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SATIRE III.



CONTRE LA PARESSE DES JEUNES GENS.

Que vois-je ? encore au lit ! le soleil, de ses traits,
De votre appartement a percé les volets ;
L’ombre marque midi. Quel pilier de taverne,
À cette heure, en ronflant, cuve encor son falerne ?
Y pensez-vous ? déjà dans le fond des vallons
L’ardente canicule embrase les moissons ;
Et partout les troupeaux quittant le pâturage,
Sous les ormes touffus viennent chercher l’ombrage.
— Vraiment ! se pourrait-il ? Holà, quelqu’un, holà !
Vite donc. Juste ciel ! voyez si l’on viendra !
J’enrage ! Et des accents d’un coursier d’Arcadie
Vous croiriez, à ces mots, ouïr la mélodie.
Enfin il prend son livre ; enfin le parchemin,
La plume, le papier, il a tout sous la main ;
Mais bientôt il retombe au sein de la paresse.
Son encre est trop liquide, ou bien est trop épaisse,
Et le tube léger que font mouvoir ses doigts,
En verse à chaque mot deux gouttes à la fois.

— Ridicule écolier qui devez, avec l’âge,
Trop à plaindre déjà, l’être encor davantage !
Où donc en sommes-nous ? et que ne vous voit-on,
Comme le fils d’un roi, comme un tendre poupon,
De morceaux tout mâchés souffrir qu’on vous nourrisse,
Et d’un air dépité battant votre nourrice,
Au bruit de ses chansons refuser de dormir ?
— Mais de cette encre enfin on ne peut se servir.
— Vous croyez me tromper par une telle excuse !
Malheureux ! c’est vous seul qu’un vain prétexte abuse !
Hélas ! le tems s’écoule, et la honte vous suit.
D’un vase, au son qu’il rend, le défaut se trahit
Jeune encor, votre cœur n’est qu’une molle argile ;
C’est maintenant qu’il faut qu’un précepteur habile
Redouble, en vous formant, et de zèle et de soin.
Dans vos champs paternels, à l’abri du besoin,
D’un simple et pur cristal l’élégance rustique
Décore, dites-vous, votre table modique,
Et votre heureux foyer, pour honorer les dieux,
Conserve encor la coupe où buvaient vos aïeux.
À vos vœux en effet tout ici-bas conspire ;
Mais ces présents du sort devraient-ils vous suffire ?
Et faut-il, fier Toscan, enflé d’un nom fameux,
Rehausser le sourcil d’un air si dédaigneux,
Parce que sur son char, le censeur, dans la rue,
À titre d’allié, s’arrête et vous salue ?
Au peuple ces dehors, ces harnais fastueux !
Je vous connais à fond. N’êtes-vous pas honteux
D’imiter d’un Natta la débauche effrénée ?
Lui du moins en aveugle il suit sa destinée :

C’est un homme abruti, dans la fange plongé,
Qui ne sait ce qu’il perd. Malheureux naufragé,
Rien ne peut désormais le tirer de l’abîme.
Grands dieux ! si vous voulez faire pâlir le crime ;
Si vous voulez punir ces farouches tyrans
Qui, le cœur embrasé de poisons dévorans,
Dans les sombres accès de leur noire furie,
Sont prêts à déchirer le sein de la patrie,
Qu’à leurs yeux la vertu dévoilant ses attraits,
De l’avoir pu trahir ils sèchent de regrets !
Les sourds mugissemens du taureau de Sicile,
L’effroi de Damoclès, quand, d’horreur immobile,
Soudain il vit le fer qui menaçait son front,
Étaient moins douloureux que ce chagrin profond,
Que ces mots étouffés dans le sein d’un coupable :
Je me perds, je me perds…. secret épouvantable
Qu’à sa femme qui dort sur le même oreiller,
Seul, dans l’ombre des nuits, il n’ose révéler.
Jadis, il m’en souvient, élève peu docile,
Je savais à propos me frotter les yeux d’huile,
Quand je ne voulais pas, dans un style ampoulé,
Répéter de Caton le discours boursouflé ;
Discours dont toutefois mon père dans l’ivresse,
Tous ses amis présens, eût pleuré de tendresse.
J’avais, ou je croyais alors avoir raison,
Moi qui, pour toute étude et pour toute leçon,
Désirais qu’un ami, dirigeant mon enfance,
Du noble jeu de dés m’enseignât la science ;
M’apprît des divers coups les savans résultats ;
Ce que valait le Six, ce qu’on perdait sur As ;

Par quel art un noyau, lancé d’une main sûre,
D’une bouteille étroite atteignait l’embouchure ;
Et comment sous les coups qui le font circuler,
Un buis docile au fouet doit apprendre à rouler.
Mais toi, disciple ingrat de l’école stoïque ;
Toi nourri des leçons de ce sage portique
Où du Mède vaincu les combats sont tracés ;
Où plein d’un noble zèle et les cheveux rasés,
Le jeune homme, content de racines grossières,
À lire, à méditer, passe les nuits entières ;
Toi qui connais l’Y grec du vieillard de Samos,
Tu dors, et succombant sous le poids des pavots,
Ta bouche qui se fend de l’une à l’autre oreille,
Trahit à tous les yeux tes excès de la veille !
Quel est donc ton dessein ? quelle règle suis-tu ?
Vers un but assuré ton arc est-il tendu ?
Ou ne songeant à rien, comme un enfant qui joue,
Innocemment armé de pierres et de boue,
Te voit-on au hasard et par monts et par vaux,
Sans savoir où tu vas, poursuivre les corbeaux ?
Crois-moi, dans la santé, préviens la médecine.
Que sert, lorsqu’une fois le mal a pris racine,
D’aller à Cratérus offrir des monceaux d’or ?
Apprends, mortel fragile, il en est temps encor,
Apprends à te connaître, à voir en toutes choses,
L’étroit enchaînement des effets et des causes ;
Pourquoi l’homme ici-bas par les dieux fut placé ;
Ce qu’il est, et quel terme à ses vœux est fixé ;
Comment et de quel point franchissant la barrière,
Il doit ranger la borne et fournir sa carrière ;

