Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La Pêche dans l’Ohio

LA PÊCHE DANS L’OHIO.


Avec quel plaisir, mais aussi quels regrets, je me rappelle les jours heureux que j’ai passés sur les rives de l’Ohio. Images des premières années, vous revenez en foule charmer mes yeux ! Je me représente le sol fertile, l’atmosphère tiède et embaumée de notre grand jardin de l’Ouest, du Kentucky, et je revois les eaux limpides de cette belle rivière qui, dans son cours, le borne à l’occident. Je me figure encore être sur ses bords : retournant de vingt ans en arrière, mes muscles ont recouvré leur souplesse, mon esprit sa promptitude et sa vigueur ; les rêves légers de l’avenir flottent devant moi, tandis que je me repose sur l’herbe du rivage, suivant du regard les ondes étincelantes. Sur ma tête, la forêt fait ondoyer ses majestueuses cimes, le taillis entrelace ses épais berceaux, sous lesquels retentit le chœur des chantres de la solitude, et qui, de leurs voûtes, laissent pendre des grappes de fruits vermeils et des guirlandes de magnifiques fleurs. Cher lecteur, je suis bien heureux… Mais hélas ! déjà le songe s’est évanoui, et je me retrouve maintenant dans l’Athènes britannique, écrivant un épisode pour varier mes biographies d’oiseaux ; autour de moi s’entassent de jaunes et poudreux in-folios, d’où je cherche à extraire quelque particularité intéressante relativement à la pêche du Chat marin[1].

Cependant avant d’entrer en matière, je veux, dans une rapide description, vous donner au moins une idée de la demeure que j’occupais sur les bords du fleuve. Quand je débarquai pour la première fois à Henderson, dans le Kentucky, ma famille, de même que ce village, était très peu considérable : l’un se composait de six ou huit maisons, l’autre de ma femme, d’un enfant et de moi. Si peu nombreuses que fussent les maisons, nous eûmes cependant la chance d’en trouver une de disponible. Je me trompe quand je dis maison ; c’était une hutte faite de souches et de troncs d’arbres. Comme il n’y en avait pas de meilleure, nous dûmes nous en contenter, et nous nous y installâmes de notre mieux. Le pays, aux environs, se trouvait presque sans habitants ; les provisions étaient rares, mais nos voisins étaient de braves gens, et nous avions apporté avec nous de la farine et des jambons. Nos plaisirs étaient ceux de deux nouveaux mariés, pleins de vie et le cœur joyeux ; un sourire de notre enfant nous valait tous les trésors du monde. Les bois étaient peuplés de gibier, la rivière abondait en poisson ; et, de temps à autre, un doux rayon de miel sauvage, que je dérobais à quelque arbre creux, venait enrichir notre petite table. Le berceau de notre enfant formait la plus riche pièce de notre mobilier ; nos fusils et des lignes à pêcher étaient les instruments qui nous rendaient le plus de services. Nous avions bien commencé à cultiver un coin de jardin ; mais la terre était si forte, que la première année, nos semis se trouvèrent de bonne heure étouffés sous de grandes herbes. J’avais avec moi un associé, ou homme d’affaires, et de plus un jeune Kentuckien, à qui les amusements de la forêt et de la rivière allaient bien mieux que le livre journal ou le grand livre. C’était, je puis le dire, un garçon né pour la vie des bois ; il était chasseur, pêcheur, et comme moi comptait avant tout, pour fournir le ménage, sur le poisson et le gibier. Ce fut donc de ce côté que, d’un commun accord, se dirigea toute notre industrie.

Quantité aussi bien que qualité étaient des objets importants pour nous ; nous savions parfaitement que l’Ohio nourrissait trois espèces de chats marins, toutes assez bonnes ; mais nous n’étions pas encore fixés sur la meilleure méthode pour les prendre. Néanmoins, nous résolûmes de travailler en grand, et sur-le-champ nous nous mîmes à fabriquer une ligne dormante. Ici sans doute, un mot d’explication devient nécessaire.

