Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La chasse au daim

LA CHASSE AU DAIM.


Les différentes méthodes en usage pour détruire les daims ne sont que trop bien connues et pratiquées avec trop de succès aux États-Unis. Quelle que soit dans nos forêts et nos prairies l’abondance tout à fait extraordinaire de ces superbes animaux, on en fait un tel massacre, qu’avant une centaine d’années ils seront probablement aussi rares en Amérique, que la grande Outarde l’est maintenant en Angleterre.

Cette chasse se pratique de trois manières qui n’offrent que quelques légères différences, suivant les États et les districts : la première, que l’on peut appeler la chasse au repos (still hunting), est de beaucoup la plus destructive ; l’autre, la chasse à la torche, vient après celle-ci pour ses effets meurtriers ; la troisième, qui peut n’être considérée que comme un simple amusement, est connue sous le nom de la chasse à courre. Ce n’est pas qu’elle ne cause encore la ruine de beaucoup de gibier ; mais, à aucun égard, elle ne lui est aussi funeste que les deux autres. Je vais reprendre et décrire séparément chacune de ces trois méthodes.

La chasse au repos est considérée comme un métier par nombre d’hommes de nos frontières. Pour être pratiquée avec succès, elle réclame une grande activité, une adresse consommée dans l’usage de la carabine, et une connaissance approfondie de tous les réduits de la forêt. Ajoutons qu’il faut que le chasseur soit parfaitement au courant de chaque habitude du daim, non-seulement aux diverses saisons de l’année, mais encore à chaque heure du jour, pour savoir exactement quelles sont les différentes remises que le gibier préfère, et dans lesquelles, à tout moment, on a le plus de chance de le rencontrer. Ce serait ici le lieu de décrire avec détail les mœurs de ces animaux, si je n’avais l’intention d’en faire plus tard l’objet d’un travail spécial, traitant des observations que j’ai pu recueillir moi-même sur les nombreuses variétés de quadrupèdes qui peuplent notre immense territoire.

Toute scène pour frapper a besoin d’être présentée, s’il est possible, en pleine lumière ; je supposerai donc que nous sommes maintenant sur les pas de notre chasseur, du vrai chasseur, comme on l’appelle aussi, et que nous le suivons au plus fourré des bois, à travers les marécages, les précipices, et là partout où le gibier peut se rencontrer plus ou moins abondant, au risque quelquefois de n’y rien trouver du tout. Le chasseur, cela va sans dire, est doué de toute l’agilité, de toute la patience, de toute la vigilance enfin qu’exige sa délicate profession ; et nous, nous marchons à l’arrière-garde, épiant chacune de ses manœuvres, ne perdant aucun de ses mouvements.

Son équipement, comme vous pouvez le voir, consiste en une sorte de blouse de cuir, avec pantalon à l’avenant ; ses pieds sont chaussés de mocassins solides ; une ceinture lui relie les reins, sa pesante carabine repose sur sa large épaule ; à l’un de ses côtés pend son sac à balles surmonté de la corne d’un vieux buffle, autrefois la terreur du troupeau et qui sert maintenant à mettre une livre de poudre de chasse superfine. C’est là aussi qu’il a fourré son grand couteau ; il n’a pas même oublié son tomahawck, dont le manche est passé, derrière lui, dans sa ceinture ; et il marche d’un tel pas, que peu d’hommes probablement, si ce n’est vous et moi, pourraient le suivre ; mais nous avons résolu d’être témoins de ses sanglants exploits, et d’ailleurs le voilà qui s’arrête ; il examine sa pierre à fusil, son amorce, la pièce de cuir qui recouvre sa platine ; puis il regarde en haut, il s’oriente et cherche à reconnaître dans quelle direction il fera le meilleur pour le gibier.

Le ciel est clair, le vif éclat du soleil levant rayonne à travers les basses branches des arbres ; les gouttes de rosée, perles liquides, scintillent à l’extrémité de chaque rameau. Déjà la couleur émeraude du feuillage a fait place aux teintes plus chaudes des mois d’automne ; une légère couche de gelée blanche recouvre les barreaux qui enclosent le petit champ de blé du chasseur, et lui, tout en marchant, a les yeux sur les feuilles mortes qui jonchent à ses pieds la terre ; il y cherche les traces bien connues du sabot de quelque daim. Maintenant, il se baisse vers le sol où quelque chose vient d’attirer son attention… Regardez, il change d’allure, hâte le pas ; bientôt il atteindra, là-bas, cette petite montagne. À présent, comme il marche avec précaution, faisant halte à chaque arbre, jetant les yeux en avant, comme s’il était déjà à portée du gibier. Il avance encore, mais lentement, lentement ; enfin, le voilà sur le penchant de cette éminence qu’éclaire le soleil dans toute la pompe de son réveil… Voyez, voyez, il prend son fusil, découvre la platine, nettoie avec sa langue le tranchant de la pierre ; maintenant il se tient debout et fixe comme une statue ; peut-être mesure-t-il la distance entre lui et le gibier qu’il couve de l’œil ; puis sa carabine se relève tout doucement, le coup part, et le voilà qui court ! courons aussi… Lui parlerai-je, pour lui demander comment a réussi son début ? Certes oui, car c’est une de mes vieilles connaissances.