Quelle richesse un homme a droit de désirer ;
Quel fruit de son argent il convient de tirer ;
Ce qu’il en faut offrir aux siens, à la patrie ;
À quel titre le ciel nous a donné la vie,
Quel poste il nous assigne, et quels sont nos destins.
Grave, dis-je, en ton cœur ces préceptes divins,
Et vois, sans envier un gain si magnifique,
Chez l’heureux avocat du Marse et de l’Hernique,
Ces mets accumulés, moisis dans son buffet,
Riches provisions, noble prix du bienfait,
Lorsque dans le barreau son utile éloquence
D’un grossier campagnard a sauvé l’innocence.
Ici le chef brutal de quelque légion,
Repoussant ma doctrine avec dérision,
Oh ! de tous vos savans, pour moi, je me défie
Tenez, j’ai bien assez de ma philosophie ;
Ainsi, gardez pour vous, car nous n’en voulons pas,
Celle de vos Solons, de vos Arcésilas,
Gens tristes, malheureux, d’humeur atrabilaire,
Qui, la lèvre en avant, les yeux fixés à terre,
Dans le sombre chagrin dont leur cœur se nourrit,
Dévorent en silence et rongent leur dépit.
Voyez-les enfoncés, absorbés en eux-mêmes,
Se creuser le cerveau, se forger des systèmes,
Se tuer à peser quelque sophisme ancien ;
Rien n’est créé de rien, rien ne retourne à rien.
Voilà donc, s’écriera ce docte personnage,
Si nous vous en croyons, ce qu’on nomme être sage !
Ce qui vous fait pâlir, supprimer vos repas !
Il dit, et vous verriez un peuple de soldats

Soudain applaudissant à cette aigre satire,
D’un air lourd et stupide, éclater d’un gros rire.
— J’éprouve je ne sais quel battement de cœur,
Dit à son Esculape, au fort de la douleur,
Ce malade oppressé qui, d’une bouche aride,
Exhale en gémissant une haleine fétide :
Regardez-moi de grâce, et tâtez-moi le pouls.
— Prenez quelque repos et demeurez chez vous,
Répond le médecin ; mais du malade à peine
Le sang, après trois nuits, s’est calmé dans sa veine,
Qu’il envoie emprunter chez son riche voisin
D’un Surrente qu’il boit avant d’aller au bain.
— Mon cher, vous pâlissez. — Point du tout — Mais encore !
— Ce n’est rien. — Votre teint change, se décolore,
Prenez garde. — Eh ! mon dieu, vous pâlissez aussi :
Tenez, ne venez point trancher de l’oncle ici :
Le mien est enterré, vous pourriez bien le suivre.
— Il suffit. L’insensé continue, il s’enivre,
Et sans précaution, d’aliments surchargé,
La peau déjà blanchâtre, au bain il s’est plongé.
L’hydropisie augmente. Une vapeur soufrée
S’échappe avec effort de sa gorge altérée.
Il frissonne, il pâlit : le mal éclate enfin :
Le vase de vin chaud lui tombe de la main :
On découvre ses dents que fait craquer la fièvre,
Et l’aliment échappe à sa tremblante lèvre :
C’en est fait : le gourmand touche à son jour fatal :
La trompette funèbre a donné le signal :
Les cierges sont tout prêts, et, les pieds à la porte,
Sur son lit de parade, il attend qu’on l’emporte :

Il part. Ses gens la veille affranchis pour son deuil,
Le bonnet sur la tête, escortent son cercueil.
— Déplorable fauteur d’une triste doctrine,
Tâtez mon pouls ; mettez le doigt sur ma poitrine ;
Touchez mes pieds, mes mains ; ai-je trop chaud ? trop froid ?
Qu’en dites-vous ? parlez. — Vous vous portez bien, soit ;
Mais qu’une bourse d’or à vos yeux se présente ;
Que de votre voisin la compagne agaçante
Vienne d’un air riant à passer près de vous ;
Parlez à votre tour, comment bat votre pouls ?
On vous sert à souper sur un bassin de terre,
Un légume grossier ; voyons, qu’allez-vous faire ?
J’entends : dans votre bouche un ulcère caché
Par un mets si commun pourrait être écorché.
Allons, votre santé, vous dis-je, périclite ;
Tantôt vous pâlissez d’une frayeur subite ;
Tantôt, comme embrasé d’un feu séditieux,
La colère, la rage étincelle en vos yeux.
À vos œuvres enfin, à tout votre langage,
On reconnaît si peu les traits d’un homme sage,
Qu’Oreste vous laissant sa place entre les fous,
Lui-même se croirait moins malade que vous.