Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/2

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE II.


C’est une grande vertu, mes bons, que de vivre de peu ! — Ceci n’est pas de moi, mais c’est Ofellus qui parle ainsi, un rustique, un savant sans études, doué d’une Minerva grossière. — Apprenez cela, non au milieu des plats et des tables brillantes, quand l’œil est ébloui de lumières insensées, et quand l’esprit incline au faux et repousse le vrai ; mais c’est avec moi, et à jeun, qu’il faut vous instruire. Pourquoi ? Je le dirai, si je puis. Un juge corrompu discerne mal la vérité.

Ayant couru le lièvre, ou fatigué par un cheval indompté, ou bien, accoutumé à la vie des Græcs, trop faible pour les exercices guerriers des Romains et trompant ta lassitude par le plaisir du jeu, si tu as jeté la balle rapide ou lancé le disque à travers l’air qu’il fend, quand la fatigue a chassé l’ennui, altéré, l’estomac vide, dédaigne, si tu le peux, une nourriture commune et refuse de rien boire, sinon le miel de l’Hymettus délayé dans du Falernum. Le sommelier est sorti, et la mer que l’hiver rend toute noire et orageuse défend les poissons. Du pain avec du sel adoucira les aboiements de ton estomac. D’où penses-tu que cela vienne ? La plus grande volupté ne réside pas dans une odeur rare, mais bien en toi-même. Cherche des ragoûts en suant. Ni les huîtres, ni le sarget, ni le lagoïs voyageur ne peuvent plaire à un homme pâle et gras de gourmandise.

C’est avec peine, cependant, que j’obtiendrai, un paon étant placé devant toi, que tu lui préfères une poule, afin de flatter ton palais, corrompu que tu es par la vanité. Qu’importe à l’affaire que l’oiseau rare se vende au poids de l’or et qu’il étale le spectacle de sa queue peinte ? Te nourriras-tu de cette plume que tu vantes ? Une fois cuit, a-t-il la même beauté ? Que tu sois séduit par un aspect différent, bien que la chair de l’un vaille la chair de l’autre, soit ! Mais comment sens-tu que ce loup qui ouvre la bouche a été pris dans le Tibéris ou en mer, entre les ponts ou à l’embouchure du fleuve Toscan ? Insensé ! tu admires un mulet de trois livres qu’il faut servir en morceaux. C’est l’apparence qui t’entraîne, il me semble. Pourquoi ne pas aimer les grands loups ? c’est que la nature les a faits grands et les mulets petits. Un estomac à jeun dédaigne rarement des mets vulgaires. — « J’en voudrais voir un grand étendu dans un grand plat ! » crie une gueule digne des Harpyes rapaces. Ô vous, Austers, venez, et corrompez les mets de tels gloutons ! Après tout, le sanglier et le turbot frais sentent mauvais quand l’abondance de nourriture charge l’estomac malade, et qu’étant plein, il a besoin de radis et d’oseille acide.

Toute pauvreté n’a pas été écartée encore des repas royaux ; une place y a été gardée aux œufs vulgaires et aux noires olives. Il n’y a pas longtemps que la table du héraut Gallonius était déshonorée par un esturgeon. Quoi ! la mer nourrissait-elle alors moins de turbots ? Le turbot vivait en sûreté, et la cigogne aussi dans son nid, jusqu’à ce qu’un præteur eut enseigné à les manger. Donc, si, aujourd’hui, quelqu’un déclarait que les plongeons rôtis sont bons, la jeunesse Romaine, docile aux mauvais conseils, se hâterait de le croire.

Selon Ofellus, il y a loin d’un régime sobre à un régime sordide, car il serait inutile de fuir un excès pour se jeter dans un autre. Avidiénus, à qui le surnom de Chien a été si bien donné, se nourrit d’olives de cinq ans et de cornouilles sauvages. Il ne met point son vin en perce avant qu’il soit tourné ; et, un lendemain de noces, un jour natal, ou pour toute autre fête qu’il célèbre vêtu de blanc, il laisse couler lui-même, sur des choux, goutte à goutte, d’une corne qui en contient deux livres, une huile dont tu ne pourrais supporter l’odeur, mais non pas avare de vinaigre vieux. De quel régime usera donc le sage ? qui imitera-t-il des deux ? ici menace le loup, là le chien, comme on dit. Il sera propre, afin de ne point offenser les sens, et il ne fera point pitié de manière ou d’autre. À l’exemple du vieil Albutius, en distribuant l’ouvrage à ses esclaves, il ne sera point cruel ; ou, comme le simple Nævius, il n’offrira pas de l’eau grasse à ses convives, car c’est là un grand tort.

