Scènes de la Révolution russe
Marylie Markovitch

Revue des Deux Mondes tome 41, 1917


SCÈNES DE LA RÉVOLUTION RUSSE

V [1]
KORNILOFF CONTRE KÉRENSKY


22 août/4 septembre.

Une foudroyante nouvelle nous arrive : Riga tombe, Riga est tombée ; bientôt suivie d’une plus foudroyante encore : le généralissime Korniloff marche contre Pétrograd.

C’est ainsi que les événemens renchérissent sur les événemens, les catastrophes sur les catastrophes dans cet extraordinaire pays russe où tout apparaît démesuré, formidable, chaotique, inattendu et incohérent. Les matières en fusion dans le creuset et ce creuset lui-même sont tellement hors des proportions habituelles qu’ils dépassent notre puissance de vision et confondent notre entendement. Aussi, rien ne s’y achève, n’y prend figure définitive ; tout y demeure à l’état d’ébauches, ébauches grandioses mais déconcertantes, — jeu interrompu de Titans versatiles et incomplets.

Hier, de la gare de la Baltique à l’Ile de Basile, un vent d’épouvante soufflait à travers les rues de la capitale, précurseur des hordes germaines dont la perte de Riga faisait pressentir la menace ; aujourd’hui, au lieu des Allemands attendus, ce sont les Russes qui arrivent, conduits par Korniloff… Aussitôt, clameurs nouvelles… L’exode commencé s’arrête ; on refoule dans la ville ceux qui en partaient déjà ; la foule qui envahissait l’entrée des gares se heurte à celle qui en sort ; on s’interrompt de bourrer malles et valises de ce que l’on a de plus précieux ; on quitte la maison pour se joindre aux groupes sur les places publiques. La curiosité succède à la crainte. On s’arrache les éditions spéciales des journaux ; on court à la Rouskaïa Volya, fertile en dépêches sensationnelles : « Korniloff est à Longa… Korniloff a envoyé son ultimatum au gouvernement provisoire… ses premiers cavaliers ont atteint Gatchina… » On se regarda ; la même pensée est sous tous les fronts : pour qui prendra-t-on parti ?… Inquiétant dilemme… La révolution bénévole, la révolution indulgente qui permettait de tout penser et de tout dire a fait son temps. Une autre est survenue qui commence à écouter aux portes. Goutchkov est arrêté ; Pourichkiévitch va l’être… D’autres, beaucoup d’autres encore le seront… L’étudiant tourne les yeux du côté de la forteresse Pierre-et-Paul et se tait ; le soldat, méfiant, hoche la tête et prend le chemin de sa caserne ; le marchand circonspect écoule, et passe… On prendra parti plus tard. D’abord, il faut savoir…

Savoir quoi ?… Qui a raison ? Non, mais qui l’emportera… Selon toutes probabilités, c’est pour celui-là que la majorité prendra parti. À cette heure, tout dépend de l’attitude du gouvernement. Qu’il ait une minute de faiblesse et il est perdu. La masse suivra le plus fort…

A l’ultimatum du général Korniloff demandant pleins pouvoirs pour constituer un nouveau gouvernement, M. Kérensky a répondu en intimant au généralissime l’ordre de résigner son commandement et de quitter l’armée. Puis il a proclamé la ville et le district de Pétrograd en état de siège. En hâte, les Soviets, celui des ouvriers et soldats, comme celui des paysans, se réunissent : on oublie la famine, chaque jour plus menaçante, la marche des Allemands, dont le pas retentit, là-bas, sur la chaussée de Pokoff et le long des collines boisées de la Courlande ; il faut parer au danger le plus proche. Le palais de Tauride, le palais Marie reprennent leur figure. mystérieuse et tragique des grands jours ; la foule stationne, anxieuse, sous les fenêtres et devant les péristyles… Les Conseils siègent toute la nuit. Le résultat de ces délibérations est que pleine liberté est laissée au président du Conseil. Les ministres démissionnent : Kérensky est dictateur.

Pendant ce temps, les Finlandais, qui ont pavoisé en l’honneur de la chute de Riga, adressent au gouvernement provisoire leur ultimatum d’indépendance ; les maximalistes essayent une fois encore de profiter du tumulte pour imposer à la Russie un gouvernement de leur choix ; Savinkof, — initiative redoutable ! — : distribue aux ouvriers dix mille fusils : les délégués des voies et communications s’en vont en hâte couper les voies ferrées aux abords de la capitale ; le général Kaledine, hetman des Cosaques, menace de couper celles de Pétrograd à Moscou si le gouvernement n’accepte pas l’ultimatum de Korniloff ; une délégation de Cosaques, la touffe de cheveux gonflant sous le képi, traverse la ville au galop de ses chevaux pour offrir son concours à un règlement pacifique du conflit.

Et, comme c’est jour de fête religieuse, des sons de cloches ébranlent l’air au-dessus de la ville en fièvre, les portes des églises s’ouvrent, assaillies par une foule qui cherche à se libérer de son angoisse ; et, sur le fond d’or des iconostases, on devine les signes de croix des femmes agenouillées sous le geste des prêtres bénissans.

