Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Une chasse à l’élan

UNE CHASSE À L’ÉLAN.


Au printemps de l’année 1833, les élans étaient extrêmement abondants dans le voisinage des lacs Schoodiac[1] ; et comme la neige s’était trouvée trop profonde, dans les bois, pour qu’il leur eût été possible de s’échapper, beaucoup furent pris. Vers le 1er mars de la même année, nous résolûmes, à trois, de leur donner la chasse, et nous partîmes, munis de raquettes[2], de fusils, de hachettes et de provisions pour une quinzaine. Le premier jour, après avoir fait environ cinquante milles, dans un traîneau tiré par un seul cheval, nous nous arrêtâmes au lac le plus voisin, où l’abri nous fut offert dans la hutte d’un Indien de la tribu des Passamoquoddes[3], du nom de Lewis, et qui avait abandonné la vie errante de sa race, pour se livrer à l’agriculture et au commerce du bois. Là nous vîmes faire des raquettes, ouvrage qui réclame encore plus d’adresse qu’on ne serait tenté de le croire. Ce sont les hommes, en général, qui façonnent la charpente, à laquelle les femmes entrelacent des lanières provenant ordinairement de la peau du daim karibou[4].

Le lendemain, nous continuâmes à pied ; mais au bout de soixante milles, une forte averse nous surprit et nous retint tout un jour. Ayant mis les raquettes, nous pûmes enfin repartir ; et après quelques milles seulement d’une marche pénible, nous atteignions la tête du lac Musquash, où nous trouvâmes un camp que quelques bûcherons avaient dressé l’hiver précédent, et dans lequel nous établîmes notre quartier général. Dans l’après-midi, un Indien poussa jusqu’à un quart de mille de notre camp un élan femelle, avec ses deux petits âgés d’un an. Mais il fut obligé de tuer la mère. Nous désirions avoir les jeunes vivants, et nous réussîmes avec beaucoup de peine à en attraper un, que nous enfermâmes dans une sorte d’étable destinée aux bestiaux des bûcherons. Quant à l’autre, la nuit étant survenue, nous dûmes l’abandonner dans les bois. Nos chiens, de leur côté, avaient forcé deux jolis daims qui, avec quelques tranches de l’élan, nous composèrent un repas des plus délicieux. Il est vrai de dire aussi que nous avions grand appétit. Après ce souper confortable, nous nous étendîmes devant un large foyer que nos mains venaient de construire ; et bientôt, nous pûmes nous dire, avec une douce jouissance, qu’il ne dépendrait que de nous d’y faire un bon somme.

De grand matin, nous étions debout et sur la trace d’un élan qui, la veille, avait été chassé de son gîte, ou plutôt de sa remise, par les Indiens. La neige avait cinq pieds d’épaisseur et beaucoup plus en de certains endroits, et il nous fallut faire plus de trois milles pour trouver le lieu où le gibier avait passé la nuit. Depuis une heure environ il en était parti, quand nous y arrivâmes ; force était donc de nous lancer à sa poursuite, mais avec l’espoir de bientôt l’atteindre. Toutefois un crochet soudain qu’il fit, ne tarda pas à nous jeter hors de la voie ; et quand nous la retrouvâmes, un Indien avait pris les devants et s’était attaché aux pas de l’animal harassé. Peu de temps après, un coup de feu retentit et nous courûmes : l’élan blessé se trouvait acculé dans un fourré, où nous l’achevâmes. Se sentant serré de trop près, il s’était retourné contre l’Indien qui, après lui avoir lâché son coup de fusil, n’avait eu rien de plus pressé que de gagner les broussailles et de s’y cacher. Il était âgé de trois ans, et par suite loin d’avoir atteint toute sa taille, quoiqu’il eût déjà près de six pieds et demi de haut.

