Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Canard do la Vallisnérie

LE CANARD DE LA VALLISNÉRIE.


On rencontre ce fameux Canard depuis les bouches du Mississipi jusqu’à l’Hudson ou rivière Nord ; au delà de cette dernière limite, il se montre rarement sur nos côtes de l’Est, quelle que soit la saison. Cette circonstance, jointe à cet autre fait, qu’on le voit de temps en temps sur les hautes eaux de nos districts de l’Ouest, et qu’il niche en grand nombre, soit au bord de la rivière de l’Ours, dans la Californie supérieure, soit sur les marais et au long des cours d’eau, dans maintes parties des montagnes Rocheuses, cette circonstance, dis-je, me porte à penser qu’au lieu de côtoyer la mer ou les fleuves, ces oiseaux passent par le milieu des terres, en gagnant les régions où ils veulent faire leurs nids, quelque reculées qu’elles soient vers le Nord. D’après le docteur Richardson, ils nichent dans toutes les contrées où l’on va chercher des fourrures, depuis le cinquantième parallèle jusqu’aux plus hautes latitudes septentrionales.

Tout le temps qu’il demeure dans ceux de nos États qui bordent l’Atlantique, ce Canard abonde principalement sur la baie de Chesapeake et les cours d’eau qui s’y déversent. Il n’y a pas plus d’une vingtaine d’années que ses apparitions régulières et son séjour ont été observés ou du moins signalés sur nos eaux du Sud ; cependant à la Nouvelle-Orléans, où on le désigne sous le nom de Canard-cheval, il était connu de temps immémorial, au dire des plus anciens chasseurs encore vivants ; et selon eux, c’est seulement environ depuis quinze ans, qu’il a commencé de monter, d’un prix très bas, jusqu’à deux dollars la paire, taux auquel il était rigoureusement tenu lors de mon passage en cette ville, au mois de mars 1837.

Ce renchérissement extraordinaire est dû, je crois, à la préférence marquée que lui donnent les épicuriens de nos États du centre, où on le vante avec exagération comme infiniment supérieur à tous les autres canards du monde. La plupart de nos méridionaux sont tellement engoués de cette prétendue supériorité, que plusieurs fois ils ont fait venir des provisions de ces fins Canards, de Baltimore à Charleston et même jusqu’à Savannah, en Géorgie, bien que l’espèce n’en soit pas très rare au voisinage de cette dernière ville, non plus que sur la grande rivière Santee. Un jour je montrais, à un ami qui n’est plus, quelques douzaines de ces mêmes Canards étalés sur le marché de Savannah ; mais lui voulait, à toute force, que je fusse dans l’erreur, et me soutenait que ce n’était là que de pauvre gibier, sec, maigre, avec un insupportable goût de poisson, et d’une qualité bien inférieure à celle du canard sauvage et de la sarcelle aux ailes bleues. Et de fait il n’avait pas tort, car dans cette saison ils ne valent guère mieux qu’il ne disait.

J’en ai vu des quantités considérables sur les nombreux îlots et les rivières de la Floride orientale ; mais sans en rencontrer un seul sur le golfe Saint-Laurent, au long des côtes du Labrador ou de Terre-Neuve.

Ils arrivent dans les environs de la Nouvelle-Orléans, du 20 octobre à la fin de décembre, par compagnies de huit à douze individus, qui probablement ne se composent que des membres d’une seule famille ; et à l’inverse de plusieurs autres espèces, ils se tiennent par petits groupes, tant que dure l’hiver. Néanmoins, à l’approche du printemps, ils se réunissent entre eux et, vers le premier avril, partent en grandes troupes. Dans leurs stations, ils ont coutume de se poser à découvert sur les prairies humides, les étangs vaseux, et font leur nourriture des graines de diverses plantes, notamment de celles du lis d’eau et de l’avoine sauvage.