Et voici que, au-delà des murs de la cité, de cette Longa subitement entrée dans l’histoire, la voix de Korniloff s’élève, invitant tous ceux qui croient en Dieu à prier dans les temples pour le salut de la patrie…

Imaginez, si vous le pouvez, ce tragique latent sur lequel chaque heure, chaque seconde, greffe un tragique nouveau !…

Tout à coup, du haut de sa puissance agrandie, Kérensky déclare urbi et orbi Korniloff traître à la patrie et à la révolution !… Parole terrible, excommunication majeure qui suspend sur la tête d’un homme — l’une des valeurs les plus éminentes de la Révolution russe — la menace de tomber le premier sous le coup de cette peine de mort dont il a si instamment demandé le rétablissement.

Aussitôt, et comme si pour la première fois l’acte accompli lui apparaissait avec ses redoutables conséquences, Korniloff s’arrête. Les deux… — faut-il écrire : adversaires ? — non ; les deux héros s’affrontent ; l’un, entouré de ses Cosaques de la Division Sauvage, et debout sur ses étriers ; l’autre, campé sur le piédestal que, vivant, la révolution lui dressa. Situation inouïe, rivalité unique dans l’histoire des peuples !

Car, chacun de ces deux hommes — et il n’est pas possible d’en douter — aime profondément et désespérément son pays !… César sur le Rubicon cède à son ambition ; Napoléon à Saint-Cloud obéit à sa fortune ; Korniloff à Longa — entre les Allemands et Pétrograd ! — est poussé par le désir éperdu de sauver coûte que coûte sa patrie en péril.

C’est pourquoi, et avant même que la cause soit entendue, il est permis d’en appeler devant le monde et devant l’histoire de la terrible sentence implicitement contenue dans la formule de Kérensky.


LE PASSÉ D’UN GRAND CHEF DE GUERRE

A Kiew, à Pétrograd et ailleurs, j’ai recueilli, bribe à bribe, sur les lèvres de ceux qui furent ses soldats, l’histoire — encore incomplète — de ce grand chef de guerre. Plus tard, je l’ai vu lui-même à l’œuvre, à Pétrograd, pendant la Révolution.

Né en 1870, fils d’un paysan cosaque, gardeur de chèvres dans les steppes de Sibérie, descendant hypothétique des compagnons d’Iermak[2], mais descendant direct du héros de Sébastopol, l’amiral Korniloff, l’ex-généralissime des troupes russes garde sur son masque hâlé les stigmates d’un passé fier, d’une jeunesse libre et d’une vie vouée à l’action. De taille moyenne, musculeuse, il a un peu du Mongol dans la coupe légèrement oblique de ses yeux, dans ses pommettes un peu saillantes sous la maigreur du visage. Pourtant, il est ce que les Russes désignent sous le nom de « tchisto rouskii, » un Russe pur. Ses yeux petits, étroits et noirs, au regard perçant, ont le plus souvent une expression triste. Physiquement, — — Napoléon ayant prouvé au monde qu’on peut être un grand homme sous une petite taille, — il répond assez bien au portrait que, dans un de ses articles, le Dienn traçait d’un futur et possible dictateur[3].

Fut-ce tandis qu’il courait les steppes, jeune garçon déjà intrépide, mais encore insouciant de l’avenir ? Ne fut-ce pas plutôt alors qu’élève au corps des Cadets de Sibérie ou à l’Ecole d’artillerie Mikhaïlowskoié, il se laissait entraîner par ses compagnons à ces beuveries proverbiales où des femmes au teint basané, aux robes traînantes, à fleurs rouges, viennent chanter et divertir les jeunes gens ? Une tzigane lui prédit qu’il mourrait à soixante-trois ans. Fataliste, comme tous ceux qui ont vécu en face des grands espaces, dans une étroite communion avec la nature, le jeune officier crut aux paroles de la bohémienne, et le général s’en souvint. Cette confiance en sa destinée, jointe à sa nature énergique, lui conférèrent un courage, une intrépidité à toute épreuve.

Pendant la guerre russo-japonaise d’abord, où il gagna la croix de Saint-Georges et l’épée d’or ; pendant la guerre de Chine ensuite, la chance lui fut fidèle. Elle lui resta attachée au cours de la Grande Guerre. L’invulnérabilité du général Korniloff devint proverbiale parmi les soldats. « On snaït Kourinoié slovo (il connaît le mot de la poule), » disaient-ils ; ce qui est, parmi eux, une façon d’exprimer la foi d’un homme en son étoile. Dès le régiment, sa réputation prenait une ampleur et une saveur de légende. On citait des cas où il avait été miraculeusement épargné par la mort.

Un jour, pendant l’automne de 1915, étant déjà général, il entrait avec deux autres officiers dans un petit enclos précédant une église. Un shrapnell éclate à quelques pas, tuant l’officier qui le précédait et celui qui le suivait, sans qu’il en retirât une égratignure. Une autre fois, il se tenait debout, causant avec un soldat qui portait à la main sa gamelle pleine de « cacha » fumant. Un morceau de shrapnell tombe dans l’ustensile, en enlève le fond… Le soldat fixe silencieusement des yeux effarés sur son général.

— Eh bien ! mon ami, lui demande Korniloff avec le plus grand calme, qu’as-tu ? Est-ce que pour une telle bagatelle ton « cacha » serait perdu ?

Les officiers de son entourage disaient de lui qu’il ne se considérait vraiment sous le feu que si un obus éclatait sur son bureau, lui enlevait une assiette des mains ou tombait au beau i milieu de la soupe !

