Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’incendie des forêts

L’INCENDIE DES FORÊTS.


Avec quel plaisir je m’asseyais au feu pétillant de quelque cabane solitaire, lorsque, tombant de fatigue, transpercé de froid par l’ouragan, j’étais parvenu à me frayer un passage à travers la neige mouvante qui couvrait, comme d’un manteau, toute la surface de la terre. Quelle paix, quelle innocente simplicité dans l’humble demeure de mes hôtes, et pour moi quel doux repos ! Je crois les voir encore : la mère, pleine de tendresse, berce en chantant son petit enfant qu’elle endort, tandis qu’un groupe de garçons turbulents assiége le père qui revient de la chasse et leur montre, étalés sur le plancher grossier de la cabane, les échantillons variés de son butin. Une énorme souche que non sans peine on a roulée dans le large foyer, activée par de petites branches de pin, s’enflamme et couvre d’un éclat de lumière l’heureuse famille qui l’entoure ; déjà les chiens du chasseur s’occupent à lécher les paillettes de glace étincelant sur leur robe mouchetée, et le chat, ami du bien-être, se joue en faisant patte de velours par-dessus ses deux oreilles, ou bien, de sa langue épineuse, s’amuse à lustrer sa belle fourrure.

Oui ! quelles délices pour moi, lorsque, accueilli avec bonté et traité d’une façon tout hospitalière par des gens dont les moyens étaient aussi restreints que leur générosité était grande, je pouvais entrer en conversation avec eux sur des sujets qui m’intéressaient, et en recevoir des informations satisfaisantes ! Quand le modeste mais substantiel repas était fini, la mère atteignait de dessus la planche le livre des livres et réclamait doucement l’attention de sa famille, pendant que le père lisait à haute voix un chapitre. Alors montait au ciel leur fervente prière ; après quoi l’on se souhaitait une bonne nuit, en envoyant un souvenir aux amis absents ; et je pouvais enfin étendre mes membres épuisés sur la peau de buffle, et me couvrir de la chaude dépouille de quelque gros ours. De doux rêves me reportaient chez moi ; j’étais heureux, à l’abri de tout danger, sous l’humble toit, et défendu contre les rigueurs de la saison.

Je me rappelle qu’une fois, dans l’État du Maine, je passai une de ces nuits que je viens de décrire. Au matin, tout avait pris un air sombre, et le ciel était obscurci d’une lourde pluie qui tombait par torrents. Mon généreux hôte me pria de rester, en termes si pressants, que je ne pus qu’accepter son offre avec plaisir. On déjeuna ; puis chacun se mit à ses occupations du jour : les rouets commencèrent à tourner à la ronde, et les garçons s’employèrent de leur côté, l’un en cherchant à apprendre sa leçon, l’autre en essayant de résoudre quelque gros problème d’arithmétique. Dans un coin dormaient les chiens, qui rêvaient de chasse et de carnage ; tandis que, presque sur les cendres, Grimalkin[1], d’un air grave, accompagnait de son ron ron le bourdonnement des fileuses. Le chasseur et moi nous étions assis chacun sur un escabeau, et la matrone veillait au ménage.

Puss, s’écria la dame, allons vite, décampons ! Tu m’avais bien dit, cette nuit, qu’il pleuvrait dans la journée, et tes griffes rusées pourraient maintenant nous donner de pires nouvelles. Incontinent Puss quitta la cheminée et courut sauter sur un lit où, s’étant roulé en boule, il s’arrangea pour un bon somme. — Je demandai au mari ce que signifiaient ces paroles de sa femme. — Ah ! me répondit-il, la brave femme a parfois de drôles d’idées ; elle croit aux pronostics de toutes sortes d’animaux. Quant à ce qu’elle disait du chat, cela se rapporte aux incendies des bois autour de nous. Et quoiqu’il n’y en ait pas eu depuis longtemps, elle les redoute encore autant que jamais ; et, en effet, elle et moi, ainsi que chacun de nous, n’avons que trop de raisons de les craindre, en nous rappelant les maux qu’ils nous ont causés. — J’avais lu de ces grands incendies auxquels mon hôte faisait allusion ; souvent j’avais observé avec tristesse l’apparence désolée des forêts, et je me sentis un vif désir de connaître quelque chose des causes qui pouvaient produire de si terribles accidents. Aussi le priai-je de me raconter ce qu’il en avait pu voir par lui-même ; et c’est ce qu’il s’empressa de faire à peu près dans ces termes :

