Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’alouette des prés

L’ALOUETTE DES PRÉS,

OU SANSONNET AMÉRICAIN.


Comment pourrais-je écrire l’histoire de ce bel oiseau, sans me reporter aux lieux où il abonde, et où l’on a le plus d’occasions pour l’observer ? C’est donc parmi les riches prairies fréquentées par l’alouette, qu’il nous faut, lecteur, égarer nos pas. Nous ne sommes pas bien loin des rivages sablonneux de Jersey ; toutes les beautés d’une aurore printanière sont répandues à profusion autour de nous : le glorieux soleil illumine la création des flots de sa lumière d’or ; et cependant il n’est point encore sorti de l’abîme. L’industrieuse abeille repose en l’attendant, et les oiseaux dorment dans les buissons et sur les arbres ; la mer, à la surface unie, vient briser mollement sur le rivage ; le firmament est d’un si beau bleu, qu’en le regardant on se croirait véritablement tout près du ciel ; la lune va bientôt disparaître dans l’occident lointain, et la rosée distillant de chaque feuille, de chaque bouton et de chaque fleur, fait s’incliner sous son poids les lames effilées des herbes. Mais c’est la nature dans toute sa splendeur que je veux contempler, et moi aussi j’attends avec transport le moment qui s’approche… Il est venu ! de toutes parts éclatent la vie et la force ; l’abeille, l’oiseau, le quadrupède, la nature enfin, s’éveillent pour renaître, et chaque être semble se mouvoir dans les rayons de la face divine. Qu’avec ferveur alors je rends grâce au Tout-Puissant, qui m’a appelé à l’existence ; avec quelle nouvelle ardeur je poursuis la mission qu’il m’a confiée ! Marchant d’un pied léger sur l’herbe tendre, j’arrive à un siége préparé par la nature ; je m’y arrête ; et de là je surveille, j’admire et j’essaye de prendre possession de tout, oui, de tout ce qui est sous mes yeux. Bienheureux jours de ma jeunesse, où, plein de vigueur, de santé et de joie, je pouvais goûter si souvent le spectacle enchanteur et béni des beautés de la création, qu’êtes-vous devenus ? Partis, partis pour toujours ! mais je garde précieusement en moi les pensées que vous m’inspiriez, et tant que durera ma vie, votre souvenir me sera toujours doux.

Voici l’alouette arrivée d’hier au soir ! Pleinement remis des fatigues du voyage, et le cœur débordant d’amour pour celle dont le désir l’amène de si loin, le mâle se lève de sa couche verdoyante, et sur ses ailes qu’agite un léger frémissement, il monte en tournoyant dans les airs où l’emporte l’heureux espoir d’entendre bientôt retentir le chant de sa bien-aimée. D’habitude, en effet, les femelles se font entendre à cette première époque de l’année ; je ne prétends pas vous dire pourquoi, mais le fait est tel : j’ai pu m’en assurer, dès le moment où j’ai remarqué l’importance du rôle auquel elles sont destinées. Cependant le mâle est toujours sur ses ailes ; son appel résonne haut et clair, tandis qu’il explore avec impatience la plaine herbeuse au-dessous de lui. Sa compagne n’y est point encore ; le cœur lui défaille, et cruellement déçu, il s’envole sur un noyer noir, à l’ombre duquel, pendant les chaudes journées de l’été, plus d’une fois les faucheurs se sont étendus, pour prendre leur repas et s’abandonner au sommeil de midi. Je l’aperçois maintenant, non pas désespéré, comme vous pourriez le croire, mais vexé et presque furieux. Voyez de quel air il étale sa queue, comme il se redresse et s’agite, comme il exprime bruyamment sa surprise et appelle sans cesse celle que, de toutes les choses au monde, il aime la mieux. Ah ! enfin la voilà ! ses notes craintives et tendres annoncent son arrivée. Celui qu’entre tous aussi elle préfère, son mâle a ressenti le charme de sa voix. Ses ailes sont étendues, il nage dans l’ivresse, il vole au-devant d’elle pour l’accueillir et savourer d’avance tout le bonheur qu’elle lui prépare. Que ne puis-je interpréter les assurances répétées d’amitié, de constance et d’attachement qu’ils se prodiguent en ces précieux instants, se becquetant l’un l’autre et gazouillant leurs mutuelles amours ! Comme le mâle a de doux reproches pour exprimer ce qu’il souffrit de son retard, et comme elle sait trouver de tendres accents pour calmer son ardeur ! Cet ineffable entretien, je l’ai écouté ; cette scène de bonheur, j’en ai été témoin ; mais je me sens incapable de vous les rendre, et je vous dirai comme toujours : Cher lecteur, allez vous-même les épier, les contempler et les entendre, si vous voulez comprendre leur langage. Autrement, il faudra bien que j’essaye de vous donner au moins une idée de ce que, volontiers, j’entreprendrais de vous décrire, si je n’étais pas trop au-dessous de la tâche, et que je continue de vous rapporter ce que j’ai pu observer de leurs mœurs et de leurs amours.