« Eh bien ! l’ami, qu’avons-nous tué ? (lui dire : qu’avons-nous tiré ? ce serait supposer qu’il a pu manquer, et risquer de le mettre en colère) — Ah ! pas grand’chose, un daim. — Et où est-il ? — Ah ! il a voulu faire encore un ou deux sauts ; mais il n’est pas loin, je l’ai trop bien touché ; ma balle a dû lui traverser le cœur. »

Nous arrivons au lieu où l’animal s’était mollement couché parmi les herbes, sous un bosquet de vignes d’où pendent les grappes enlacées aux branches du sumac et des sapins touffus. C’est là que, dans un doux repos, il espérait passer le milieu du jour ! La place est couverte de sang, ses sabots se sont profondément enfoncés dans le sol, lorsqu’il bondissait dans l’agonie de la douleur. Mais le sang qui lui dégoutte du flanc trahit le chemin qu’il a pris. Enfin le voilà, gisant sur la terre, la langue pendante, les yeux éteints, sans mouvement, sans souffle… il est mort ! Alors le chasseur tire son couteau, lui tranche la gorge presque d’un seul coup, et s’apprête à le dépouiller. Pour cela, il le suspend à la branche d’un arbre, et bientôt l’opération est terminée ; puis il coupe les jambons, abandonnant le reste aux loups et aux vautours, recharge son fusil, enveloppe la venaison dans la peau qu’il jette sur son épaule où il l’attache avec une courroie, et se remet en quête d’un nouveau gibier ; car il sait qu’il n’ira pas loin, sans en retrouver pour le moins autant.

Si la saison eût été chaude, c’est du côté de la montagne où l’ombre donne, que le chasseur aurait cherché les traces du daim. Au printemps, il nous eût conduits au plus épais d’un marécage couvert de roseaux, sur les bords de quelque lac solitaire où vous eussiez vu le daim plongé jusqu’au cou, pour échapper aux insupportables piqûres des cousins. Si l’hiver, au contraire, eût recouvert la terre de neige, il se serait dirigé vers les bois bas et humides que tapissent la mousse et le lichen dont les daims se nourrissent en cette saison, et qui parfois encroûtent les arbres jusqu’à plusieurs pieds de hauteur. En d’autre temps, il eût remarqué les endroits où l’animal, frottant ses cornes contre les branches des arbrisseaux, les débarrasse de leur enveloppe veloutée ; ceux où il a coutume de creuser la terre de ses pieds de devant ; ou bien, il l’eût attendu aux lieux où abondent le pommier sauvage et le plaqueminier[1] sous lesquels il s’arrête de préférence, parce qu’il aime à mâcher leurs fruits. Au printemps, dès les premiers beaux jours, notre chasseur, imitant le bramement de la daine, parvient souvent ainsi à s’emparer de la mère avec son faon. D’autres fois, comme cela se pratique dans quelques tribus d’Indiens, il plante au bout d’un bâton une tête de daim convenablement préparée, et la promène en rampant, au-dessus des grandes herbes des prairies, si bien que le vrai daim, trompé par l’apparence, se laisse approcher à portée de fusil. Mais, cher lecteur, en voilà sans doute assez pour ce genre de chasse. Permettez-moi seulement d’ajouter que, soit d’une façon, soit d’une autre, c’est par milliers que les daims succombent chaque année. Très souvent on ne les tue que pour la peau, et l’on ne se soucie pas même des meilleurs morceaux, à moins que la faim ou la proximité de quelque marché n’engage le chasseur, comme nous venons de le voir, à emporter les jambons.

La chasse à la torche, ou, comme on l’appelle dans certaines contrées, la lumière des forêts, ne manque jamais de produire une forte impression sur celui qui pour la première fois en est témoin. La scène, par moments, revêt quelque chose de redoutable et de grandiose ; elle jette dans l’âme une véritable frayeur, capable de paralyser, jusqu’à un certain point, les facultés du corps. Suivez donc en effet, sans une sorte de frisson, le chasseur qui galope à travers l’inextricable épaisseur des bois, obligé vous-même de lancer votre cheval par-dessus des centaines de troncs énormes, tantôt vous trouvant enlacé par des lianes vagabondes et des vignes sauvages, tantôt vous débattant entre deux jeunes arbres tenaces, dont les branches, forcées par le passage de votre compagnon, se referment sur vous, ou reviennent vous fouetter le visage ; sans compter tant et tant d’autres occasions de vous rompre le cou, par exemple, en tombant la tête la première au fond de quelque précipice recouvert de mousse ! Mais je veux mettre de l’ordre dans ma description, et vous laisser juger par vous-même si cet amusement serait ou non de votre goût.