Au rapport d’Alexandre Wilson, qui le premier a décrit cette espèce, leur apparition dans les districts du Centre a lieu vers le 15 octobre ; mais plus récemment d’autres auteurs ont écrit qu’à moins d’un froid rigoureux dans le Nord, ils se montrent rarement avant le 15 novembre. C’est aussi mon avis, étant convaincu, je le répète, que pour se rendre aux lieux où ils nichent, de même que pour les quitter, leurs voyages s’accomplissent par le milieu des terres. Si ce dernier point était bien vérifié, il faudrait y voir la preuve que ces oiseaux, différents en cela des autres canards, au lieu de s’avancer directement au Sud, quand viennent l’automne et l’hiver, suivent une direction oblique vers les régions de l’Est où ils résident, jusqu’à ce que le froid s’y fasse trop vivement sentir, et qu’ils reprennent leur vol pour gagner des contrées plus chaudes, où ils demeurent tout le reste de l’hiver.

Leur vol, bien que rappelant par sa pesanteur celui de nos plus grosses espèces de mer, est puissant, rapide, par moments très élevé et bien soutenu. Ils nagent enfoncés dans l’eau, surtout quand ils redoutent quelque danger, et probablement pour être toujours prêts à disparaître en plongeant, exercice auquel ils sont des plus experts. Ils fendent l’eau avec une extrême agilité, mais se meuvent lourdement sur terre. Leur régime varie suivant les lieux et les saisons. La plante nommée Vallisnérie[1], et dont on dit qu’ils font leur nourriture sur la baie de Chesapeake, est plus abondante dans ces eaux que partout ailleurs ; et là même elle devient quelquefois assez rare pour que ce Canard, ainsi que d’autres qui n’en sont pas moins friands, se voient obligés de recourir aux poissons, grenouillettes et lézards aquatiques, limaces et mollusques, ainsi qu’aux graines de diverses espèces qu’on retrouve en plus ou moins grande quantité dans leur estomac.

On ne sait rien de leurs mœurs durant la saison des œufs, et l’on ignore également ce qui se rapporte aux changements de plumage qu’ils peuvent subir à cette même époque.

Quant aux moyens qu’on emploie pour en approvisionner nos marchés, n’ayant pu, faute d’occasions, m’en instruire suffisamment par moi-même, je vais transcrire ici un compte rendu de la chasse aux Canards sur les eaux du Chesapeake, publié il y a déjà quelques années dans le Cabinet d’histoire naturelle, et dont une copie m’a été transmise par l’auteur, le docteur Sharpless de Philadelphie. Je m’empresse de lui en adresser mes remercîments, sans oublier les nombreuses preuves d’obligeance qu’en mainte autre circonstance il m’a données :

« La baie de Chesapeake, avec ses divers tributaires, est le lieu le plus fréquenté par les oiseaux d’eau qu’il y ait dans tous les États-Unis. Cela tient à l’abondance de nourriture qu’ils y trouvent, soit sur les immenses bancs de sable ou bas-fonds qui, de l’embouchure de la Susquehannah, s’étendent tout le long de la rivière Elk, soit sur les bords mêmes de la baie et de ses affluents, jusqu’aux rivières York et James dans le sud.

» Cependant leur nombre va en décroissant depuis quelques années ; et même plusieurs personnes m’ont assuré que, rien que dans les quinze dernières, il avait diminué de moitié. Cela, à n’en pas douter, provient d’abord de la plus grande destruction qu’on en fait, tout le monde aujourd’hui s’acharnant après eux, par occupation ou par passe-temps ; ensuite le trouble incessant qu’on leur cause les porte à se disperser plus au loin et à déserter leurs anciennes retraites.

