Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’Hirondelle de mer

LE STERNE FULIGINEUX,

OU HIRONDELLE DE MER À GRANDE ENVERGURE.


Dans l’après-midi du 9 mai 1832, je me trouvais sur le pont de la Marion ; le temps était beau, quoique chaud, et, poussé par une brise favorable, notre vaisseau fendait rapidement les ondes. Le capitaine Robert Day, qui se tenait auprès de moi, jeta un regard vers le sud-ouest, et commanda qu’on envoyât quelqu’un dans la hune, pour reconnaître si l’on n’avait pas la terre en vue. À peine l’ordre était donné, qu’un mousse grimpait le long des cordages, et bientôt après retentissait le cri : Terre, terre ! C’était les basses clefs des Tortugas vers lesquelles nous gouvernions. Rien ne fut changé dans la direction de la Dame au vert manteau, qui continua de voguer légère et confiante dans l’expérience éprouvée de son commandant. Déjà commençait à paraître la lanterne du phare étincelant de mille feux aux rayons du soleil ; puis on aperçut les mâts et les banderoles de plusieurs naufrageurs à l’ancre dans le port qui est étroit, mais parfaitement sûr.

Nous avancions toujours ; notre actif pilote, qui remplissait aussi les fonctions de premier lieutenant, me montra du doigt une petite île sur laquelle il m’assura que se retiraient, en cette saison, des milliers d’oiseaux qu’il désignait sous le nom d’Hirondelles de mer blanches et noires ; et là-bas, sur cet îlot, ajouta-t-il, abondent d’autres oiseaux qu’on appelle noddies ou fous, à cause de l’habitude qu’ils ont de s’abattre, le soir, sur les vergues des vaisseaux et de s’y endormir. Il racontait que l’une et l’autre espèce se tenait par millions, chacune dans son domaine respectif ; que les œufs de la première reposaient sur le sable, à l’abri des broussailles, et que leurs nids se touchaient presque, tandis que les nids de la seconde, non moins près l’un de l’autre, étaient établis sur les buissons mêmes de l’île qu’ils s’étaient exclusivement assignée. Au reste, dit-il, avant que nous ayons jeté l’ancre, vous en verrez se lever des essaims semblables à ceux des abeilles qu’on a troublées, et leurs cris vous assourdiront.

Vous comprenez combien ses paroles durent exciter ma curiosité. Impatient de contempler la scène de mes propres yeux, je demandai qu’on me mît à terre sur l’île. — Mon cher monsieur, me répondit le brave officier, vous serez bientôt fatigué de leur nombre et du bruit qu’ils font, et croyez-moi, vous aurez beaucoup plus de plaisir à prendre des boubies. Cependant, après avoir couru plusieurs bordées, nous parvînmes à nous diriger à travers ce labyrinthe de canaux si dangereux qui conduisent au petit port dont j’ai fait mention, et dans lequel on se mit en devoir de laisser tomber l’ancre. Au seul bruit de la chaîne grinçant sur le cabestan, je vis une masse sombre, pareille à un gros nuage, monter au-dessus de l’île aux oiseaux dont nous n’étions éloignés que de quelques cents mètres ; et bientôt après, la chaloupe nous déposait, mon aide et moi, sur le rivage. En abordant, je crus un moment que les oiseaux allaient m’enlever de terre, tant ils étaient nombreux autour de moi, si vifs et si précipités étaient les battements de leurs ailes. Leurs cris, en effet, m’assourdissaient ; cependant, la moitié au plus s’étaient envolés lors de notre arrivée, et c’était pour la plupart des mâles, ainsi que nous le reconnûmes dans la suite. Nous traversâmes la grève en courant, et lorsque nous fûmes entrés sous le fourré qui s’étendait devant nous, poussant chacun de notre côté, nous n’eûmes en quelque sorte qu’à allonger le bras pour prendre des oiseaux, les uns, restés sur leurs nids, d’autres cherchant à se sauver parmi les broussailles. Ceux de nos matelots qui avaient déjà visité ces lieux, s’étaient munis de bâtons dont ils se servaient pour les abattre, tandis qu’ils volaient par troupes serrées, tout autour et au-dessus d’eux. En moins d’une demi-heure, plus de cent gisaient en tas à nos pieds, et plusieurs paniers étaient remplis d’œufs jusqu’au bord ; nous revînmes alors au vaisseau et ne voulûmes pas les troubler davantage pour ce soir-là. Mon aide en dépouilla une cinquantaine, assisté du domestique de notre commandant. Les matelots m’affirmèrent que la chair de ce Sterne était excellente ; mais, sur ce point, je n’ai pas grand’chose à dire à l’appui de leur assertion. Pour les œufs, à la bonne heure ! De quelque manière qu’on les fasse cuire, c’est vraiment un mets délicieux, et pendant notre séjour aux Torturas, nous eûmes soin de ne nous en laisser jamais manquer.