Le chasseur est rentré au campement ou à la maison ; il s’est reposé, a fait un bon repas de son gibier, et maintenant il attend avec impatience le retour de la nuit. Il s’est procuré quantité de pommes de pin remplies de matière résineuse ; il possède une vieille poêle à frire qui, Dieu le sait, a peut-être servi à sa grand’grand’mère, et où l’on mettra les pommes de pin, une fois allumées ; les chevaux se tiennent à la porte tout sellés ; enfin, lui-même il paraît avec sa carabine en bandoulière, s’élance sur un cheval, tandis que l’autre est monté par son fils ou un domestique portant la poêle et les pommes de pin, et l’on part en se dirigeant vers l’intérieur de la forêt. Arrivés sur le terrain où doit commencer la chasse, on bat le briquet, le feu jaillit, et bientôt le bois résineux pétille. L’individu qui porte la torche s’avance dans la direction jugée la plus favorable. La flamme illumine les objets rapprochés ; mais au loin tout reste plongé dans une obscurité d’autant plus profonde ; à ce moment, le chasseur gagne le front de bataille, et ne tarde pas à apercevoir devant lui deux points faiblement lumineux : ce sont les yeux d’un daim ou d’un loup qui réfléchissent l’éclat de la torche. L’animal ne bouge point ; et pour quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude de cette chasse étrange, le flamboiement de ces yeux ferait naître l’idée d’un fantôme ou d’un lutin égaré parmi les bois, loin des lieux qu’il a coutume de hanter. Mais le chasseur, que rien n’intimide, s’en approche, et souvent d’assez près pour distinguer les formes ; il épaule sa carabine, il tire, et l’animal roule par terre ! Alors il descend de cheval, prend la peau ou d’autres parties les plus à sa convenance ; puis continue sa chasse presque toute la nuit, sinon même jusqu’à la pointe du jour, tuant ainsi quelquefois une dizaine de daims, quand il y fait bon. Ce genre de chasse devient fatal, non-seulement aux daims, mais encore aux loups, et, par aventure, à un vieux cheval ou à une vache qui se trouve rôdant dans la profondeur des bois.

À présent, lecteur, il vous faut enfourcher un coursier de Virginie, généreux et plein de feu. Votre fusil n’est-ce pas, est en bon état ?… Écoutez : le son de la corne et des cors retentit et se mêle aux aboiements d’une meute de chiens courants ! Vos amis vous attendent à l’ombre du feuillage où nous devons mener ensemble la chasse du daim au pied léger. On ne sent pas la distance, quand on savoure d’avance la joie de l’arrivée ; au galop donc à travers les bois, jusqu’à ce que nous trouvions certaine place bien connue où, sous la balle du chasseur, plus d’un daim superbe a mordu la poussière. Les traqueurs se sont déjà mis en quête ; on les entend exciter les chiens de la voix. Allons ! les éperons dans le ventre de nos chevaux, ou nous serons trop tard à notre poste, et nous manquerons la première occasion d’arrêter au passage le gibier qui fuit. Plus vite, plus vite, la chasse est lancée ; le son du cor se rapproche et résonne de plus en plus fort ; hurrah ! hurrah ! ou nous resterons honteusement en arrière.

Enfin nous y voilà ; descendez, attachez votre cheval à cet arbre, placez-vous là, derrière ce peuplier jaune, et surtout, attention à ne pas me tuer. Le gibier vient à nous grand train ; je cours moi-même à mon poste, et la palme à qui, le premier, l’étendra roide mort !

Malheureusement pour lui, son pied a fait craquer une branche de bois sec, je l’entends, et les chiens le serrent de si près qu’il va passer à l’instant même… Le voici : qu’il est beau, bondissant ainsi sur le sol, quelle noble tête, quel magnifique bois, quelle grâce dans chacun de ses mouvements, et comme il semble plein de confiance, s’en remettre à sa seule légèreté pour son salut ! Hélas ! vain espoir : un coup part, l’animal se baisse ; il s’élance d’une vitesse incomparable, il vole ; mais en passant devant une autre embuscade, un second coup mieux ajusté le couche par terre. Chiens, domestiques et cavaliers se ruent sur le terrain ; on félicite le chasseur de son adresse ou de sa chance, et la chasse repart, pour recommencer dans quelque autre partie de la forêt.


  1. Persimon (Diospyros Virginiana), ou plaqueminier de Virginie. C’est un arbre d’environ 60 pieds ; le fruit est jaune, rond, de la grosseur d’une pomme et assez succulent.