» Dès la première ou la seconde semaine d’octobre on voit apparaître, sur les parties supérieures de la baie, les petites espèces de canards, telles que la sarcelle religieuse, le canard à longue queue et le canard rougeâtre ; puis, dans les derniers jours du mois, le millouinan, le jensen et le millouin[2], qui avec l’oie du Canada se répandent bientôt sur toute l’étendue de la baie. Enfin, mais seulement après que le froid a sévi dans le Nord, arrivent en grand nombre et jusqu’au milieu de novembre le Canard de la Vallisnérie et le cygne d’Amérique. Tous ces oiseaux, dans les premiers temps, sont maigres et sans goût, à cause des privations qu’ils ont souffertes pendant le voyage et peut-être pendant les préparatifs de leur installation. Il faut plusieurs jours d’un repos non interrompu pour leur communiquer cette saveur qu’on prise tant chez certains d’entre eux. Dans les basses marées qui suivent leur retour, ils se tiennent sur les bancs, loin du rivage, et rarement prennent l’essor, à moins qu’ils ne soient inquiétés ; mais quand les marées du printemps rendent les eaux trop profondes pour qu’ils y puissent trouver leur nourriture, ils s’envolent, chaque matin, pour descendre la baie et revenir avec le soir. La plupart se nourrissent de la même herbe qui croît abondamment dans les bas-fonds de la baie et les eaux adjacentes et qu’on appelle l’herbe aux Canards, ou Vallisnérie d’Amérique. Elle a d’ordinaire de six à dix-huit pouces de haut et s’arrache très facilement. Des personnes qui ont observé de près nos Canards, lorsqu’ils vont pour manger, disent que, de même que le millouinan, ils plongent pour se procurer cette herbe, se contentant eux-mêmes des racines, tandis que le jensen et le millouin prennent les feuilles. En effet, bien que le jensen soit beaucoup plus petit que le Canard de la Vallisnérie, il ne se gêne pas, affirme-t-on, pour lui dérober tout le butin qu’il rapporte, au moment même où il revient du fond de l’eau.

» Toutes ces grosses espèces cherchent la pâture de compagnie, mais se séparent quand elles s’envolent. Qu’elles vivent les unes et les autres de la même herbe, cela est évident, leur chair à tous ayant le même fumet : si bien que les individus dont le goût est le plus exercé sous ce rapport sont embarrassés pour dire à quelle espèce ils ont affaire ; cependant le jensen est celui qu’on préfère généralement.

» Vers le milieu de décembre, surtout quand l’hiver a été un peu rigoureux, ces différents canards sont devenus si gras, que j’en ai vu dont la gorge crevait en tombant sur l’eau. Dès lors, comme ils dépensent moins de temps à manger, ils passent et repassent, matin et soir, par-dessus la baie, offrant ainsi au chasseur des occasions très favorables. Ils conservent, dans leurs plus courts voyages, l’ordre qu’ils observent pour leurs migrations, c’est-à-dire qu’ils volent en ligne ou bien en formant un triangle sans base ; et si le vent souffle sur les pointes de terre qui font saillie au-dessous d’eux, c’est alors qu’on a beaucoup de chance d’en tuer. D’ordinaire, en effet, ils évitent autant que possible d’approcher du rivage ; mais lorsqu’une forte brise les pousse vers ces sortes de promontoires, ils sont obligés de céder au vent et passent à portée de fusil du bord, quelquefois même par-dessus la terre.

» Quand on les trouble sur leurs bancs, alors même qu’ils y trouveraient abondance de nourriture, on les force la plupart du temps à s’éloigner et à chercher d’autres lieux pour vivre. Aussi, sur les rivières qui descendent à la baie, au voisinage des pointes d’où il est aisé de les guetter, jamais, soit de jour, soit de nuit, ils ne se voient inquiétés par des bateaux chasseurs. À la vérité, le bruit des coups qu’on tire du rivage les fait d’abord s’envoler, mais bientôt ils reviennent ; tandis que si une voile les poursuit seulement pour quelques instants, ils abandonnent leur retraite favorite, et on ne les revoit pas de plusieurs jours.

