Sapho (Daudet)/Chapitre VI

G. Charpentier et Cie (p. 118-149).

VI


« Mon cher enfant, je t’écris encore toute tremblante du gros tourment que nous venons d’avoir ; nos bessonnes disparues, parties de Castelet pendant tout un jour, une nuit et la matinée du lendemain !…

« C’est dimanche, à l’heure du déjeuner, qu’on s’est aperçu que les petites manquaient. Je les avais faites belles pour la messe de huit heures où le consul devait les conduire, puis je ne m’en étais plus occupée, retenue auprès de la mère plus nerveuse que d’habitude, comme sentant le malheur qui rôdait autour de nous. Tu sais qu’elle a toujours eu ça depuis sa maladie, de prévoir ce qui doit arriver ; et moins elle peut bouger, plus sa tête travaille.

« Ta mère dans sa chambre heureusement, tu nous vois tous à la salle, attendant les petites ; on les appelle par le clos, le berger souffle avec sa grosse coquille à ramener les brebis, puis Césaire d’un côté, moi d’un autre, Rousseline, Tardive, nous voilà tous à galoper dans Castelet et, chaque fois, en nous rencontrant : « Eh bien ? – Rien vu. » À la fin on n’osait plus demander ; le cœur battant, on allait au puits, au bas des hautes fenêtres du grenier… Quelle journée !… et il me fallait monter à tout moment près de ta mère, sourire d’un air tranquille, expliquer l’absence des petites en disant que je les avais envoyées passer le dimanche chez leur tante de Villamuris. Elle avait paru le croire ; mais tard dans la soirée, pendant que je la veillais, guettant derrière la vitre les lumières qui couraient dans la plaine et sur le Rhône à la recherche des enfants, je l’entendis qui pleurait doucement dans son lit ; et comme je l’interrogeais : « Je pleure pour quelque chose que l’on me cache, mais que j’ai deviné tout de même… », me répondit-elle de cette voix de petite fille qui lui est revenue à force de souffrance ; et sans plus nous parler, nous nous inquiétions toutes deux, à part dans notre chagrin…

« Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette pénible histoire, le lundi matin nos petites nous furent ramenées par les ouvriers que ton oncle occupe dans l’île et qui les avaient trouvées sur un tas de sarments, pâles de froid et de faim après cette nuit en plein air, au milieu de l’eau. Et voici ce qu’elles nous ont conté dans l’innocence de leurs petits cœurs. Depuis longtemps l’idée les tourmentait de faire comme leurs patronnes Marthe et Marie dont elles avaient lu l’histoire, de s’en aller dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions d’aucune sorte, répandre l’Evangile sur le premier rivage où les pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc après la messe, détachant une barque à la pêcherie et s’agenouillant au fond comme les saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s’en sont allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette, malgré les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les révouluns… Oui, le bon Dieu les gardait et c’est lui qui nous les a rendues, les jolies ! ayant un peu fripé leurs guimpes du dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens. On n’a pas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers à bras ouverts ; mais nous sommes tous restés malades de la peur que nous avons eue.

« La plus frappée, c’est ta mère qui, sans que nous lui ayons encore rien raconté, a senti, comme elle dit, passer la mort sur castelet, et garde, elle si tranquille, si gaie d’ordinaire, une tristesse que rien ne peut guérir, malgré que ton père, moi, tout le monde nous nous serrions tendrement autour d’elle… Et si je te disais, mon Jean, que c’est de toi, surtout, qu’elle languit et s’inquiète. Elle n’ose pas l’avouer devant le père qui veut qu’on te laisse à ton travail, mais tu n’es pas venu après ton examen comme tu l’avais promis. Fais-nous la surprise pour les fêtes de Noël ; que notre malade reprenne son bon sourire. Si tu savais, quand on ne les a plus, ses vieux, comme on regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps… »

Debout près de la fenêtre où filtrait un jour paresseux d’hiver sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse et de soleil.

— Qu’est-ce que c’est ?… fais voir…

Fanny venait de s’éveiller à la jaune lueur du rideau écarté et, toute bouffie de sommeil, allongeait machinalement la main vers le paquet de maryland à demeure sur la table de nuit. Il hésita, sachant la jalousie qu’exaspérait en sa maîtresse le nom seul de Divonne ; mais comment dissimuler le billet dont elle reconnaissait la provenance et le format ?