Il y a environ vingt-cinq ans, les mélèzes furent attaqués par des insectes qui les firent presque tous périr en coupant leurs feuilles ; car vous saurez que bien que les autres espèces ne soient pas tuées par la perte des feuilles, celles qu’on appelle des arbres verts le sont infailliblement. Quelques années après cette destruction du mélèze, les mêmes insectes attaquèrent les sapins, les pins et autres arbres résineux, et cela avec un tel acharnement, qu’en moins de six ans ils commencèrent à tomber et à s’amonceler dans toutes les directions, si bien que la surface entière du pays en fut bientôt encombrée. Vous vous imaginez, lorsqu’ils furent en partie secs ou convenablement préparés, quel bois de chauffage c’était là ; mais aussi quel aliment pour les dévorantes flammes qui par accident, ou peut-être par intention, ravagèrent ensuite la contrée : il y en eut qui continuèrent à brûler pendant des années, interrompant dans maints endroits toute communication sur les routes, et, par la nature de ces matières résineuses, s’entretenant avec d’autant plus de facilité et se propageant à travers les couches profondes des feuilles sèches et les amas des autres arbres. — Ici je l’interrompis, le priant de me donner une idée de la forme de ces insectes qui avaient causé un tel désastre.

Ces insectes, dit-il, sous leur forme de chenille, avaient comme trois quarts de pouce de long et étaient aussi verts que les feuilles qu’ils dévoraient. Je dois vous dire aussi qu’en nombre de lieux sur lesquels le feu passa, il parut bientôt une nouvelle pousse de bois, de celui que nous autres bûcherons appelons du bois dur, et qui est d’une tout autre espèce que les arbres verts. Et c’est une remarque que j’ai constamment faite : toutes les fois que la première nature d’une forêt est détruite par le feu, ce qui ensuite repousse spontanément est d’une essence toute différente. — J’arrêtai de nouveau mon hôte pour lui demander s’il pouvait me dire de quelle manière le feu était mis ou prenait ainsi pour la première fois.

Ah ! monsieur, me répondit-il, il y a là-dessus divers avis : on pense généralement que c’est un coup des Indiens, soit pour pouvoir tuer du gibier plus à leur aise, soit pour se venger de leurs ennemis les Faces pâles. Mais mon opinion à moi n’est pas telle, et je la puise dans mon expérience comme habitant des bois : j’ai toujours cru que le feu prenait par la chute accidentelle d’un tronc contre un autre ; il suffit, pour l’allumer, du simple frottement, surtout quand ils sont, comme il arrive souvent, couverts de résine. Dans ce cas, les feuilles sèches sur le sol commencent à s’enflammer, puis les brindilles et les branches, et dès lors il n’y a plus que l’intervention du Tout-Puissant pour en arrêter les progrès.

Quelquefois l’élément destructeur, porté par les vents, s’approche avec tant de rapidité de nos pauvres cabanes, qu’il est difficile à leurs habitants de lui échapper. En effet, dans certaines parties de nos bois, des centaines de familles ont été obligées de fuir de leurs demeures en laissant tout ce qu’elles avaient derrière elles ; et il est même arrivé que plusieurs de ces fugitifs effarés ont été brûlés vifs.

À ce moment, une bouffée de vent s’engouffrant au haut de la cheminée, repoussa les flammes dans la maison. La femme et la fille, s’imaginant que les bois étaient encore en feu, s’élancèrent à la porte ; mais le mari leur expliqua la cause de leur terreur, et elles se remirent à leur ouvrage.

Les pauvres créatures ! s’écria le bûcheron ; je parie que ce que je viens de vous dire a rappelé de sombres souvenirs à l’esprit de ma femme et de ma fille aînée. C’est qu’elles et moi, il nous fallut fuir de chez nous au temps des grands feux.

