Sapho (Daudet)/Chapitre III

G. Charpentier et Cie (p. 41-68).

III


« Cette fois, je crois que j’ai trouvé… Rue d’Amsterdam, vis-à-vis la gare… Trois pièces, et un grand balcon… Si tu veux, nous irons voir, après ton ministère… c’est haut, cinq étages… mais tu me porteras. C’était si bon, tu te rappelles… » Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se roulait dans son cou, cherchait l’ancienne place, sa place.

À deux, dans leur garni d’hôtel, avec les mœurs du quartier, ces traîneries par l’escalier de filles en filets et en savates, ces cloisons de papier derrière lesquelles grouillaient d’autres ménages, cette promiscuité des clés, des bougeoirs, des bottines, la vie devenait intolérable. Non pas à elle certes ; avec Jean, le toit, la cave, même l’égout, tout lui était bon pour nicher. Mais la délicatesse de l’amant s’effarouchait de certains contacts, auxquels, garçon, il ne pensait guère. Ces ménages d’une nuit le gênaient, déshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la cage des singes au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et les expressions de l’amour humain. Le restaurant aussi l’ennuyait, ce repas qu’il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande salle encombrée d’étudiants, d’élèves des Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaître avaient l’habitude de sa figure, depuis un an qu’il mangeait là.

Il rougissait – en poussant la porte – de tous ces yeux tournés vers Fanny, entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une femme ; et il craignait aussi la rencontre d’un de ses chefs du ministère ou de quelqu’un de son pays. Puis la question d’économie.

— Que c’est cher !… disait-elle chaque fois, emportant et commentant la petite note du dîner… Si nous étions chez nous, j’aurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-là.

— Eh bien, qui nous empêche ?…

Et l’on se mit en quête d’une installation.

C’est le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du « home » qu’ont mis en eux l’éducation familiale et la tiédeur du foyer.

L’appartement de la rue d’Amsterdam fut loué tout de suite et trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, – la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie où montaient d’une taverne anglaise des odeurs de rinçure et de chlore, – la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets d’arrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de l’Ouest développant en face ses toitures en vitrage couleur d’eau sale. L’avantage, c’était de savoir le train à sa porte, et Saint-cloud, Ville-d’Avray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé, ruisselante et triste sous le crépitement des pluies d’hiver, mais où l’on serait très bien l’été pour dîner au bon air, comme dans un chalet de montagne.

On s’occupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet d’installation, tante Divonne, qui était comme l’intendante de la maison, envoya l’argent nécessaire ; et sa lettre annonçait en même temps le prochain arrivage d’une armoire, d’une commode, et d’un grand fauteuil canné, tirés de la « Chambre du vent » à l’intention du Parisien.

Cette chambre, qu’il revoyait au fond d’un couloir de Castelet, toujours inhabitée, les volets clos attachés d’une barre, la porte fermée au verrou, était condamnée, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaque génération d’habitants reléguait au passé devant les acquisitions nouvelles.

Ah ! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le fauteuil canné, et que des jupons de surah, des pantalons à manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet se trouvait perdu dans les mille petites joies de l’installation.

C’était si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes courses, serrés au bras l’un de l’autre, et de s’en aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle à manger, – le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout, les yeux fermés ; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une expérience marchandeuse.

Elle connaissait les maisons où l’on avait à prix de fabrique une batterie de cuisine complète pour petit ménage, les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du matin ; jamais de cuivre, c’est trop long à nettoyer. Six couverts de métal avec la cuillère à potage et deux douzaines d’assiettes en faïence anglaise, solide et gaie, tout cela compté, préparé, emballé comme une dînette de poupée. Pour les draps, serviettes, linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le représentant d’une grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait à tant par mois ; et toujours à guetter les devantures, en quête de ces liquidations, de ces débris de naufrage que Paris amène continuellement dans l’écume de ses bords, elle découvrait au boulevard de Clichy l’occasion d’un lit superbe, presque neuf, et large à y coucher en rang les sept demoiselles de l’ogre.

Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions ; mais il ne s’entendait à rien, ne sachant dire non, ni s’en aller les mains vides. Entré chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien qu’elle lui avait signalé, il rapportait en guise de l’objet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques, bien inutile puisqu’ils n’avaient pas de salon.

— Nous le mettrons dans la véranda… disait Fanny pour le consoler.

Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place d’un meuble ; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au plafond quand on s’apercevait que malgré toutes les précautions, malgré la liste très complète des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose d’oublié.

Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on qu’ils allaient se mettre en ménage sans râpe à sucre !….

Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à la lampe neuve, quelle bonne soirée que celle de l’installation, la revue minutieuse des trois pièces avant de se coucher, et comme elle riait en l’éclairant pendant qu’il verrouillait la porte :

— Encore un tour, encore… ferme bien… Soyons bien chez nous…

Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son travail, il rentrait vite, pressé d’être arrivé, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras et qui s’étaient trouvés de fort jolies anciennes choses ; l’armoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence, familière à ses yeux d’enfant, de ces vieilleries démodées lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur dont il était à goûter le bien-être.

Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, « sur le pont », comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie, mais taillée sur un patron de bon faiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, les manches retroussées, un grand tablier blanc ; car elle faisait elle-même leur cuisine et se contentait d’une femme de ménage pour les grosses besognes qui gercent les mains ou les déforment.

Elle s’y entendait même très bien, savait une foule de recettes, plats du Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons populaires que, le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière la porte refermée de la cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.

En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc de la véranda ; et Gaussin, les pieds au feu, étalé dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare et les employés courbés à écrire sous la lumière blanche de grands réflecteurs.

Il était bien, se laissait bercer. Amoureux ? Non ; mais reconnaissant de l’amour dont on l’enveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte – dont il riait maintenant – d’un acoquinement, d’une entrave quelconque ? Est-ce que sa vie n’était pas plus propre que lorsqu’il allait de fille en fille, risquant sa santé ?

Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny était prévenue ; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, d’une fatalité lointaine, mais inéluctable. Restait le grand chagrin qu’ils auraient chez lui en apprenant qu’il ne vivait pas seul, la colère de son père si rigide et si prompt.

Mais comment pourraient-ils savoir ? Jean ne voyait personne à Paris. Son père, « le consul » comme on disait là-bas, était retenu toute l’année par la surveillance du domaine très considérable qu’il faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des deux petites sœurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant à l’oncle Césaire, le mari de Divonne, c’était un grand enfant qu’on ne laissait pas voyager seul.

Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsqu’il recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, s’attendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne s’informait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que l’autre restait muette.

Ainsi les jours, les semaines s’en allaient dans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle qu’il ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge !… Qu’en ferait-il ?… Devait-il le reconnaître ?… Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication d’avenir !

Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus qu’elle ; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues l’un de l’autre.

Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis l’hiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case s’embellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le sifflement en coup d’ongle des hirondelles.

La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons voisines ; mais le moindre souffle d’air était pour eux, et ils s’oubliaient des heures, leurs genoux enlacés, n’y voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsqu’une caresse invisible murmurait sur ses lèvres : « m’aimes-tu ?… » il revenait toujours de très loin pour répondre : « oh ! oui, je t’aime… » Voilà ce que c’est de les prendre si jeunes ; ils ont trop de choses dans la tête.

Sur le même balcon, séparé d’eux par une grille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans une conformité d’âge, de goût, de lourdes tournures, c’était touchant d’entendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en s’appuyant à la balustrade, de vieilles romances sentimentales…


Mais je l’entends qui soupire dans l’ombre
C’est un beau rêve, ah ! laissez-moi dormir.


Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses ; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et l’on ne se parlait pas.

Jean revenait du quai d’Orsay, une après-midi, quand il s’entendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude où Paris s’épanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers l’heure du Bois, n’a pas son pareil au monde.

— Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça m’amuse les yeux de vous regarder.

Deux grands bras l’avaient happé, assis sous la tente d’un café envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatté d’entendre autour de lui ce public de provinciaux, d’étrangers, jaquettes rayées et chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.

Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et sa rosette d’officier, avait auprès de lui l’ingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujours le même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique :

— Est-il beau, cet animal-là… Dire que j’ai eu cet âge et que je frisais comme ça… Oh ! la jeunesse, la jeunesse…

— Toujours donc ? fit Déchelette saluant d’un sourire la toquade de son ami.

— Mon cher, ne riez pas… Tout ce que j’ai, ce que je suis, les médailles, les croix, l’Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil…

Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure :

— Et Sapho, qu’est-ce que vous en faites ?… On ne la voit plus.

Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.

— Vous n’êtes donc plus avec elle ?

Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton d’impatience :

— Sapho, voyons… Fanny Legrand… Ville-d’Avray…

— Oh ! c’est fini, il y a longtemps…

Comment lui vint ce mensonge ? Par une sorte de honte, de malaise, à ce nom de Sapho donné à sa maîtresse ; la gêne de parler d’elle avec d’autres hommes, peut-être aussi le désir d’apprendre des choses qu’on ne lui aurait pas dites sans cela.

