Sapho (Daudet)/Chapitre XV

G. Charpentier et Cie (p. 323-335).

XV


Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà parti comme tous ceux qui s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deux jours à Marseille où Fanny doit venir le rejoindre et s’embarquer avec lui. Tout est prêt, les places retenues, deux cabines de première pour le vice-consul d’Arica voyageant avec sa belle sœur ; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de la chambre d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresse et de l’appareillage.

Il faut qu’il marche et s’agite sur place, puisqu’il n’ose sortir. La rue le gêne comme un criminel, comme un déserteur, la rue marseillaise mêlée et grouillante où il lui semble qu’à chaque tournant son père, le vieux Bouchereau vont se montrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le reprendre et le ramener.

Il s’enferme, mange là sans même descendre à la table d’hôte, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Pérouse, la Mort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de mouches, et des heures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu, abrité d’un store jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.

Son hôtel, l’« hôtel du Jeune Anacharsis », dont le nom pris au hasard sur le Bottin l’a tenté quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieille auberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur le port, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, des perruches, des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramage interminable, tout l’étalage en plein air d’un oiselier dont les cages empilées saluent le jour levant d’une rumeur de forêt vierge, couverte et dominée, à mesure que la journée s’avance, par les bruyants travaux du port, réglés au bourdon de Notre Dame-de-la-Garde.

C’est une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands de coquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, le grincement des grues, le heurt sonore des « romaines » rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines, bruits rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge, vapeur qui s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par le tremplin de la mer voisine, d’où monte de loin en loin le mugissement rauque, l’haleine de monstre marin d’un grand transatlantique qui prend le large.

Et les odeurs aussi évoquent des pays lointains, des quais plus ensoleillés et chauds encore que celui-ci ; les bois de santal, de campêche qu’on décharge, les limons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcre senteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussières exotiques dans une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbes brûlées, des graisses fumeuses des Cook-house.

Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, ces épaisseurs de l’air retombent et s’évaporent ; et tandis que Jean, rassuré par l’ombre, le store relevé, regarde le port endormi et noir sous l’entre-croisement en hachures des mâts, des vergues, des beauprés, quand le silence n’est traversé que du clapotis d’une rame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout au large, le phare de Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotement d’éclair des silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux guidant des milliers de vies à l’horizon, c’est encore le voyage, qui l’invite et lui fait signe, l’appelle dans la voix d’un vent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d’un steamboat qui râle et souffle toujours à quelque point de la rade.

Encore vingt-quatre heures d’attente ; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces trois jours trop tôt au rendez-vous, il devait les passer près des siens, les donner aux bien-aimés qu’il ne reverra de plusieurs années, qu’il ne retrouvera plus peut-être ; mais dès le soir de son arrivée à Castelet, quand son père a su que le mariage était rompu et qu’il en a deviné les causes, une explication a eu lieu, violente, terrible.

Que sommes-nous donc, que sont nos affections les plus tendres, les plus près de notre cœur, pour qu’une colère qui passe entre deux êtres de même chair, de même sang, arrache, torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racines si profondes et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible, d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marins n’osent se souvenir et disent en pâlissant :

— Ne parlons pas de ça…

Il n’en parlera jamais, mais il s’en souviendra toute sa vie de cette horrible scène sur la terrasse de Castelet où s’est passée son enfance heureuse, devant cet horizon splendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui se serraient immobiles et frissonnants autour de la malédiction paternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux joues convulsées et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine, proférant les paroles qu’on ne pardonne pas, le chassant de la maison et de l’honneur :

— Va-t’en, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous !…

Et les petites bessonnes criant, se traînant à genoux sur le perron, demandant grâce pour le grand frère, et la pâleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant que là-haut, derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la malade demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s’en allant si vite et sans l’embrasser.

Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mère l’a fait revenir à mi-route d’Avignon ; il a laissé Césaire avec la voiture au bas du pays, pris la traverse et pénétré dans Castelet par le clos, comme un voleur. La nuit était sombre ; ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait par ne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres, déjà étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidait enfin d’un reflet vague ; mais la porte du perron était fermée, les fenêtres partout éteintes. Sonner, appeler ? Il n’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a fait le tour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos. Partout la lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir ; et après un long regard à la chambre de sa mère, l’adieu de tout son cœur à sa maison d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’est enfui désespéré avec un remords qui ne le quitte plus.

D’ordinaire, pour ces absences de durée, ces traversées aux dangereux hasards de la mer et du vent, les parents, les amis, prolongent les adieux jusqu’à l’embarquement définitif ; on passe la dernière journée ensemble, on visite le bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans sa route. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l’hôtel de ces affectueuses reconduites, parfois nombreuses et bruyantes ; mais il s’émeut surtout d’un groupe familial à l’étage au-dessous du sien. Un vieux, une vieille, des gens de campagne à tournure aisée, en veste de drap et cambrésine jaune, sont venus accompagner leur garçon, l’assistent jusqu’au départ du paquebot ; et penchés à leur fenêtre, dans le désœuvrement de l’attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras, le matelot au milieu, bien serrés. Ils ne parlent pas, ils s’étreignent.