Le lendemain matin, M. Ward m’avertit qu’un grand nombre de Sternes, après avoir quitté leur île à deux heures et s’être envolés vers la mer, étaient revenus un peu avant le jour, sur les quatre heures ; moi-même, plus tard, je pus vérifier le fait et reconnaître, qu’à moins qu’il ne se fût élevé un vent frais, c’était là, chez eux, une habitude régulière. Ils ont donc la faculté de voir la nuit comme le jour, puisqu’ils sortent indifféremment à l’un ou l’autre moment, pour chercher sur mer leur nourriture et celle de leurs petits. Il en est tout autrement du Sterne stupide (sterna stolida)[1] qui, lorsqu’il se trouve surpris en mer par l’obscurité, ne fût-ce qu’à quelques milles de terre, se pose sur l’eau et même sur les vergues des navires où, si on le laisse tranquille, il dort jusqu’au jour. C’est précisément cette circonstance qui lui a valu le nom de fou ou stupide, auquel en réalité, il a beaucoup plus de droit que l’espèce dont je traite ; car je dois dire que jamais je n’ai vu aucun individu lui appartenant venir ainsi se poser sur un vaisseau, bien que je sois resté à bord, dans le golfe du Mexique, cinquante jours entiers, et cela, à une époque où ces oiseaux abondaient, et où les matelots m’en prenaient autant que je pouvais en désirer.

Cette dernière espèce aussi s’abat rarement sur l’eau, et même elle n’y semble pas à l’aise, à cause de sa longue queue ; tandis que l’autre, le Sterne fou qui, par la forme de sa queue et plusieurs de ses habitudes, montre une certaine affinité avec les pétrels, non-seulement se pose très souvent sur la mer, mais encore se laisse aller au gré des vagues, sur les tas flottants des grandes herbes, et saisit, en nageant, le fretin et les petits crabes qui se cachent parmi les tiges ou sous les feuilles.

L’étude que j’ai faite des mœurs de l’oiseau qui nous occupe m’a conduit à penser qu’il diffère matériellement de tout autre espèce du même genre, du moins, parmi celles qu’on rencontre sur nos côtes. Ainsi le Sterne fuligineux ne plonge jamais la tête en bas et perpendiculairement, comme font les petites espèces, telles que le Sterna arctica, le Sterna minuta, le Sterna dougallii ou le Sterna nigra ; mais il passe au-dessus de sa proie, en décrivant une courbe et l’enlève. Je ne puis mieux comparer ses mouvements qu’à ceux du faucon de nuit, lorsqu’il plonge au-dessus de sa femelle. J’ai souvent vu de ces Sternes planant dans le sillage d’un marsouin, tandis que ce dernier poursuit sa proie ; et à l’instant où faisant jaillir les ondes, le cétacé amène à la surface le fretin épouvanté, l’oiseau s’élance dans l’eau bouillonnante et emporte, en passant, un ou deux petits poissons.

Le vol, dans cette espèce, n’est pas non plus flottant et indécis, comme celui des autres que je viens de citer ; il est plutôt ferme et assuré, sauf toutefois lorsque l’oiseau s’occupe à chercher sa nourriture. De même que diverses petites mouettes, je le voyais effleurer les vagues pour y ramasser des morceaux de lard ou d’autres substances grasses que nous prenions plaisir à lui jeter par-dessus le bord.