J’avais entendu avec tant d’intérêt ce qu’il m’avait rapporté des causes de ces incendies, que je le priai de me raconter aussi les particularités du malheur auquel il venait de faire allusion. — Si Prudence et Polly, dit-il en regardant sa femme et sa fille, veulent promettre de rester tranquilles, en cas qu’un second coup de vent nous amène encore de la fumée, je ne demande pas mieux. Le sourire plein de bonté dont il accompagna sa remarque lui en valut, en retour, un tout pareil de la part des deux femmes, et il continua :

Vous décrire une pareille scène, monsieur, n’est pas chose facile ; mais je m’y prendrai de mon mieux pour vous faire passer le temps agréablement.

Une nuit, nous dormions profondément dans notre cabane, à une centaine de milles de celle-ci, lorsque, environ deux heures avant le jour, le hennissement des chevaux et le mugissement des bestiaux que j’avais laissés errer dans les bois nous réveillèrent en sursaut. Je saisis mon fusil et me précipitai vers la porte pour voir quelle sorte de bête avait pu causer tout ce vacarme ; mais je fus frappé d’un immense éclat de lumière, réfléchi devant moi sur tous les arbres, aussi loin que ma vue pouvait s’étendre à travers les bois. Mes chevaux galopaient et bondissaient de tous côtés, reniflant bruyamment, et les bestiaux se ruaient au milieu d’eux, la queue toute droite et roide au-dessus du dos. En allant par derrière la maison, j’entendis parfaitement le craquement des broussailles en feu, et je vis les flammes s’avancer vers nous sur une ligne d’une effrayante étendue. Je rentrai en courant, criai à ma femme de s’habiller à la hâte, elle et l’enfant, et de prendre le peu d’argent que nous avions, pendant que moi je tâcherais d’arrêter et de seller nos deux meilleurs chevaux. Tout cela fut fait en moins de rien, car je devinais que chaque minute était précieuse pour nous.

Nous montâmes à cheval et commençâmes à fuir devant le feu. Ma femme, excellente cavalière, galopait à mes côtés ; ma fille était alors toute petite, je la pris sur un de mes bras, et en partant je jetai un regard en arrière : les redoutables flammes nous tenaient presque et avaient déjà envahi la maison. Par bonheur, une corne était attachée à mes habits de chasse ; je me mis à en souffler, pour rallier après nous, si c’était possible, le reste de mes bestiaux encore en vie, aussi bien que les chiens. Les premiers nous suivirent pendant quelque temps ; mais ensuite, en moins d’une heure, ils s’échappèrent tous comme des enragés à travers les bois, et depuis lors, monsieur, je n’en ai plus rien revu ; mes chiens eux-mêmes, extrêmement dociles en tout autre temps, se mirent à courir après les daims qui sautaient en troupes devant nos pas, comme sentant, non moins bien que nous, la mort qui s’approchait rapidement.

Nous entendîmes, en avançant, le son des cornes de nos voisins, et nous savions qu’ils étaient dans la même situation que nous. L’esprit tout entier au soin de sauver nos vies, je me rappelai qu’il existait, à quelques milles de là, un grand lac où pourraient peut-être s’arrêter les flammes. Je dis à ma femme de lancer son cheval à toute bride, et nous partîmes ventre à terre, nous frayant, comme nous pouvions, un passage par-dessus les arbres renversés et les tas de fagots qu’on eût dit placés là tout exprès pour alimenter l’épouvantable incendie qui marchait à nous sur un front immense.

Déjà nous sentions la chaleur, et nous craignions de voir à chaque instant tomber nos chevaux ; sur nos têtes passait un singulier souffle de brise, et le reflet rouge des flammes effaçait en haut la lumière du jour. Je commençais à ressentir un peu de faiblesse ; ma femme était extrêmement pâle, et le feu avait rendu si rouge la figure de l’enfant, que chaque fois qu’elle se tournait vers l’un de nous, nous en éprouvions un grand surcroît d’inquiétude et de perplexité. Dix milles, vous le savez, sont bientôt faits avec de bons chevaux ; malgré cela, quand nous atteignîmes les bords du lac, couverts de sueur et n’en pouvant plus, le cœur nous manqua. La chaleur et la fumée nous étouffaient, des brandons enflammés volaient au-dessus de nous en tourbillons effroyables. Toutefois, nous nous mîmes à côtoyer la rive pendant quelque temps, et nous parvînmes à gagner le bord opposé au vent. Là nous lâchâmes nos chevaux, et jamais plus nous ne les avons revus. Parmi les joncs, à fleur d’eau, nous nous plongeâmes, en restant couchés à plat, pour attendre la seule chance qui nous restât encore de n’être ni rôtis ni dévorés. L’eau nous rafraîchit, et nous sentîmes un peu de bien-être.