On a peine à concevoir comment, par une neige aussi épaisse, un animal peut aller de ce train. Celui dont je parle avait, pendant quelque temps, suivi le cours d’un ruisseau au-dessus duquel, à cause de la température plus élevée de l’eau, la neige s’était considérablement affaissée ; et là, nous eûmes occasion de reconnaître de quelle force il fallait qu’il fût doué pour sauter par-dessus des obstacles comme ceux qui lui barraient le passage. Par endroits, la neige formait de tels monceaux, qu’il semblait absolument impossible qu’aucun animal pût les franchir. Et cependant, nous trouvions qu’il l’avait fait et d’un seul bond, et qui plus est, sans laisser la moindre trace ! Je n’ai pas mesuré ces tas de neige, et ne puis dire exactement leur hauteur ; mais je suis persuadé que, pour quelques-uns, elle ne s’élevait pas à moins de dix pieds.

Nous commençâmes à dépouiller notre élan, dont nous enfouîmes ensuite la chair sous la neige, où elle se conserve des semaines. En l’ouvrant, nous restâmes surpris de la grosseur des poumons et du cœur, comparés avec le contenu de l’abdomen. Le cœur était certainement plus volumineux, que celui d’aucun autre animal que j’eusse encore vu. La tête offre une grande ressemblance avec celle du cheval ; mais le mufle est plus de deux fois plus large et susceptible de s’allonger considérablement quand l’animal est en colère. On donne comme un fait certain, dans quelques descriptions, que l’élan est court d’haleine et a le pied tendre ; mais ce que je puis certifier, c’est qu’il est capable de supporter un très long et très rude exercice, et que ses pieds, du moins d’après tout ce que j’ai pu observer, sont aussi durs que ceux d’aucun autre quadrupède.

Le jeune élan était si épuisé, si abattu, qu’il se laissa conduire sans résistance à notre camp. Mais au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par un grand bruit dans l’étable : c’était notre captif qui, commençant à revenir de sa terreur et à reprendre des forces, songeait à s’en retourner chez lui et paraissait furieux de se voir si étroitement emprisonné. Nous ne pûmes absolument rien en faire ; car dès que nous approchions seulement les mains de l’entrée de la hutte, il s’élançait contre nous avec une sorte de rage, mugissant et hérissant sa crinière, de façon à nous convaincre qu’en vain nous essayerions de le garder vivant. Nous lui jetâmes la peau d’un daim, qu’en un instant il eut mise en pièces. Cependant, comme je l’ai dit, il n’avait qu’un an et environ six pieds de haut. Nous revînmes pour chercher l’autre que nous avions laissé dans les bois ; mais nous reconnûmes bientôt qu’il était retourné sur ses pas jusqu’à la remise, distante d’un mille et demi à peu près. Permettez-moi de vous la décrire en quelques mots :

Aux approches de l’hiver, des troupes d’élans, comprenant depuis deux jusqu’à cinquante individus, commencent à s’acheminer lentement vers le penchant méridional de quelque montagne où, sans avoir besoin de faire de longues courses, ils trouvent à se nourrir dès que la neige vient à tomber. Lorsqu’elle s’est accumulée sur la terre, ils tracent, tout au travers, des sentiers bien foulés ils se tiennent, broutant de chaque côté les buissons, et creusant de temps à autre quelque sentier nouveau ; de sorte qu’au printemps, beaucoup de ceux qu’ils avaient fréquentés d’abord se trouvent effacés et remplis. Une place ainsi préparée pour une demi-douzaine d’élans peut contenir une vingtaine d’acres.

Un bon chasseur reconnaîtra, même d’assez loin, non-seulement l’existence d’une de ces remises, mais il dira dans quelle direction elle est située, et presque exactement à quelle distance. C’est par certaines marques que portent les arbres qu’il s’en assure : les jeunes érables, et spécialement le bois d’élan[5] et le bouleau, ont l’écorce toute rongée d’un côté, jusqu’à une hauteur de cinq ou six pieds ; les jeunes branches sont mordillées, avec l’empreinte des dents laissée dessus d’une telle manière, que l’on peut dire, sans se méprendre, la position de l’animal pendant qu’il les broutait. En suivant la voie qu’indiquent ces marques, le chasseur les trouve de plus en plus distinctes et rapprochées, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à la remise. Mais les élans n’y sont déjà plus. Avertis par l’ouïe et l’odorat, très fins chez eux, ils ont depuis longtemps quitté la place. Généralement il n’en reste aucun ; ils partent tous, les plus vigoureux guidant les autres par une seule trace, ou bien en deux ou trois bandes. Quand ils sont poursuivis, d’ordinaire ils se séparent ; excepté les femelles, qui gardent avec elles leurs petits et vont devant pour leur frayer le chemin dans la neige. Jamais elles ne les abandonnent, quel que soit le danger, mais les défendent jusqu’à ce qu’elles succombent sous les coups du chasseur impitoyable. Les mâles, plus spécialement les vieux, sont très maigres en cette saison ; ils fuient avec une extrême rapidité, et à moins que la neige ne soit d’une épaisseur extraordinaire, ils se sont bientôt mis hors d’atteinte. Généralement ils vont dans la direction du vent, en faisant de fréquents et brusques détours pour ne pas en perdre l’avantage. Quoiqu’ils enfoncent à chaque pas jusqu’aux flancs, on ne peut les forcer en moins de trois ou quatre jours. Les femelles, au contraire, sont remarquablement grasses ; il n’est pas rare qu’une seule fournisse cent livres de suif brut.