Maintenant, apprends les biens qu’apporte avec soi un régime sobre. Tout d’abord, tu te portes bien ; car une nourriture variée nuit à l’homme, crois-moi ; et tu en seras convaincu en te souvenant du jour où tu t’es bien trouvé d’un régime simple. Les rôtis mêlés aux bouillis, comme les coquillages aux grives, tournent les douceurs en bile, et la pituite épaisse porte le trouble dans l’estomac. Vois comme chacun se lève pâle d’un repas où il avait à choisir. Un corps chargé des excès de la veille pèse aussi sur l’esprit et courbe vers la terre cette parcelle de l’intelligence divine. Cet autre, dès qu’ayant promptement mangé, il a reposé ses membres par le sommeil, se lève, vigoureux, pour se remettre au travail. Cependant, il pourra quelquefois passer à une meilleure nourriture, soit que l’année ait ramené un jour de fête, soit qu’il veuille restaurer son corps fatigué. Des que les années seront venues, et que l’âge débile demandera à être traité plus doucement, comment pourras-tu ajouter quelque chose à cette mollesse que tu goûtes, étant jeune et fort, si la cruelle maladie te surprend, ou la lourde vieillesse ?

Les anciens vantaient le sanglier rance, non qu’ils n’eussent point d’odorat, mais dans cette pensée, je crois, qu’un hôte en retard pourrait s’accommoder des restes même avancés, cela valant mieux que si le maître gourmand eût tout dévoré. Plût aux Dieux que je fusse né parmi ces héros de la terre primitive ! Donnes-tu quelque chose à la renommée dont la voix est plus douce que le chant à l’oreille humaine ? Ces grands turbots et ces grands plats amènent le déshonneur et la ruine. Ajoute un oncle et des voisins irrités, toi-même mécontent, et le désir de la mort, fort inutile quand on n’a plus un as pour acheter une corde ! — « C’est Trausius, dis-tu, qui mérite ce blâme ; moi j’ai de grands revenus et des richesses qui suffiraient amplement à trois rois. » — Ne peux-tu donc mieux user de ton superflu ? Pourquoi existe-t-il un honnête homme pauvre, si tu es riche ? Pourquoi les temples antiques des Dieux s’écroulent-ils ? Pourquoi, misérable, ne donnes-tu pas à la chère patrie quelque chose d’un si grand monceau d’or ? Penses-tu que les choses ne seront toujours favorables qu’à toi seul ? Oh ! que tes ennemis riront un jour aux éclats ! Lequel est plus sûr de lui-même dans les vicissitudes, de celui qui a créé le plus de besoins à son esprit et à son corps orgueilleux, ou de celui qui, content de peu et craignant l’avenir, pendant la paix, comme le sage, se prépare à la guerre ?

Tu peux d’autant plus croire ceci, que j’ai vu, étant enfant, cet Ofellus user de ses biens intacts avec autant de modération que de ce qui lui reste maintenant. On le voit, colon courageux, avec son troupeau et ses enfants, dans le petit champ qu’on a mesuré, disant : — « Je n’ai jamais osé manger, les jours ordinaires, rien autre chose que des légumes et un pied de jambon fumé ; mais quand, après un long temps, un hôte m’arrivait, ou quelque voisin, agréable convive, tandis que le travail cessait à cause de la pluie, tout allait bien, non avec des poissons apportés de la ville, mais avec un poulet et un chevreau. Puis le raisin cueilli à la treille, des noix et deux figues ornaient la table. Ensuite, nous nous amusions à boire à la maîtresse coupe, en l’honneur de Cérès, afin que les épis fussent plus hauts ; et elle effaçait à l’aide du vin les soucis de nos fronts. Que la Fortune sévisse et soulève de nouveaux troubles, que pourra-t-elle m’ôter ? Suis-je plus maigre, et vous, enfants, florissez-vous moins depuis qu’un nouveau possesseur est venu ici ? La Nature, à qui la terre appartient, ne l’a donnée entièrement ni à lui, ni à moi, ni à personne. Il nous a chassés ? son iniquité le chassera à son tour, ou son ignorance des ruses du Droit, ou quelque héritier plus vivace que lui. Maintenant cette terre porte le nom d’Umbrénus, et naguère celui d’Ofellus. Elle n’appartient à personne, mais elle sert tantôt à moi, tantôt à un autre. C’est pourquoi, vivez vaillamment, et opposez des poitrines courageuses aux choses adverses. »