— Tout le reste n’est rien, disait-il, et ne vaut pas même d’être mentionné !

Aussi ses soldats l’avaient-ils surnommé le Héros sans Peur, le Cœur de Lion et, plus tard, lorsqu’il tomba entre les mains des Autrichiens, on parlait encore, dans les camps, de l’Aigle prisonnier dont on escomptait le retour.


LA DIVISION SOUVAROV

D’abord général d’une division d’infanterie, le général Korniloff fut placé, dès l’année 1915, à la tête de la célèbre division Souvarov. Sous ses ordres, elle devint une armée incomparable, renommée par toute la Russie pour son endurance, son intrépidité, sa capacité dans l’action. Il menait lui-même son bataillon à l’attaque, faisant flotter autour de ses hommes une atmosphère de tranquillité et de sang-froid.

« Chacun d’eux passe par l’école de Korniloff ! » disait-on en parlant des braves de la 48e division (division Souvarov).

Ce n’était pas seulement une école de bravoure. Par tous les moyens possibles, Korniloff tâchait de développer dans le soldat russe, naturellement intelligent et malléable, l’initiative militaire. Entre autres paradoxes, il aime celui-ci : « Si tu veux apprendre une chose, commence par l’enseigner ! » Avant chaque opération, il appelait plusieurs de ses soldats, leur ordonnait de réfléchir à la façon dont il conviendrait de procéder pour prendre telle place, occuper telle hauteur.

— Où placer l’artillerie ? De quel côté commencer l’attaque ? Quel régiment envoyer le premier ?

Cette manière d’agir produisait parmi les soldats une féconde émulation pour les choses militaires, mettait en relief les plus hardis, ceux qui, au besoin, peuvent remplacer les chefs tués ou blessés, les futurs héros qui seront cavaliers de Saint-Georges, ceux dont on pourra faire un jour des sous-officiers. Mais surtout, elle établissait entre les soldats et leur chef une intimité, une concordance de pensées telles que, de son propre aveu, il est arrivé à Korniloff de trouver dans les conseils de ses soldats de nouvelles et utiles inspirations. Le général Korniloff n’a pas attendu les Soviets pour démocratiser l’armée. Il l’a fait, non en cherchant à abaisser l’officier au rang du soldat, — et même au-dessous ! — mais en élevant peu à peu le moral du soldat jusqu’à lui. Ainsi, bien loin de nuire à la discipline, de désagréger l’armée, son système en augmentait la force et la valeur combative en créant entre officiers et soldats une estime réciproque et une plus grande confiance.

Korniloff aimait et pratiquait encore un autre paradoxe : « Nous sommes trop faibles pour nous défendre, » disait-il. En toute occasion, il préférait l’offensive qui fouette le soldat et le vivifie, à la défensive qui use sa patience et le déprime moralement. C’est ainsi qu’après quelques semaines de présence sur le front, il a réussi, par son exemple, au moins autant que Kérensky par sa propagande verbale, à déclencher avec Broussiloff l’offensive de juillet 1917, dans une armée dont presque tous les élémens étaient pourris jusqu’aux moelles par la pernicieuse propagande des Soviets.

Les détails ne nous sont pas encore parvenus sur l’attitude de Korniloff pendant cette glorieuse, puis désastreuse offensive de 1917, mais nous pouvons l’imaginer en nous reportant à celle qu’il eut en 1915 pendant la terrible retraite des Carpathes que son héroïsme et celui de la 48e division empêchèrent de se changer en déroute. Son rôle d’alors est trop peu connu. Il convient de le rappeler en ces heures tragiques. En voici un des plus émouvans épisodes, tel que l’a raconté le général Papovitch Lapovatz, qui en fut un des héros et des témoins :

« C’était à Ivla. Le général était sûr que notre manœuvre réussirait et que nous reculerions en bon ordre. Ayant invité tous ses officiers dans une petite chaumière, sur la chaussée qui mène à Doukla, il ouvrit sa carte et commença à prendre ses dispositions. Tout le monde se taisait. Tout à coup, le général se retourna et dit :

« — Oui, la situation est mauvaise… Mais qu’y faire ? Peut-être, avec beaucoup de sang-froid, en sortirons-nous…

« Nous étions pleins de courage et cependant le frisson de l’épouvante nous pénétrait jusqu’aux os. Quel soldat, même parmi les plus intrépides, n’a senti passer un jour sur lui ce vent du désastre ? Ce n’était pas la mort que nous redoutions, mais la déroute…

« Quand il ne resta plus d’espoir, le général Korniloff prit avec lui deux régimens et occupa Ivla, en face du front allemand. La bataille commença. Les obus pleuvaient comme grêle sur l’héroïque régiment sans réussir à le faire plier… Nous entendions au loin la canonnade à l’arrière. Nous étions cernés de tous côtés. Un courrier arriva, à cheval, me dire que le général me demandait. En route, j’appris que notre premier rang n’ayant pu supporter ce feu d’enfer commençait à reculer, que la moitié de nos chevaux étaient tués et que notre artillerie subissait de grandes pertes. Je trouvai le général Korniloff à son observatoire. Ce point était à deux cents pas en avant de la première ligne. Il n’y avait là qu’une tranchée occupée par une compagnie. On y était sous le triple feu de l’artillerie, des fusils et des mitrailleuses. Le général fouillait l’horizon avec une longue-vue. Quel que fût le danger, on ne pouvait s’empêcher d’admirer ce sang-froid, cette figure impassible, ce dédain absolu de la mort. Je m’avançai. Le général me donna la main et me dit tout bas :

« — Nos affaires ne sont pas bonnes ; nous sommes entourés.