Je dois noter ici une autre particularité de mœurs relative aux deux espèces dont je parle plus spécialement : c’est que le St. stolida ou noddi, se construit toujours un nid sur des branches ou des buissons, où il se pose avec autant de facilité que la grive ou la corneille ; tandis qu’au contraire, le Sterne fuligineux ne fait jamais de nid d’aucune sorte, mais pond simplement dans un petit enfoncement qu’il a creusé dans le sable, sous un arbre. — Revenons maintenant à l’île aux oiseaux.

De bonne heure, le lendemain, j’étais à terre pour y compléter mes observations. Je ne faisais nulle attention aux cris lamentables des Sternes, moins perçants toutefois, à présent que je ne songeais plus à les tourmenter. Je m’assis sur le sable entièrement composé de débris de coquillages, et y restai sans faire un mouvement pendant plusieurs heures. Les oiseaux rassurés, venaient se poser à quelques mètres de moi, de sorte que je pouvais parfaitement voir combien il en coûtait de peines et d’efforts aux jeunes femelles pour parvenir à pondre. Leur bec ouvert, les palpitations de leurs flancs indiquaient l’excès de leurs souffrances ; mais aussitôt que l’œuf était expulsé, elles partaient en marchant lentement et d’une manière gauche, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé une place libre d’où il leur fût possible de s’envoler, sans se heurter aux broussailles qui les entouraient. À tous moments, des femelles ayant complété le nombre de leurs œufs, s’abattaient devant moi, et commençaient tranquillement la tâche laborieuse de l’incubation. De temps en temps aussi, un mâle venait se poser non loin de là, et dégorgeait un petit poisson à portée de la femelle ; ensuite, après qu’ils s’étaient fait réciproquement plusieurs inclinations de tête qui me paraissaient très singulières et par lesquelles ils désiraient, je n’en doute pas, se témoigner l’un à l’autre leur tendre affection, le mâle se renvolait. Je voyais d’autres individus qui n’avaient point encore commencé la ponte, gratter le sable avec leurs pieds, à la façon des volailles ordinaires lorsqu’elles cherchent la nourriture. Durant le cours de cette opération, ils se foulaient souvent dans l’étroite cavité, comme pour en essayer la forme à leur corps, et reconnaître ce qui pouvait y manquer pour qu’ils y fussent bien à l’aise. Je n’ai pas vu l’ombre d’une mésintelligence ou d’une querelle entre ces intéressantes créatures qui toutes paraissaient les heureux membres d’une seule famille ; et, comme pour mettre le comble à mes souhaits, certains d’entre eux arrivaient en se faisant la cour, jusque sous mes yeux. Fréquemment les mâles se tenaient la tête haute et la ramenaient en arrière, comme c’est l’habitude pour diverses espèces de mauves ; leur gorge se gonflait, ils tournaient autour des femelles, et finissaient par faire entendre un son doux, pour exprimer leur joie pendant qu’ils se livraient à de mutuelles caresses. Alors, pour quelques instants, le mâle recommençait ses évolutions auprès de sa femelle, tous les deux, tournaient l’un autour de l’autre ; puis, ils prenaient l’essor, et bientôt je les perdais de vue. C’est là, je puis le dire encore, une de ces nombreuses scènes qu’il m’a été donné de contempler et qui, toutes, ont imprimé dans mon âme le sentiment profond de la puissance divine, toujours agissante et partout la même !

Cette espèce n’a jamais que trois œufs au plus, et dans aucun des nids qui, par milliers, couvraient l’île aux oiseaux, il ne m’est arrivé d’en trouver davantage. J’avais envie de m’assurer si le mâle et la femelle couvent alternativement ; mais je ne pus y parvenir, les oiseaux ne s’éloignant d’habitude de leur nid que pour une demi-heure ou trois quarts d’heure. La différence très légère de taille et de couleur qu’il y a entre les sexes fut une autre cause qui m’empêcha d’éclaircir mes doutes à cet égard.

