Satire 1 (Horace, Raoul)
Satires d’Horace et de Perse, Imprimerie Bogaert-Dumortier, (p. 3-15).
LIVRE I.
SATIRE I.
Cher Mécène, comment se fait-il que personne,
Dans la profession, ou que son choix lui donne
Ou qu’il doit au hasard, ne trouve qu’il est bien
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Qu’un marchand est heureux, dira ce militaire,
Qui, le corps tout brisé des travaux de la guerre,
Pour son pays encor se bat à soixante ans !
Au contraire, à l’aspect des flots et des autans,
Le marchand, loin du port, inquiet, en alarmes :
Oh ! que n’ai-je suivi la carrière des armes !
C’était le bon parti ! Car enfin, un soldat,
Quel soin peut l’agiter ? On livre le combat ;
Il vole, et dans l’instant, tombe et meurt avec gloire,
Ou revient en chantant César et la victoire.
Celui dont un client, au lever du soleil,
Vient ébranler la porte et hâter le réveil,
Prétend que les champs seuls du bonheur sont l’asyle.
Le bonheur ! il n’a plus son séjour qu’à la ville,
Reprend ce campagnard, ennemi des procès,
Qu’une assignation arrache à ses guérêts.
Je finis, car ces traits, dont mon sujet abonde,
Lasseraient Fabius qui lasse tout le monde.
Pour ne point vous traîner par de trop longs détours,
Écoutez où je veux amener ce discours.
Que vers ces insensés descendu sur la terre,
Un Dieu leur dise : eh bien, je vais vous satisfaire.
Laboureur, vous allez devenir avocat ;
Vous, soldat, commerçant ; vous, commerçant, soldat.
Changez de rôle : allons : quoi ! tout reste immobile !
D’être heureux cependant il leur est bien facile.
À quoi tient, juste ciel, que le Dieu dépité
Ne jure, en leur lançant un regard irrité,
De n’être plus si bon que de prêter l’oreille
Aux vœux impertinents d’une engeance pareille !
Passons et gardons-nous des frivoles bons mots
D’un plaisant qui s’amuse et rit à tout propos ;
Quoique la vérité n’empêche pas de rire,
Et qu’en jouant parfois il soit bon de la dire ;
Comme on voit à l’enfant, sous l’appât des bonbons,
Le maître présenter ses premières leçons.
Mais c’est trop prolonger un léger badinage ;
Avançons, et prenons un plus grave langage.
Celui qui dans la terre enfonce un soc tranchant,
Le perfide hôtelier, le soldat, le marchand
Qu’au sein des vastes mers mille écueils environnent,
Demandez-leur pourquoi la peine qu’ils se donnent ?
C’est, vous répondront-ils, qu’ils veulent en repos,
Jouir, dans leurs vieux jours, du fruit de leurs travaux.
Telle d’un grand labeur, qu’on nous vante sans cesse,
Modèle industrieux, malgré sa petitesse,
La fourmi prévoyante, amoncelant ses grains,
Pour le temps des frimas, emplit ses magasins.
— Il est vrai ; mais, du moins, au sein de l’abondance,
De ses provisions elle use avec prudence,
Tandis que rien en toi n’éteint la soif du gain,
Et que, pour empêcher qu’un opulent voisin
N’égale le trésor qui sous tes mains s’entasse,
Nul obstacle ne peut arrêter ton audace,
Ni l’ardeur de l’été, ni le froid de l’hiver,
Ni la mer en courroux, ni le feu, ni le fer.
Que te sert cependant, réponds, mortel avide,
D’aller furtivement, et d’une main timide,
Enfouir seul dans l’ombre un immense poids d’or ?
— Si j’y touche une fois, c’est fait de mon trésor.
— À la bonne heure ; mais, si tu crains d’en rien faire,
Qu’a donc ce monceau d’or de si beau pour te plaire ?
En vain des tas de blé s’accumulent chez toi ;
Tu n’en mangeras pas pour cela plus que moi.
Ainsi ce pauvre esclave, efflanqué hors d’haleine,
Parmi ses compagnons qu’au marché l’on entraîne,
Sous le panier de pain, marchant, le dos voûté,
N’en recevra pas plus que s’il n’eût rien porté.
Eh ! Qu’importe, en restant dans les justes limites
Qu’à nos vœux sagement la nature a prescrites,
D’avoir ou cent arpents ou mille à labourer ?
— J’entends ; mais, à plein tas, prendre sans mesurer,
Est si bon ! est si doux ! — Quoi ! si de quelques gerbes,
J’en tire autant que toi de tes meules superbes,
Dois-tu priser si fort tes opulens greniers,
Et les mettre au-dessus de mes simples paniers ?
Amené par la soif au bord d’une fontaine
Où dans un pur cristal tu peux boire sans peine,
À ce fleuve, dis-tu, j’aimerais mieux puiser.
Que produit cette ardeur trop prompte à t’abuser ?
Le rivage s’éboule, et le bruyant Aufide
T’entraîne sans retour en sa vague rapide.
Qui sait en ses désirs se borner à propos,
D’une eau pure abreuvé, ne meurt pas dans les flots.