« Puis il ajouta :

« — Nous n’avons tout de même pas de chance !

« C’était la première fois qu’une pareille expression sortait de sa bouche.

« Elle me bouleversa, mais je restai ferme.

« Tout l’emplacement, depuis Khirovo jusqu’à Ivla, était submergé sous l’artillerie. La chaussée était complètement détruite : chevaux morts, caissons renversés, voitures abandonnées barraient la route. Ivla brûlait.

« Plusieurs bataillons avaient été envoyés en renfort aux premières lignes. Un instant, l’ennemi s’était arrêté, mais bientôt l’artillerie recommença à taper dans nos premiers rangs, détruisant tout. Nos régimens recommencèrent à se retirer. Le général Korniloff, se tournant vers nous et se lançant en avant le premier, cria :

« — Allons ! Allons ! vite ! Il est nécessaire de les retenir.

« A grand’peine, et sous un terrible feu, nous arrivâmes au bord de la route. Espérant couvrir un peu nos malheureux régimens déjà bien éclaircis, nous les dirigeâmes de l’autre côté. Cet endroit était déjà atteint par le feu des mitrailleuses. La masse des troupes, avec le général Korniloff en tête, s’était jetée sur la chaussée. Le tir les y rejoignit. Avec d’énormes pertes nous revînmes à notre première place, un peu moins exposée. Le général, blessé à la main gauche qu’il soutenait de sa main droite, donnait des ordres.

« — Nous sommes entourés, dit-il fermement, mais il est indispensable d’occuper Doukla.

« Comme on lui répondait que Doukla était cerné, peut-être pris, son fatalisme reprit le dessus et il répondit :

« — Advienne que pourra !

« Puis, de sa main droite indemne, il tira un carnet de sa poche et y nota des ordres. »

La veille du jour où il fut fait prisonnier, Korniloff sortit de l’isba avec sa casquette enfoncée sur les yeux, sa pèlerine ouverte… A travers on voyait briller sa croix blanche de Saint-Georges. Il regardait tranquillement devant lui en tapotant de sa cravache les hautes tiges de ses bottes. Il était toute vaillance et sérénité… On aurait pu croire qu’il n’avait qu’à dire : « Tout va bien ! » Quand il ne resta plus un seul officier, il continua à tapoter ses bottes avec la même tranquillité apparente, et c’est avec cette belle maîtrise et sans rien laisser deviner de ce qui se passait en lui, qu’il fit connaître aux soldats le tragique de la situation. Quand il fut tombé, blessé, entre les mains des ennemis, la division Souvarov, se souvenant de ses leçons, réussit malgré tout à s’ouvrir un passage.

Prisonnier au château Esterhazy, puis à l’hôpital de Kersek, le général Korniloff n’eut qu’une pensée : s’évader pour aller remettre son épée au service de sa patrie.

Chez les Autrichiens, les officiers prisonniers sont séparés des soldats et soumis à une surveillance plus sévère. Le général prit un uniforme de soldat et réussit à se faire transférer dans un camp. Ayant fait toutes les observations possibles et pris tous les moyens à sa disposition pour assurer sa fuite, il s’évada du camp avec un soldat tchèque. Pendant les deux premières journées, les fuyards réussirent à voyager en chemin de fer. A Buda-Pesth, ils passèrent la nuit dans un Postoyali-i-Dvor, vaste cour publique où l’on remise les voitures et les chevaux. La cour était pleine de soldats. Sans perdre contenance, Korniloff se mêla à eux. Il se coucha auprès d’un soldat allemand et entreprit avec lui une conversation qui se prolongea assez tard. Finalement ils s’endormirent côte à côte. Le lendemain, avant le branle-bas matinal, le général quitta le Postoyali-i-Dvor et se remit en route. Il fallait gagner à pied la frontière roumaine. Il s’était procuré des vêtemens civils et passait inaperçu, grâce à sa parfaite connaissance de la langue allemande.

Cependant, lui et son compagnon faillirent une fois être découverts. On tira sur eux : le Tchèque fut tué ; le général échappa à la poursuite.

Pendant vingt jours il dut cheminer à pied, le plus souvent à travers bois, sans autre guide que sa carte et sa boussole. Au bout du sixième jour, il ne lui restait presque plus de vivres et comment s’en procurer ?… Il n’avait plus d’argent et la moindre imprudence pouvait le faire découvrir. Sa tête avait été mise à prix. On était en été, il ramassa les fraises des bois, les baies qui poussent sur les buissons et s’en nourrit, comme les oiseaux ! Parfois il tombait sur l’herbe exténué de fatigue et de faim. Sa vaillante nature morale le soutenait. Il arriva en Transylvanie. Là, il ne cacha plus sa nationalité, raconta qu’il était un soldat russe évadé des prisons autrichiennes. Les paysans lui ouvraient leurs chaumières et pourvoyaient à sa subsistance. Enfin, après vingt jours de marche, le 15 août 1916, au jour même de l’alliance entre la Roumanie et les peuples de l’Entente, le général Korniloff, vêtu en paysan, franchissait la frontière roumaine, à l’embouchure de la Rivière Noire, près de Tourn-Séverine. Un berger roumain le conduisit aux gardes-frontières.) Il déclina ses nom et qualité, et ‘on le fît conduire à Galatz. A la gare de cette ville, le héros de la campagne des Carpathes fut salué par le général roumain, commandant les troupes de la ville, accompagné de son état-major. Les jeunes filles de la ville lui offrirent des fleurs. Un bateau spécial le conduisit à Réni où il fut l’objet des mêmes ovations.


