Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Meadville

MEADVILLE.


Les incidents qui se rencontrent dans la vie d’un amateur de la Nature ne sont pas tous du genre agréable ; pour vous en donner une preuve, cher lecteur, permettez-moi de vous présenter l’extrait suivant d’un de mes journaux.

Un jour, c’était sur la côte du haut Canada, ma bourse me fut volée par un individu qui s’imaginait sans doute que l’argent était de trop dans la poche d’un naturaliste. Je ne m’attendais pas du tout à cette aventure ; et l’affaire fut conduite aussi dextrement que si elle eût été conçue et exécutée dans Cheapside même. Me lamenter, quand la chose était faite, c’eût été certes peu digne d’un homme ; je recommandai donc à mon compagnon d’avoir bon courage, car j’espérais bien que la Providence aurait quelque expédient en réserve pour nous tirer d’embarras. Nous étions à quinze cents milles de chez nous ; et ce qui nous restait, entre nous deux, d’argent comptant, se montait à la somme de sept dollars et demi. Heureusement notre passage sur le lac avait été payé. Nous nous embarquâmes et atteignîmes bientôt l’entrée du havre de presqu’île, mais sans pouvoir franchir la barre à cause d’un violent coup de vent qui nous surprit comme nous en approchions. On jeta l’ancre, et nous restâmes à bord toute la nuit, livrés par moments à de très pénibles réflexions, et nous reprochant d’avoir fait si peu d’attention à notre argent. Combien de temps serions-nous demeurés là ? C’est ce que je ne puis dire, si la Providence, en laquelle je n’ai cessé de me confier, ne fût venue à notre secours. Par des moyens dont je ne puis nullement me rendre compte, le capitaine Judd, de la marine des États-Unis, nous envoya une embarcation avec six hommes pour nous délivrer. C’était le 29 août 1824. Jamais je n’oublierai cette matinée ; mes dessins furent placés dans le bateau avec grand soin, puis nous y descendîmes nous-mêmes, et nous y assîmes aux places qu’on nous indiquait poliment. Nos braves rameurs poussèrent en avant, et chaque minute nous rapprochait du rivage américain. Enfin, je sautai à terre avec un tressaillement de joie ; mes dessins furent débarqués sans accident, et, à vrai dire, en ce moment, je ne me souciais guère d’autre chose. Je cherchai vainement l’officier de notre vaisseau, envers lequel je me plais à exprimer ici toute ma gratitude, et donnai un de nos dollars aux hommes de l’équipage, pour boire à la liberté des eaux ; après quoi, nous nous occupâmes de trouver une humble auberge où nous pussions avoir du pain et du lait, et réfléchir sur ce qui nous restait à faire.

Notre plan fut bientôt arrêté : continuer notre voyage était décidément le meilleur parti. Nous avions un bagage assez lourd, et nous louâmes une charrette pour le transporter à Meadville, moyennant cinq dollars que nous offrîmes et qui furent acceptés. Nous partîmes ; le pays que nous traversions semblait devoir fournir ample matière à nos observations, mais il plut toute la journée. Au soir, nous fîmes halte à une petite maison qui appartenait au père de notre conducteur. C’était la nuit du dimanche, les bonnes gens n’étaient pas encore revenus du temple[1] situé à une certaine distance ; et nous ne trouvâmes au logis que la grand’mère de notre automédon, brave femme, d’une mine accorte et prévenante, et qui se donnait autant de mouvement que l’âge pouvait le lui permettre. Elle alluma un bon feu pour sécher nos habits, et mit sur la table assez de pain et de lait pour en rassasier plusieurs autres avec nous.

