Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/5

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE V.


ulyssès.

Réponds encore à ceci après toutes mes questions, Tirésias : par quel art et de quelle façon pourrai-je réparer mes richesses perdues ? — Pourquoi ris-tu ?

tirésias.

N’est-ce donc point assez, rusé, de revenir à Ithaca et de revoir tes Pénates paternels ?

ulyssès.

Ô toi qui n’as jamais menti, tu vois que je reviens pauvre et nu dans ma demeure, selon ta prédiction ; et ni mon cellier, ni mes troupeaux n’ont été épargnés par les prétendants. Or la naissance et la vertu, sans argent, sont plus viles que l’algue.

tirésias.

Puisque, sans détours, tu as horreur de la pauvreté, sache de quelle façon tu pourras t’enrichir. Si tu reçois quelque chose qui te soit destiné, une grive par exemple, que celle-ci s’envole vers la maison où brille une grande opulence, dont le maître est vieux ; que les fruits mûrs et tout ce que ton domaine produit de meilleur soient goûtés, avant le Dieu Lare, par ce riche plus vénérable que le Dieu Lare. Qu’il soit parjure, sans naissance, souillé du sang fraternel, fugitif, ne refuse pas, s’il le demande, de sortir avec lui, et cède-lui le pas.

ulyssès.

Moi ! que je couvre le flanc d’un vil Dama ! Je n’agissais pas ainsi à Troja, le disputant toujours

aux meilleurs.
tirésias.

Eh bien, tu seras pauvre.

ulyssès.

J’ordonnerai à mon cœur de supporter cela courageusement. J’ai subi autrefois de plus grands maux. Continue donc et dis, Augure, de quelle façon j’amasserai des richesses et des monceaux d’argent.

tirésias.

Je l’ai dit et je le redis : tâche de capter de tous côtés avec adresse les testaments des vieillards ; et si l’un ou l’autre, plein de ruse, échappe à l’embûche en enlevant l’hameçon, ne désespère pas, et, une fois déçu, ne renonce pas à ton art. Si, un jour, une affaire grande ou petite se débat au Forum, si l’un des plaideurs est riche, sans enfants, même un coquin qui appelle en justice un homme meilleur que lui, sois son défenseur ; et méprise le citoyen qui l’emporte par la réputation et la bonne cause, s’il a un fils chez lui ou une femme féconde : — « Quintus, ou Publius, diras-tu (car leurs oreilles délicates sont réjouies par les prénoms), ta vertu m’a rendu ton ami ; je connais les difficultés du droit et je puis défendre des causes. On m’arrachera les yeux avant que tu sois offensé et qu’on t’appauvrisse d’une noix vide. C’est mon affaire, que tu ne perdes rien et que tu ne sois point joué ! » Alors, ordonne-lui de rentrer à la maison et de soigner sa petite peau ; suis toi-même l’affaire, sans trêve ni repos, soit que la rouge Canicule fende les statues neuves, soit qu’alourdi par sa panse grasse, Furius crache la blanche neige sur les Alpes hivernales. — « Vois-tu, dira quelqu’un touchant du coude celui qui est debout près de lui, comme il est patient, dévoué à ses amis et actif ? » Et les thons abonderont et les viviers se rempliront. Si cet autre a un enfant maladif élevé au milieu d’une grande richesse, de peur que ta complaisance ne te révèle clairement au veuf, glisse-toi, doucement officieux, vers ton espérance, afin d’être inscrit comme second héritier ; et, si quelque malheur envoie l’enfant dans l’Orcus, tu le remplaceras. Cette chance trompe bien rarement. Si quelqu’un t’offre son testament afin que tu le lises, refuse, et souviens-toi de repousser les tablettes loin de toi, de façon cependant que tu saisisses à la dérobée ce que dit la seconde ligne de la première page pour voir d’un œil rapide si tu es seul ou si tu as plusieurs cohéritiers. Le plus souvent un scribe retors, ex-quinquévir, fera ouvrir pour rien le bec du corbeau, et le captateur Nasica donnera lieu de rire à Coranus.

ulyssès.

Délires-tu ? ou te moques-tu de moi à dessein en

me chantant ces oracles obscurs ?
tirésias.

Ô Laertiade, ce que je te dirai sera ou ne sera pas, car le grand Apollo m’a doué de la divination.

ulyssès.

Cependant que veut dire cette fable ? Si tu le peux, dis-le-moi.

tirésias.

Dans le temps où un jeune homme, redouté des Parthes et issu de la race du noble Ænéas, sera puissant sur terre et sur mer, la grande fille de Nasica, qui craint de rendre compte, épousera le vaillant Coranus. Alors le gendre fera ceci : il donnera ses tablettes à son beau-père et le priera de lire. Après avoir refusé à plusieurs reprises, Nasica acceptera, lira en silence, et trouvera qu’on ne lui lègue à lui et aux siens que les yeux pour pleurer. Je te recommande encore ceci : par aventure, si une femme rusée, un affranchi, gouvernent un vieillard en démence, fais-toi leur associé ; loue-les, afin qu’ils te louent en ton absence. Cela aussi est utile ; mais il vaut beaucoup mieux emporter la tête même de l’homme. A-t-il la folie d’écrire de mauvais vers ? applaudis. Est-il débauché ? n’attends point qu’il demande ; sois facile et livre de bon gré Pénélope à un plus digne que toi.

ulyssès.

Penses-tu qu’une femme si pudique et de tant de sagesse puisse être prostituée, elle que tant de prétendants n’ont pu détourner du droit chemin ?

tirésias.

C’est que cette jeunesse est fort parcimonieuse et plus occupée de cuisine que de Vénus. Voilà pourquoi ta Pénélopé est sage. Mais si, une seule fois, elle a goûté d’un vieillard et en a partagé le profit avec toi, on ne pourra pas plus l’en arracher qu’un chien d’un cuir graissé. J’étais vieux quand arriva ce que je vais dire. Une vieille femme rusée de Thébæ fut ainsi portée en terre, suivant son testament : son héritier porta sur les épaules nues son cadavre tout trempé d’huile ; elle voulait ainsi lui échapper morte, car je crois qu’il l’avait serrée de trop près vivante. Sois prudent, ne faiblis pas à la tâche, mais ne sois pas immodérément empressé. Un bavard irrite un homme difficile et morose : cependant, ne te tais pas de parti pris. Sois comme le comédien Davus : baisse la tête, aie l’air de trembler. Avance par la complaisance : si le vent fraîchit, dis-lui habilement qu’il faut couvrir sa chère tête ; tire-le de la foule en le préservant de tes épaules ; prête l’oreille à sa loquacité. Il aime les louanges à satiété ? jusqu’à ce qu’il crie : « Ohé ! » en levant les mains vers le ciel, insiste, et gonfle l’outre par tes paroles exagérées. Quand il t’aura enfin délivré des soins de cette longue servitude, et que, bien éveillé, tu auras entendu : Ulyssès est héritier du quart ! dis : « Dama, mon compagnon, n’est-il plus ! Où trouverai-je un si brave et si fidèle ami ? » Réponds des mots entrecoupés, et, pour peu que tu le puisses, pleure : cela cache la joie que trahit le visage. Bâtis sans parcimonie le tombeau qu’on t’a confié : de belles funérailles sont louées par les voisins. Si quelque vieux cohéritier tousse, dis-lui que s’il veut acheter, sur ta part, une terre ou une maison, tu la lui céderas avec joie pour un rien. Mais l’impérieuse Proserpina m’entraîne. Vis et porte-toi bien.