LA DIVISION SAUVAGE

Evadé des prisons autrichiennes, le héros des Carpathes, l’Aigle délivré, alla se présenter à la Stafka. Le tsar lui donna cette fois le commandement d’une armée, non moins farouche, mais plus intrépide encore que la division Souvarov : la Division Sauvage. Non seulement à cause du rôle qu’elle joue dans la tragique aventure actuelle, mais à cause d’elle-même, elle mérite d’être présentée. Quelle autre que cette étrange et passionnante armée pouvait convenir au désormais légendaire Korniloff ?

J’ai connu la Division Sauvage au Caucase. J’en ai aussi rencontré des élémens sur le front Sud de Galicie. Elle a combattu en Pologne, dans les Carpathes, partout où la mort a pris les formes les plus désespérées, les plus grandioses, les plus pathétiques.

Il faut avoir parcouru le Caucase, de la rivière d’Anapa aux portes de Derbent, passage des antiques exodes, avoir franchi les sauvages défilés du Daghestan, longé les farouches vallées de la Koura, mesuré de l’œil ces pics altiers que le vol même x de l’aigle n’atteint plus, pour se faire une idée de ces guerriers, venus des lointains les plus reculés de l’histoire, au type de beauté parfaite affiné par des siècles d’indépendance. Ce sont eux, peut-être, que voulaient signifier les Grecs ingénieux par ces terribles guerriers que le royal laboureur, ennemi de Jason, voyait surgir du sol de la Colchide après y avoir semé les dents du dragon ! Leur origine est plus vieille que l’histoire ; leur liberté aussi ! Leurs « aouls » inaccessibles, villages fortifiés sur des crêtes de pics, les mi refit à l’abri de tous les jougs. Même lorsqu’au commencement de la seconde moitié du XIXe siècle, la Russie eut contraint à la soumission un de leurs plus grands cheikhs, Chamyl, ils continuèrent à vivre librement dans leurs montagnes, ignorant leurs maîtres et ne voyant dans le tsar qu’un cheikh plus lointain.

Pourtant, lorsque les buccins de la guerre eurent réveillé les échos du Caucase, leur instinct guerrier se révéla. Cavaliers nés, ces montagnards sautèrent en selle et, guidés par leurs mollahs, entraînés par leurs joueurs de flûte, ils dévalèrent des hauteurs pour courir sus a l’ennemi.

Alors, sur tous les sentiers de la montagne, on put faire d’étranges et romanesques rencontres : çà et là, sur un cheval aux formes effilées, à la robe sombre et portant haut la tête, un parfait cavalier chevauche, monté sur une haute selle asiatique. Sous le papakh (bonnet) aux poils roux, on aperçoit de grands yeux d’aigle, un nez aquilin, des lèvres fines aux coins recourbés. La cartouchière pleine barre en croix la tcherkeska (tunique) aux longs pans. Le bachelik[4], rouge ou blanc flotte doucement sur le dos du cavalier, la carabine est posée sur son épaule, canon renversé.

Qu’un chef le rencontre et lui demande :

— Où vas-tu ?

— A tel village, répondra le cavalier.

— Sais-tu comment le rendre là-bas ?

— Pus du tout.

— Alors, que feras-tu ?

— Sois tranquille ; je ne te demanderai pas mon chemin !

La discipline ordinaire n’est pas le fait de cet homme ; mais il en a une à lui, spéciale, qui est de ne jamais reculer devant l’ennemi. « De l’aoul à la marche et de la marche au combat, » telle est dans toute sa simplicité tragique son ordre de route. Il ne redoute ni le vent, ni la pluie, ni le soleil, ni la neige. Contre eux, il a sa bourka, en poils de chameau, dont on éprouve la qualité en la posant debout, évasée comme une cloche, sans qu’elle fasse un seul pli. C’est son manteau, sa couverture, son lit, sa tente… quelquefois aussi son bouclier. Alors, il la déploie comme une aile d’aigle et s’élance abrité par elle contre l’ennemi épouvanté.

Nous avons rencontré tout près du front, à la lisière d’une forêt, un petit cimetière avec des stèles de bois a noms musulmans : Ahmed, Abdallah, Ibrahim…

— Ce sont ceux de la Division Sauvage, dit un officier. Ils sont toujours couchés par groupes. Tous sont parens. Si on blesse Ahmed, Ibrahim l’emportera : si on tue Israïl, Idriss le charge sur son épaule… Vivans ou morts, on ne peut laisser ses frères entre les mains de l’ennemi. On en doit compte, là-bas, aux mères, aux épouses ou aux fiancées qui attendent dans l’aoul !