» D’après le nombre de Canards qu’on aperçoit dans toutes les directions, on serait tenté de croire qu’on n’a qu’à les attendre à la première pointe venue, pour être sûr d’en abattre à discrétion ; mais si l’on fait attention à la puissance de leur vue qui distingue de si loin, comme aussi à l’immensité de l’espace dont ils disposent, on reconnaîtra qu’à moins de circonstances assez heureuses, un chasseur peut rester des jours entiers sans obtenir aucun succès. Du côté ouest de la baie, là où croît surtout la plante qu’ils aiment, les vents du sud sont les plus propices. Si la marée est haute, avec une petite gelée et un vent frais du midi, ou même par une matinée calme, ces oiseaux se mettent en mouvement par troupes dont le nombre dépasse toute idée ; et ils approchent si près des pointes, qu’un médiocre tireur peut en tuer de cinquante à cent par jour.

» Lorsqu’un étranger visite ces eaux et qu’il voit ces Canards qui par milliers couvrent les bancs de sable et remplissent l’air de leurs bataillons serrés, avec des multitudes de beaux cygnes blancs posés non loin du rivage, où ils ressemblent à des masses de neige nouvelle, il s’imagine qu’on n’a qu’à tirer et qu’au milieu de ces rangs profonds il n’est pas un coup de fusil qui ne porte. Mais qu’il considère l’épaisseur du plumage qui les défend, la rapidité de leur vol, la promptitude et la durée de leurs plongeons, sans compter les circonstances du vent et de la saison, qui ont ici une si grande influence, et il s’étonnera bien plutôt que l’on en puisse détruire autant.

» Jusqu’ici la méthode la plus habituellement employée contre eux a été de les tuer au vol, soit des pointes dont j’ai parlé, soit du rivage ou posté sur des bateaux, après qu’ils se sont posés pour manger ; ou bien encore, comme l’on dit, en les attirant ; opération qui consiste à faire venir les Canards quelquefois d’une distance de plusieurs centaines de mètres, de façon qu’ils s’approchent à quelques pieds de la terre. Pour cela, on choisit un lieu où on les ait auparavant laissés vivre assez tranquilles et où ils se tiennent habituellement à trois ou quatre cents mètres du bord, dont ils peuvent d’ailleurs approcher jusqu’à cinquante ou soixante pas ; ce qu’au reste ils ne font jamais que lorsqu’ils ont la facilité d’y nager librement. Plus la marée est haute et le temps serein, plus on a de chance de réussir, car alors ils sont moins éloignés de la rive et voient plus distinctement. La plupart des gens qui habitent ces côtes élèvent une petite race de chiens blancs ou argentés, qu’on désigne familièrement dans le pays sous le nom d’appeleurs, et qui, je crois, sont tout bonnement des barbets communs. Ces chiens sont très vifs, aiment beaucoup à jouer, et on leur apprend à courir çà et là sur le rivage, en vue des Canards, soit à un simple mouvement de la main, soit en leur jetant des morceaux de bois de côté et d’autre. Bientôt ils comprennent parfaitement ce qu’on leur demande ; et quand ils voient que les Canards commencent à venir, ils font leurs sauts et leurs gambades moins haut, et finissent même par ramper, de peur que ces oiseaux ne découvrent quel est l’objet qui excite ainsi leur curiosité. On a aussi mis à profit cette disposition qui les pousse à s’approcher pour reconnaître ce qui leur paraît singulier, en agitant devant eux un mouchoir noir ou rouge dans le jour et blanc pendant la nuit, ou même en battant doucement l’eau au long des bords. Les Canards qui s’en trouvent les plus voisins sont d’abord frappés de cette étrange apparition ; ils lèvent la tête, regardent avec grande attention pendant quelques instants, puis se dirigent vers le lieu d’où vient l’objet, suivis de toute la bande. En maintes occasions, j’en ai vu des milliers qui nageaient ainsi en masse compacte pour gagner le rivage ; et à mesure que le chien recule parmi les herbes, ils s’avancent quelquefois jusqu’à moins de quinze pieds. Enfin, quand ils sont arrivés assez près, en général leur curiosité est satisfaite, et après avoir couru quelques bordées de droite et de gauche, ils rétrogradent et s’en retournent à leur première station. Le bon moment pour le chasseur, c’est quand ils présentent le flanc, et il peut alors en tuer une cinquantaine, même avec un petit fusil. Celui qui vient ordinairement le premier est le millouinan, ensuite le millouin, puis le Canard de la Vallisnérie. Le dernier de tous est le jensen, et encore ne se décide-t-il que bien difficilement. C’est aussi dans cet ordre qu’ils s’approchent des pointes en volant ; mais quand une fois le Canard de la Vallisnérie a pris sa direction, il ne s’en laisse pas aisément détourner. Dans ces moments-là vous n’avez pas besoin de vous cacher ; les Canards ne s’effrayent nullement, et la vue même d’un grand feu ne pourra les arrêter. Les jensens nuisent beaucoup quand on veut en tuer d’autres au vol : ils sont si défiants, que non-seulement ils évitent les pointes pour eux-mêmes, mais par leurs sifflements et le trouble de leurs évolutions ils donnent l’alarme à ceux qui les accompagnent.

