A. Méricant (p. 123-132).

CHAPITRE XI

DES BAISERS ! DES BAISERS !…

La ménagerie Martial avait quitté l’avenue de Neuilly, et Sapho avait demandé un congé de convalescence, car elle ne se sentait pas encore assez forte pour reprendre ses exercices de dompteuse.

Christian l’avait emmenée à Ville-d’Avray où il possédait une maison perdue dans la verdure, un vrai nid d’amoureux. La jeune femme, qui ne connaissait guère la campagne, avait été ravie de voir des arbres, de l’eau, des plantes et de pouvoir s’endormir dans l’herbe tandis que pleuvaient sur elle les fleurs de tilleul à la douce senteur.

Seulement, elle avait voulu emmener sa chère panthère noire, qui lui appartenait en propre, et qui, loin d’elle, serait morte de chagrin.

Mirah, installée parmi les roses, dans sa grande cage soigneusement cadenassée, poussait des rauquements puissants qui faisaient frémir les poules et les lapins des voisins. Tout le jour, elle appelait sa maîtresse, n’acceptant sa nourriture que de ses mains blanches.

Mais, après le repas, c’était une joie délirante, un ronronnement voluptueux de fauve dompté et reconnaissant.

Sapho entrait dans la cage ; prenait sur ses genoux la tête de l’animal soumis, s’oubliait en de longues caresses.

— Elle est toujours jalouse, disait-elle. Peut-être a-t-elle raison, car avant de te rencontrer, Christian, je n’avais aimé personne.

Christian cueillait une rose, et la jetait en riant à sa maîtresse, improvisant pour elle un sonnet moqueur :

La femme et la rose ont, sans cesse,
Montré leur charme décevant ;
Autant en emporte le vent,
Rose d’avril, blanche maîtresse !

La rose est une pécheresse,
Pendant, après, et même… avant,
Comme la femme, bien souvent,
Qui se donne à qui la caresse.

Rose et femme — c’est un secret
M’ont retenu dans la forêt…
Je le dis, sans épithalame.

Mais, je ne suis pas un voleur ;
Est-ce une rose ? Est-ce une femme ?
Je sais que j’ai pris une fleur !…

— Certes, tu as pris une fleur, méchant !… J’aurais pu être rosière avant ce premier baiser.

— Oui, ma toute chérie.

— C’est pour cela que Mirah te déteste, à ce point, et rugit lorsque tu me caresses.

— Mais, moi aussi, je suis jaloux des baisers que tu lui donnes.

— Bah ! vous avez chacun votre part.

— Je voudrais être seul à te posséder !…

— Tu es trop gourmand !…

— Oh ! Sapho, promets-moi de ne plus jamais reprendre ton ancien métier ?…

Le front de la jeune femme se rembrunissait.

— Ce que tu me demandes là est au-dessus de mes forces. Lorsqu’on a connu la sauvage griserie de la lutte, on ne peut plus vivre loin du danger… Les fauves me donnent des émotions terribles et délicieuses… Un suprême orgueil m’envahit, lorsque j’ai vaincu la bête que personne n’ose approcher. Je me sens presque au-dessus de l’humanité.

— Sapho, cet orgueil te perdra !

— Qu’importe ! si j’ai connu des sensations divines qu’aucun homme ne saurait me donner !

Et Christian s’attristait de sentir, en sa maîtresse, cette sourde rivalité d’amour, ce besoin presque morbide de parade et de triomphe.

Mais elle se jetait dans ses bras, collait ses lèvres aux siennes, et il fermait les yeux sous l’affolement subit des sens.

— Viens, disait-elle, il ne faut pas faire de peine à Mirah.

Ils disparaissaient sous les branches, fuyant le regard métallique de la panthère, dont le rugissement irrité fouettait leur désir.

Le corps souple et fort de Sapho se collait à Christian il sentait ses genoux, ses flancs, ses seins. Son souffle, qu’il buvait, le brûlait comme un jet de flamme, et ils s’écroulaient dans les fleurs, tandis que montait plus haut la plainte angoissée de la bête.

Le jeune homme tenait sa maîtresse, écrasée contre sa poitrine, s’affolait à la morsure de ses baisers, et rien n’existait plus de ce qui n’était pas leur tendresse.

— C’est pour me donner que je t’ai pris, répétait Sapho. Tu sais bien que je suis à toi, tout entière et à tout jamais !… Tu es mon amant, mon maître, celui que je veux adorer à genoux !… Tu m’as emmenée pour te guérir, te consoler, et je reste à tes pieds dans une humble soumission. Depuis que je me suis éveillée dans la lumière de ce jardin, j’ai vécu pour toi, j’ai vibré pour toi seul, mon Christian bien-aimé.

Elle tendait sa chair brûlante à ses baisers, et il obéissait à ses désirs éperdus, les tempes battantes, la gorge sèche, les yeux noyés.

Elle avait vaincu le mal qui était en lui. Il se sentait, maintenant, une âme tendre, peureuse, enfantine et obéissante.

Le jardin se faisait complice de l’amoureuse. De partout arrivaient des parfums de corolles pâmées, des susurrements de brises, des apothéoses de clartés.

La nature chantait la passion des êtres, au fond des sanctuaires de feuillage ; des coins les plus reculés, des nappes de soleil, des trous d’ombre, des bosquets mystérieux et des ruisseaux jaseurs montait l’irrésistible désir de possession.

Toute la sève estivale avait un frisson d’enfantement. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matière, les atomes frémissants se cherchaient, s’enlaçaient, se fondaient irrésistiblement pour satisfaire à la grande loi de volupté qui courbe les êtres.
Elles évoquaient des visions violentes.

Jusqu’au soir, Sapho et Christian restaient là, dans un repos délicieux, s’étreignant encore. Ils éprouvaient une joie indicible à s’isoler dans leur bonheur, à se sentir l’un à l’autre indissolublement.

— Je voudrais mourir ainsi, disait-elle. Il me semble que je dors, tant ma lassitude est douce. Ma pensée sommeille aussi. Je ne vois que toi et je ne désire rien que ton baiser.

Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge qui semblait tendre sur eux des rideaux de pourpre et d’or. L’herbe était tiède, toute vivante et douce comme leur amour. Ils s’en allaient dans une nappe de poussières dansantes. La vision de leur passé flottait dans ce sentier de lumière où les moucherons s’activaient, bourdonnaient follement un dernier hymne à la gloire du jour finissant.

Christian ne croyait plus au danger de la maladie, au retour de l’idée fixe qui avait fait de lui un criminel. Il avait confiance en ses muscles, sentait les appétits de sa chair et de son cerveau. Il voulait vivre pour sa passion, être homme, être fort, jouir et rouler dans son rêve enivrant avec l’ardeur de sa jeunesse reconquise.

Il ressuscitait du tombeau où des mains brutales l’avaient couché. Il aimait et se savait aimé ; qu’aurait-il pu souhaiter de plus ?…