La ligne dormante n’est autre chose qu’une corde longue et grosse, en proportion toutefois de l’étendue du cours d’eau et de la taille du poisson auquel vous la destinez. Comme l’Ohio, à Henderson, est large d’au moins un demi-mille, et que les Chats marins pèsent depuis une jusqu’à cent livres, nous confectionnâmes une ligne qui pouvait avoir deux cents mètres de long, grosse comme le petit doigt d’une belle jeune fille de quinze ans, et aussi blanche que puisse l’être la main mignonne de la charmante enfant. Nous l’avions faite tout entière de coton du Kentucky, parce qu’il résiste mieux à l’eau que le chanvre ou le lin. La principale ligne achevée, nous en préparâmes une centaine de beaucoup plus petites, à chacune desquelles nous attachâmes un excellent hameçon de Kirby et Cie. Passons maintenant à l’appât.

Nous étions au mois de mai ; la nature avait fait renaître une multitude de petits animaux qui couvraient la terre, fendaient les ondes et bourdonnaient au milieu des airs. Le Chat marin, par tempérament, est très glouton, et nullement difficile sur le choix de ses morceaux. Comme le vautour, il se contente de charogne, quand il n’a rien de mieux. Après quelques essais, nous reconnûmes que, de toutes les friandises avec lesquelles nous cherchions à l’allécher, ce qu’il préférait décidément en cette saison, c’était des crapauds vivants. Nous en avions grande abondance aux environs de notre village. Soit instinct, soit raison, on les voit rôder ou chercher leur vie, ordinairement à la fin ou au commencement de la nuit, pendant le clair de lune, et surtout après une ondée ; mais ils sont incapables de supporter la chaleur du soleil, quelques instants avant ou après midi. En Amérique, il y a bon nombre de ces immondes animaux, spécialement dans les régions de l’ouest et du sud ; et nous n’y manquons pas non plus de grenouilles, serpents, lézards, ni même de cette espèce de crocodiles que nous nommons alligators : c’est qu’aussi tous, tant qu’ils sont, ils trouvent là facilement à vivre, et que nous les laissons ramper, sauter et frétiller à leur aise, suivant les goûts divers qu’ils ont reçus de celui qui a créé et qui dirige chaque chose.

Donc, pendant tout le mois de mai, et même jusqu’à l’automne, nous eûmes des crapauds à discrétion. J’imagine que plus d’une délicate lady se serait trouvée mal, ou du moins n’aurait pas manqué de jeter les hauts cris et d’avoir ses nerfs rien qu’à regarder dans nos paniers où grouillaient ces animaux, tous bien portants et dodus. Heureusement nous n’avions ni princesse de tragédie, ni vieille fille sentimentale à Henderson ; nos dames du Kentucky ont assez de leurs propres affaires, et si par hasard elles se mêlent de celles d’autrui, ce n’est que pour rendre service le plus qu’elles peuvent. Les crapauds, ramassés un à un, étaient emportés dans nos paniers à la maison, et renfermés dans un baril, pour être employés à mesure.

Supposons maintenant que la nuit est passée, et allons essayer notre ligne. Du haut de ce tertre, au bord de l’eau, vous pouvez suivre nos mouvements. Asseyez-vous à l’abri de ce large cotonnier, et n’ayez pas peur, en cette saison, d’y prendre froid.

Mon aide me suit avec un harpon ; moi, je porte la pagaie de notre canot ; un garçon a sur son dos une centaine de crapauds des plus appétissants. Notre ligne… Ah ! j’avais oublié de vous dire que nous l’avions posée la veille au soir, mais sans les petites, que vous voyez maintenant sur mon bras. Un bout avait été attaché là-bas, à ce sycomore ; et nous avions fait filer notre canot, portant le reste proprement enroulé à la poupe ; puis, arrivé à l’autre bout, je l’avais jeté par-dessus le bord, avec une grosse pierre, pour l’emmener à fond : toutes précautions qui n’avaient eu pour objet que de la faire bien tremper, afin qu’au matin elle fût ferme et serrée. À présent, vous voyez : nous détachons de la rive notre léger bateau ; les crapauds, toujours dans le panier, sont placés sous ma main, à l’avant ; j’ai sur mes genoux les petites lignes, chacune toute prête avec son nœud coulant. Nathan manœuvre la pagaie, et profitant du courant, maintient notre barque, la poupe juste au fil de l’eau. David fixe l’appât vivant à chaque hameçon ; et moi, qui n’ai pas quitté la principale ligne, j’y attache une des petites, que je laisse tomber dans la rivière. Voyez comme le pauvre crapaud saute et se débat dans l’eau. Cependant toutes les autres petites lignes sont ainsi successivement attachées, amorcées et jetées dans le courant, et nous regagnons paisiblement les bords.