Leurs cheveux sont coupés ras, sauf sur le devant de la tête et une épaisse touffe dépasse un peu leur bonnet. C’est par-là sans doute que Mahomet les saisira pour les introduire en paradis.

Un de leurs régimens traverse la petite station où notre train est garé depuis plusieurs jours, à quelques verstes seulement du front. Ils sautent à terre et vite se groupent à l’orée du bois. Le joueur de flûte s’assied sur un tronc d’arbre. Il a le visage sombre d’un ascète, la peau tannée comme un parchemin. Il possède cette fière beauté musulmane qui persiste même après que l’âge a ravagé les traits. Il gonfle ses joues, et ses yeux errent dans le vague tandis que les doigts, agiles et longs, courent sur la flûte. Mélancolie de ces airs millénaires qui me rappellent l’Afrique et que Loti entendit aux lèvres des bergers persans ! Comme sur les plateaux du Maroc ou sous les chênes de la Kabylie, des hommes se sont groupés autour du musicien et frappent des mains en cadence. Leurs mines sont graves et recueillies. Il ne s’agit pas ici d’un divertissement, mais d’un rite. Puis, un homme se lève, sort du groupe. Il est jeune ; à peine si un mince duvet brun ombrage sa lèvre.

Il a la sveltesse inquiétante et la taille longue que l’on remarque aux éphèbes des manuscrits persans. La main droite lancée en avant, la gauche ramenée à la hauteur de l’épaule, le coude faisant saillie, il exécute le rapide mouvement de pieds de la lesghienne. La corbeille de fruits des Canéphores posée sur sa tête ne tomberait pas, tant son mouvement est mesuré et son équilibre sûr. On oublie la guerre, on rêve de beauté grecque ou asiatique… Mais, tout à coup, le danseur saisit son poignard, le fait tournoyer, et en un instant crée autour de lui une atmosphère sauvage où l’on respire la guerre et l’odeur du sang. Imaginez ces nuits romantiques, dignes des Tarass Boulba, des cheikhs et des émirs : la flûte dominant le ronflement voilé du tambourin, et un, deux, trois, dix danseurs qui se lèvent, sous la lune ou autour des feux de bivouac !…

Parfois c’est une autre scène : la djiguitofka. Tous ces hardis cavaliers sont djiguitis ! C’est leur fierté et leur noblesse. Ils ne connaissent que deux choses : la guerre et la djiguitofka. Tous les autres soins, soins matériels — et par conséquent avilissans — sont laissés aux femmes, aux faibles, considérés comme inférieurs. La djiguitofka c’est la fusion du cavalier avec le cheval. Monter en courant sur la nerveuse bête lancée au galop ; tomber de la selle et y remonter sans effort, se cacher sous le ventre de sa monture et de là, invisible, presque invulnérable, viser son ennemi et le tuer, exécuter les tours d’adresse et de voltige les plus inouïs, les plus prestigieux, les plus fantastiques. sans que l’homme ni le cheval perdent haleine ; enfin, s’élancer en une course passionnée coupée de cris de victoire : telle est la djiguitofka, sœur de la fantasia africaineI


KORNILOFF ET LA RÉVOLUTION

La Révolution russe trouve Korniloff à la tête de sa Division Sauvage. Sa valeur militaire jointe à ses idées libérales bien connues le font choisir comme gouverneur militaire de Pétrograd. La tâche est rude. Sur aucune garnison peut-être, le virus anarchique cou tenu dans l’ordre n° 1 n’a agi comme sur la garnison de Pétrograd[5].La situation militaire est grave : la fonte des glaces, la concentration de la flotte allemande dans les parages de Libau, font redouter une tentative de débarquement sur les côtes baltiques, suivie d’une marche vers la capitale. Bien qu’ils aient déjà été dits, il faut revenir sur ces faits. Ils éclairent la psychologie du généralissime et expliquent son acte. L’armée est en pleine anarchie. La belle tenue des troupes a fait place à l’indiscipline ; leur ancienne ardeur au combat s’est éteinte sous le flot des paroles faussement pacifistes qui coule des lèvres des bolche-wiki. On discute dans les casernes, on discute sur les places publiques. Il n’est pas une tribune sur laquelle ne se profile la silhouette d’un soldat, enveloppé dans les plis du drapeau rouge. La salle Catherine, au palais de Tauride, est envahie par leurs Comités. On y boit, on y mange, on y dort, on y délibère. Une sorte d’orgie militaire se traîne dans toutes les tchaïnayas (maisons de thé populaires) de Pétrograd.

De plus, la révolte des matelots de la Baltique n’est pas encore apaisée. Cronstadt, qui détient 80 officiers dans ses casemates et refuse de les soumettre à la justice du gouvernement provisoire, est en pleine révolte. La Finlande, dont les sentimens germanophiles ne sont plus un mystère pour personne, demande son indépendance. Le plan des champs de mines qui gardent l’entrée du golfe de Finlande a été dérobé pendant les troubles chez l’amiral Népérine assassiné : les vaisseaux ont subi des avaries sérieuses… la capitale, sans défense, est menacée d’un désastre, si les Allemands réalisent leur plan de marche en avant.