Quand l’alouette des prés commence à s’élever de terre, ce qu’elle fait par un petit saut, elle voltige comme un jeune oiseau, part, et réprime son élan, le reprend bientôt ; mais d’une manière incertaine et trompeuse, vole, en général, droit devant elle, puis regarde en arrière comme pour s’assurer du danger qu’elle peut courir, offrant ainsi un but facile au tireur le moins expérimenté. Quand on la poursuit quelque temps, elle se meut avec plus de rapidité, planant et battant des ailes alternativement, jusqu’à ce qu’elle soit hors d’atteinte. Elle ne tient qu’un moment devant le chien d’arrêt, et encore faut-il qu’elle soit surprise parmi des roseaux ou des herbes épaisses. Durant les migrations qui s’accomplissent habituellement de jour, elles s’élèvent au-dessus des plus grands arbres des forêts, et font route en compagnies peu serrées, qui assez souvent comprennent de cinquante à cent individus. Leurs mouvements alors sont continus, et elles ne planent que par intervalles, pour respirer et se mettre en état de renouveler leurs efforts. De temps en temps, on en voit quelqu’une se détacher de la troupe ; elle pousse droit à une autre, la chasse en bas ou horizontalement hors du groupe, la poursuit sans cesse d’un cri aigu et querelleur, et continue à la harceler, jusqu’à ce qu’au bout d’une centaine de verges, elle l’abandonne tout à coup ; et les deux oiseaux rejoignent leurs camarades qui toutes ensembles poursuivent leur voyage en bonne amitié. Lorsqu’en passant ainsi elles ont découvert suffisamment de nourriture dans quelque endroit, elles descendent petit à petit, et viennent se poser sur quelque arbre détaché ; puis, comme s’étant donné le mot, chacune se met à fouetter de la queue, à sautiller en faisant entendre une note d’appel retentissante et douce. Alors elles volent à terre, l’une après l’autre, et commencent à se rassasier. Mais de place en place, on aperçoit un vieux mâle qui dresse la tête, jetant autour de lui un regard inquiet et scrutateur ; et s’il soupçonne le moindre danger, il donne immédiatement l’alarme par un cri de ralliement fort et prolongé. À ce signal, toute la troupe est sur le qui-vive et se tient prête au départ.

