Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Les Chercheurs d’œufs du Labrador

LES CHERCHEURS D’ŒUFS DU LABRADOR.


On donne ce nom à certains individus, dont l’occupation principale, sinon exclusive, est de se procurer des œufs d’oiseaux, pour aller ensuite les vendre à quelque port éloigné. Leur grand objet est de piller tout nid qu’ils trouvent, n’importe en quel lieu et à quels risques. C’est le fléau des malheureux oiseaux ; et leur brutal penchant à détruire ces innocentes créatures, après les avoir volées, se satisfait sans miséricorde, chaque fois qu’une occasion s’en présente.

On m’en avait dit beaucoup sur le compte de ces affreux pirates, avant que j’eusse visité les côtes du Labrador ; mais, en vérité, je n’aurais pu croire à tant de cruauté, si je n’en avais été témoin moi-même ; c’est à faire horreur ! Jugez plutôt :

Voyez-vous se traîner, là-bas, cette honteuse chaloupe ? Elle rampe comme un voleur ; on dirait qu’elle redoute la clarté des cieux. À l’ombre, derrière chaque île rocailleuse, un individu qui tient le gouvernail lui fait faire halte. Si son métier était honnête, elle ne chercherait pas à se cacher ainsi ; elle ne se déroberait pas au milieu de ces épouvantables rochers, sombre retraite des myriades d’oiseaux qui, tous les ans, dans cette région désolée de la terre, viennent pour élever leur jeune famille loin des embûches qui les menacent ailleurs. Bien différente est la marche du franc, du hardi, du brave marin, qui n’a pas besoin de masque, dédaigne la ruse, et dans toute occasion, se montre la face à découvert. Leur vaisseau même est ignoble comme eux : ses voiles ne sont qu’un rapetassage de lambeaux d’étoffes volées, dont les propriétaires, après avoir probablement échoué sur quelque côte inhospitalière, ont été pillés et peut-être massacrés par les misérables qui sont devant nous ; ses flancs ne sont ni peints, ni même goudronnés, mais tout bonnement barbouillés ; on les a plâtrés et raccommodés avec quelques peaux de veau marin grossièrement cousues ensemble ; son pont n’a jamais été lavé ni sablé ; sa cale, car il n’a pas de cabine, bien qu’à vide pour le moment, exhale une odeur de charnier. Les huit gredins dont se compose l’équipage dorment étendus au pied de leur mât qui chancelle, sans souci des réparations dont chacun de leurs agrès a tant de besoin. Mais voyez : le voilà qui se hâte ; tout en lui nous annonce un mauvais dessein ; suivons-le.

Il glisse, il glisse sur les flots, l’impur maraudeur ! Il commence à se faire tard ; la bande a mis la barque en mer ; ils sautent dedans, s’y assoient et sont armés chacun d’un fusil tout rouillé. L’un d’eux dirige l’esquif vers une île où depuis des siècles nichent des milliers de guillemots, objet de leur convoitise et but de leur rapine. À l’approche des lâches voleurs, des nuées d’oiseaux s’envolent du roc, remplissent les airs, et tournoient en criant sur la tête de leurs ennemis. Des milliers d’autres encore sont demeurés dans leur attitude droite, continuant à couvrir chacun son œuf unique, espoir de l’un et de l’autre parents. Cependant, on entend les sourdes détonations de plusieurs mousquets ; les morts, les blessés, roulent pesamment sur le roc ou jusque dans l’eau ; et ceux qui survivent s’envolent épouvantés vers leurs compagnons et planent en désordre au-dessus de leurs assassins, qui, vociférant et jurant, s’élancent pour achever leur glorieuse victoire. Voyez-les broyer le poussin avec la coquille, écraser en riant les œufs sous leurs bottes puantes et grossières. Et quand la besogne est finie, quand ils quittent cette île, pas un œuf qui n’ait été détruit à plaisir. Les oiseaux morts sont mis en tas, ils les emportent et rentrent enfin dans leur hideuse chaloupe. Les guillemots, plumés en un tour de main et encore chauds, sont jetés sur des charbons, où ils grillent en quelques minutes. Quand on les juge suffisamment cuits, on apporte le rhum ; et après s’être bourrés de cette chair huileuse, à demi empoisonnés, et savourant les jouissances de cette digestion de brute, nos pirates tombent pêle-mêle sur le pont de leur bâtiment en ruine, pour y passer deux ou trois heures d’un lourd sommeil, ou plutôt d’un véritable cauchemar.