Jean songe en les regardant au beau départ qu’il aurait eu… Son père, ses petites sœurs, et, s’appuyant sur lui d’une douce main frémissante, celle dont les beauprés au large entraînaient le vif esprit et l’âme aventureuse… Regrets stériles. Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n’a qu’à partir et à oublier…

Qu’elles lui semblèrent lentes et cruelles les heures de la dernière nuit ! Il se tournait, se retournait dans son lit d’auberge, guettait le jour sur la vitre aux décroissements lents du noir au gris, puis au blanc d’aube que le phare piquait encore d’une étincelle rouge effacée au soleil levant.

Alors seulement il s’endormit, réveillé tout à coup par un éclaboussement de rayons dans sa chambre, les cris confondus des cages de l’oiselier avec les innombrables carillons du dimanche de Marseille, répandus par les quais élargis, toutes machines au repos, des oriflammes flottant aux mâts… Déjà dix heures ! Et l’express de Paris arrive à midi, vite il s’habille pour aller au-devant de sa maîtresse ; ils déjeuneront en face de la mer, puis on portera les bagages à bord et à cinq heures, le signal.

Un jour merveilleux, un ciel profond où les mouettes passent en taches blanches, la mer d’un bleu plus foncé, d’un bleu minéral, sur lequel, à l’horizon, des voiles, des fumées, tout est visible, tout miroite et tout danse ; et comme le chant naturel de ces rives de soleil aux transparences d’atmosphère et d’eau, des harpes sonnent sous les croisées de l’hôtel, un air italien d’une facilité divine, mais dont la note pincée et traînée sur les cordes émeut cruellement les nerfs. C’est plus que de la musique, c’est la traduction ailée de ces allégresses du Midi, ces plénitudes de vie et d’amour gonflées jusqu’aux larmes. Et le souvenir d’Irène passe dans la mélodie, vibrant et pleurant. Comme c’est loin !… Quel beau pays perdu, quel regret pour toujours des choses brisées, irréparables !

Allons !

Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre un garçon !

— Une lettre pour M. le consul… Elle est arrivée le matin, mais M. le consul dormait si profondément !

Les voyageurs de distinction sont rares à l’hôtel du Jeune Anacharsis ; aussi les braves Marseillais font-ils sonner à tout propos le titre de leur pensionnaire… Qui peut lui écrire ? Personne ne connaît son adresse, à moins que Fanny… Et regardant mieux l’enveloppe, il s’épouvante, il a compris.

« Eh bien, non ! je ne pars pas ; c’est une trop grande folie dont je ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesse que je n’ai plus, ou l’aveuglement d’une passion folle qui nous manque à l’un comme à l’autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, un signe de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre, car tu ne peux nier que je t’aie aimé passionnément. Je t’ai donné tout ce que j’avais ; et lorsqu’il a fallu m’arracher de toi j’ai souffert, comme jamais pour aucun homme. Mais ça use, vois-tu, un amour pareil… Te sentir si beau, si jeune, toujours trembler, tant de choses à défendre !… Maintenant je n’en peux plus, tu m’as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis à bout.

« Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce déménagement d’existence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas bouger et qui ne suis jamais allée plus loin que Saint-Germain, tu penses ! Et puis les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu n’aurais pas encore trente ans que je serais jaunie et fripée comme maman Pilar ; c’est pour le coup que tu m’en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour tout le monde. Ecoute, il y a un pays d’Orient, j’ai lu ça dans un de tes Tour du Monde, où, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante avec un chat, en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le paquet sur la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, le chat griffe, tous deux s’entre-dévorent pendant que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs, jusqu’au dernier râle, jusqu’à la dernière palpitation du sac. c’ est un peu le supplice qui nous attendait ensemble… »

Il s’arrêta une minute, écrasé, stupide. À perte de vue le bleu de la mer étincelait. Addio… chantaient les harpes auxquelles s’était jointe une voix chaude et passionnée comme elles… Addio… Et le néant de sa vie détruite, ravagée, toute de débris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les moissons faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui échappait…

« J’aurais dû te dire cela plus tôt, mais je n’osais pas, te voyant si monté, si résolu. Ton exaltation me gagnait ; puis la vanité de la femme, la fierté bien naturelle de t’avoir reconquis après la rupture. Seulement, tout au fond de moi, je sentais que ça n’y était plus, quelque chose de fini, de craqué. Comment veux-tu ? après des secousses pareilles… Et ne te figure pas que ce soit à cause de ce malheureux Flamant. Pour lui comme pour toi et tous les autres, c’est fini, mon cœur est mort ; mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passer et qui me ramène auprès du père, pauvre homme qui s’est perdu par amour et m’est revenu de Mazas aussi fervent et tendre qu’à notre première rencontre. Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus, il a passé toute la nuit à pleurer sur mon épaule ; tu vois qu’il n’y avait guère de quoi te monter la tête…

« Je te l’ai dit, mon cher enfant, j’ai trop aimé, je suis rompue. À présent j’ai besoin qu’on m’aime à mon tour, qu’on me choie, et m’admire, et me berce. Celui-là sera à genoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux blancs ; et s’il m’épouse, comme il en a l’intention, c’est moi qui lui ferai une grâce. Compare… Surtout pas de folies. Mes précautions sont prises pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit café de la gare d’où je t’écris, je vois à travers les arbres la maison où nous avons eu de si bons et de si cruels moments, et l’écriteau qui se balance sur la porte, attendant de nouveaux hôtes… Te voilà libre, tu n’entendras plus jamais parler de moi… Adieu, un baiser, le dernier, dans le cou…, m’ami… »