C’est de cette manière qu’en automne l’alouette des prés se dirige, des parties septentrionales du Maine, vers la Louisiane, les Florides ou les Carolines, où elle abonde pendant l’hiver. À cette époque, dans les Florides, les landes couvertes de pins en sont remplies ; et quand le feu a été mis à la surface du sol par les pâtres du pays, la couleur de ces oiseaux paraît aussi enfumée que celle des moineaux qui habitent Londres. Il y en a que les tiques infestent au point de leur faire perdre presque toutes leurs plumes ; et en général, elles paraissent beaucoup plus petites que celles des États de l’Atlantique, probablement à raison même de cette rareté de leur plumage. Dans les prairies d’Opelousas[1], et dans celles qui bordent la rivière Arkansas, elles sont encore plus nombreuses. Beaucoup cependant se retirent jusque dans le Mexique, à l’approche d’un très rude hiver. Alors, elles dorment par terre, au milieu des grandes herbes, mais éloignées l’une de l’autre de plusieurs verges, ainsi que fait la tourterelle de la Caroline.

Quand s’annonce le printemps, les troupes se dispersent, et les femelles sont les premières à se séparer. Les mâles alors commencent leur migration, volant par petits corps ou même isolément. Mais leur plumage à cette époque est devenu abondant et beau. Leur manière de voler, tous leurs mouvements par terre, trahissent la force de la passion qui bouillonne au dedans d’eux. On voit chaque mâle s’avancer d’un pas imposant et mesuré, fouettant de la queue, l’étendant de toute sa largeur, puis la refermant ainsi qu’un éventail aux mains d’une brillante demoiselle. Leurs notes éclatantes sont plus mélodieuses que jamais ; ils les répètent plus souvent, tandis qu’ils se tiennent sur la branche ou au sommet de quelque grand roseau de la prairie.

Malheur au rival qui ose entrer en lice ! ou plutôt, qu’un mâle s’offre simplement à la vue d’un autre mâle en ce moment de véritable délire, il est attaqué soudain, et s’il est le moins fort, chassé par delà les limites du territoire que revendique le premier occupant. On en voit quelquefois plusieurs engagés dans ces rudes combats ; mais rarement cela dure-t-il plus de deux ou trois minutes : l’apparition d’une seule femelle suffit pour terminer à l’instant leur querelle, et tous ils partent après elle comme des fous. La femelle fait preuve de la réserve naturelle à son sexe, de cette réserve sans laquelle, même parmi les alouettes, toute femelle resterait probablement sans trouver de mâle. Lorsque celui-ci vole vers elle en soupirant ses plus douces notes, elle s’éloigne de son ardent admirateur de manière à le faire douter si elle le repousse ou l’encourage. À la fin, pourtant, on lui permet d’approcher pour exprimer, par ses chants et ses galantes démonstrations, la constance et la force de sa passion ; on consent à l’accepter pour maître ; et au bout de quelques jours, vous pouvez les voir tous les deux ne s’occupant plus qu’à chercher un lieu convenable pour y élever leurs petits.

Au pied de quelque touffe épaisse de grandes herbes, vous trouvez le nid : un creux est fait en terre, dans lequel sont placés en abondance herbes, racines fibreuses et autres matériaux arrangés circulairement ; et tout autour, les feuilles et les tiges des herbes environnantes sont entre-croisées pour le couvrir et le cacher. L’entrée ne permet qu’à l’un des oiseaux à la fois d’y pénétrer ; mais les deux couvent alternativement. Les œufs sont au nombre de quatre ou cinq, d’un blanc pur, émaillés et tachetés de rouge-brun, surtout vers le gros bout. Les jeunes éclosent à la fin de juin et n’ont besoin que de quelques semaines pour être en état de suivre leurs parents. Ces oiseaux se prodiguent l’un à l’autre des soins continuels et assidus, et ne se montrent pas moins attentifs pour leur couvée. Pendant que la femelle est sur le nid, le mâle non-seulement ne la laisse manquer de rien, mais l’égaye constamment par ses chansons, en même temps qu’il la rassure par la surveillance qu’il déploie autour d’elle. Si quelqu’un approche, il s’élance immédiatement, passe et repasse au-dessus du lieu où il la croit parfaitement cachée, voltige aux alentours, et souvent, hélas ! révèle ainsi lui-même la présence de son trésor.