Et, tout à coup, la situation intérieure déjà si tendue s’aggrave. C’est le moment de la campagne entreprise contre « les annexions et contributions, » contre les traités secrets dont on demande la divulgation. Le gouvernement provisoire, dominé par les Soviets, est sans force. Ce sont les clubs qui gouvernent et, dans les clubs, les plus hardis, non les plus sensés. Les beaux jours vont commencer pour les Zinovieff, les Stekloff, les Lénine, partisans de l’Allemagne.

La note de Milioukoff, ministre des Affaires étrangères, aux gouvernemens alliés, provoque la manifestation du 5 mai contre le gouvernement provisoire. Les soldats sortis de leurs casernes se sont massés sous les fenêtres du palais Marie. Au milieu de cette scène d’intimidation,, Korniloff paraît. Sa taille semble grandie. Ses yeux lancent des flammes. Dans un élan d’intense et persuasif patriotisme, il harangue les soldats, leur montre le danger que court la capitale, les conjure de rester fidèles à leur devoir qui est la défense de la patrie menacée.

Le lendemain, les journaux publient son poignant ordre du jour : « Soldats, entre les Allemands et nous il ne reste que la barrière chaque jour diminuée des glaces de la Baltique… » Puis, pour rassurer la capitale que ces sinistres prévisions peuvent avoir troublée, il ordonne un défilé solennel des troupes à travers les places et les rues de la ville. Celles-ci s’y refusent sous prétexte qu’elles n’en ont pas reçu l’ordre du Conseil !…, Quel général eût pu tenir devant une telle offense et une aussi intolérable infraction à la discipline ?

Les actes d’indiscipline isolée n’étaient pas moindres que ceux d’indiscipline collective. A l’Ecole des ingénieurs, où il alla visiter le 2e régiment de mitrailleurs qui y était cantonné, pas un des soldats, assis ou couchés dans les cours et les vestibules, ne daigna modifier son attitude au passage du général !… Korniloff, découragé, écœuré, fit parvenir sa démission au gouvernement provisoire et sollicita son renvoi sur le front.

Il l’obtint. Si une fraction de l’armée peut être sauvée, pensait Korniloff, c’est celle du front, démoralisée, il est vrai, par les comités militaires, par les journaux, par la propagande maximaliste, mais restée en contact plus direct avec ses officiers et n’ayant pas encore, comme celle des grandes villes, perdu tout à fait l’ancien pli.


DE L’OFFENSIVE DE JUILLET A LA PRISE DE RIGA

Un sursaut de dégoût était monté aux lèvres de ceux-là même qui avaient été les plus ardens défenseurs de l’armée, et les plus actifs propagandistes de l’idée révolutionnaire. Ils en avaient assez de ces soldats, de ces tavorischtchis (camarades), comme on les appelait maintenant, qui déambulaient par les rues de la ville, les vêtemens en désordre, la cigarette ou l’insolence à la bouche, confondant la liberté avec la licence, la veulerie avec le pacifisme, la démagogie avec l’éloquence. Les Cosaques, anciens instrumens de la réaction tsariste, ayant dès les premières heures de la révolution fait cause commune avec le peuple, proclamaient hautement leur intention de continuer la guerre, d’aider le gouvernement provisoire à rétablir l’ordre, à réveiller dans les âmes le patriotisme étouffé sous les phrases creuses des secrets alliés de l’Allemagne. Un grand élan se manifesta. Des civils, des voyenni-tchinovniks (fonctionnaires militaires), des soldats, consciens du danger que la défaite sur le front ferait courir à la jeune liberté, formaient ces héroïques régimens de volontaires que l’on a désignés sous le nom de Bataillons de la Mort. Kérensky entreprenait sa campagne sur le front. Des régimens d’officiers, composés surtout de ces praportchicks, sortis des rangs du peuple, fleur de la jeunesse révolutionnaire, quelques-uns fils des anciens martyrs du tsarisme, allaient se faire tuer pour entraîner l’armée dans leur sillage glorieux. On put croire que la Russie se ressaisissait ! Les premières victoires de Korniloff, aidé de ces braves troupes, firent fleurir l’espérance au cœur des Alliés. La Russie avait vaincu l’anarchie, vaincu l’apathie de ses armées, elle allait se relever glorieuse, prête à consolider par la victoire extérieure la dure et difficile conquête de ses nouvelles libertés.

Ce n’était qu’une belle, mais brève illusion due aux efforts combinés de Kérensky et des chefs d’armée. Korniloff l’avait compris depuis longtemps : l’action verbale de Kérensky ne pouvait constituer qu’un palliatif ; tant que le mal ne serait pas coupé dans sa racine, les mêmes causes continueraient à produire les mêmes effets.

En outre, le ministre de la Guerre, influencé par le Conseil des délégués ouvriers et soldats, venait de signer la fameuse « Déclaration des droits du soldat, » dont la publication avait, disait-on, provoqué la démission du ministre Goutchkoff. Cette « déclaration » en dix-huit articles fut précédée d’un Appel du Comité exécutif du Conseil :

« Camarades-soldats !