Déjà, vers l’est, le soleil brille sur le sommet neigeux de la montagne ; doux est le souffle du matin, même dans ces régions désolées ; le passereau redresse sa blanche crête et témoigne bruyamment sa joie en voltigeant autour de sa femelle qui couve ; du haut du rocher, la perdrix des saules fait retentir au loin son appel ; toute fleurette rouvre sa pure corolle qu’avait fermée l’air de la nuit ; et les feuilles des herbes, agitées par une molle brise, laissent tomber les gouttes pesantes de la rosée. Cependant, les guillemots se sont rétablis sur l’île et renouvellent leurs caresses et leurs amours. Surpris par l’éclat du jour, l’un des pirates se réveille en sursaut et secoue ses camarades qui regardent autour d’eux, étonnés et comme ne sachant plus où ils sont. Voyez-les, ces dégoûtants coquins, s’essuyer les yeux de leurs sales doigts ; lentement ils se mettent sur leurs jambes, se détirent, et leurs mâchoires, en bâillant, semblent se disloquer… Vous reculez ! c’est qu’en vérité cette bouche et ce gosier feraient peur à un requin !

Mais le chef, se rappelant que tant d’œufs valent au moins un dollar ou une couronne, jette un coup d’œil du côté du roc, marque le jour dans sa mémoire, et donne les ordres pour le départ. La brise légère les pousse vers un autre port, à quelques milles plus loin, et qui, comme le premier, est également caché et défendu contre l’Océan par une île et des rochers. Là recommence dans tous ses détails la scène de la veille ; et, pendant une semaine entière, chaque nuit se passe ainsi, pour eux, dans la crapule et l’ivrognerie. Enfin, ayant atteint la dernière station où ils espèrent trouver des oiseaux, ils reviennent par la même route, touchent successivement à chaque île, massacrent autant de ces pauvres êtres qu’il leur convient, et font provision d’œufs frais jusqu’à en avoir une cargaison complète. À chaque pas, ces misérables ramassent un œuf si beau que c’est pitié, surtout quand on sait pour quel motif ils le ravissent. Mais eux, ils sont bien sensibles à ces choses-là ! Que leur importe ! pourvu qu’ils ramassent, ramassent toujours, et qu’après eux il n’en reste pas un seul sur le roc nu ! Des dollars ! des dollars ! Tel est le seul cri de leur cœur sordide ; et ils continuent bravement ce métier si répugnant pour tout homme honnête et qui se connaît quelque autre moyen de gagner sa vie.

Leur barque à moitié pleine, ils reviennent vers le rocher principal, celui où ils ont abordé en premier lieu ; mais quelle est leur surprise ! d’autres vauriens de même espèce les y ont devancés et s’emploient de leur mieux à faire la récolte. Transportés de rage, ils apprêtent leurs fusils et jouent des avirons. Ils débarquent et leur courent sus en vrais furieux ; mais les camarades ne sont pas non plus très endurants : la première question est une décharge de mousqueterie, à laquelle une autre répond ; et maintenant, à l’abordage, homme contre homme, comme des tigres ! Celui-ci, le crâne fracassé, est déposé dans son bateau ; celui-là reçoit un coup de feu à la jambe et se retire, en boitant, du champ de bataille ; un troisième a les joues percées de part en part et se sent privé de la moitié des dents ; mais enfin la querelle s’apaise ; le butin sera partagé par portions égales ; on fait la paix le verre à la main, et vous n’entendez plus que blasphèmes et grossières plaisanteries. Regardez : une fois encore ils sont repus. Presque étouffés, ivres-morts, ils trébuchent l’un sur l’autre, et bientôt à leurs sourds ronflements se mêlent les gémissements et les imprécations des blessés. Les voilà tous ensemble gisant sur la pierre ; qu’ils y restent, les brutes !

