux. Ce double succès, sir Edward le regardait déjà comme assuré ; pour la troisième fois, il rangeait la pagode, quand un fragment de la statue, lancé avec vigueur, vint frapper son cheval droit au milieu du front. La bête se cabra tout d’un coup, retomba à faux sur ses pieds de devant, et roula dans la poussière.

La victoire était perdue ; sir Edward, hors de lui, se releva précipitamment et courut à la pagode. Il n’y trouva rien que la statue immobile qui semblait le regarder avec surprise ; en l’examinant d’un œil attentif, il remarqua qu’il manquait à l’idole la moitié d’une main. Dans le premier moment de colère, il eut envie de lui faire sauter la tête d’un coup de pistolet ; mais il reprit son sang-froid en songeant que cette vengeance inutile ajouterait le ridicule à l’humiliation de sa défaite. Son coursier favori était pour toujours hors de service ; lui-même il se sentait le bras foulé ; les officiers, pour le consoler, citèrent beaucoup d’exemples de l’inconvénient qu’il y a à se servir dans l’Inde de chevaux arabes qui sont parfois fantasques et sujets à avoir peurs des idoles à huit bras. Quant à la pierre lancée par une main invisible, sir Edward n’en voulut pas parler ; il eût passé pour un visionnaire, et rien de plus.

Le lendemain, sir Edward se remit en route avec le bras en écharpe, ce qui ne l’inquiétait guère, mais très contrarié de l’échec qu’il venait d’éprouver. Comme il gravissait au pas et de fort mauvaise humeur la colline au pied de laquelle les courses avaient eu lieu, il vit un grand nombre d’indigènes se presser le long des sentiers. La conque dont les prêtres hindous se servent pour appeler les fidèles aux cérémonies religieuses retentissait sourde et mugissante à travers la forêt. Les femmes se hâtaient, portant les petits enfans à cheval sur leurs hanches ; les hommes couraient de ce pas leste et souple du sauvage que l’absence presque complète de vêtemens rend si libre dans ses allures. Tout ce monde se groupait autour d’un brasier, ou plutôt d’un lit de charbons ardens sur lequel des dévots enivrés d’opium marchaient les pieds nus. Auprès de ce feu s’élevait un poteau que traversait à son sommet une longue perche posée en équilibre. Au moment où sir Edward passait, — car cette fête[5] se tenait sur le bord du chemin, — un sanniassy, amenant à lui l’un des bouts de la perche, s’y suspendit au moyen d’un croc de fer qu’il s’enfonça dans le flanc. Au signal qu’il donna lui-même, vingt bras pesèrent sur l’autre extrémité de la perche, qui s’éleva dans l’espace. Il pirouetta d’abord avec une rapidité extraordinaire ; puis, comme un oiseau qui plane, il flotta doucement de droite à gauche, jetant sur la foule ébahie des masses de fleurs. Le sang ruisselait à flots sur les reins du sanniassy ; quand sir Edward fut près de lui, il le regarda fixement, d’un air à la fois triomphant et inspiré. L’Européen détournait ses yeux de ce spectacle repoussant ; mais le sanniassy, comme pour le contraindre à lever la tête, lui lança une tige d’asclépiade fraîchement épanouie, avec cette phrase : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! »


IV

À cette phrase du sanniassy, le cavalier tressaillit involontairement ; puis, quand il eut fait une centaine de pas, l’envie le prit de lui envoyer les deux balles de sa carabine. Abattre au vol un pareil fou lui semblait un beau coup ; mais, quand il tourna la tête, la perche, en s’abaissant déposait au milieu de la foule exaltée le sanniassy tout sanglant.

Sir Edward arriva bientôt au Bengale, parfaitement rétabli de sa chute ; une vie de fêtes et de plaisirs l’attendait à Calcutta. Si la langue anglaise avait la sonorité des langues méridionales, Calcutta serait célèbre dans le monde par un de ces dictons que la rime rend populaires, comme Sevilla maravilla, Lisboa cousa boa. Bombay, on le sait, représente la face occidentale de l’Asie ; Madras est la tête et le cœur de la presqu’île indienne ; Calcutta, c’est l’Asie tout entière. La puissance anglaise s’y montre dans sa plus grande splendeur ; il semble que le million d’indigènes qui l’entoure n’est là que pour lui faire cortège et ajouter à son éclat. Briller sur un pareil théâtre était le plus ardent désir de sir Edward ; et il y réussit : La nature l’avait doué de ces qualités précieuses aux yeux du monde qui sont l’apanage du parfait gentleman ; il s’avançait hardiment dans la vie, plein de confiance en sa destinée, sûr de ne jamais faillir aux occasions d’être heureux que le sort lui offrirait, mais comptant aussi que le bonheur ne lui devait jamais faire défaut. Il y a des mortels gâtés par la fortune qui traversent l’existence comme l’oiseau franchit l’espace, sans même voir ni les pierres, ni les ronces de la route. Pour ceux-là, et sir Edward était du nombre, pas un jour qui n’amène un nouveau plaisir, qui n’ajoute un chapitre au roman de leur vie, roman plein d’épisodes, de variété et de mouvement, qu’ils sèment feuille à feuille sur leurs pas et laissent à d’autres moins favorisés le soin de recueillir.

