A. Méricant (p. 169-187).


DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LA FORTUNE DE MELCY

Yves Renaud, assis à la terrasse du café de la Paix, regardait passer la foule brillante et tapageuse, les voitures de maître, les automobiles, les femmes affairées, montrant leurs dessous soyeux, leurs pieds mignons.

De temps à autre, il jetait un regard distrait sur un journal déplié devant lui, près d’un verre à moitié plein et d’une carafe d’eau frappée.

Comme il appelait le garçon, il aperçut René de Pragues et Ludovic Nandel qui traversaient, en fiacre, la place de l’Opéra et leur fit signe.

Tous trois furent bientôt installés à la même table, heureux de se retrouver et de pouvoir causer un brin.

— Toujours avec Faustine ? demanda Yves Renaud à Ludovic.

— Mais oui. Nous nous revoyons, lorsque les fêtes parisiennes lui permettent de diriger sa roulotte de mon côté… Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, à honorer son charme androgyne de pythonisse moderne, et je serais désolé de capter ses faveurs à mon seul profit.

— Le métier rapporte ?…

— Beaucoup, paraît-il, sans fatigue et sans risques. Sa clientèle se compose de trottins, d’ouvrières et, parfois, même, de filles richement entretenues, qui paient un bon prix pour le grand jeu, le marc de café, ou l’étude des lignes de la main. On ne saurait s’imaginer combien les femmes sont crédules et raffolent du merveilleux.

— Oui, les pierreuses mêmes apportent leurs quelques sous pour savoir si le Frisé, la Terreur
Elle se roulait comme une chatte câline.
de Belleville ou la Panthère des Batignolles les chérira toujours. C’est la lutte sur le trottoir autour de la roulotte fatidique. Parfois, les agents battent la charge pour faire place aux gens chics, aux grues haut cotées. Des rafles se succèdent dans le champ de foire, près des fortifs. On ramasse les filles en cheveux, hâves et déguenillées, pour les jeter dans le panier à salade, les conduire au Dépôt.

— Mais tu as donc assisté à ces exécutions ? fit Ludovic surpris.

— Certes, répondit René de Pragues. Tu oublies que j’ai eu les faveurs de Malaga, et que j’ai vu de près tout ce joli monde.

— Cette bonne Malaga !… Qu’est-elle devenue ?

— Elle continue son métier de jongleuse ; elle se console, au hasard des rencontres, de mon abandon.

— Pourquoi ne l’as-tu pas gardée ? demanda Yves Renaud.

— Une femme qui rugissait, se pâmait, s’habillait de vert, de bleu et de jaune !… C’était bien compromettant pour un jeune homme de famille bourgeoise.

— Alors, je suis seul demeuré fidèle aux anciens errements ?…

— Tu as eu ce courage ou cette faiblesse, comme tu voudras.

— Et Christian ?…

— Christian trompe Sapho avec Melcy, fit René, je le verrai ce soir, car je vais souper chez la charmeuse de serpents.

— Moi aussi !

— Moi aussi !

— Comme cela se trouve ! s’écria le jeune homme, en riant. Nous ferons route ensemble jusque chez cette nouvelle étoile de la galanterie.

— Elle est très lancée, paraît-il ?…

— Des célébrités des arts, de la politique et de la finance quémandent l’honneur d’être reçues par elle et se vantent de la connaître.

— N’est-elle pas entretenue par Joseph Laroube, le grand fabricant de brosses ?…

— Oui, cet amant sénile fait des folies pour satisfaire ses fantaisies. Elle est devenue femme à la mode, fille d’esprit, au point de faire oublier, par ses fines reparties et son exquise élégance, qu’elle est née des amours d’un lutteur et d’une cuisinière.

— Vraiment ?… on ne le dirait jamais.

— Oh ! elle était extraordinairement douée ; ses petits pieds et ses mains mignonnes sont dignes d’une duchesse. Elle a toutes les grâces de la femme.

— Et il faut la voir se multiplier auprès des invités de choix, se montrer affable, empressée, câline, écouter les madrigaux galants, se promettre toujours, dans un sourire, pour ne décourager personne.