D’abord l’escapade des fillettes l’émut gentiment, tandis que, les bras et la gorge à l’air, dressée sur l’oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle lisait tout en roulant une cigarette ; mais la fin l’irrita jusqu’à la fureur, et chiffonnant et jetant la lettre par la chambre :

— Je t’en collerai, moi, des saintes femmes !… Tout ça des inventions pour te faire partir… Son beau neveu lui manque à cette…

Il voulut l’arrêter, empêcher le mot ordurier qu’elle lança et bien d’autres à la file. Jamais elle ne s’était encore emportée aussi grossièrement devant lui, dans ce débordement de colère fangeuse, d’égout crevé lâchant sa vase et sa puanteur. Tout l’argot de son passé de fille et de voyou gonflait son cou, détendait sa lèvre.

Pas malin de voir ce qu’ils voulaient tous là-bas… Césaire avait parlé, et l’on combinait ça en famille de rompre leur liaison, de l’attirer au pays avec la belle charpente de la Divonne pour amorce.

— D’abord, tu sais, si tu pars, moi je lui écris à ton cocu… Je l’avertis… ah mais !…

En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, blême, la face creuse, les traits grandis, comme une bête méchante prête à bondir.

Et Gaussin se rappelait l’avoir vue ainsi rue de l’Arcade ; mais c’était contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait la tentation de tomber sur sa maîtresse et de la battre, car en ces amours de chair où l’estime et le respect de l’être aimé sont néant, la brutalité surgit toujours dans la colère ou les caresses. Il eut peur de lui-même, s’échappa pour son bureau, et tout en marchant il s’indignait contre cette vie qu’il s’était faite. Ça lui apprendrait à se livrer à une pareille femme !… Que d’infamies, que d’horreurs !… Ses sœurs, sa mère, il y en avait eu pour tout le monde… Quoi ! pas même le droit d’aller voir les siens. Mais dans quel bagne s’était-il donc enfermé ? Et toute l’histoire de leur liaison lui apparaissant, il voyait comment les beaux bras nus de l’Egyptienne, noués à son cou le soir du bal, s’étaient cramponnés despotes et forts, l’isolant de ses amis, de sa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même et, coûte que coûte, il partirait pour Castelet.

Quelques affaires expédiées, son congé obtenu au ministère, il revint chez lui de bonne heure, s’attendant à une scène terrible, prêt à tout, même à la rupture. Mais le bonjour bien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses joues comme amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage d’une volonté.

— Je pars ce soir… fit-il en se raidissant.

— Tu as raison, m’ami… Va voir ta mère, et surtout… Elle se rapprochait câlinement… Oublie comme j’ai été méchante, je t’aime trop, c’est ma folie…

Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes sollicitudes, ramenée à la douceur des premiers temps, elle garda cette attitude repentie, peut-être dans l’espoir de le retenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda : « Reste… » et lorsque à la dernière minute, tout espoir perdu devant les apprêts définitifs, elle se frôlait, se serrait contre son amant, tâchant de l’imprégner d’elle pour toute la durée de la route et de l’absence, son adieu, son baiser ne murmurèrent que ceci :

— Dis, Jean, tu ne m’en veux pas ?…

Oh ! l’ivresse, au matin, de s’éveiller dans sa petite chambre d’enfant, le cœur encore chaud des étreintes familiales, des belles effusions de l’arrivée, de retrouver à la même place, sur la moustiquaire de son lit étroit, la même barre lumineuse qu’y cherchaient ses réveils passés, d’entendre les cris des paons sur leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, le culbutement à pattes pressées du troupeau, et lorsqu’il eut fait claquer ses volets à la muraille, de revoir cette belle lumière chaude qui entrait par nappes, en tombée d’écluse, et ce merveilleux horizon de vignes en pente, de cyprès, d’oliviers et de miroitants bois de pins, se perdant jusqu’au Rhône sous un ciel profond et pur, sans un duvet de brume malgré l’heure matinale, un ciel vert, balayé toute la nuit par le mistral qui remplissait encore l’immense vallée de son souffle allègre et fort.