Excepté les faucons et les serpents, l’alouette des prés n’a que peu d’ennemis en cette saison. Le fermier prudent et éclairé se rappelle le bien qu’elle fait à ses prairies en détruisant des milliers de larves, et il se garde de la troubler. Même, s’il trouve son nid en fauchant, il laisse debout la touffée d’herbe qui le contient ; et il n’est pas jusqu’aux enfants qui ne respectent d’ordinaire les parents et la jeune couvée.

Cependant je ne veux pas dire que cette alouette ne fasse absolument aucun mal. Dans les Carolines, nombre de cultivateurs expérimentés s’accordent à dénoncer ses ravages, et l’accusent d’arracher, au printemps, les avoines nouvellement semées, comme aussi d’aimer à déterrer le jeune blé, le froment, le seigle et le riz. Elle a, en captivité, un autre défaut que je n’aurais pas soupçonné avant mon dernier voyage à Charleston : en février 1834, le docteur Samuel Wilson m’apprit que l’une des alouettes des prés qu’il avait achetées au marché parmi beaucoup d’autres oiseaux, ne s’était pas gênée pour manger, sous ses yeux, un pauvre bruant qu’elle avait tué ou trouvé mort dans la volière. Il ajouta qu’après avoir guetté cette alouette plus de vingt minutes, il l’avait parfaitement vue le bec plongé dans le corps jusqu’aux yeux, et qu’elle paraissait l’ouvrir et le fermer alternativement, comme pour aspirer les sucs de la chair. Deux jours après, la même alouette tua deux pinsons qui avaient les ailes rognées, et les mangea avec non moins de plaisir.

Dans la dernière partie de l’automne, aussi bien qu’en hiver, ces alouettes sont une source d’amusement, surtout pour les chasseurs novices. On les vante même comme un excellent gibier : je ne dis pas non pour les jeunes ; mais l’apparence huileuse et jaunâtre de la chair des vieilles, sa dureté et la forte odeur d’insectes qu’elle exhale, empêchent qu’elle ne soit réellement un mets agréable. On en vend néanmoins sur presque tous nos marchés. Durant les mois d’hiver, elles s’associent fréquemment avec la tourterelle de la Caroline, diverses espèces d’étourneaux et même des perdrix. Elles aiment à passer leur temps dans les champs de blé, après que le grain a été ramassé, et souvent font leur apparition chez les planteurs, jusque dans la cour aux bestiaux. En Virginie, on les connaît sous le nom de vieilles alouettes des champs.

Posées à terre, elles marchent bien et rappellent beaucoup la manière de l’étourneau, auquel jusqu’à un certain point on peut les dire alliées. En l’air, on les voit rarement voler assez près l’une de l’autre, pour qu’il soit facile d’en tuer plusieurs à la fois. Si elles sont blessées, elles fuient avec vitesse et se cachent si bien qu’on a peine à les trouver. Elles s’abattent non moins vivement, soit sur les branches des arbres, où elles se meuvent avec facilité, soit sur les clôtures et même sur le toit des hangars aux environs des fermes. Leur nourriture consiste en graines d’herbes ou d’autres plantes, et aussi en toutes sortes de baies et d’insectes. Bien que vivant en troupes, elles ne se rassemblent pas d’ordinaire quand elles se promènent sur le sol ; et au bruit d’un coup de fusil, des centaines quelquefois s’enlèvent des diverses parties d’un champ. Jamais on n’en trouve dans l’épaisseur des bois. Tant que dure l’hiver, elles abondent sur les grandes prairies découvertes ; il n’est pas un champ de blé, dans le Kentucky, où l’on ne soit certain d’en rencontrer en compagnie de perdrix et de tourterelles. De temps en temps, il en vient sur les routes pour faire la poudrette, et l’on en voit marcher au bord de l’eau cherchant à se baigner.





  1. Comté et ville de l’État de Louisiane.