Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le pic à bec d’ivoire

LE PIC À BEC D’IVOIRE.


Dans le ton et la distribution des couleurs qui rendent le plumage de ce pic si remarquable, j’ai toujours trouvé quelque chose rappelant de très près la manière du grand Van-Dyck. L’ample étendue de son corps et de sa queue d’un noir lustré, les larges plaques de blanc qui tranchent si bien sur ses ailes, son cou et son bec, rehaussées par le riche carmin de la crête qui, chez le mâle, pend gracieusement derrière la tête ; enfin le jaune éclatant de ses yeux, n’ont jamais manqué de me remettre en mémoire quelqu’une des plus hardies et des plus nobles productions de cet inimitable artiste. Et cette idée s’est si fortement gravée dans mon esprit, à mesure que j’ai fait plus ample connaissance avec cet oiseau, que chaque fois que j’en voyais un s’envoler d’un arbre à l’autre, je ne pouvais m’empêcher de m’écrier : Ah ! voilà un Van-Dyck ! C’est étrange, puéril si vous voulez, mais c’est un fait ; et après tout, l’essentiel est que vous puissiez avoir sous les yeux la planche où j’ai représenté ce grand pic, incontestablement le premier de sa tribu.

Le pic à bec d’ivoire confine ses excursions dans une portion comparativement très restreinte des États-Unis. De mémoire d’homme, on n’en a jamais vu fréquenter les États du centre ; c’est qu’aussi, dans aucune partie de ces districts, la nature des bois ne paraît convenir à ses singulières habitudes.

Quand on descend l’Ohio, il ne commence à se montrer que près du confluent de cette rivière avec le Mississipi ; puis, en suivant ce dernier fleuve, soit par en bas, vers la mer, soit en remontant dans la direction du Missouri, le splendide oiseau se rencontre déjà plus fréquemment. Sur les côtes de l’Atlantique, il ne dépasse pas la Caroline du Nord, bien qu’on puisse encore en voir quelques-uns dans le Maryland. Mais à l’ouest du Mississipi, et même depuis la pente des montagnes Rocheuses, il se trouve dans toutes les épaisses forêts, au bord des rivières qui déchargent leurs eaux dans ce fleuve majestueux. Les parties basses des Carolines, de la Géorgie, de l’Alabama, de la Louisiane et du Mississipi, sont ses retraites favorites. Il réside constamment dans ces États, y élève sa famille et passe sa vie tranquille et heureux, trouvant de la nourriture à profusion, au milieu de ces marais sombres et profonds dont le pays est entrecoupé.

Il faudrait, cher lecteur, que je pusse figurer à votre esprit ces lieux redoutables, séjour préféré du pic à bec d’ivoire ; il faudrait vous décrire l’immense étendue de ces marécages que recouvre l’ombre funèbre de milliers de gigantesques cyprès, allongeant leurs bras noueux et moussus, comme pour avertir l’imprudent chasseur prêt à s’y aventurer que là-bas, là-bas, dans leurs inaccessibles profondeurs, ses pas ne rencontreront plus qu’énormes branches qui se projettent à la traverse, troncs massifs tombés et pourrissants, parmi d’innombrables espèces de plantes qui rampent, grimpent et s’enchevêtrent en tous les sens ; il faudrait vous faire bien comprendre les dangers de ce terrain perfide, la nature spongieuse de ces bourbiers que cachent traîtreusement de magnifiques tapis de verdure, des riches mousses, des glaïeuls et des lis d’eau, et qui, dès qu’on y pose le pied, s’enfoncent et mettent en danger la vie du voyageur. Çà et là le malheureux croit apercevoir une clairière ; mais ce n’est qu’un lac d’eau noire et croupissante, et son oreille est assaillie par l’affreux coassement d’une légion de grenouilles, par le sifflement des serpents et le mugissement des crocodiles. Il faudrait enfin vous faire respirer ces exhalaisons pestilentielles et suffocantes, alors que, dans les jours caniculaires, un soleil de midi échauffe ces horribles marais ! Mais ce n’est rien que de parler de pareilles scènes ; la plume ni le pinceau ne sauraient en donner une idée à qui ne peut les voir.

Quelle différence pourtant, dans les rôles assignés à chacun de nous, ici-bas ; quelle diversité dans les aptitudes et les goûts ! c’est ce que je me suis dit bien souvent, lorsque, voyageant dans des pays fort éloignés de ceux où l’on vend, sous forme de peaux desséchées, des oiseaux de cette espèce et d’autres non moins difficiles à se procurer, j’entendais l’amateur ou le naturaliste de cabinet se plaindre qu’on en demandât une demi-couronne[1]. Notez que le pauvre diable qui osait mettre son oiseau à un si haut prix, l’avait peut-être poursuivi pendant des milles, à travers ces marais que vous savez ; et qu’après l’avoir pris et préparé de son mieux, il avait dû faire encore des centaines de milles pour l’apporter au marché ! J’aimerais autant, je l’avoue, entendre quelque maître sot se plaindre de l’aspect mesquin de la galerie du Louvre qu’il vient de parcourir sans bourse délier ; ou voir un connaisseur de la même force, se lamenter de la perte de son shilling[2], tout en promenant son illustre personne à travers les salles de l’Académie royale de Londres ou dans toute autre collection artistique d’une égale valeur.