Quelques mois de séjour à Calcutta avaient suffi à sir Edward pour s’y faire remarquer et devenir un homme à la mode. Quand il se sentit parvenu à son apogée, il se maria. Ses amis prétendaient qu’il voulait s’ensevelir dans toute sa gloire : il les laissa dire et s’abandonna doucement au bonheur. Parties bruyantes, chasses hasardeuses, il oublia tout pour mieux goûter le charme d’un amour partagé ; assez long-temps il avait vécu dans le tourbillon d’une vie errante et agitée pour que le repos lui parût compenser le sacrifice qu’il faisait de son indépendance. La jeune fille sur laquelle son choix s’arrêta était une Anglaise née dans l’Inde, qui joignait à la délicatesse gracieuse des races du Nord la beauté plus sévère du type asiatique. Le climat brûlant du Bengale, qui avait imprimé à ses traits une molle langueur, semblait avoir développé, au lieu de l’abattre, l’énergie de son caractère. On reconnaissait en elle une de ces femmes courageuses et romanesques qui se confient sans crainte au galop d’un cheval fantasque et aux caprices d’une mer menaçante, et qui courent avec témérité au-devant des périls et des émotions, mais sans oublier jamais que devant le monde il convient de ne rien trahir de leurs élans passionnés. Sir Edward qui l’aimait tendrement, se retira avec elle dans une belle habitation située au bord du Gange.

De tous les plaisirs tranquilles que lui offrait sa nouvelle résidence, sir Edward affectionnait surtout les promenades sur le fleuve. Comme beaucoup de riches Anglais établis au Bengale, il possédait un de ces bateaux décorés avec luxe qui portent à l’arrière des cabines spacieuses ; on les nomme bholia. Quand la brise du soir jetait quelque fraîcheur dans la campagne, il donnait l’ordre d’armer son bholia. En une minute, cuisiniers et maîtres d’hôtel transportaient à bord tout ce qui était nécessaire au service de cette maison flottante ; les préparatifs se faisaient avec cette ponctualité, cette exactitude qui rend la vie dans l’Inde si douce et si facile qu’on est tenté de commander pour le simple plaisir d’être obéi. Le plus souvent sir Edward remontait le Gange au-dessus de Calcutta, pour jouir de la vue des sites, qui deviennent plus variés et plus pittoresques à mesure qu’on s’avance dans les terres ; parfois aussi il se rapprochait de l’Océan, parce qu’il aimait à voir, du pont de son bholia paisiblement porté sur des eaux calmes, les vagues lointaines de la mer brisées par le courant du fleuve.

Un soir, il voguait vers l’embouchure du Gange ; la lune se levait, resplendissante et pure, sur un ciel encore embrasé des feux du soleil couchant. Sa jeune femme, accoudée sur le bord, laissait flotter sa noire chevelure à la brise qui commençait à souffler de la mer. Elle s’abandonnait à sa rêverie en regardant tourbillonner l’eau sous les avirons des rameurs.

— Que regardez-vous ainsi, chère Augusta ? lui dit sir Edward en s’approchant d’elle.

— Je regarde ces flots qui se rendent à l’Océan comme la vie coule vers l’éternité, répondit-elle avec calme.

— Et ne trouvez-vous pas qu’il y a dans cette vie, qu’on maudit si souvent, des jours, des instans au moins, où l’on se sent trop heureux pour rien désirer au-delà ?… Quelle nuit splendide ! Voyez ces figuiers immenses qui penchent vers les eaux leurs branches altérées, ces palmiers élancés qui découpent sur le firmament leur sombre panache. O Augusta ! nos froids climats n’ont pas de jours qui se puissent comparer aux nuits du tropique ; le ciel d’Europe n’a ni cette transparence ni cette profondeur. Les étoiles semblent s’épanouir comme autant de fleurs sur cette voûte sereine ; on dirait que ce sont elle qui répandent sur la terre cette fraîche senteur.

— Edward, reprit Augusta, vous me rappelez que j’ai oublié les belles fleurs que vous m’avez apportées ce soir.

— J’y ai songé pour vous, répliqua sir Edward, et il frappa dans ses mains. Un domestique hindou partit sur le pont, apportant un grand vase de Chine rempli de fleurs du plus magnifique éclat.