C’était chose curieuse d’observer leurs mouvements et la manière dont ils se comportaient, chaque fois qu’une grosse troupe de leurs semblables abordait sur l’île. Tous ceux que ne retenaient par les soins de l’incubation, s’enlevaient en poussant de grands cris ; ceux qui étaient restés par terre les rejoignaient aussi vite que possible ; et tous ensemble, formant une masse compacte et sur un front d’une immense étendue, ils semblaient vouloir fondre sur nous, passaient au-dessus de nos têtes, et bientôt tournaient brusquement pour renouveler leur simulacre d’attaque. Quand nos matelots se mettaient à crier de toutes leurs forces, la phalange entière faisait un moment silence, comme pour écouter ; mais l’instant d’après, ainsi qu’une vague profonde se brisant contre un rocher, ils se précipitaient en avant, avec un bruit épouvantable.

Quand on a blessé un de ces oiseaux et qu’on veut le prendre, il mord assez brutalement et pousse un cri plaintif, différent de son cri ordinaire, et qui, retentissant et aigu, imite à peu près les syllabes oa-ee, oo-ee. Leurs nids, toujours creusés près des racines, ou sous les branches des buissons, ne sont dans beaucoup d’endroits qu’à quelques pouces les uns des autres. Sous le rapport de la grosseur et de la coloration, il y a entre leurs œufs moins de différence qu’on n’en remarque communément entre ceux des oiseaux d’eau. Ils mesurent en général 2 pouces 1/8, sur 1 pouce 1/2 ; leur coquille est lisse, avec un fond jaunâtre pâle, marqué çà et là de diverses teintes d’une légère couleur terre d’ombre, et de taches d’un pourpre clair qu’on croirait être en dedans de la coquille. Le lieutenant Lacoste m’apprit que, peu de temps après qu’ils sont éclos, les petits s’en vont pêle-mêle à travers l’île, pour chercher leurs parents et recevoir d’eux la nourriture ; que ces oiseaux ne viennent se rassembler ici que dans l’intention d’y nicher, qu’ils y arrivent d’habitude en mai, et y demeurent jusqu’au commencement d’août, époque à laquelle ils se retirent vers le sud, pour passer les mois d’hiver. Cependant, je ne suis pas parvenu à me procurer une description assez satisfaisante des divers états de leur plumage suivant l’âge, pour me permettre de l’indiquer ici. Tout ce que je sais, c’est qu’avant leur départ, les jeunes sont, en dessus, d’un brun grisâtre, d’un blanc sale, en dessous, et qu’ils ont la queue très courte.

Sur cette même île, nous trouvâmes une bande de chercheurs d’œufs qui étaient espagnols et venaient de la Havane. Ils avaient déjà une cargaison d’environ huit tonnes remplies des œufs de ce Sterne et de ceux du noddi. Je leur demandai quel pouvait en être le nombre ; mais ils me répondirent qu’ils ne les comptaient jamais, même en les vendant, et qu’ils les donnaient à raison de 75 cents par gallon. En un seul marché, ils se faisaient quelquefois deux cents dollars, et il ne leur fallait qu’une semaine pour aller, et revenir compléter un nouveau chargement. D’autres chercheurs, qui viennent de la Clef de l’ouest, vendent leurs œufs douze cents et demi la douzaine ; mais, en quelque lieu qu’on les transporte, il ne faut pas tarder à s’en défaire et à les manger, car ils se gâtent en quelques semaines.

Je trouve consignée, dans mon journal, la note suivante : Il semble qu’à une certaine époque, qui ne doit pas être fort reculée, le noddi ait formé le dessein de s’approprier le domaine de ses voisins. Du moins, en explorant cette île, ai-je vu des milliers de nids que cet oiseau avait bâtis sur des buissons, bien qu’actuellement il ne s’y rencontre plus aucun individu de cette même espèce. Il est donc probable que si une entreprise de cette nature fût tentée par les noddis, ils se virent défaits et contraints de se confiner dans les autres îles environnantes, où effectivement ils nichent à part, bien qu’éloignés de leurs rivaux seulement de quelques milles. Au reste, de telles prétentions et de tels conflits ne sont pas rares entre diverses espèces d’oiseaux ; d’autres personnes ont souvent remarqué le fait, et moi même, j’en ai été plusieurs fois témoin, notamment parmi les hérons. En pareil cas, à tort ou à raison, le parti le plus fort ne manque jamais d’expulser le plus faible et de prendre possession du terrain disputé.





  1. Sterne noddi, ou mouette folle.