Mais revenons à notre histoire.

Le vol de ce pic est particulièrement gracieux ; rarement le prolonge-t-il plus de cent verges d’un trait, si ce n’est lorsqu’il lui faut traverser quelque grande rivière. Alors il décrit de profondes courbes ; d’abord ses ailes s’ouvrent de toute leur largeur, puis il les referme, pour renouveler bientôt son premier effort d’impulsion. Le passage d’un arbre à l’autre, quand même la distance serait de plus de cent pas, s’accomplit d’un seul mouvement ; et l’on dirait que l’oiseau se balance entre les deux cimes, tant ses ondulations sont élégantes. C’est à ce moment qu’il étale toute la beauté de son plumage, et charme les yeux. Jamais, tant qu’il est sur ses ailes, il ne pousse aucun cri, sauf dans la saison des amours ; mais en tout temps, dès qu’il vient de se poser, on entend sa voix si remarquable. Grimpant soit contre le tronc des arbres, soit le long des branches dont il gagne toujours le sommet, il avance par petits sauts, et chacun est accompagné d’une note claire, aiguë, et néanmoins assez plaintive, qui se prolonge au loin, quelquefois à un demi-mille, et retentit comme le fausset d’une clarinette. C’est une sorte de pait, pait, pait, ordinairement répété par trois fois de suite, et si souvent, que de toute la journée, c’est à peine si l’oiseau reste un moment silencieux. Cette habitude lui devient funeste, car elle révèle sa présence à ses ennemis ; et si l’on cherche à le détruire, ce n’est pas, comme on le suppose, parce qu’il ferait mourir les arbres, mais parce qu’il est un bel oiseau, et parce que la riche peau qui lui recouvre le crâne forme un ornement pour l’habit de guerre de nos Indiens et le sac à balles des pionniers et des chasseurs. Les voyageurs de tous pays recherchent aussi beaucoup la partie supérieure de la tête et le bec du mâle. Lorsqu’un steam-boat s’arrête à l’un de ces lieux que dans le pays on appelle wooding places[3], il n’est pas rare de voir des étrangers donner un quart de dollar pour deux ou trois têtes de ce pic ; souvent j’ai pu admirer des baudriers de chefs indiens entièrement recouverts de becs et de huppes de cette espèce, et j’ai remarqué qu’alors on y mettait un très haut prix.

Au printemps, ces oiseaux sont les premiers à faire leur nid, parmi tous les autres de leur tribu. Je les ai vus occupés à percer leur trou dès le commencement de mars. Ce trou, du moins d’après ce que j’ai pu observer, est toujours ouvert dans le tronc d’un arbre vivant (d’habitude un frêne), et à une grande hauteur de terre. Les pics ont bien soin d’examiner la situation particulière de l’arbre et l’inclinaison du tronc : d’abord parce qu’ils préfèrent un lieu retiré ; ensuite parce qu’ils cherchent à garantir l’ouverture contre l’accès de l’eau durant les pluies battantes. À cet effet, ils commencent en général à creuser immédiatement au-dessous de la jonction d’une grosse branche avec le tronc. Le trou est d’abord conduit horizontalement, sur une longueur de quelques pouces ; puis, à partir de là, directement en bas, et non en spirale, comme certaines gens se l’imaginent. Suivant les cas, la cavité est plus ou moins profonde ; parfois elle n’a pas plus de dix pouces, et d’autres fois, au contraire, se continue près de trois pieds. J’ai pensé que ces différences provenaient de la nécessité plus ou moins pressante qu’éprouve la femelle de déposer ses œufs ; et j’ai aussi cru reconnaître que plus l’oiseau était vieux, plus son trou s’enfonçait dans l’intérieur de l’arbre. Le diamètre de ceux que j’ai examinés pouvait être de sept pouces en dedans, bien que l’entrée, parfaitement ronde, n’eût juste que la largeur suffisante pour laisser passer l’oiseau.

Le mâle et la femelle travaillent sans relâche à avancer ce trou, l’un se tenant en dehors pour encourager l’autre tandis qu’il pioche, et quand il est fatigué, prenant aussitôt sa place. Je me suis doucement approché de plusieurs arbres où des pics étaient ainsi tout entiers à leur travail ; et en y appuyant ma tête, je pouvais facilement distinguer chaque coup de bec. En deux occasions différentes, ma présence les effraya ; ils s’envolèrent et ne revinrent plus.

