Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/10

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE X.


Sans doute, j’ai dit que les vers de Lucilius couraient d’un pied irrégulier. Quel partisan de Lucilius est assez stupide pour ne pas l’avouer ? Mais, en même temps, je l’ai loué dans la même page d’avoir aspergé la Ville de beaucoup de sel. Cependant, en lui accordant cela, je ne lui accorderai pas tout le reste ; car alors j’admirerais aussi comme de beaux poëmes les mimes de Labérius. Il ne suffit pas de faire rire l’auditeur, bien que ce soit un mérite. Il faut de la concision pour que la pensée se hâte sans embarrasser les oreilles fatiguées du poids des mots. Il faut que le discours soit tantôt sérieux, souvent gai, offrant tour à tour le caractère de l’orateur, du poëte, de l’homme poli qui ménage ses forces et se résout parfois à en faire le sacrifice. La plupart du temps une plaisanterie tranche les grandes difficultés mieux et plus fortement qu’une injure.

En cela, ceux par qui l’ancienne comédie a été écrite ont excellé et sont à imiter, eux que le bel Hermogénès n’a jamais lus, ni ce singe qui ne sait rien chanter que Calvus et Catullus. — « Mais il a fait une grande chose : il a mêlé du græc à du latin. » — « Ô mauvais écoliers ! Trouvez-vous donc si étonnant et si difficile ce qu’a pu faire le Rhodien Pitholéon ? » — « Mais ce style mêlé de deux langues est plus doux ; c’est comme si le vin de Chio était mêlé au Falernum. » — « Est-ce quand tu fais des vers, je te le demande, ou quand il s’agit de mener à bien la mauvaise cause de Pétillius ? Ainsi, tu aimes mieux qu’oubliant leur patrie et leur père Latinus, Pédius Publicola et Corvinus, quand ils suent pour leurs causes, mêlent à leur langue nationale des mots étrangers, à la mode des Canusiniens qui parlent deux idiomes ? »

Pour moi, lorsque je voulais faire des petits vers Græcs, bien que né en deçà de la mer, Quirinus vint me le défendre de cette façon, m’étant apparu après le milieu de la nuit, l’heure des songes véridiques : « Tu ne serais pas plus insensé de porter du bois à la forêt que de prétendre compléter la grande foule des poëtes Græcs. »

Pendant que l’enflé Alpinus étrangle Memnon et coupe la tête limoneuse de Rhénus, je me joue en ces vers qui ne sonneront point dans le temple pour y disputer le prix que donne Tarpa, et qui ne seront point demandés et redemandés aux théâtres. Seul, parmi nos contemporains, tu peux rire en d’aimables comédies, Fundanius, et nous montrer le vieux Chrémès joué par Davus et par une rusée courtisane. Pollio chante les actions des rois en vers à triple césure ; l’ardent Varius conduit mieux que personne la vaillante Épopée, et les Muses agrestes ont doué à l’envi le doux et gracieux Virgilius. Après la vaine tentative de Varro Atacinus et de bien d’autres, la satire était ce que j’avais de mieux à faire, restant moindre que l’inventeur, et ne voulant point d’ailleurs lui ôter du front la couronne qu’il porte aux applaudissements de tous, j’ai dit que c’était un courant fangeux, mais roulant souvent plus de choses à prendre qu’à laisser. Toi-même, dans ta science, ne reproches-tu rien au grand Homérus ? L’aimable Lucilius n’a-t-il rien à changer au tragique Accius ? Ne rit-il pas des vers peu graves d’Ennius, et quand il parle de lui-même, se croit-il supérieur à ceux qu’il blâme ? Qui nous défend, en lisant les écrits de Lucilius, de chercher si c’est la nature des choses ou sa propre nature qui lui a refusé des vers mieux faits et d’un cours plus facile que ceux qu’aurait renfermés dans une mesure de six pieds un auteur content d’en avoir écrit deux cents avant de manger et deux cents après dîner ? Tel fut le génie, plus emporté qu’un fleuve rapide, de Cassius l’Étrusque consumé, dit-on, à l’aide de ses coffrets et de ses propres manuscrits. Que Lucilius, dis-je, ait été aimable et poli, qu’il ait été plus raffiné même que le rude auteur d’un poëme ignoré des Græcs et que la foule des anciens poëtes, soit ; mais si la destinée l’eût retardé jusqu’à notre temps, il eût beaucoup effacé, retranché tout ce qui était superflu, et, en faisant des vers, il se fût souvent gratté la tête et rongé les ongles jusqu’au vif.

Retourne souvent le stylus, si tu veux écrire des choses dignes d’être lues ; ne te mets pas en peine d’être admiré de la foule et contente-toi d’un petit nombre de lecteurs. Voudrais-tu, insensé, que tes vers fussent dictés dans les dernières écoles ? Non moi. Il me suffit d’être applaudi par les chevaliers, comme le disait l’effrontée Arbuscula dans son mépris pour tous les autres qui la sifflaient. Irai-je m’émouvoir de Pantilius, cette punaise ? ou d’être déchiré dans mon absence par Démétrius ? ou de ce que dit l’imbécile Fannius, convive de Tigellius Hermogénès ? Que Plotius, Varius, Mæcenas, Virgilius, Valgius, l’excellent Octavius et Fuscus m’approuvent, que les deux Viscus me louent, et plût aux Dieux ! Je puis aussi te nommer, et sans désir ambitieux, Pollio ! et toi, Messala, et ton frère ; et vous, Bibulus et Servius, et toi avec eux, sincère Furnius. Puis, beaucoup d’autres, savants et mes amis, que je passe prudemment sous silence, que je voudrais voir sourire à mes vers tels qu’ils sont. Je serais attristé si je leur déplaisais, contre mon espérance. Mais, toi, Démétrius, et toi, Tigellius, je vous envoie gémir au milieu des fauteuils de vos écolières !

Allons, enfant, écris promptement ceci sur mon livre.