» On se croirait, n’est-ce pas, très sûr de son coup, quand il ne s’agit que de tirer au milieu d’une masse solide de Canards couvrant l’eau à une distance de quarante à cinquante mètres ? Toutefois, en réfléchissant que le chasseur est placé presque de niveau avec la surface, on comprend que le corps qu’il a devant lui, bien que composé de plusieurs centaines d’individus, ne présente qu’une largeur de quelques pieds ; aussi le meilleur conseil que puissent donner les vieux tireurs, c’est, si l’on ne veut pas porter trop haut, de tenir le Canard le plus rapproché toujours en plein au-dessus de la ligne de mire, quelle que soit la longueur de la colonne. J’ai vu l’exactitude de ce principe complétement vérifiée par l’expérience, un jour que j’avais attiré plusieurs centaines de Canards à cinquante pas du rivage : environ vingt mètres au delà des derniers rangs étaient cinq millouinans, et un seul seulement de ceux-ci fut tué, quoiqu’on eût visé juste au milieu de la bande, et qu’on se fût servi d’une canardière bien chargée et à l’épreuve.

» Avant de quitter ce sujet, le tir au Canard, quand il est posé, je veux citer encore un fait qui s’est passé sur la rivière Bush[3], il y a quelques années : un individu dont l’habitation était située près du bord s’aperçut, un matin, qu’à une vingtaine de mètres du rivage et juste en face de sa maison, les eaux étaient toutes prises par la glace, sauf un espace de dix à douze pieds entièrement couvert de Canards. S’étant armé de son grand fusil, il tira au beau milieu, et plus de la moitié resta sur la place. Ceux qui d’abord avaient pris la fuite ne tardèrent pas à revenir se faire tuer au même endroit, et il continua de tirer jusqu’à ce qu’enfin, craignant que dans le nombre ne se trouvassent ceux de sa basse-cour, il cessa le massacre et alla chercher ses victimes : il y en avait quatre-vingt-douze, dont la plupart étaient des Canards de la Vallisnérie.