Jean comparait ce réveil à ceux de là-bas sous un ciel boueux comme son amour, et se sentait heureux et libre. Il descendit. La maison blanche de soleil dormait encore, tous ses volets fermés comme des yeux ; et il fut heureux d’un moment de solitude pour se reprendre, dans cette convalescence morale qu’il sentait commencer pour lui.

Il fit quelques pas sur la terrasse, prit une allée montante du parc, ce qu’on appelait le parc, un bois de pins et de myrtes jetés au hasard dans la côte rude de Castelet, coupée de sentiers inégaux tout glissants d’aiguilles sèches. Son chien Miracle, bien vieux et boitant, était sorti de sa niche, et le suivait silencieusement dans ses talons ; ils avaient si souvent fait ensemble cette promenade du matin !

À l’entrée des vignes, dont les grands cyprès de clôture inclinaient leurs cimes pointues, le chien hésita ; il savait combien le sol en épaisse couche de sable, – un nouveau remède au phylloxera que le consul était en train d’essayer, – serait difficile à ses vieilles pattes, ainsi que les gradins d’étai de la terrasse. La joie de suivre son maître le décida pourtant ; et c’étaient à chaque obstacle de douloureux efforts, des petits cris peureux, des arrêts et des maladresses de crabe sur un rocher. Jean ne le regardait pas, tout occupé de ce nouveau plant d’alicante, dont son père l’avait longtemps entretenu la veille. Les souches paraissaient d’une belle venue sur le sable uni et luisant. Enfin le pauvre homme allait être payé de ses peines entêtées ; le clos de Castelet pourrait revivre, quand la Nerte, l’Ermitage, tous les grands crus du Midi étaient morts !

Une petite coiffe blanche se dressa tout à coup devant lui. C’était Divonne, la première levée à la maison ; elle avait une serpette dans la main, autre chose aussi qu’elle jeta, et ses joues si mates d’ordinaire s’allumaient d’une rougeur vive :

— C’est toi, Jean ?… tu m’as fait peur… J’ai cru que c’était ton père…

Puis se remettant, elle l’embrassa :

— As-tu bien dormi ?

— Très bien, tante, mais pourquoi craigniez-vous l’arrivée de mon père ?…

— Pourquoi ?…

Elle ramassa le pied de vigne qu’elle venait d’arracher :

— Le consul t’a dit, n’est-ce pas, que cette fois il était sûr de réussir… Eh bien, té ! voilà la bête…

Jean regardait une petite mousse jaunâtre incrustée dans le bois, l’imperceptible moisissure qui, de proche en proche, a ruiné des provinces entières ; et c’était une ironie de la nature, dans cette splendide matinée, sous le soleil vivifiant, que cet infiniment petit, destructeur et indestructible.

— C’est le commencement… Dans trois mois tout le clos sera dévoré, et ton père recommencera encore, car il y a mis son orgueil. Ce seront de nouveaux plants, de nouveaux remèdes, jusqu’au jour…

Un geste désolé acheva et souligna sa phrase.

— Vraiment ! nous en sommes là ?

— Oh ! tu connais le consul… Il ne dit jamais rien, me donne le mois comme toujours ; mais je le vois préoccupé. Il court à Avignon, à Orange. c’est de l’argent qu’il cherche…

— Et Césaire ? ses immersions ? demanda le jeune homme consterné.

Grâce à Dieu, par là tout allait bien. Ils avaient eu cinquante pièces de petit vin à la dernière récolte ; et cet an apporterait le double. Devant ce succès le consul avait cédé à son frère toutes les vignes de la plaine, restées jusqu’ici en jachère, en alignements de bois morts comme un cimetière de campagne ; et maintenant elles étaient sous l’eau pour trois mois…

Et fière de l’œuvre de son homme, de son Fénat, la Provençale montrait à Jean, du lieu élevé où ils se trouvaient, de grands étangs, des clairs, maintenus par des bourrelets de chaux, comme sur les salines.

— Dans deux ans ce cépage donnera ; dans deux ans aussi la Piboulette, et encore l’île de Lamotte que ton oncle a achetée sans le dire… Alors nous serons riches… mais il faut tenir jusque-là, et que chacun y mette du sien et se sacrifie.