— Merci ! merci ! s’écria Augusta en s’approchant avec viv acité du bouquet colossal dont le parfum sembla l’électriser tout à coup ; maintenant rien ne manque à la beauté de la scène qui nous entoure. Voguons plus doucement, je vous prie ; retardons, s’il est possible, ces heures charmantes, qui ont la douceur d’un rêve !

À un signe que fit sir Edward, les rameurs levèrent leurs avirons ; le bholia se mit à dériver au courant. Les chakals commençaient à glapir le long des rives du Gange ; ils se taisaient par intervalle pour reprendre à l’envi leurs aboiemens entrecoupés, qui ressemblent à des sanglots. Des oiseaux plongeurs, surpris dans leur sommeil par les fanaux de la barque, s’envolaient sous les arbres en frappant du bout de leurs ailes la surfacé des eaux. Çà et là de petits esquifs à l’ancre au fond des anses tranquilles dormaient sous leurs voiles à demi pliées. Appuyés au bras de sir Edward, Augusta se promena quelques instans sur le pont du bholia ; puis, attirée par le parfum des fleurs, elle prit une tige d’asclépiade qui couronnait le bouquet et s’assit à la poupe.

Depuis quelques instans, le bholia dérivait ainsi, le plus profond silence régnait à bord. Tout à coup les matelots, qui sommeillaient sur leurs bancs, se levèrent en parlant tous à la fois sur ce ton particulier aux Bengalis qu’on prendrait pour un gazouillement d’oiseaux. Quelques-uns d’entre eux, s’armant de leurs avirons, poussèrent au large, avec précaution, une espèce de radeau que le courant venait de heurter contre les flancs de la barque. Au bruit qu’ils firent, sir Edward se pencha sur le bord ; il vit un faisceau de joncs à peine liés ensemble sur lequel un Hindou se tenait immobile.

— Qu’y a-t-il ? demanda Augusta.

— Peu de chose, répondit sir Edward ; un fanatique hindou qui se rend à la mer pour y mourir[6]. La rencontre du bholia pouvait retarder son voyage, et nos rameurs l’ont pieusement remis dans sa route. Entraver la marche de ce pèlerin parti pour aller vers Brahma serait à leurs yeux un gros péché, car il est déjà paré pour le sacrifice. Son front ses joues sont barbouillées de la vase du Gange, qui purifie l’homme de ses souillures.

— Je veux le voir, dit Augusta en se levant. Pauvre vieillard ! il fut un temps où la vie lui paraissait le souverain bien. Il avait sans doute une famille, des enfans qu’il aimait ! Oh ! que je serais curieuse d’entendre son histoire ! Croyez-vous, Edward, qu’on puisse ainsi courir au-devant de la mort sans avoir été détaché de la terre par quelque douleur ?

— Oh ! répliqua sir Edward, ces Hindous sont des rêveurs qui se décident un matin à se mettre en route pour l’autre monde, comme nous à partir pour la campagne !

Tout en parlant ainsi, il ordonna aux rameurs de reprendre leurs avirons. Le bholia se mit en mouvement, et le faisceau de joncs sur lequel flottait l’Hindou disparut dans l’ombre. Augusta, vaincue par le sommeil, se retira dans la cabine pour y prendre quelques heures de repos. Sir Edward resta constamment sur le pont, afin de diriger la course du bholia, qui, poussé par les rames, marchait assez vite, malgré son poids. Cependant, comme l’eau peu profonde sur les grèves obligeait la grande barque à faire de fréquens détours, tandis que le radeau de joncs dérivait en ligne droite, il arriva qu’au point du jour sir Edward et l’Hindou se trouvèrent encore fort près l’un de l’autre. Déjà se montrait à l’horizon la ligne verte et écumeuse qui annonce la mer ; les voiles blanches des navires de haut bord se dessinaient dans le lointain. Sir Edward descendit dans la cabine pour éveiller Augusta ; celle-ci dormait d’un profond sommeil, tenant à la main la belle branche d’asclépiade qu’elle n’avait pas quittée.

— Venez, venez, lui dit vivement sir Edward, le soleil vous attend pour paraître ; les étoiles pâlissent, la brise du matin fait murmurer les flots ; déjà sur la cime des palmiers le vautour a secoué ses ailes…

Augusta, Pour toute réponse, entr’ouvrit les yeux et serra la main de sir Edward. — Qu’avez-vous ? s’écria-t-il ; Augusta, êtes-vous souffrante ? Et, comme il courait sur le pont chercher les servantes assises à la poupe loin du regard des matelots, il entendit une voix qui semblait sortir des eaux répéter ces paroles : « Va, mon fils, va où tes vœux t’appellent, et que les routes te soient douces ! »

À ces mots, il se souvint du sanniassy, de la fleur d’asclépiade que celui-ci lui avait jetée certain jour du haut des airs avec cette même formule de souhait. Epouvanté, il se précipita de nouveau dans la cabine et arracha la fleur déjà fanée qu’Augusta serrait entre ses doigts. Celle-ci le regarda tristement, essaya de parler et ferma les yeux. — « Mar djati ! mar djati ! elle se meurt ! elle se meurt ! » criaient les servantes fondant en larmes, et l’une d’elles lança dans le Gange la branche perfide, qui, en tombant, teignit les eaux d’une couleur bleuâtre. Sur le pont, les matelots effrayés parlaient de poison subtil versé dans la corolle de l’asclépiade.