— D’ailleurs, tous les baisers qu’elle accorde lui sont intégralement remboursés en beaux billets de banque ou en bijoux de valeur.

— Et tu dis que Christian est aussi son amant ?…

— Christian subit son charme pervers, comme beaucoup d’autres, fit René.

— Sapho a-t-elle pris son parti de cette trahison ?…

— Sapho est trop fière pour se plaindre ; mais je ne la crois pas résignée.

— Viendra-t-elle ce soir ?…

— Certes non, les deux amies sont brouillées.

 

Les jeunes gens, qui avaient pris une voiture, pénétrèrent dans le petit hôtel brillamment illuminé de Melcy.

C’était, partout, un fouillis de bibelots coûteux, jetés au hasard des meubles : faïences, cuivres, émaux cloisonnés, ivoires curieusement travaillés, statuettes signées de noms célèbres. Les murs étaient tendus d’inestimables tapisseries, contre lesquelles s’appuyaient les crédences sculptées du xiie siècle, les bahuts Renaissance, les meubles lourds du temps de Louis XIII.

D’autres pièces avaient leur style spécial, plus moderne, plus hospitalier. Des guirlandes de fleurs électriques couraient sur les panneaux de velours de Gênes, de laque et de satin ; des divans bas s’offraient aux entretiens intimes ou aux longues rêveries. Des peaux d’ours blancs ouataient les parquets de blancheurs polaires.

Les trois amis avaient remis leurs pardessus aux domestiques, bien stylés, qui s’étaient présentés, et l’huissier, planté, immobile, devant la porte des salons, avait lancé leurs noms d’une voix sonore.

Melcy, souriante, s’avança vers eux et les présenta à Joseph Laroube, le généreux protecteur, qui lui permettait d’étaler tout ce faste insolent.

Des jeunes femmes étaient assises en cercle, montrant leurs épaules et les volutes compliquées de leur chevelure. Des hommes élégants et corrects se penchaient sur elles comme pour cueillir leurs regards et leur sourire.

Des tulles, des soies opalines, des dentelles arachnéennes voilaient à peine les grâces voluptueuses de toutes ces belles filles déshabillées par le bon faiseur.

Melcy, dans une robe onduleuse, diaphane, d’un ton si doux de rose effeuillée qu’il se confondait avec sa chair, écoutait le gros industriel dans une pose extatique. Elle fermait et dépliait son éventail d’écaille blonde, incrusté de brillants, avec un léger tremblement des doigts qui révélait son trouble intérieur. Par moments, lorsqu’une auto ronflait dans la rue, elle se redressait, prêtant l’oreille, puis, quand tout bruit avait cessé, elle se laissait aller sur le dossier de son siège, la mine déçue, le sourcil froncé.

Joseph Laroube ne s’apercevait de rien, tout entier à son admiration. De ses petits yeux gris, brûlant de convoitise, il scrutait les charmes délicats de sa maîtresse, ses blanches épaules, ses seins fermes et ronds dans leur dessin très pur.

Affligé d’une soixantaine d’hivers, et d’un embonpoint excessif, il se délectait auprès de cette gracilité liliale, de ce corps androgyque si souple et si fin.

— Vous êtes exquise, ce soir, dit-il, et je serai bien heureux de défaire toutes ces étoffes qui, cependant, vous cachent si peu.

— Je serai bien lasse après le souper !

— Bah ! je ne me montrerai pas exigeant !… Et, se penchant, il ajouta : Tu ne peux, ma chérie, me laisser partir ainsi ?…

Un imperceptible frémissement avait agité les épaules de la charmeuse.

Elle se leva pour cacher son trouble, s’approcha de Christian qui venait d’entrer, lui tendit la main.

— Comme tu as tardé !…

— Une scène terrible avec Sapho.

— Elle sait donc ?

— Elle se doute… De bonnes amies se sont chargées de la mettre sur la voie.

— Alors ?…

— Tu sais bien que je n’hésiterai pas entre toi et elle.

Comme malgré lui, le comte de Sazy avait laissé échapper cet aveu, qui, peut-être, n’était pas dans son cœur. Mais les caresses de Melcy le ravissaient et l’affolaient comme une dangereuse ivresse. Auprès d’elle sa raison l’abandonnait, il se sentait capable de toutes les trahisons.