Quelle délicieuse chose que la pêche ! ai-je souvent entendu s’écrier à un honnête pêcheur qui, patient comme Job, immobile ou marchant à pas comptés le long d’un ruisseau large de vingt pieds et profond de trois, promène bravement sa mouche artificielle devant une truite, laquelle se prend enfin, et se trouve au bout du compte peser une demi-livre. Quant à moi, je n’ai jamais eu cette vertueuse résignation ; pourtant j’ai attendu dix longues années : et maintenant les trois quarts seulement de mes oiseaux sont gravés, bien que j’aie fait la plupart des dessins depuis 1805, et qu’il me faille encore attendre deux ans, avant d’en voir la fin ! Mais, je le répète, en fait de pêche, jamais je n’ai pu tenir une ligne plus de deux minutes, à moins que ça ne mordît rondement, et que sans cesse un poisson ne suivît l’autre par-dessus ma tête. Si je pêche la truite, je veux, ou m’en retourner sur-le-champ, ou bien en prendre comme j’ai fait en Pensylvanie et dans le Maine cinquante et plus dans une couple d’heures. — Pour notre ligne, elle dort dans la rivière, et elle du moins attendra très bien que je vienne y regarder ce soir. Maintenant, rien ne m’empêche de prendre mon fusil, mon album, et, suivi de mon chien, de faire ma tournée dans les bois jusqu’au déjeuner. Peut-être rencontrerai-je un dindon sauvage ou quelque daim. Il n’est que quatre heures, et la matinée est si belle !

Mais déjà voici le soir ; les étoiles commencent à scintiller au firmament, et cependant l’astre du jour vient à peine de disparaître. Quel calme dans l’air ! les insectes et les quadrupèdes nocturnes sont sortis de leurs retraites ; l’ours songe à se mettre en mouvement au travers de l’obscure cannaie, la corneille regagne son perchoir, l’écureuil fait entendre son petit sifflement d’adieu, et le hibou, glissant silencieux et léger, tombe à l’improviste sur l’innocent animal, dont il interrompt les joyeux ébats. — Vite à notre bateau ! nous poussons au large ; bientôt la grosse ligne est dans ma main ; je sens des secousses : il faut qu’il y ait quelque chose de pris ! J’amène le premier hameçon, rien ! les secousses redoublent, les hameçons se succèdent… rien encore ! Ah ! quel magnifique Chat marin est entortillé autour de cette petite ligne ! Nathan, un bon coup de gaffe ! et harponne-le-moi près de la queue ; ne lâche pas, mon garçon ; enlève-le ! Bien ! maintenant nous le tenons. On continue de tirer la ligne ; et quand nous sommes au bout, plus d’un beau poisson a fait le saut dans notre bateau. Alors on met de nouvelles amorces et l’on s’en revient, en se félicitant de cette heureuse pêche, car il y en a pour nous régaler nous et nos voisins.

Dans ce temps-là, à Henderson, j’aurais pu laisser ma ligne à l’eau toute une semaine, sans que rien la dérangeât. La navigation s’effectuait presque toute par le moyen de bateaux plats qui, durant les nuits sereines, s’en allaient flottant au milieu de la rivière, de façon que les gens du bord ne pouvaient voir le poisson qui s’était laissé prendre. Alors aucun steamer n’avait encore descendu l’Ohio. De temps à autre, à la vérité, passait une barque ou un keelboat qu’on poussait à force de perches et de rames ; mais la nature de la rivière en cet endroit est telle, que ces bateaux, en remontant, étaient obligés de longer la rive indienne, et ne pouvaient regagner le courant qu’au-dessus du petit quai du village, tandis que nos lignes étaient toujours placées au-dessous.