Le bholia avait changé de route ; les rameurs le ramenaient vers l’habitation de leur maître aussi vite que le leur permettait la force du courant doublée par celle du flux. Pendant que la barque splendide voguait silencieusement vers la ville, emportant le corps inanimé d’Augusta, le radeau de joncs, à peine visible au milieu du grand fleuve, commençait à vaciller sur les flots. L’Hindou s’y tenait toujours dans la même posture, et la vague grossie le ballotta pendant quelque temps, sans lui faire perdre l’équilibre ; puis, peu à peu, il s’enfonça sous la lame. Après avoir sombré un instant, les joncs repartirent à la surface, mais dispersés et flottant au hasard ; cette fois, le sanniassy n’y était plus : il venait de quitter son frêle esquif pour plonger sous l’eau, comme l’oiseau quitte la branche pour s’élancer dans l’air.

Quelques jours après sir Edward s’éloigna du Bengale, en proie à une agitation violente. Pour chercher une distraction à sa douleur, il erra dans les provinces de l’Inde les plus reculées et les plus sauvages. Comme il traversait le Mysore dans la saison la plus dangereuse pour les Européens, la fièvre des jungles le saisit. Ses porteurs de palanquin l’abandonnèrent au milieu d’un village où il ne pouvait trouver aucun secours. Un domestique fidèle qui lui restait se chargea de le faire transporter sur la côte, dans L’espoir que l’air de la mer calmerait un peu ses souffrances. C’était lui que j’avais rencontré dans le caravansérail d’Alepey, debout sur le seuil de ma porte, pâle comme le soleil éclipsé qui répandait sur sa physionomie une teinte lugubre, abattu par la douleur et la maladie, incapable de penser et de se souvenir.

Arthur, cet ami qui, passant avec sir Edward devant la cabane du brahmane, l’avait poussé à jouer à celui-ci le tour que nous avons raconté en commençant, quitta Bombay peu de jours après le départ de son ami pour le Bengale, et se rendit sur les bords de l’Indus, pays redouté des troupes anglaises à cause de l’insalubrité du climat. Il y souffrit constamment de douleurs aiguës que les médecins traitèrent comme une affection du foie, maladie commune aux Indes ; mais les Hindous attribuaient sa langueur à un maléfice, car l’Orient aussi a des sorciers et des sorcières qui sont fort à craindre.

Quant à Roukminie, la fille du brahmane, à peine son père l’eut-il abandonnée, qu’elle se livra à des œuvres pieuses et méritoires, dont voici en peu de mots le détail. Dans une pagode très voisine de Bombay vit une nuée de pigeons qui se multiplient de telle sorte, que le sol et les murs en sont couverts ; on ne peut y poser le pied ni y faire un mouvement sans fouler et heurter ces bienheureux volatiles, auxquels les dévots apportent des grains en abondance. Au milieu de ces pigeons et comme incrusté dans la terre végète un brahmane très vieux, qui, depuis une vingtaine d’années, n’a pas changé de posture. Il est couché sur le dos et tient une main élevée en l’air ; cette main supporte un vase où poussent et meurent successivement des herbes et des fleurs. Roukminie s’est consacrée au service de ce pénitent ; c’est elle qui, deux fois par jour, lui apporte le riz et l’eau qui composent sa nourriture. Elle espère ainsi se réhabiliter de l’injure faite à son père et qui avait rejailli sur elle.


TH. PAVIE.

  1. Nom que l’on donne dans l’Inde aux banquiers et aux négocians indigènes.
  2. C’est un signe nommé tilak, que les Hindous attachés aux pratiques de leur religion renouvellent chaque jour après les ablutions du matin et du soir.
  3. Le vase de cuivre sert aux ablutions ; sur la peau d’antilope, le fakir s’assied pour méditer ou se couche pour dormir ; le bâton à trois branches (tridanda) est l’emblème de la triade brahmanique.
  4. Valet de chiens.
  5. À Pondichéry, on appelle cette solennité la fête du vire-vire.
  6. La mer qui reçoit les eaux des fleuves sacrés, comme le Gange, le Godavery, etc., est sainte aux yeux des Hindous. Il arrive parfois qu’un ascète ou un pénitent, pour couronner une vie d’austérité et d’expiation, y va chercher la mort.