Pourtant, va s’écrier ce stupide vulgaire
Qu’éblouit de l’argent l’éclat imaginaire,
Si c’est d’après nos biens que nous sommes classés,
Peut-on trouver jamais qu’on en possède assez ?
Que dire à ces gens-là ? Déplorer leur misère,
Et puisqu’on ne les peut guérir, les laisser faire.
Tel jadis enrichi dans un honteux trafic,
Certain grec poursuivi par le mépris public,
D’Athènes à son tour dédaignait les suffrages :
Ils me sifflent, dit-il ; mais, malgré leurs outrages,
En contemplation devant mon coffre-fort,
Quand je vois mes écus, moi, je m’applaudis fort.
Tantale est dans un fleuve, a soif et ne peut boire.
Tu ris ? Change le nom ; sa fable est ton histoire.
Sur ces sacs entassés par cent moyens divers,
Nuit et jour aux aguets, tu dors les yeux ouverts,
Et, le sein haletant, les lèvres altérées,
Tu n’y touches pas plus qu’à des choses sacrées,
Qu’à des tableaux de prix. Quoi donc ? Ignores-tu
Ce que vaut, et de quoi peut servir un écu ?
Achètes-en du pain, des fruits, une mesure
De falerne ; en un mot, tout ce qu’à la nature,
Sans la faire souffrir, on ne peut refuser ?
Veiller le jour, passer la nuit sans reposer,
Être sans cesse en proie à des frayeurs mortelles,
Ne rêver qu’incendie, esclaves infidèles,
Que voleurs emportant ton trésor avec eux,
Est-ce là, selon toi, ce qu’on nomme être heureux ?
Ah ! ces fragiles biens, supplice de leur maître,
Puissé-je, juste ciel ! ne les jamais connaître ! …
— Mais si quelqu’accident, quelque léger frisson,
Quelque rhume vous force à garder la maison,
À vous tenir au lit, on s’empresse à votre aide ;
L’un court au médecin, l’autre apprête un remède ;
Tous sont aux petits soins ; tous veillent tour à tour
Pour vous rendre à des fils dont vous êtes l’amour,
À de tendres parents. — À quel point tu te leurres !
Ton épouse, tes fils désirent que tu meures ;
Étranger ou voisin, commensal ou valet,
Tout le monde te fuit, tout le monde te haït.
Malheureux ! quand tu mets l’or avant tout le reste,
Faut-il être surpris que chacun te déteste,
Et que nul n’ait pour toi cette tendre pitié,
Qu’obtient seule en retour une égale amitié ?
Vouloir, sans s’imposer le moindre sacrifice,
Qu’un fils à notre sort, qu’un ami compâtisse,
C’est perdre le bon sens ; c’est d’un âne mutin
Vouloir faire un coursier obéissant au frein.
Sache donc modérer cette soif de richesse ;
Au milieu des trésors, ne crains plus la détresse ;
Et puisque le destin a comblé tes souhaits,
Commence à mettre un terme à tes vastes projets ;
Ne va pas imiter, l’aventure est notoire,
Certain Umidius dont j’abrège l’histoire.
Riche au point de compter ses écus par boisseaux,
On eût dit un esclave, à ses hideux lambeaux.
Il n’avait qu’un tourment, il craignait la famine ;
Il la craignait sans cesse. Indomptable héroïne,
Un jour son affranchie, une hache à la main,
Nouvelle Tyndaride, avança son destin.
— Qui donc me faudrait-il imiter, pour vous plaire ?
Mœvius ? — C’est tomber dans l’extrême contraire.
D’un vil amour du gain vouloir te corriger,
À la profusion ce n’est point t’engager,
Ce n’est point te prêcher le luxe et la dépense.
D’Hermogène à Druson l’intervalle est immense.
Il est un point exact où l’on doit se fixer ;
Un point qu’il faut atteindre et ne point dépasser.
Je rentre en mon sujet. Par quel travers bizarre
Se fait-il qu’ici bas, plus sage que l’avare,
Dans sa profession nul ne se trouve bien,
Et préfère toujours le sort d’un autre au sien ?
Que d’un voisin heureux la chèvre plus féconde
Le tourmente et lui cause une douleur profonde ?
Et qu’au-dessus de lui portant un œil jaloux,
Jamais sa vanité ne regarde au-dessous ?
Il a beau s’agiter ; l’arrêtant au passage,
Un plus riche toujours s’en vient lui faire ombrage.
Ainsi lorsque dans Pise, à pas précipités,
Par cent coursiers fougueux les chars sont emportés,
L’écuyer, dédaignant les rivaux qu’il dépasse,
Ne songe qu’au vainqueur et vole sur sa trace.
Aussi, que l’on voit peu de mortels satisfaits,
Au terme de leurs jours, fermer les yeux en paix,
Et, convives heureux, sans regrets, sans envie,
Sortir rassasiés du banquet de la vie !
Mais, Mécène, déjà vous me trouvez diffus ;
C’en est assez. J’ai peur, si je dis rien de plus,
Que vous n’imaginiez, à tout ce verbiage,
Qu’au fade Crispinus j’ai volé quelque ouvrage.