Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/1
Traduction Leconte de Lisle, 1873
’où vient, Mæcenas, que nul ne vit
content de sa condition, soit que la
raison la lui ait faite, soit que la destinée la lui ait jetée, et qu’il vante
celle des autres ? — « Ô heureux marchands ! » dit le soldat lourd d’années, les membres rompus par une longue fatigue. Et le marchand sur sa nef battue des vents : « Le métier de soldat
vaut mieux ! Quoi, en effet ? on se bat ; et, dans
l’espace d’une heure, c’est une prompte mort ou
une joyeuse victoire. » L’homme habile en droit et
dans les lois envie le laboureur, quand le client
pousse sa porte dès le chant du coq ; et le laboureur, arraché de son champ et amené dans la ville
par les assignations, ne proclame heureux que
ceux qui vivent en ville.
Les autres exemples de cette sorte sont tellement nombreux qu’ils lasseraient le bavard Fabius. Je ne te retarderai pas davantage ; écoute ce que j’en conclus.
Si quelque Dieu disait : « Je vais faire ce que vous voulez. Toi, soldat, tu seras marchand ; toi, jurisconsulte, laboureur. Cessez vos fonctions, changez de rôles. Eh bien ! qu’attendez-vous ? » ils refuseraient. Et cependant il leur serait permis d’être heureux. Jupiter n’aurait-il pas motif, irrité contre eux, d’enfler ses deux joues et de leur dire qu’il sera moins disposé désormais à prêter l’oreille à leurs vœux ?
Je passe outre, afin de ne pas rire comme un diseur de plaisanteries, bien que rien n’empêche de dire la vérité en riant. Ainsi, les maîtres aimables donnent quelquefois des gâteaux aux enfants pour que ceux-ci apprennent les premiers éléments. Mais laissons la plaisanterie et parlons sérieusement.
Celui qui, du soc dur, retourne une terre lourde, ce cabaretier voleur, le soldat, les matelots qui courent audacieusement la mer, disent qu’ils supportent ces fatigues, afin qu’étant vieux, ils se retirent en sûreté après avoir amassé de quoi vivre ; comme la petite fourmi (car ils prennent cet exemple), qui, avec beaucoup de travail, emporte à la bouche tout ce qu’elle peut ajouter au monceau qu’elle élève, instruite et prévoyante de l’avenir. Dès que le Verseau attriste l’année qui finit, elle ne sort plus et elle jouit de ce qu’elle a sagement cherché ; tandis que toi, ni l’été brûlant, ni l’hiver, ni le feu, ni la mer, ni le fer, ne t’arrachent au gain : rien ne t’arrête, tant qu’un autre est plus riche que toi.
Que te sert de déposer furtivement et en tremblant cet immense poids d’or et d’argent dans la terre creusée ? Quoi ! si tu l’entamais, il ne vaudrait plus qu’un misérable as ! Mais, si tu ne l’entames, qu’a donc de bon cet amas de métal ? Quand ton aire battrait cent mille mesures de froment, ton ventre n’en contiendrait pas plus que le mien. Si, entre les esclaves, tu portais le filet aux pains sur ton épaule, tu n’en aurais pas davantage que celui qui n’aurait rien porté. Qu’importe, dis-moi, à qui vit dans les bornes de la nature, de labourer cent arpents ou mille ? Mais il est doux de puiser à un grand tas. Pourvu que tu me laisses puiser tout autant à un petit, pourquoi préférerais-tu tes granges à mes paniers ? C’est comme si, ayant besoin d’une urne d’eau ou d’une coupe, tu disais : « J’aime mieux puiser au grand fleuve qu’à cette petite fontaine. » C’est pour cela, c’est parce qu’ils se plaisent dans une abondance superflue, que l’impétueux Aufidus les emporte, déracinés, en même temps que sa rive. Mais celui qui ne veut que le peu dont il a besoin ne boit pas une eau souillée de fange, et ne perd pas la vie dans les flots.