Mais revenons au jeune mâle, qui avait regagné sa remise.

Nous le trouvâmes encore plus intraitable que la femelle, qui était restée dans l’étable. Il avait foulé la neige sur un petit espace autour de lui et ne voulait pas en sortir, bondissant avec fureur chaque fois qu’on s’approchait de trop près. Il ne nous était pas très facile de faire nos évolutions sur des raquettes ; et craignant, si nous voulions à toute force nous en emparer, qu’il ne se fît trop de mal, en se débattant, pour qu’on pût le conserver en vie, nous décidâmes de le laisser là et d’en chercher un autre, dans des conditions plus favorables pour être pris. Selon moi, le seul moyen d’en avoir sans les blesser, c’est, à moins qu’ils ne soient tout jeunes, d’attendre qu’ils se trouvent épuisés et complétement sans défense, de les lier étroitement et de les tenir ainsi jusqu’à ce qu’ils soient devenus pacifiques et aient pu se convaincre que toute résistance est inutile. Si on leur laisse la liberté de leurs mouvements, ils se tuent presque toujours, comme nous le reconnûmes par expérience.

Le lendemain, nous sortîmes encore. Les Indiens avaient fait lever deux jeunes mâles, dont nous prîmes la piste, et que nous rejoignîmes après une poursuite de deux ou trois milles. Nous tâchâmes de les rabattre du côté de notre camp, ce qui nous réussit d’abord très bien ; mais, à la fin, l’un de ces animaux, après maints efforts pour regagner une autre route, fit volte-face contre le chasseur qui, ne se croyant plus en sûreté, fut obligé de le tuer. Son compagnon, un peu plus docile, se laissa mener encore quelque temps ; cependant, comme il avait plusieurs fois déjà cherché à faire des feintes, et qu’en revenant sur ses pas il pouvait à l’improviste fondre sur nous, sa mort fut également résolue. Nous les dépouillâmes l’un et l’autre ; mais nous ne voulûmes emporter que les langues et les mufles, qui sont considérés comme les morceaux les plus délicats.

Nous nous étions remis en quête depuis un quart d’heure au plus, lorsque les marques que j’ai précédemment décrites s’offrirent à notre vue. Nous les suivîmes, et elles nous eurent bientôt conduits à une remise d’où les élans venaient de partir. En ayant fait le tour, nous reconnûmes facilement par où ils étaient sortis ; il n’y eut qu’un vieux mâle dont la trace nous échappa, mais que les chiens finirent par découvrir. Nous ne tardâmes guère à rattraper une femelle avec son jeune qui, en très peu de temps, furent tous deux réduits aux abois. C’est merveille de les voir battre et fouler en moins de rien un large espace dans la neige, et se retranchant dans cette espèce de camp, défier la dent des chiens et frapper des pieds de devant avec une telle violence, qu’on s’expose à une mort certaine en les approchant. Cette mère n’avait qu’un petit avec elle, et nous nous assurâmes, en l’ouvrant, qu’elle ne devait encore en avoir qu’un l’année prochaine. Cependant le nombre ordinaire est de deux, presque invariablement un mâle et une femelle. Nous les abattîmes l’un et l’autre, en leur envoyant à chacun une balle dans la tête.