Les cahots de la charrette nous avaient fatigués ; nous demandâmes à nous reposer, et l’on nous conduisit à une chambre où il y avait plusieurs lits. En souhaitant le bonsoir à notre hôtesse, je lui dis que le lendemain je lui ferais son portrait, pour qu’elle le donnât à ses enfants ; et quelques minutes après, mon camarade et moi nous étions couchés et endormis. Probablement nous aurions ronflé jusqu’au matin, si nous n’avions été réveillés par l’éclat d’une lumière que portaient trois jeunes demoiselles. Elles regardèrent, du coin de l’œil, où nous étions, soufflèrent leur chandelle, et gagnèrent à tâtons un lit qui était à l’autre bout de la chambre. Comme nous n’avions pas ouvert la bouche, elles nous supposaient, sans doute, plongés dans un profond sommeil ; et nous les entendîmes manifester en babillant toute l’envie qu’elles éprouvaient d’avoir leurs portraits avec celui de la grand’mère. Mon cœur acquiesça silencieusement à leur désir, et nous nous rendormîmes sans être de nouveau troublés. C’est souvent l’usage, dans nos bois reculés, qu’une seule chambre suffise ainsi pour le coucher de toute la famille.

L’aurore parut, et en nous habillant, nous nous trouvâmes seuls dans l’appartement ; nos jolies campagnardes s’étaient esquivées sans faire de bruit, et nous avaient laissés dormir. Nous rejoignîmes la famille, qui nous accueillit cordialement, et je n’eus pas plutôt fait connaître mes intentions relativement aux portraits, que les jeunes filles disparurent, pour revenir au bout de quelques secondes, parées de leurs plus beaux atours. L’instant d’après, le noir crayon était à l’œuvre, à leur grande joie ; et comme les fumées du déjeuner qu’on préparait pendant ce temps venaient flatter mon odorat, je travaillai avec un redoublement d’ardeur. Les croquis se trouvèrent bientôt finis, et plus promptement encore le déjeuner fut expédié ; ensuite je jouai quelques airs sur mon flageolet, pendant que notre guide attelait les chevaux, et vers dix heures nous nous remettions en route pour Meadville. Bonne et hospitalière famille de Maxon-Randell, je ne vous oublierai jamais ! Mon compagnon était tout aussi enchanté que moi ; le temps s’était remis au beau, et nous jouissions de notre voyage avec cette complète et heureuse insouciance qui convient le mieux à notre caractère. Le pays se montrait alors couvert de bois de charpente et d’arbres verts ; les pins et les magnoliers[2] étaient chargés de fruits brillants, et les sapins du Canada projetaient sur la terre une ombre qui eût très bien fait pour le fond d’un moelleux tableau. La seule chose qui nous frappât désagréablement, était le retard des récoltes. Cependant l’herbe attendait une seconde coupe ; mais les pêches étaient encore toutes petites et toutes vertes, et en passant devant les différentes fermes, c’est à peine si nous voyions çà et là quelques personnes occupées à moissonner les avoines. Enfin, nous arrivâmes en vue de la Crique aux Français, et bientôt après à Meadville. Une fois là, nous payâmes les cinq dollars promis à notre conducteur, qui immédiatement tourna bride, appliqua un vigoureux coup de fouet à ses chevaux, et partit en nous disant adieu.

Il ne nous restait plus alors qu’un dollar et demi ; nous n’avions pas de temps à perdre. Nous nous remîmes, personnes et bagages, à la garde de M. J. E. Smith, aubergiste, à la halte des voyageurs, et sans tarder, commençâmes notre tournée d’inspection à travers le petit village qui allait être mis à contribution pour nos besoins ultérieurs. L’apparence nous en parut assez triste. Mais, grâce à Dieu, je n’ai jamais su ce que c’était que de désespérer. N’est-ce pas Dieu, en effet, qui m’a soutenu, pendant tout le cours de ces voyages que je n’ai entrepris que pour lui rendre témoignage, en admirant ses grandes, ses magnifiques œuvres ! J’avais ouvert la boîte qui contenait mes dessins ; et mettant mon portefeuille sous mon bras, ainsi que de bonnes lettres de recommandation dans ma poche, j’enfilai la principale rue, regardant à droite et à gauche, examinant les différentes têtes que je rencontrais ; tant et si bien, qu’enfin mes yeux se fixèrent dans une boutique, sur une honnête figure de gentleman qui me fit l’effet d’avoir envie de son portrait. Je lui demandai la permission de me reposer, ce qu’il m’accorda ; et comme je restais là, ayant soin de ne pas ajouter un mot, il s’informa de ce que je portais ainsi « dans ce portefeuille ». Que ces trois mots sonnèrent délicieusement à mes oreilles ! Sans me les faire répéter, j’étalai mes cartons devant lui. C’était un Hollandais, il loua beaucoup l’exécution de mes oiseaux et de mes fleurs ; je lui montrai le croquis du meilleur ami que j’aie maintenant en ce monde, et lui demandai s’il ne désirerait pas le sien dans le même style. Certes, je ne puis pas dire qu’il me répondit affirmativement ; mais du moins il m’assura qu’il allait s’employer de son mieux pour me faire avoir des pratiques. Je le remerciai, vous pouvez le croire, cher lecteur ; on convint du lendemain matin, pour les séances, et je rentrai à la halte des voyageurs, avec l’espoir que le lendemain matin pourrait en effet m’être propice. Le souper était prêt. En Amérique, il n’y a généralement qu’une sorte de table d’hôte, à laquelle il fallut bien nous asseoir ; cependant tout le monde m’avait pris pour un missionnaire, à cause de mes longs cheveux que je portais alors flottants sur mes épaules, et l’on me pria de dire les grâces, ce dont je m’acquittai d’un cœur fervent.