Elle en parlait gaiement du sacrifice, en femme qu’il n’étonne plus, et avec un si facile entraînement que Jean, traversé d’une idée subite, lui répondit sur le même ton :

— On se sacrifiera, Divonne…

Le jour même, il écrivit à Fanny que ses parents ne pouvaient lui continuer sa pension, qu’il serait réduit aux appointements ministériels et que, dans ces conditions, la vie à deux devenait impossible. C’était rompre plus tôt qu’il n’avait pensé, trois ou quatre ans avant le départ prévu ; mais il comptait que sa maîtresse accepterait ces raisons graves, qu’elle aurait pitié de lui et de sa peine, l’aiderait dans cet accomplissement douloureux d’un devoir.

Etait-ce bien un sacrifice ? Ne fut-il pas au contraire soulagé d’en finir avec une existence qui lui semblait odieuse et malsaine, depuis surtout qu’il était rendu à la nature, à la famille, aux affections simples et droites ?… Sa lettre écrite sans lutte ni souffrance, il compta, pour le défendre contre une réponse qu’il prévoyait furieuse, pleine de menaces et d’extravagances, sur la tendresse honnête et fidèle des braves cœurs qui l’entouraient, l’exemple de ce père droit et fier entre tous, sur le sourire candide des petites saintes femmes, et aussi sur ces grands horizons paisibles, aux saines émanations de montagnes, ce ciel en hauteur, ce fleuve rapide et entraînant ; car en songeant à sa passion, à toutes les vilenies dont elle était faite, il lui semblait sortir d’une fièvre pernicieuse comme on en gagne à la buée des terrains marécageux.

Cinq ou six jours se passèrent dans le silence du grand coup porté. Matin et soir, Jean allait à la poste et revenait les mains vides, singulièrement troublé. Que faisait-elle ? Qu’avait-elle décidé, et, en tout cas, pourquoi ne pas répondre ? Il ne pensait qu’à cela. Et la nuit, tout le monde dormant à Castelet avec le bruit berceur du vent par les longs corridors, ils en causaient, Césaire et lui, dans sa petite chambre.

« Elle est dans le cas d’arriver !… » disait l’oncle ; et son inquiétude se doublait de ceci, qu’il avait dû mettre sous l’enveloppe de la rupture deux billets, à six mois et à un an, réglant sa dette avec les intérêts. Comment les payerait-il ces billets ? Comment expliquer à Divonne ?… Il frissonnait rien que d’y penser et faisait peine à son neveu, quand, le nez allongé et secouant sa pipe, la veillée finie, il lui disait tristement :

— Allons, bonsoir… de toute manière c’est très bien ce que tu as fait là.

Enfin elle arriva cette réponse, et dès les premières lignes : « Mon homme chéri, je ne t’ai pas écrit plus tôt, parce que je tenais à te prouver autrement que par des paroles à quel point je te comprends et je t’aime… », Jean s’arrêta, surpris comme un homme qui entend une symphonie à la place de la chamade qu’il redoutait. Il tourna vite la dernière page, où il lut « … rester jusqu’à la mort ton chien qui t’aime, que tu peux battre, et qui te caresse passionnément… ».

Elle n’avait donc pas reçu sa lettre ! Mais, reprise ligne à ligne et les larmes aux yeux, celle-ci était bien une réponse, disait bien que Fanny s’attendait depuis longtemps à cette mauvaise nouvelle, à la détresse de Castelet amenant l’inévitable séparation. Tout de suite elle s’était mise en quête d’une occupation pour ne plus rester à sa charge, et elle avait trouvé la gérance d’un hôtel meublé, avenue du Bois-de-Boulogne, au compte d’une dame très riche. Cent francs par mois, nourrie, logée et la liberté des dimanches…

« Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer ; car tu voudras bien encore, dis ? Tu me récompenseras du grand effort que je fais de travailler pour la première fois de ma vie, de cet esclavage de nuit et de jour que j’accepte, avec des humiliations que tu ne peux te figurer et qui seront bien lourdes à ma folie d’indépendance… Mais j’éprouve un contentement extraordinaire à souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu m’as fait comprendre tant de bonnes et honnêtes choses dont personne ne m’avait jamais parlé !… Ah ! si nous nous étions rencontrés plus tôt !… Mais tu ne marchais pas encore, que déjà je roulais dans les bras des hommes. Pas un de ceux-là, toujours, ne pourra se vanter de m’avoir inspiré une résolution pareille pour le garder encore un petit peu… Maintenant, reviens quand tu voudras, l’appartement est libre. J’ai ramassé toutes mes affaires ; c’était ça le plus dur, secouer les tiroirs et les souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coûtera rien, lui ; seulement les bons regards que je mendie en sa faveur. Ah ! m’ami, m’ami… Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma petite place dans ton cou… ma place, tu sais… » Et des tendresses, des câlineries, une voluptueuse lècherie de mère chatte, de ces mots de passion qui faisaient l’amant frôler son visage au papier satiné, comme si la caresse s’en dégageait humaine et tiède.

— Elle ne parle pas de mes billets ? demanda timidement l’oncle Césaire.

— Elle vous les renvoie… Vous la rembourserez quand vous serez riche…

L’oncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de contentement, et avec une gravité prudhommesque, sa forte intonation méridionale :

— Té ! veux-tu que je te dise… Cette femme-là, c’est une sainte.

Puis, passant à un autre ordre d’idées, par cette mobilité, ce manque de logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature :

— Et quelle passion, mon bon, quel feu ! J’en ai la bouche sèche, comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas…

Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, l’hôtel Cujas, Pellicule ; mais il n’entendait pas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit apaisée, baignée d’une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s’y trompaient et la saluaient comme le jour levant.

Ainsi donc c’était vrai cette rédemption par l’amour dont parlent les poètes ; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimés avant lui, loin de la régénérer, la dépravaient davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait peut-être du vice pour toujours.

Il lui était reconnaissant d’avoir trouvé ce moyen terme, cette demi-rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si difficiles à sa nature indolente ; et sur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui écrivit le lendemain pour encourager sa réforme, s’inquiéter du genre d’hôtel qu’elle gérait, du monde qui venait là ; car il se méfiait de son indulgence et de sa facilité à dire en se résignant : « Qu’est-ce que tu veux ? c’est comme ça… »

Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny lui fit le tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée par des étrangers. Au premier, des Péruviens, père et mère, enfants et domestiques nombreux ; au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisième logeaient deux écuyers de l’Hippodrome, chic anglais, très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit poitrinaire, obligé d’interrompre ses études de clarinette au Conservatoire de Paris, et que la grande sœur était venue soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payer l’hôtel et la pension.

« Tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme chéri. Moi-même, je passe pour veuve, et l’on me montre toutes sortes d’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il en fût autrement ; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis « ta femme », comprends-moi bien. Je sais que tu t’en iras un jour, que je te perdrai, mais après il n’y en aura plus d’autre ; à jamais je resterai tienne, conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés en moi… C’est bien drôle, n’est-ce pas, Sapho vertueuse !… Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus là ; mais pour toi je me garde telle que tu m’as aimée, délirante et brûlante… je t’adore… »

Subitement, Jean fut pris d’une grande tristesse ennuyée. Ces retours de l’enfant prodigue, après les joies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et d’effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est un désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaient plus pour lui leur salubre allégresse, ni d’attrait la chasse aux belles loutres mordorées, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le naye-chien du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système de vannes, martelières, rigoles d’amenée.

Le village qu’il revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnées, sentait la mort et la désolation d’un village italien ; et quand il allait à la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passés dans des morceaux de bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux lézardes des vieux murs.

Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des mûriers, les sept plaies d’Égypte ruinant ce beau pays de Provence ; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du château des Papes, ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetée en haut du chemin.

Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait contre l’impiété des paysans, l’infamie du conseil municipal ; il jetait sa malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour s’épargner le prêtre et le médecin :

— Oui, monsieur, le spiritisme !… voilà où ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades !…

Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à l’homélie du prêtre, et rentrait à castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un « cagnard », garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.

Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chênes kermès, s’y terrait pour lire sa lettre ; et peu à peu de la fine odeur qu’elle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à faire disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immense vallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations de noyés…

Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs : « Il est là !… » Ses sœurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier d’avoir dépisté son maître et remuant la queue victorieusement ; mais Jean le renvoyait d’un coup de pied et rebutait les offres de jouer à cache-cache ou à courir qu’on lui faisait d’un air timide. Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère toujours si loin ; il s’était fait enfant pour elles dès l’arrivée, s’amusait du contraste de ces jolies créatures nées en même temps et dissemblables. L’une longue, brune, les cheveux crêpelés, à la fois mystique et volontaire ; c’est elle qui avait eu l’idée de la barque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cette petite Marie l’Egyptienne avait entraîné la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et à son frère.

Mais quelle gêne odieuse, pendant qu’il était à remuer ses souvenirs, que ces innocentes câlineries d’enfants se frottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maîtresse.

— Non, laissez-moi… il faut que je travaille…

Et il rentrait avec l’intention de s’enfermer chez lui, quand la voix de son père l’appelait au passage.

— C’est toi, Jean… écoute donc…

L’heure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet homme déjà sombre de nature, gardant de l’Orient des habitudes de solennité silencieuse, coupée de brusques souvenirs…, « quand j’étais consul à Hong-Kong », qui partaient en éclats de souches au grand feu. Pendant qu’il écoutait son père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait sur la cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté d’elle, TOUTE LA LYRE, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des embellissements de Castelet ; et ce bronze du commerce, qui l’écœurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une émotion amoureuse, l’envie de baiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis, de se faire dire : « Sapho pour toi, mais rien que pour toi ! »

L’image tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. C’était le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom qu’il retrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses goûters d’enfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté paisible et rose malgré des tortures variées et perpétuelles.

« Ah ! voilà notre Jean », disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait d’autres réveils, évoquait la maîtresse encore, sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il s’en voulait d’idées pareilles, dans cette chambre surtout ! Que faire cependant pour y échapper ?

— Notre enfant n’est plus le même, ma sœur, disait Mme Gaussin tristement… Qu’est-ce qu’il a ?

Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement ingénu, elle aurait voulu questionner le jeune homme ; mais il semblait la fuir maintenant, éviter d’être seul avec elle.

Une fois, l’ayant guetté, elle vint le surprendre au cagnard dans la fièvre de ses lettres et de ses mauvais rêves. Il se levait, l’œil sombre… Elle le retint, s’assit près de lui sur la pierre chaude :

— Tu ne m’aimes donc plus ?… je ne suis donc plus ta Divonne à qui tu disais toutes tes peines ?

— Mais si, mais si… bégayait-il, troublé par sa façon tendre, et détournant les yeux pour qu’elle ne pût y retrouver quelque chose de ce qu’il venait de lire, appels d’amour, cris éperdus, le délire de la passion à distance.

— Qu’as-tu ?… pourquoi es-tu triste ? murmurait Divonne avec des câlineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants. C’était un peu son petit, il restait pour elle à dix ans, l’âge des petits hommes qu’on émancipe.

Lui, déjà brûlant de sa lecture, s’exaltait au charme troublant de ce beau corps si près du sien, de cette bouche fraîche au sang avivé par le grand air qui dérangeait les cheveux, les envolait au-dessus du front en délicats frisons à la mode parisienne. Et les leçons de Sapho : « toutes les femmes sont les mêmes… en face de l’homme elles n’ont qu’une idée en tête… », lui faisaient trouver provocants l’heureux sourire de la paysanne, son geste pour le retenir au tendre interrogatoire.

Tout à coup, il sentit monter le vertige d’une tentation mauvaise ; et l’effort qu’il faisait pour y résister le secoua d’un frisson convulsif. Divonne s’effrayait de le voir si pâle, les dents claquantes. « Ah ! le pauvre… il a la fièvre… » D’un geste de tendresse irréfléchi elle dénouait le grand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre au cou ; mais brusquement saisie, enveloppée, elle sentit la brûlure d’une caresse folle sur sa nuque, ses épaules, toute la chair étincelante qui venait de jaillir au soleil. Elle n’eut le temps de crier ni de se défendre, peut-être même pas le sentiment juste de ce qui venait de se passer.

