Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Pétrel Fulmar

LE PÉTREL FULMAR.


Le Fulmar, oiseau de moyenne taille, est cependant doué d’une force considérable, et se fait remarquer par son vol puissant et bien soutenu. En automne et en hiver, on le voit sur nos côtes de l’Est, qu’il abandonne au commencement de l’été, pour gagner, au Nord, les retraites où il élève ses petits. Je ne l’ai jamais trouvé plus bas que Long-Island ; mais, en revanche, je l’ai souvent rencontré sur les bancs de Terre-Neuve et sur l’espace qui de là s’étend jusqu’à nos rivages. De septembre à mai il est véritablement très commun, surtout autour des bancs que fréquentent les pêcheurs de morue, et où il fait sa principale nourriture de leurs rebuts.

Un jour d’août, par un temps calme, et pendant une de mes traversées d’Angleterre à New-York, je me procurai plusieurs de ces oiseaux. Pour les attirer, nous n’avions qu’à jeter n’importe quoi par-dessus le bord ; ils venaient se poser autour du bâtiment, et ne semblaient pas le moins du monde effrayés d’un coup de fusil. Une fois j’en tuai un sur l’eau et si près de nous, que je pouvais parfaitement distinguer la couleur de ses yeux. On en voyait un grand nombre qui nageaient par petits pelotons de huit à dix ; et, de loin, ils paraissaient d’un blanc dont la pureté contrastait agréablement avec le bleu foncé de la mer. Ils flottaient légers sur les ondes, où les uns se jouaient avec aisance, tandis que d’autres semblaient profondément endormis. La plupart avaient les plumes des ailes et de la queue en mauvais état, comme déchirées, et plusieurs étaient enduits d’une sorte de graisse qui leur donnait un aspect sale et déplaisant. Ceux que l’on prit, étant blessés, rendirent par les narines et dégorgèrent quantité de matière huileuse ; mais ils ne cherchaient pas à mordre, ce qui peut sembler étonnant de la part d’oiseaux armés d’un bec crochu aussi fort. Leur vol est beaucoup moins gracieux que celui des puffins, et c’est toujours en droite ligne, et sans s’élever, qu’ils se dirigent vers la proie.

Je fus très désappointé en ne trouvant pas le Fulmar sur les rochers du Labrador, où j’avais d’autant mieux espéré d’en voir, qu’au printemps, lorsqu’ils remontent vers le Nord, ils ne manquent jamais de passer par longues files en face l’entrée des détroits de Belle-Île. Leur retour des régions arctiques a été observé par le capitaine Sabine, sur la côte du Groënland : « Du 23 juin au 31 juillet, dit-il, pendant que nos vaisseaux étaient retenus dans les glaces, par le 71e degré de latitude, les Fulmars ne cessèrent de passer, en regagnant le Nord, par troupes qui ne le cédaient en nombre qu’à celles du pigeon voyageur, quand il parcourt les divers États de l’Amérique. » Lors de mon excursion au Labrador, on m’assura qu’ils nichaient sur les îles du Veau-Marin, au large de l’entrée de la baie de Fundy. — L’œuf, d’une forme ovale régulière, avec une coquille lisse, fragile et d’un blanc pur, est long de 2 pouces 7/8, sur deux pouces seulement de large.

Mon très estimable ami M. Selby, dans ses Illustrations d’Ornithologie britannique, fait les remarques suivantes au sujet de ce Pétrel : « Saint-Kilda, l’une des Hébrides, aux bords escarpés et semés d’écueils, est, dans les limites du Royaume-Uni, la seule localité que fréquente annuellement le Fulmar ; le reste de nos côtes, soit en Écosse, soit plus au sud, étant rarement visité même par quelques individus de cette espèce qui se sont égarés. À Saint-Kilda, ces oiseaux abondent pendant les mois du printemps et de l’été ; ils nichent dans les cavernes et les crevasses des rochers ; et par les divers usages auxquels on emploie le duvet, les plumes et l’huile que fournissent les jeunes, ils deviennent une grande ressource pour les pauvres habitants. Ils ne pondent qu’un œuf blanc, gros et très fragile ; les petits éclosent vers la mi-juin, et se nourrissent de l’huile que leurs parents rejettent et qui est le produit de leurs aliments habituels. À peine ont-ils des plumes, que les insulaires leur font une guerre acharnée, et, pour les atteindre, exposent souvent leur vie en escaladant les horribles précipices au milieu desquels le nid est caché. Comme la plupart des oiseaux de ce groupe, ils ont la faculté de lancer de l’huile avec une grande force par leurs narines tubulaires, et c’est même en cela que consiste leur principal moyen de défense. Aussi faut-il faire bien attention à les prendre ou à les tuer par surprise, avant qu’ils aient rejeté ce liquide si précieux aux habitants qui s’en servent pour l’entretien de leurs lampes. Le Fulmar a l’appétit vorace ; toute substance animale lui est bonne ; cependant il préfère celles qui sont d’une nature grasse, telles que l’huile de baleine et de veau marin. C’est pour cela qu’ils suivent en troupes la trace des baleiniers ; ils sont si friands de ce mets favori, qu’on les voit souvent s’abattre sur l’immense cétacé, avant qu’il soit mort, et commencer immédiatement à lui déchirer la peau avec leur bec crochu, pour se repaître jusqu’à satiété de sa graisse. »