— Je viendrai, cette nuit, dit-il, lorsque tout le monde sera parti.

— Impossible, répondit-elle, Laroube aussi attendra la fin de la fête pour me rejoindre.

— Il ne reste jamais longtemps. Je guetterai dans la rue.

— Soit, mon Christian, je ne peux rien te refuser, tu le sais bien.

En attendant le souper, des artistes des grands théâtres parisiens se firent entendre. Il y eut du chant et des récitations poétiques, des intermèdes musicaux, une pantomime galante, des tableaux vivants, représentés sur une scène improvisée dans un décor de verdure et de fleurs.

Puis on apporta une caisse d’ébène et on retira d’une couverture soyeuse un grand serpent, rayé d’ocre et de cinabre, qui ondula mollement vers la jeune femme.

— C’est Pluton, fit Melcy ; je le charme en jouant de la harpe, et je vais, si vous le voulez bien, vous donner une petite représentation.

On applaudit frénétiquement, car ce numéro était le clou de la soirée, la vision sensationnelle dont tous les journaux parleraient le lendemain.

Pluton tournait vers la charmeuse sa tête plate et ses yeux d’un noir de jais brillaient étrangement. Dans sa robe arachnéenne, elle était presque nue, les paupières mi-closes,
— Je suis aussi jolie que ta maîtresse.
comme en extase, elle tendait les bras, semblant appeler une mystérieuse caresse.

Lentement, le serpent s’enroulait à ses jambes, à ses flancs, à son buste, en sifflant doucement. Elle était enserrée dans les anneaux du reptile dont la queue fouettait le tapis à coups saccadés. Mais l’étreinte ne l’oppressait pas, tant Pluton y mettait de voluptueuse délicatesse. Maintenant, sa langue fourchue se rapprochait des lèvres de la charmeuse, quêtant un baiser.

— Assez ! assez ! criaient les spectateurs, anxieux, qui craignaient un dénouement fatal.

— Ses crochets n’ont plus de venin, fit une élégante poupée, la voix dédaigneuse.

— Mais si, mais si, protesta sa voisine, ce python est des plus dangereux ; j’en ai des frissons dans tout le corps.

Melcy, de plus en plus, s’abandonnait, fermant les yeux sous le frôlement électrique et lascif.

Dans les anneaux du monstre, couraient des ondes légères, sa tête avait un balancement régulier ; enfin, sur un ordre de la charmeuse, il se détacha et retomba comme une liane fauchée.

— Bravo ! bravo ! cria le public ravi.

Le python dardait toujours vers sa maîtresse sa langue extensible et fourchue, ses regards avaient une ardente supplication.

— Sois sage, Pluton ! fit Melcy, en flattant la tête de l’animal de ses doigts fuselés.

Puis, elle prit sa harpe et préluda par quelques arpèges rapides.

Un chant d’une douceur exquise s’échappa bientôt des cordes vibrantes, une sorte de mélopée qu’elle accentuait de la voix ou laissait mourir en sons cristallins.

Le reptile, dressé sur sa queue, ondulait en cadence, suivant le rythme monotone. Il semblait un immense roseau, balancé par la brise. De légers sifflements se mêlaient aux accords de la harpe, toujours en mesure, comme si le dangereux ophidien eût été vraiment initié à l’art musical.

Pour terminer, Melcy prit avec Pluton des poses harmonieuses, abandonnées, exécuta une danse lente, voluptueuse, aux mystérieux enlacements.

Les spectateurs étaient sous le charme, tant le spectacle avait d’attrait et d’imprévu.

Christian, que les exercices de Sapho laissaient insensible, haletait d’émotion auprès de Melcy, l’âme tendue, les mains jointes, comme en prière. Inconsciemment il suivait la mélopée d’amour, se modelait sur elle, la répétait en lui avec lenteur. Il sentait frissonner ses fibres dans cette atmosphère surchauffée, rabattue par les plafonds lumineux, les lourdes tentures.

Quant à Laroube, il bavait d’émotion, trépignait d’enthousiasme, ne se lassait pas d’acclamer son ondoyante maîtresse.