— Ah ! je suis fou… je suis fou…

Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dont les pierres roulaient sinistrement sous ses pieds.

À déjeuner, ce jour-là, Jean annonça qu’il partirait le soir même, rappelé par un ordre du ministre.

— Partir, déjà !… tu avais dit… tu ne fais que d’arriver…

Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester avec eux, puisque entre toutes ces tendresses intervenait l’influence agitante et corruptrice de Sapho. D’ailleurs, ne leur avait-il pas fait le plus grand sacrifice en renonçant à la vie à deux ? La rupture complète s’achèverait un peu plus tard ; et il reviendrait alors aimer sans honte, ni gêne, embrasser tous ces braves gens.

Il était nuit, la maison couchée, éteinte, quand Césaire revint de conduire son neveu au train d’Avignon. L’avoine donnée au cheval, après avoir scruté le ciel, – ce regard aux présages du temps, des hommes qui vivent de la terre, – il allait rentrer quand il vit une forme blanche sur un banc de la terrasse.

— C’est toi, Divonne ?

— Oui, je t’attendais…

Très occupée tout le jour, séparée de son Fénat qu’elle adorait, ils avaient le soir de ces rendez-vous pour causer, faire un tour de promenade ensemble. Etait-ce la courte scène entre elle et Jean, comprise en y pensant, et plus qu’elle n’eût voulu, ou l’émotion d’avoir vu pleurer la pauvre mère tout le jour silencieusement ? Elle avait la voix altérée, une inquiétude d’esprit extraordinaire chez cette calme personne de devoir.

— Sais-tu quelque chose ? Pourquoi nous a-t-il quittés si vivement ?…

Elle ne croyait pas à cette histoire de ministère, soupçonnant plutôt quelque attache mauvaise qui tirait l’enfant loin de sa famille. Tant de dangers, de si fatales rencontres dans ce Paris de perdition !

Césaire, qui ne savait rien lui cacher, avoua qu’il y avait en effet une femme dans la vie de Jean, mais une bonne créature incapable de le détourner des siens ; et il parla de son dévouement, des lettres touchantes qu’elle écrivait, vanta surtout la résolution courageuse qu’elle avait prise de travailler, ce qui sembla tout naturel à la paysanne :

— Car enfin, il faut travailler pour vivre.

— Pas ce genre de femmes-là… dit Césaire.

— C’est donc une rien du tout avec qui Jean vivait !… Et tu es allé là-dedans ?…

— Je te jure, Divonne, que depuis qu’elle le connaît il n’y a pas de femme plus chaste, plus honnête… L’amour l’a réhabilitée.

Mais c’étaient des mots trop longs, Divonne ne comprenait pas. Pour elle, cette dame rentrait dans ce rebut qu’elle appelait « les mauvaises femmes », et la pensée que son Jean était la proie d’une créature pareille l’indignait. Si le consul se doutait de cela !…

Césaire essayait de la calmer, assurait par tous les plis de sa bonne face un peu grivoise qu’à l’âge du garçon on ne pouvait se passer de femme.

— Té, pardi ! qu’il se marie, dit elle avec une conviction attendrissante.

— Enfin ils ne sont déjà plus ensemble, c’est toujours ça…

Et alors, d’un ton grave :

— Écoute, Césaire… tu sais comme on dit chez nous : Le malheur dure toujours plus que celui qui l’amène… Si c’est vraiment comme tu racontes, si Jean a tiré cette femme de la boue, il s’est peut-être bien sali à cette triste besogne. Possible qu’il l’ait rendue meilleure et plus honnête, mais qui sait si le mauvais qui était en elle n’a pas gâté notre enfant jusqu’au cœur !

Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisible et limpide sur toute la vallée silencieuse où rien ne vivait que la lumière glissante de la lune, le fleuve houleux, les clairs en flaques d’argent. On respirait le calme, l’éloignement de tout, le grand repos d’un sommeil sans rêves. Soudain le train montant déroula au bord du Rhône sa rumeur sourde à toute vapeur.

— Oh ! ce Paris, fit Divonne, montrant le poing vers l’ennemi que la province charge de toutes ses colères… ce Paris !… ce qu’on lui donne et ce qu’il nous renvoie !