Le révérend W. Scoresby, dans ses Régions arctiques, rend à peu près le même témoignage des mœurs du Fulmar, d’après les observations qu’il a faites aux mers polaires. « Le Fulmar, dit-il, est le compagnon assidu des pêcheurs de baleines. Il se joint à l’expédition immédiatement après qu’elle a passé les îles Shetland, et suit les vaisseaux à travers les déserts de l’Océan, jusqu’aux plus hautes latitudes. Il est continuellement aux aguets, attendant qu’on lui jette quelque chose par-dessus le bord. La plus mince particule de graisse ne peut lui échapper ; à ce point que les mousses, pour le prendre, se servent souvent d’un hameçon qu’ils amorcent avec de la viande grasse ou du lard de baleine, et qui pend au bout d’une longue corde. Au printemps, avant qu’ils se soient gorgés de gras de baleine, la chair de ces pétrels est encore mangeable, et même on peut dire qu’elle devient très bonne, après qu’on l’a dépouillée de sa peau, bien nettoyée de toute la substance jaunâtre et huileuse qui forme couche en dessous, et qu’on a eu soin de la laisser convenablement tremper dans l’eau. — Ces oiseaux volent avec une aisance et une agilité remarquables ; ils peuvent monter contre le vent, en affrontant la violence de l’ouragan, et reposent très tranquillement sur la mer au milieu de son agitation la plus furieuse. Cependant on a remarqué que, pendant les grands coups de vent, ils se tiennent extrêmement bas et ne font, pour ainsi dire, qu’écumer la surface des vagues. Par terre, ils marchent péniblement, d’un air gauche, et les jambes tellement ployées, que les pieds touchent presque le ventre. Sur la glace, ils se reposent le corps à plat, et la poitrine tournée au vent. De même que le canard, ils ramènent parfois leur tête en arrière et se cachent le bec sous l’aile.

» Ils sont extrêmement avides de gras de baleine : parfois, au moment d’en harponner une, vous n’en apercevez encore que quelques-uns ; mais dès que le dépècement commence, ils se précipitent de tous côtés et se trouvent souvent réunis par milliers. Ils se pressent dans le sillage du vaisseau que marque une trace de graisse ; et comme leur voracité ne connaît pas la crainte, ils approchent à quelques mètres des hommes occupés à mettre le monstre en pièces, et même, si le flot ne leur apporte pas la pâture en quantité suffisante, ils se hasardent si près de la scène où les pêcheurs opèrent, qu’on peut les tuer à coups de gaffe et quelquefois les prendre avec la main. Autour de la poupe, la mer en est par moments si complétement couverte, qu’on ne peut lancer une pierre du bord, sans en attraper quelqu’un. Lorsqu’on jette ainsi quelque chose au milieu d’eux, les plus rapprochés de l’endroit où l’objet tombe prennent l’alarme, et la panique se communiquant de proche en proche, ils partent par milliers. Mais, pour s’élever dans l’air, ils ont besoin d’abord de s’aider de leurs pieds, et l’eau qu’ils frappent tous à la fois, rejaillit et bouillonne avec un bruit sourd, en produisant un effet très singulier. Il n’est pas moins amusant de voir la voracité sans égale avec laquelle ils saisissent les portions de gras qui tombent devant eux, ainsi que la grosseur et la quantité des aliments qu’ils engloutissent pour un seul repas. Pendant tout ce temps, on ne cesse d’entendre une sorte de gloussement étrange ; car ils se dépêchent, craignant de n’en pas avoir assez, et regardent d’un œil d’envie et même attaquent avec fureur ceux d’entre eux qui tiennent les plus beaux morceaux. D’habitude il leur arrive de se gorger si complétement, qu’ils ne peuvent plus voler. Dans ce cas, lorsqu’ils ne se sont pas soulagés en rendant gorge, ils tâchent de gagner quelque glaçon sur lequel ils restent jusqu’à ce que, la digestion étant en partie faite, ils aient recouvré leur capacité première. Alors, si l’occasion le permet encore, ils reviennent au banquet avec le même appétit. On a beau tuer de leurs camarades et les laisser flotter au milieu d’eux, ils ne paraissent s’inquiéter d’aucun danger pour eux-mêmes.

» Le Fulmar ne plonge jamais que lorsqu’il est excité par la vue d’un morceau de gras sous l’eau. Quand il y a quelqu’un auprès de lui, il surveille d’un œil attentif l’homme et la proie, et fait continuellement aller ses pieds, sans pour cela bouger de place. Plus il voit autour de lui de ses compagnons, plus il devient audacieux. Ses plumes sont si épaisses, qu’il est difficile de le tuer d’un coup de fusil ; son bec crochu, fort et armé d’une pointe acérée, peut faire de cruelles blessures.

» Lorsque la charogne vient à manquer, les Fulmars suivent la baleine vivante ; et parfois, quand ils planent à la surface de l’eau, le pêcheur, d’après leur manière de voler, reconnaît la position du géant des mers qu’il poursuit. Sur la baleine morte, ils restent à peu près sans prise, tant qu’un animal plus puissant qu’eux n’en a pas déchiré la peau. Ils ne sont arrêtés ni par l’épiderme, ni par le réseau muqueux ; mais la peau proprement dite est trop dure pour qu’ils puissent l’entamer. »