Cependant de nouveau brille l’aurore ; aucun ne bouge ; le soleil est déjà haut ; alors, l’un après l’autre, ils ouvrent des yeux hébétés, étendent les jambes, bâillent et finissent par se mettre sur leur séant. — Mais quels sont ces nouveaux arrivants ? Ah ! cette fois, c’est une troupe d’honnêtes pêcheurs qui, depuis plusieurs mois, n’ayant vécu que de salaisons, sentent le besoin de se régaler de quelques œufs. Fiers et légers voguent leurs bateaux sous l’impulsion des vigoureux rameurs ; sur chaque embarcation flotte joyeusement le pavillon du pays ; ils n’ont point d’armes et ne pourraient se battre qu’avec leurs longues rames ou à coups de poing. Tous, ils ont mis leurs beaux habits du dimanche, et sans soupçon ils abordent et se préparent à escalader le roc. Les autres, qui sont bien encore une douzaine armés de fusils et de gourdins, leur barrent le passage et les défient. Après quelques mots de mutuelle provocation, je ne sais lequel des bandits, encore ivre, lâche la détente, et les marins voient tomber un des leurs. Alors ils poussent par trois fois un cri formidable, et tous ensemble se précipitent sur les brigands. La mêlée est horrible ; mais enfin le bon droit l’emporte, et tous les chercheurs d’œufs restent sur le carreau, foulés aux pieds et meurtris. Trop souvent aussi, les pêcheurs prennent leurs bateaux, vont à la chaloupe et brisent tous les œufs qu’elle contient.

Car ce ne sont pas seulement les chercheurs d’œufs de profession, mais les pêcheurs eux-mêmes qui font cette cruelle guerre aux nids des oiseaux ; et de là de fréquentes et terribles querelles. Pendant que nous étions à terre, aucun de nous n’osait s’aventurer sur les îles que ces vagabonds regardent comme leur propriété, sans être pourvu de bons moyens de défense. Une fois, nous trouvâmes deux de ces misérables à la besogne ; je m’en approchai, leur dis ce que je cherchais, promettant de bien les récompenser s’ils voulaient me procurer des oiseaux rares et quelques-uns de leurs œufs ; ils me donnèrent de belles paroles, mais ne se hasardèrent jamais du côté de notre vaisseau.

Ces gens-là ne négligent pas de ramasser, chemin faisant, le duvet qu’ils peuvent trouver ; toutefois leur imprévoyance est telle qu’ils n’épargnent aucun oiseau ; ils tuent tout : mouettes, guillemots, canards et puffins sont massacrés en masse, les uns pour leurs œufs, les autres seulement pour leurs plumes. Ils sont si acharnés à la destruction, que ces mêmes espèces qui, au dire des rares colons que je vis dans ces contrées, y étaient extrêmement abondantes vingt années auparavant, ont déserté maintenant leurs antiques retraites, pour aller, bien plus haut, se réfugier dans des lieux où elles puissent vivre et élever en paix leurs petits. Au fait, c’est à peine si je parvenais à me procurer un jeune guillemot, là où ces maraudeurs avaient passé ; je n’en trouvai qu’à la fin de juillet, c’est-à-dire après que les malheureux oiseaux s’étaient forcés pour pondre trois ou quatre œufs au lieu d’un, et lorsque la nature étant épuisée et la saison près de finir, des milliers quittaient le pays, sans même avoir rempli le but pour lequel ils y étaient venus. Au reste, cette guerre d’extermination ne peut durer longtemps. Les chercheurs d’œufs seront les premiers à se repentir, lorsque auront totalement disparu ces innombrables troupes d’émigrants qui choisissaient les côtes du Labrador pour leur résidence d’été ; car, à moins de poursuivre leurs tribus persécutées jusqu’aux dernières glaces du Nord, il faudra bien qu’ils renoncent eux-mêmes à leur métier.