» Pour empêcher les chiens, pendant qu’ils manœuvrent sur le rivage, de courir dans l’eau, on ne leur permet jamais d’y aller pour rapporter le gibier ; mais on dresse, à cet effet, une autre grosse espèce croisée de chiens de Terre-Neuve et de barbets. Ces animaux, quand ils voient la partie engagée ou sur le point de se terminer, semblent y prendre non moins d’intérêt que le chasseur lui-même. Tant que les oiseaux sont en l’air, leurs yeux s’occupent continuellement à regarder de quel côté ils viennent ; et souvent, par certains gestes, ils m’ont averti de l’arrivée d’une troupe encore trop éloignée pour qu’un homme eût pu l’apercevoir. Lorsque les Canards approchent, les chiens se couchent, mais sans jamais les quitter de l’œil, et au moment où le coup part, ils se relèvent d’un bond pour mieux juger du résultat. Si un Canard tombe roide mort, ils plongent et le rapportent ; mais très souvent ils attendent pour savoir comment il est tombé et dans quelle direction il nage. Ils semblent reconnaître, presque aussi bien que le chasseur, quand il n’y a pas de chance de le prendre, et alors ils n’y essayent même pas, sachant par expérience que, lorsqu’il n’est simplement que désailé, il leur échappe presque toujours en plongeant. Ces chiens ne rapportent d’ordinaire qu’un Canard à la fois ; mais un vrai Terre-Neuve que nous avions avec nous, cet automne, nageait plus de vingt mètres au delà du premier, pour en prendre un second dans sa gueule et les rapporter tous les deux. Ces nobles animaux sont pleins d’ardeur et d’ambition : un gentleman me racontait qu’il avait ainsi vu rapporter à son chien, dans l’espace d’une heure, vingt-deux Canards de la Vallisnérie et trois cygnes, à un moment où l’eau était si froide et la saison si rigoureuse, que la pauvre bête était toute couverte de glaçons, au point que, pour l’empêcher de geler, il avait dû prendre son manteau et l’en envelopper. Il y en a qui plongent très loin après un Canard ; mais lorsqu’un millouinan ou un Canard de la Vallisnérie n’est que blessé, il s’enfonce si profondément dans l’eau, qu’il est presque impossible au chien de les atteindre. Pour vous donner une idée de la rapidité avec laquelle ces oiseaux disparaissent, il me suffira de vous citer un fait dont j’ai été témoin moi-même, et j’ajoute qu’un autre tout semblable s’offrit le même jour à l’observation de l’un de mes amis : un mâle, de l’espèce du Canard à longue queue, fut tiré sur l’eau avec un fusil à piston ; mais en plongeant, il évita le coup et, quelques instants après, s’envola ; quand il fut à environ cinquante mètres de la barque et peut-être à un pied au-dessus de la surface de l’eau, le chasseur lui envoya un second coup ; mais à la seule explosion de la capsule, il avait eu le temps de replonger ; et, bien que le plomb eût couvert la place où il venait de disparaître, nous le vîmes se renlever bientôt après, sans le moindre mal.

» Lorsqu’un de ces Canards a été frappé sur quelque cours d’eau du voisinage, il gagne immédiatement la baie et s’y tient caché parmi les herbes, jusqu’à ce qu’il soit guéri ; à moins toutefois qu’il ne lui arrive d’être achevé par les aigles, les faucons, les goëlands ou les renards qui rôdent continuellement aux environs. Si vous en tuez un de l’espèce de la Vallisnérie et que vous ne le preniez pas de suite, il ne tardera pas à devenir la proie du goëland, qui généralement ne touche qu’à celui-là. J’ai vu de ces lâches maraudeurs assaillir des Canards ainsi blessés. Presque toujours un ou deux coups de bec mettaient fin à la résistance ; cependant le combat ne laissait pas que d’être rude, et parfois même l’agresseur était repoussé. S’il se trouve que le Canard soit d’une saveur remarquable, le goëland manifeste sa joie gloutonne d’une façon si bruyante, que bientôt d’autres se rassemblent, et dans ce cas le morceau reste au plus courageux ou au plus fort.