Une bonne partie des hommes, aveuglée par la cupidité, dit : « On n’a jamais assez ; autant tu possèdes, autant tu vaux. » Que faire à qui parle ainsi ? Laisse-le être misérable comme il l’entend. Ceci rappelle un certain Athénien avare et riche qui avait coutume de mépriser les cris du peuple : « Le peuple me siffle ; mais moi, je m’applaudis à la maison en contemplant mes écus dans mon coffre ! » Tantalus altéré veut saisir l’eau qui fuit ses lèvres… Pourquoi ris-tu ? sous un autre nom c’est de toi que parle la fable. Tu t’endors, la bouche ouverte, sur tes sacs amassés de tous côtés, et tu n’y peux toucher comme s’ils étaient sacrés, et tu n’en peux jouir que comme d’une peinture. Ignores-tu ce que vaut l’argent et à quoi il sert ? Achète un pain, des légumes, un setier de vin, enfin ce dont la nature humaine souffre quand on le lui refuse. Veiller à demi moit de peur, redouter jours et nuits les voleurs, les incendies, ou que tes esclaves te pillent et s’enfuient, cela te plaît-il ? Puissé-je toujours rester très-pauvre de ces biens-là !
Mais quand ton corps souffre, saisi de frissons, quand tout autre mal te cloue sur ton lit, as-tu quelqu’un qui te veille, qui prépare les remèdes et qui demande au médecin de te guérir, de te rendre à tes enfants et à tes chers parents ? Ta femme ne veut pas qu’on te sauve, ni ton fils ; tous tes voisins te haïssent, et ceux que tu connais, jeunes hommes et jeunes filles. Tu t’étonnes, ayant mis toutes choses après l’argent, que personne ne te porte une affection que tu ne mérites pas. Ces proches parents, amis que la nature t’a donnés sans qu’il t’en ait rien coûté, si tu voulais les retenir et les conserver, tu perdrais ta peine ; comme celui qui voudrait dresser un âne soumis au frein à courir dans le Champ-de-Mars.
Enfin, cesse d’amasser. Puisque tu as le superflu, crains moins la pauvreté, et ne travaille plus, ayant acquis tout ce que tu désirais. Ne sois pas comme un certain Ummidius, (le conte n’est pas long), qui, riche à compter par boisseaux, était si avare qu’il ne se vêtait pas mieux qu’un esclave. Jusqu’à son dernier jour il craignit de mourir de misère ; mais voici qu’une affranchie, très-vaillante Tyndaride, le coupa en deux d’un coup de hache. — « Que me conseilles-tu donc ? de vivre comme Mænius, ou comme Nomentanus ? » — Veux-tu toujours opposer les contraires ? En te défendant d’être avare, je ne t’ordonne pas d’être un débauché et un coquin. Il y a une différence entre Tanaïs et le beau-père de Visellius. Il y a une mesure en toutes choses, et des limites certaines, au delà et en deçà desquelles on ne peut trouver le bien.
Je reviens au point d’où je suis parti. Personne qui ne fasse comme l’avare et qui n’envie la condition d’autrui ; qui ne se dessèche si la chèvre d’autrui a des mamelles plus gonflées ; qui veuille se comparer à la foule si nombreuse des plus pauvres que lui, et qui ne travaille à surpasser celui-ci et celui-là. Mais on rencontre toujours un plus riche que soi. Ainsi, quand le sabot du cheval emporte le char loin des barrières, le conducteur pousse ses chevaux sur ceux qui le devancent, méprisant celui qu’il a dépassé et qu’il laisse au dernier rang. De là vient qu’il est rare de découvrir un homme qui dise avoir vécu heureux, et qui, satisfait du temps écoule, se retire de la vie comme un convive rassasié.
Mais c’est assez : tu pourrais penser que j’ai pillé
le coffret du chassieux Crispinus. Je n’ajouterai
plus un mot.