« Depuis deux mois nous attendions que nos droits obtenus par la révolution aient force de loi. Vous êtes libérés du tsarisme. La révolution vous a tous rendus égaux. Le soldat est devenu citoyen. Toute différence, hors des rangs, est abolie entre officiers et soldats. L’article XII de la Déclaration des droits du soldat dit que le salut militaire n’existe plus (votée le 11/24 mai, annoncée par un ordre du jour de Kérensky à l’Armée et à la Flotte). Désormais un citoyen-soldat peut saluer ou ne pas saluer qui il voudra. Vive le soldat-citoyen conscient ! La discipline de l’armée existera par la libre volonté du citoyen-conscient et non par un salut imposé ! »

On a vu comment s’était manifestée, à l’arrière et sur le front, cette discipline nouvelle, instaurée « par la libre volonté du citoyen-conscient ! » Elle avait causé les massacres d’officiers dans toute la région baltique et à Pétrograd ; amené la perte de Tarnopol, de Cernovitz et de Stanislau ; découvert le flanc de l’armée roumaine obligée de redoubler d’héroïsme et condamnée à consentir d’énormes sacrifices pour ne pas être entraînée dans la déroute de l’armée russe. Enfin, elle allait causer la perte de Riga.

Soyons justes envers tous. Les communiqués russes nous ont appris que sur divers points du front, au cours des attaques qui entraînèrent la chute de Riga, des régimens ont fait preuve d’un grand courage. Pour retarder la marche victorieuse de l’armée allemande, ils ont contre-attaque vigoureusement, sacrifiant leur vie afin de permettre aux troupes russes d’exécuter leur retraite en bon ordre et à l’abri de leur feu. Honneur à ceux-là ! Aussi bien, nous savons ce qu’il y a de réel courage, de vivace héroïsme dans l’âme du soldat russe. Les armées qui, sans reculer d’un pas, ont tenu pendant plus de deux ans les troupes de Hindenburg en haleine, auront toujours droit à notre gratitude. Ce n’est pas elles que Kornitoff accusait. Aucun des patriotes russes, aucun des amis de la Russie ne s’y est trompé. La démoralisation de l’armée, la défaite sur le front du Sud, la perle de Riga sont le résultat de la politique des Soviets. Cela ressort très clairement de l’ultimatum adressé à Kérensky par le généralissime Korniloff, exigeant non seulement la formation d’un gouvernement nouveau formé de trois dictateurs et dont il ferait partie, mais la dissolution de tous les Soviets.

Korniloff n’est pas arrivé d’un seul coup à cette extrémité douloureuse. Pendant de longs jours il négocie avec Kérensky, tâche d’entraîner le grand ministre dans la voie des réformes nécessaires, montre la déliquescence de l’armée entraînant celle de la Russie, réclame l’autorité dont il a besoin, insiste pour que soit rétablie la peine de mort.

Kérensky temporise. Il a à compter avec les Soviets. Il promet que le projet de rétablissement de la peine de mort sera porté devant le gouvernement provisoire. On le sent tiraillé entre son désir d’établir des mesures qu’il juge indispensables et la crainte de provoquer de nouvelles difficultés intérieures en passant par-dessus la résistance des Conseils. Aussi bien la dualité du pouvoir que Kérensky lui-même a contribué à créer, en renouvelant dès le premier jour de la révolution l’ancien « Conseil des délégués ouvriers » qui fonctionna pendant l’éphémère révolution de 1905, et auquel on a adjoint les délégués des soldats, fut un bâton bien dangereux dans les roues de son char. Ce n’est qu’à force d’habileté, de concessions, de persuasion éloquente et aussi de sincérité patriotique qu’il arrive à maintenir l’équilibre. L’accord qu’il a réussi à créer entre un gouvernement qui n’a pas force de loi et les factions qui le dominent, reste factice et éphémère.

Korniloff en a jugé ainsi. Homme de guerre et homme d’action, il réalise sa pensée en actes. Partisan de la révolution, il ne l’est pas de ses excès et les détesté. Au besoin, il estimerait qu’avant la révolution il y a la Russie à sauver. D’ailleurs, il professe — ses ordres du jour en sont la preuve — que sauver la Russie, c’est sauver la révolution. Il ne comprend pas sous le nom de « conquêtes révolutionnaires » tout ce qui est désordre, licence, indiscipline, anarchie. C’est cela, et non pas la liberté, qu’il a voulu extirper de l’armée russe.


1/14 septembre. — Les cloches des églises se sont tues, un autre bruit leur succède : la fusillade des Cosaques poursuivant à travers les rues la fuite des maximalistes, semeurs de discordes et profiteurs de troubles.

Le bruit court que le général Korniloff a offert de se rendre sous certaines conditions. Le gouvernement provisoire n’admet qu’une reddition pure et simple, encore qu’il y ait dans son sein plus d’un homme faisant des vœux pour le succès du général… Kérensky, nommé généralissime, marche contre son ancien collaborateur, à la tête des armées révolutionnaires de Pétrograd… La foule se prononce pour lui, la suprême tentative de l’ex-généralissime semble vouée à un échec certain…

l’ourlant, le programme de Korniloff, dicté par des circonstances dont le pathétique dépasse tout ce que le monde avait pu prévoir, aurait peut-être assuré le salut de la Russie !…


MARYLIE MARKOVITCH.


  1. Voyez la Revue des 15 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre.
  2. Cosaque qui conquit la Sibérie et l’offrit à Ivan le Terrible, grand-duc de Moscou.
  3. Voyez la Revue du 1er septembre 1917.
  4. Sorte de capuchon à longs pans, coiffure nationale des Circassiens.
  5. Pour l’ordre n° 1 et ses résultats sur le moral des troupes, voir les numéros précédens de la Revue.