La première ponte est généralement de six œufs d’un blanc pur et qui reposent sur de menus copeaux au fond de la cavité. Les petits s’habituent à grimper au dehors, une quinzaine au moins avant de prendre leur vol vers un autre arbre. Ceux de la seconde couvée font leur apparition vers le milieu d’août.

Dans le Kentucky et l’Indiana, il n’y a d’ordinaire qu’une couvée par saison. Les jeunes sont d’abord de la couleur de la femelle, excepté seulement qu’ils n’ont pas la crête ; mais elle pousse rapidement, et vers l’automne, surtout dans la première couvée, elle est déjà près d’égaler celle de la mère. Les mâles, à la même époque, n’ont qu’une légère ligne rouge sur la tête ; ce n’est qu’au printemps qu’ils revêtent toute la richesse de leur plumage, et leur accroissement n’est complet qu’à la deuxième année. Même alors on les distingue encore très aisément des individus qui sont plus vieux.

Leur nourriture consiste principalement en hannetons, larves et gros vers. Cependant les raisins ne sont pas plutôt mûrs dans nos forêts, qu’ils se jettent dessus avec une extrême avidité. J’en ai vu de suspendus par les ongles à des branches de vigne, dans la position que prend si souvent la mésange ; le corps tendu en bas, ils s’allongeaient tant qu’ils pouvaient, et semblaient atteindre la grappe avec une grande satisfaction. On en voit aussi sur les plaqueminiers, mais seulement lorsque leurs fruits sont devenus tout à fait mous.

Ces oiseaux ne font aucun tort au blé ni aux fruits des vergers, bien qu’ils s’attaquent quelquefois aux arbres qu’on a protégés d’une enveloppe, dans les jeunes plantations, et en détachent des lambeaux d’écorce. Rarement s’approchent-ils de terre ; ils préfèrent, en tous temps, les sommets des plus hauts arbres. S’ils viennent à découvrir quelque gros tronc mort, à moitié gisant et brisé, ils se jettent dessus et le travaillent avec une telle vigueur, qu’en peu de jours ils l’ont presque entièrement démoli. J’ai vu les restes de quelques-uns de ces antiques monarques de nos forêts ainsi minés, et d’une façon si singulière, que le tronc chancelant et haché semblait n’être plus soutenu que par l’énorme tas de copeaux qui l’entourait à sa base. Leur bec est si puissant, et ils en frappent d’une telle force, que d’un seul coup ils enlèvent des morceaux d’écorce de sept à huit pouces de long, et peuvent, en commençant à l’extrémité d’une branche sèche, la dépouiller sur une étendue de vingt ou trente pieds dans l’espace de quelques heures. Pendant tout ce temps, ils ne cessent de sautiller en descendant peu à peu, la tête dirigée par en haut, et la tournant de droite et de gauche, ou bien l’appliquant contre l’écorce pour reconnaître où les vers sont cachés. Cela fait, ils recommencent de plus belle à piocher, et entre chaque coup éclate leur cri retentissant, comme s’ils prenaient un vif plaisir à l’ouvrage.

Lorsque les jeunes ont quitté leurs parents, ces derniers se tiennent généralement par couples. La femelle est toujours la plus bruyante et la moins craintive ; leur mutuel attachement dure toute la vie. Sauf le cas où ils creusent le trou qui doit recevoir leurs œufs, ils n’attaquent presque jamais les arbres vivants, que pour se procurer de la nourriture, et ils les débarrassent en même temps des insectes nuisibles.

Plusieurs fois j’ai vu le mâle et la femelle se retirer ensemble, pour passer la nuit, dans le même creux où, longtemps auparavant, ils avaient élevé leurs petits. Ils y rentrent ainsi d’ordinaire quelques instants après le coucher du soleil.

Si l’un de ces oiseaux est blessé et qu’il tombe par terre, il gagne immédiatement l’arbre le plus rapproché, y grimpe aussi lestement qu’il peut, et ne s’arrête qu’aux dernières branches, où il se foule et réussit en général à se cacher très bien. Il monte le long de l’arbre en ligne spirale, et faisant toujours entendre son éclatant pait, pait. Mais il devient silencieux, du moment qu’il a trouvé une place où il se croit en sûreté. Quelquefois ses pattes s’accrochent si fortement à l’écorce, qu’il y reste cramponné des heures entières, même après sa mort. Quand on veut les prendre à la main, ce qui n’est pas sans quelque danger, ils frappent avec violence et blessent cruellement avec leur bec et leurs ongles, qui sont très aigus et très forts. En se défendant ainsi, ils poussent un cri lamentable, et qui véritablement fait pitié.





  1. Trois francs.
  2. On sait qu’à Londres il faut payer (ordinairement un shilling) pour visiter les monuments, les musées et les collections, que le public à Paris est admis à voir pour rien.
  3. Un dépôt de bois.