— Tiens ! Sapho… Elle roule encore ? demanda Déchelette distrait, tout à l’ivresse de revoir l’escalier de la Madeleine, le marché aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts.

— Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, l’année dernière !… Elle était superbe dans sa tunique de fellah… Et le matin de cet automne, où je l’ai trouvée déjeunant avec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée de quinze jours.

— Quel âge a-t-elle donc ?… Depuis le temps qu’on la connaît…

Caoudal leva la tête pour chercher : « Quel âge ?…. quel âge ?… Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73. Ainsi, comptez. » Tout à coup ses yeux s’allumèrent : « Ah ! si vous l’aviez vue, il y a vingt ans… longue, fine, la bouche en arc, le front solide… Des bras, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho… Et la femme, la maîtresse !… Ce qu’il y avait dans cette chair à plaisir, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne manquait pas une note… Toute la lyre !… comme disait La Gournerie. »

Jean, très pâle, demanda :

— Est-ce qu’il a été son amant, aussi celui-là ?…

— La Gournerie ?… Je crois bien, j’en ai assez souffert… Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais, que je m’épuisais pour suffire à tous ses caprices… maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je sais ?… Et quand je l’ai eu bien polie, patinée, taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je l’avais ramassée une nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me la prendre chez moi, à la table amie où il s’asseyait tous les dimanches !

Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune d’amour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme :

— D’ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité… Leurs trois ans de ménage, ç’a été l’enfer. Ce poète aux airs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir !… Quand on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur l’œil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau, c’est lorsqu’il a voulu la quitter. Elle s’accrochait comme une teigne, le suivait, crevait sa porte, l’attendait couchée en travers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils étaient montés toute la bande… Une pitié !… Mais le poète élégiaque demeurait implacable, jusqu’au jour où pour s’en débarrasser il a fait marcher la police. Ah ! un joli monsieur… Et comme fin finale, remerciement à cette belle fille qui lui avait donné le meilleur de sa jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vidé sur la tête un volume de vers haineux, baveux, d’imprécations, de lamentations, le Livre de l’Amour, son plus beau livre…

Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait, aspirant à tout petits coups par une longue paille la boisson glacée servie devant lui. Quelque poison, bien sûr, qu’on lui avait versé là, et qui le gelait du cœur aux entrailles.

Il grelottait malgré l’heure splendide, voyait dans une reculée blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau d’arrosage arrêté devant la Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait à cette table. Maintenant Déchelette parlait, c’est lui qui versait le poison :

— Quelle atroce chose que ces ruptures… Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi l’un contre l’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler, même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Le collage enfin !… Puis brusquement on se quitte, on s’arrache… Comment font-ils ? Comment a-t-on ce courage ?… Moi, jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait : « Reste… » Je ne m’en irais pas… Et voilà pourquoi, quand j’en prends une, ce n’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait la vieille France… ou alors le mariage. C’est définitif et plus propre.

— Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous en parlez à votre aise. Il y a des femmes qu’on ne garde pas qu’une nuit… Celle-là par exemple…

— Je ne lui ai pas donné une minute de grâce… fit Déchelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.

— Alors c’est que vous n’étiez pas son type, sans quoi… C’est une fille, quand elle aime, elle se cramponne… Elle a le goût du ménage… Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le romancier ; il meurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le beau Flamant, le graveur, l’ancien, modèle, – car elle a toujours eu le béguin du talent ou de la beauté, – et vous savez son épouvantable aventure…

— Quelle aventure ?… » demanda Gaussin, la voix étranglée ; et il se remit à tirer sur sa paille, en écoutant le drame d’amour, qui passionna Paris, il y a quelques années.

Le graveur était pauvre, fou de cette femme ; et de peur d’être lâché, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Découvert presque aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans de réclusion, elle six mois de prévention à Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant été faite.

Et Caoudal rappelait à Déchelette, – qui avait suivi le. procès, – comme elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusqu’au bout… Et sa réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiser qu’elle envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui criant d’une voix à attendrir les pierres : « T’ennuie pas, m’ami… Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore !… » Tout de même, ça l’avait un peu dégoûtée du ménage, la pauvre fille.

« Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, à la semaine, et jamais d’artistes… Oh ! les artistes, elle en a une peur… J’étais le seul, je crois bien, qu’elle eût continué à voir… De loin en loin elle venait fumer sa cigarette à l’atelier. Puis j’ai passé des mois sans entendre parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée en train de déjeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit : voilà ma Sapho repincée. »

Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout à l’heure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près d’éclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles ?