Le lendemain matin, je commençai, avec mon camarade, par visiter le bocage et les bois des environs, puis je revins déjeuner et me dirigeai vers le magasin, où, malgré mon ardent désir de me mettre à l’ouvrage, dix heures sonnaient, que personne n’était encore prêt à poser. En attendant, cher lecteur, je veux vous décrire l’atelier de l’artiste. Voyez-moi montant un escalier vermoulu qui, d’une arrière-boutique, conduisait dans un vaste grenier, au-dessus du magasin et du bureau, et là, regardant de tous côtés pour voir comment je parviendrais à modérer la lumière qui m’offusquait à travers quatre fenêtres situées l’une en face de l’autre à angle droit ; suivez-moi fouillant chaque recoin et trouvant dans l’un une chatte qui donnait à teter à ses petits parmi un tas de chiffons attendant le moulin à papier ; ajoutez deux barriques remplies d’avoine, des débris de joujoux hollandais épars sur le plancher, un grand tambour et un basson gisant d’un autre côté, des bonnets de fourrure pendus à la muraille ; vers le centre, le lit portatif du commis, se balançant comme un hamac ; ensemble quelques rouleaux de cuir pour faire des semelles, et vous aurez le tableau complet. J’embrassai le tout d’un coup d’œil, et fermant avec des couvertures les croisées qui étaient de trop, j’obtins bientôt un vrai jour de peintre.

Un jeune gentleman prit place pour faire l’essai de mon talent. J’eus promptement expédié son physique, dont il fut satisfait. Le marchand, à son tour, se mit sur la chaise, et j’eus également le bonheur de le contenter. Bientôt le grenier fut assiégé par tous les gros bonnets du village : les uns riaient, d’autres exprimaient leur étonnement ; mais mon travail avançait, nonobstant les observations et les critiques. Après la séance, mon Hollandais m’invita à passer la soirée avec lui ; j’acceptai et me donnai le plaisir de le régaler, par-dessus le marché, de quelques airs de flûte et de violon. Enfin, je revins trouver mon compagnon, le cœur tout joyeux ; et vous pouvez juger combien ma satisfaction s’accrut, lorsque j’appris que, de son côté, il avait fait deux portraits. Après avoir écrit quelques pages de notre journal, nous songeâmes à prendre du repos.

Le jour suivant se passa de la même manière. Il m’était doux, je l’avoue, de songer que, sous mon habit gris, mes petits moyens n’en avaient pas moins fait leur chemin ; j’aimais à reconnaître ainsi que l’industrie et un mérite modeste sont pour le moins aussi utiles qu’un talent de premier ordre, quand on ne sait pas s’aider soi-même. Nous quittâmes Meadville à pied ; une voiture portait en avant notre bagage. Nos cœurs étaient légers, nos poches pleines, et en deux jours nous atteignîmes Pittsburg, aussi heureux qu’il nous était possible de l’être.




  1. Meeting-house. Proprement, le lieu où s’assemblent les non-conformistes.
  2. « Cucumber-tree » (Magnolia acuminata), dont les capsules, formant un cône allongé, prennent en effet une couleur pourpre en mûrissant.