Il y a plusieurs espèces ou variétés de Chats marins dans l’Ohio : entre autres la bleue, la blanche et celle dite couleur de vase, qui diffèrent autant par la forme et les habitudes que par la coloration. La dernière est la meilleure, mais elle atteint rarement la taille des autres. La bleue est la plus grosse, et quand elle ne dépasse pas quatre à six livres, elle fournit un assez bon manger. La blanche est préférable et moins commune. Toutefois, je le répète, la meilleure, comme aussi la plus rare, c’est la variété jaune. On en a pris de bleues qui pesaient jusqu’à cent livres ; mais c’est presque un phénomène.

Chez toutes, la forme tourne au cône. La tête est démesurément large, tandis que le corps va se terminant en pointe à la racine de la queue. Les yeux, petits, très écartés, sont situés sur le devant de la tête, mais latéralement ; la gueule, large et armée de nombreuses dents fines et extrêmement aiguës, est en outre défendue par des épines qui, lorsque le poisson se débat dans l’agonie, se dressent à angle droit et tiennent si solidement, qu’on les casse quelquefois avant de parvenir à les détacher. Le Chat marin porte aussi des barbillons d’une longueur proportionnée, et qui lui sont utiles apparemment pour le guider au fond de l’eau, pendant que ses yeux s’occupent à surveiller les objets qui passent au-dessus.

Veut-on se servir avec succès de la ligne dormante, il faut que les eaux soient d’une hauteur moyenne : trop basses, elles sont trop claires, et le poisson, quoique extrêmement vorace, y regarde à deux fois avant de risquer sa vie pour un crapaud. De même, pendant les crues subites, c’est hasard si votre ligne n’est entraînée par l’un des nombreux arbres que la rivière charrie ; un juste milieu, c’est donc ici ce qu’il y a de mieux.

Quand les eaux montent et deviennent troubles, on n’emploie qu’une seule ligne pour cette pêche ; on l’attache à la branche souple de quelque saule qui s’incline sur le courant. Elle doit avoir de vingt à trente pieds de long. Dans ce cas, mettez pour amorce les entrailles d’un dindon sauvage ou bien un morceau de venaison fraîche ; et quand vous y reviendrez voir au matin, pourvu que l’eau n’ait pas trop haussé, les mouvements de la branche vous indiqueront qu’un poisson tient à l’autre bout, et vous n’aurez plus qu’à l’amener sur le rivage.

Un soir que je voyais la rivière croître rapidement, bien qu’elle ne fût pas encore débordée, je m’aperçus que la perche blanche mouvait, c’est-à-dire montait de la mer. J’avais grande envie de goûter de ce poisson délicat, et, sans perdre de temps, j’amorçai ma ligne avec une écrevisse, et l’attachai, comme je l’ai dit, aux branches d’un arbre. Le lendemain matin, quand j’allai pour la tirer, il me sembla qu’elle tenait à fond : cependant, en m’y prenant en douceur, je la sentis venir ; mais une forte secousse me fit glisser la corde entre les doigts, et au même instant un gros Chat marin bondit hors de l’eau. Je le laissai se débattre un moment, et lorsqu’il se fut épuisé, je le pris. Il avait avalé l’hameçon tout entier, et je fus obligé de couper la ligne à ras de sa gueule. Alors, lui passant un bâton dans l’une des ouïes, nous l’emportâmes, mon domestique et moi, à la maison. En l’ouvrant, jugez de notre surprise ! Il avait dans l’estomac une belle perche blanche qui était morte, mais nullement détériorée. Cette pauvre perche s’était légèrement prise à l’hameçon, et le Chat marin l’ayant engloutie se l’était lui-même enfoncé dans l’estomac. Bien que l’instrument fût petit, je ne doute pas que la douleur qu’il lui causait ne l’eût, à la longue, fait périr. Nous mangeâmes la perche, et le chat fut partagé en quatre portions, que nous distribuâmes parmi nos voisins. Nicolas Berthoud, un de mes bons amis et le meilleur pêcheur que j’aie jamais connu, tendit un jour une ligne dormante dans le bassin qui est au-dessous des moulins de Tarascon, au lieu où tombent les rapides de l’Ohio. Je ne me rappelle pas bien quel était le genre d’appât ; mais toujours est-il qu’en levant notre ligne nous trouvâmes un très beau Chat marin, dans le corps duquel était au moins la moitié d’un cochon de lait.




  1. Voyez la note de la page 55 au premier volume.