En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur d’héliotrope, l’odeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut : « ma maîtresse !… oui, une belle ordure… Sapho, Sapho… Dire que j’ai vécu un an avec ça !… » Il répétait le nom avec rage, se rappelant l’avoir vu sur les petits journaux parmi d’autres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie : Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…

Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite d’égout sous les yeux… L’atelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour d’assises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son faussaire : « T’ennuie pas, m’ami… » M’ami ! le même nom, la même caresse que pour lui… Quelle honte ! Ah ! il allait joliment te balayer ces saletés-là… Et toujours cette odeur d’héliotrope qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.

Tout à coup, il s’aperçut qu’il était encore à arpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva d’une traite rue d’Amsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur l’escalier sans explication, en lui crachant l’injure de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de l’Arcade…

Écrire ?… oui, c’est cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gaz qu’on allumait, s’assit à une table empoissée, près de l’unique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda une pinte d’ale, n’y toucha pas et commença une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la fois, et que l’encre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son gré.

Il déchirait deux ou trois commencements, s’en allait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement : « Vous ne buvez pas ?… on peut ?… » Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitié lui vint, qui l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’une vie de femme ; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.

Après tout, elle ne lui avait pas menti ; et s’il ne savait rien de sa vie, c’est qu’il ne s’en était jamais soucié. Que lui reprochait-il ?… Son temps à Saint-Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommes avant lui ?… Est-ce qu’il ne le savait pas ?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait-il lui faire un crime d’avoir préféré ceux-là ?

Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À son âge on n’est jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme, l’amour ; mais les yeux et l’expérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.

Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation l’avait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris d’enfants, des commérages de femmes d’ouvriers dans la poudreuse soirée de juin ; et il se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air d’orgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles s’est encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et d’un nom de déesse est devenu l’étiquette d’une maladie… Quel dégoût que tout cela, mon Dieu !…

Il s’en allait ainsi, tour à tour apaisé ou furieux, à ce remous d’idées, de sentiments contraires. Le boulevard s’assombrissait, devenait désert. Une fadeur âcre traînait dans l’air chaud ; et il reconnaissait la porte du grand cimetière où il était venu l’année d’avant assister avec toute la jeunesse à l’inauguration d’un buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier du quartier Latin, l’auteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal ! L’étrange accent que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures ! et comme elle lui semblait menteuse et lugubre, l’histoire de l’étudiante et de son petit ménage, maintenant qu’il en savait les tristes dessous, qu’il avait appris par Déchelette l’affreux surnom donné à ces mariages du trottoir.

Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort, l’effrayait. Il revint sur ses pas, frôlant des blouses qui rôdaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupes sordides à la porte de bouges dont les vitres dépolies découpaient de grandes lumières de lanterne magique où des couples passaient, s’embrassaient… Quelle heure ?… Il se sentait brisé, comme une recrue à la fin de l’étape ; et de sa douleur assourdie, tombée dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh ! se coucher, dormir… Puis au réveil, froidement, sans colère, il dirait à la femme : « Voilà… je sais qui tu es… Ce n’est pas ta faute ni la mienne ; mais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Séparons-nous… » Et pour se mettre à l’abri de ses poursuites, il irait embrasser sa mère et ses sœurs, secouer au vent du Rhône, au libre et vivifiant mistral, les souillures et l’effroi de son mauvais rêve.

Elle s’était couchée, lasse d’attendre, et dormait en plein sous la lampe, un livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne l’éveilla pas ; et debout près du lit, il la regardait curieusement comme une femme nouvelle, une étrangère qu’il aurait trouvée là. Belle, oh ! belle, les bras, la gorge, les épaules, d’un ambre fin, solide, sans tache ni fêlure. Mais sur ces paupières rougies, – peut-être le roman qu’elle lisait, peut-être l’inquiétude, l’attente, – sur ces traits détendus dans le repos et que ne soutenait plus l’âpre désir de la femme qui veut être aimée, quelle lassitude, quels aveux ! Son âge, son histoire, ses bordées, ses caprices, ses collages, et Saint-Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait, s’étalait ; et les meurtrissures violettes du plaisir et de l’insomnie, et le pli de dégoût affaissant la lèvre inférieure, usée, fatiguée comme une margelle où tout le communal est venu boire, et la bouffissure commençante qui délie les chairs pour les rides de la vieillesse.

Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela, c’était grand, c’était sinistre ; un champ de bataille à la nuit, avec toute l’horreur qui se montre et celle qu’on devine aux vagues mouvements de l’ombre.

Et tout à coup il vint au pauvre enfant une grosse, une étouffante envie de pleurer.