Sapho (1903)/Préface

Traduction par Renée Vivien.
Sapho : Traduction nouvelle avec le texte grecAlphonse Lemerre, éditeur (p. i-v).

PRÉFACE



L ’œuvre du divin Poète fait songer à la Victoire de Samothrace, ouvrant dans l’infini ses ailes mutilées.

Comme elles s’allient profondément avec l’ombre et le silence, ces paroles trempées dans le parfum des nuits mytiléniennes :

« Les étoiles, autour de la belle lune, voilent aussitôt leur clair visage, lorsque, dans son plein, elle illumine la terre de lueurs d’argent. »

… Voici la langueur des vergers où les fruits et les verdures s’imprègnent de soleil :

« Alentour [la brise] murmure fraîchement à travers les branches du pommier, et des feuillages frissonnants coule le sommeil. »

Mais l’enchantement est rompu par un cri de détresse :

« Car ceux à qui je fais du bien, ceux-là m’outragent le plus. »

De quelles blessures envenimées ces mots ont-ils coulé, comme de brûlantes gouttes de sang ? À quelles ingratitudes, à quelles trahisons songeait-Elle ? Et qui jamais apprendra les douleurs secrètes de ce cœur si magnifiquement humain ?

« Venez, Grâces délicates et Muses aux beaux cheveux. » Telle fut jadis l’invocation de la Tisseuse de violettes, tandis qu’auprès d’elle Eranna de Télos, la plus ardente et la plus inspirée de ses disciples, la Musicienne qui mourut trop jeune pour atteindre au sommet de sa gloire, accompagnait vaguement d’une note errante du paktis[1] le chant souverain. L’air du large gonflait les cheveux nocturnes de Psappha[2], et, au loin, dans les pauses du rythme, montait le soupir de la mer. Dika tressait de ses mains souples les roses de Mytilène entrelacées de fenouil. Damophyla de Pamphylia, qui devait plus tard composer une ode sur le modèle de cette parfaite harmonie, écoutait, pareille à une statue de l’Extase ; Gorgò, un peu à l’écart, se souvenait avec mélancolie des heures fanées ; Gurinnò contemplait le « sourire de miel » que célèbrent les vers d’Alcée ; Atthis, l’ondoyante et l’incertaine, cherchait le regard d’Androméda, et, sous l’ombre des pommiers du verger, s’attardaient, ivres de musique et de souvenirs, Télésippa, Mégara, Anagora de Milet, Gongyla de Colophòn, Anactoria et Euneika de Salamine.

… En évoquant, à travers les brumes du Temps, les ardeurs sacrées de l’immortelle Amoureuse, ma pensée va vers Atthis, la moins fervente des Amies, peut-être, et la plus aimée. Car c’est pour elle que s’éleva ce divin soupir :

« Je t’aimais, Atthis, autrefois… »

Je me plais à croire qu’elle fut la Beauté fugitive de l’Ode à l’Aphrodita et de l’Ode à une Femme aimée, à laquelle la tradition attache le nom d’Anactoria.

Tsappha s’éprit de toutes les magnificences de la nature : elle aima les fleurs, l’étoile du soir, l’hyacinthe meurtrie qui se fane sur la montagne, la pomme qui s’épanouit sur les plus hautes branches et que la convoitise des passants n’a pu atteindre, semblable à l’inaccessible et désirable virginité, et le duvet de l’herbe du printemps, que foulent en dansant les femmes de la Crète.

L’incomparable Amante fut aussi l’incomparable Amie. Recueillons avec piété cette larme très pure donnée au souvenir d’une petite morte virginale.

« C’est ici la poussière de Timas, que l’azur sombre du lit nuptial de Perséphoné reçut, morte avant l’hymen. Lorsqu’elle périt, toutes ses compagnes, d’un fer fraîchement aiguisé, coupèrent la force de leurs désirables chevelures. »

  1. Harpe inventée par Psappha, instrument dont la forme nous est peu connue, mais qui était très différent de la lyre et ne comportait pas l’emploi de l’archet.
  2. Forme dorienne et exacte du nom de Sapho.