L’élan présente avec le cheval de grands rapports de conformation, et plus encore quant au naturel. Il a beaucoup de sa sagacité et de ses dispositions vicieuses. Nous eûmes une excellente occasion pour nous assurer de la finesse excessive de son ouïe et de son odorat : un de ces animaux, que nous tenions près de nous, dressa tout à coup les oreilles et se mit sur le qui-vive, averti à n’en pas douter de l’approche de quelqu’un ; environ dix minutes après, nous vîmes arriver un de nos chasseurs qui, au moment dont j’ai parlé, devait être éloigné de nous d’au moins un demi-mille ; et cependant l’élan avait le vent contraire !

Ces animaux aiment à brouter la sapinette, le cèdre et le pin, mais ne touchent jamais au sapin du Canada[6]. Ils mangent aussi les pousses de l’érable, du bouleau, et les bourgeons des divers autres arbres. En automne, on les attire en imitant leur cri, que l’on dit véritablement effrayant : le chasseur monte sur un arbre, ou se cache dans quelque endroit où il n’ait rien à craindre ; puis il imite ce cri, en soufflant dans une trompe d’écorce de bouleau qu’il enroule de manière à donner le ton convenable. Bientôt il entend venir l’élan, qui fait grand bruit ; et quand il le juge suffisamment près, il choisit une bonne place où le frapper et le tue. Il n’est pas prudent, tant s’en faut, de se tenir à portée de l’animal, qui dans ce cas ferait certainement à l’agresseur un mauvais parti.

Un mâle entièrement venu mesure, dit-on, neuf pieds de haut ; et avec ses immenses andouillers branchus, son aspect est tout à fait formidable. De même que le daim de Virginie et le karibou mâle, ces animaux jettent leur bois chaque année, vers le commencement de décembre ; mais la première année, ils ne le perdent pas même au printemps[7]. Quand on les irrite, ils grincent horriblement des dents, hérissent leur crinière, couchent les oreilles et frappent avec violence. S’ils sont inquiétés, ils poussent un lamentable gémissement qui ressemble beaucoup à celui du chameau.

Dans ces régions désolées et sauvages qui ne sont guère fréquentées que par l’Indien, l’espèce du daim commun était extraordinairement abondante. Nous avions beaucoup de mal à retenir nos chiens, qui en rencontraient des troupeaux presqu’à chaque pas. Ce dernier, par ses mœurs, se rapproche beaucoup de l’élan.

Quant au renne ou karibou, son pied est très large et très plat ; il peut l’étendre sur la neige, jusqu’au fanon[8], de sorte qu’il court aisément sur une croûte à peine assez solide pour porter un chien. Quand la neige est molle, on les voit en troupes immenses, au bord des grands lacs sur lesquels ils se retirent dès qu’on les poursuit, parce que la première couche y est bien plus résistante que partout ailleurs ; mais si la neige vient à durcir, ils se jettent dans les bois. Avec cette facilité qu’ils ont de courir à sa surface, il leur serait inutile de se tracer des sentiers au travers, comme fait l’élan ; aussi, pendant l’hiver, n’ont-ils pas de remise proprement dite. On ne connaît pas bien exactement quelle peut être la vitesse de cet animal ; mais je suis convaincu qu’elle dépasse de beaucoup celle du cheval le plus léger.





  1. Schoodiac ou Schoodic, lacs de l’État du Maine, au nombre de trois, assez considérables, et réunis entre eux par de petits courants.
  2. Snow-shoes, littéralement, souliers de neige.
  3. Tribu de l’État du Maine et qui, à cette époque, pouvait encore compter environ 300 membres.
  4. Nom que certaines peuplades de l’Amérique du Nord donnent au renne.
  5. Moose-wood (Acer pensylvanicum, Lin.), ou érable jaspé.
  6. Hemlock spruce, que les Français du Canada désignent sous le nom de Perusse.
  7. Il y a ici une apparente contradiction qui s’explique quand on sait que, tandis que les vieux élans déposent leur bois en décembre et janvier, les jeunes ne le perdent qu’en avril et mai ; mais la première année, ils ne le perdent pas du tout, par conséquent pas même au printemps.
  8. C’est, ici, la touffe de crins qui pousse derrière le pâturon.