» Une autre méthode pour prendre les Canards consiste à tendre un filet sous l’eau, dans les lieux où ils ont coutume de venir manger ; et quand ils plongent pour chercher la nourriture, leur tête et leurs ailes s’embarrassent dans les mailles où ils se noient. Ce moyen réussit d’abord, mais bientôt les oiseaux s’effarouchent et finissent par s’éloigner. Dans certains cas même, il a suffi d’en tendre ainsi deux ou trois fois de suite, pour les empêcher de revenir de plusieurs semaines. Quand on cherche à s’avancer sur eux à la rame, de nuit comme de jour, on produit le même effet ; et ce procédé, assez généralement en usage sur la rivière Bush, est hautement désapprouvé par les chasseurs qui affûtent les Canards de dessus les pointes. Durant ces trois dernières années, on a constamment pu voir, sur la rivière dont je parle, un homme dans son bateau, armé d’un long fusil que soutient un porte-mousqueton ; et la quantité de gibier qu’il détruit est immense. Mais ce genre de chasse déplaît si universellement, qu’à diverses reprises on a cherché à couler bas le bateau et le fusil ; et on lui a si souvent envoyé des balles à lui-même, que maintenant ses expéditions ne peuvent plus avoir lieu que la nuit.

» Quant à la chasse au clair de lune, elle est peu pratiquée ; néanmoins, comme les Canards sont en mouvement dans les nuits où cet astre brille, on pourrait aisément les attirer à portée, en les appipant lorsqu’ils volent. En certains lieux, on imite leur cri dans la perfection ; et j’ai vu des oies s’écarter à angle droit de leur route pour venir à cet appel. Le chasseur les amène jusqu’au-dessus de sa tête, où elles planent ; et c’est surtout lorsqu’il emploie un oiseau captif, que la réussite devient certaine.

» Cette chasse, si facile en apparence et si fructueuse, n’en est pas moins une de celles où l’on est le plus exposé au froid et à l’humidité ; et les personnes qui voudront s’en donner le plaisir, sans être munies d’un courage à toute épreuve, reconnaîtront trop tôt que pour un bien il faut affronter mille maux : ramper à travers la boue et la vase, pendant des centaines de pas, et souvent pour ne rien attraper du tout ; ou bien encore, se tenir des heures entières sur une pointe, par une pluie battante et un vent qui transperce les os, n’est-ce pas là de quoi mettre à bout la patience du plus déterminé chasseur ? Cependant, c’est un amusement plein d’attrait et de charme ; et celui qui, doué d’un tempérament capable de supporter le rude froid des pôles, voudra s’y risquer, sans se laisser rebuter par la perspective de nombreux jours de misère et de fatigues, celui-là, je le lui promets, y trouvera une moisson de jouissance et de santé telle qu’un rôdeur des bois a rarement l’occasion d’en faire. »

Le nom de ce Canard si renommé lui vient, comme on sait, de la Vallisnérie qui, sur les eaux douces, forme le fonds de sa subsistance. Toutefois, comme cette plante se trouve assez peu répandue, il est loin de se borner à cette seule espèce végétale, mais se nourrit encore et principalement de celle qu’on appelle Herbe à l’anguille (zostera marina)[4], qui abonde dans les détroits et les fonds plats, tout le long des côtes de la mer. Pour moi, je dois l’avouer, sa chair ne me semble guère plus délicate que celle du millouin, qui se trouve souvent avec lui dans les mêmes troupes ; et, sur les marchés, on les vend indifféremment l’un pour l’autre.




  1. C’est cette même plante qui présente, dans ses amours, des phénomènes si singuliers, d’ailleurs bien constatés par les savants, et dont plusieurs poëtes ont fait l’objet de leurs chants : voyez Darwin, dans ses Amours des plantes et Delille dans les Trois règnes de la nature.
  2. Anas albeola, glacialis, rubida, marila, Americana, ferina.
  3. Dans l’État de Maryland.
  4. Genre de plante monocotylédone, de la famille des Aroïdées. La Zostère marine croît au fond de la mer, dans l’Océan et dans la Méditerranée.