L’incendie s’avançait toujours, terrible et avec d’affreux craquements. Non, jamais on ne verra rien de pareil ! Les cieux eux-mêmes semblaient partager notre terreur, car au-dessus de nous, tout était rouge et embrasé, au milieu de nuages de fumée roulés et balayés par le vent. Nos corps étaient assez au frais, mais la tête nous brûlait, et l’enfant, qui semblait maintenant comprendre la position, criait à nous fendre le cœur.

Le jour se passa, et nous avions faim ! De nombreuses bêtes sauvages vinrent se plonger dans l’eau tout auprès de nous ; d’autres nageaient de notre côté, et puis demeuraient tranquilles. Fatigué, n’en pouvant plus, je parvins pourtant à tuer un porc-épic, dont la chair nous fut, à tous les trois, d’un grand secours. La nuit se passa, je ne sais pas comment ! Le sol n’était plus qu’un vaste foyer, et les arbres encore debout semblaient d’immenses piliers de feu, ou tombaient en s’accrochant les uns sur les autres. La même fumée puante nous suffoquait toujours, les flammèches et la cendre continuaient à pleuvoir autour de nous. Comment nous nous tirâmes de cette nuit-là, je ne puis réellement vous le dire ; je ne m’en rappelle presque rien. — Ici le chasseur fit une pause et reprit haleine. Le récit de son malheur semblait l’avoir épuisé. Sa femme nous demanda si nous ne voudrions pas un bol de lait, et sa fille en ayant apporté, nous en bûmes chacun une gorgée.

Maintenant, dit-il, je puis continuer : Vers le matin, bien que la chaleur n’eût pas diminué, la fumée semblait moins épaisse, et des bouffées d’air frais arrivaient de temps en temps jusqu’à nous. Quand le jour fut venu, tout était calme ; mais l’air restait rempli d’une fumée plus âcre et plus insupportable que jamais ; nous étions, à présent, suffisamment rafraîchis, et même nous frissonnions, comme dans un accès de fièvre ; il fallait songer à sortir de l’eau. Nous nous dirigeâmes vers une cabane en feu où nous pûmes nous réchauffer. Qu’allait-il advenir de nous ? Je n’en savais rien. Ma femme serrait l’enfant contre son sein et pleurait amèrement. Mais Dieu nous avait préservés au pire du danger, et maintenant que les flammes étaient passées, je crus qu’il y aurait de l’ingratitude envers lui à nous abandonner à un lâche désespoir. La faim, de nouveau, nous pressait, mais on y remédia facilement : quelques daims encore étaient demeurés plongés dans l’eau jusqu’au cou ; j’en tuai un ; on en fit rôtir quelques grillades, et après les avoir mangées, nous nous sentîmes grandement fortifiés.

Cependant nous ne pouvions plus apercevoir l’éclat de l’incendie ; mais le sol, en beaucoup d’endroits, était toujours brûlant, et il eût été dangereux de s’aventurer parmi les arbres amoncelés comme autant de brasiers. Après avoir attendu quelque temps et nous être orientés, nous nous préparâmes à nous mettre en route. Je pris l’enfant et dirigeai la marche sur la terre encore chaude et par-dessus les rochers. Deux jours fatigants, deux longues nuits s’écoulèrent, durant lesquels nous pourvûmes du mieux possible à nos besoins. À la fin, nous atteignîmes les grands bois que le feu avait épargnés. Bientôt après, nous trouvâmes une maison où l’on nous accueillit avec bonté, pour quelques jours. Depuis lors, monsieur, j’ai rudement et sans relâche travaillé comme bûcheron et marchand de bois ; et, grâces à Dieu, vous nous voyez ici paisibles, bien portants et heureux !





  1. Le vieux chat — « I come, graymalkin. » — Macbeth.