A. Méricant (p. 95-108).

CHAPITRE VIII

LE CRIME D’UN FOU

Ludovic attendait Christian de Sazy. Il était déjà informé de l’accident par Melcy et Faustine, fort émues toutes les deux.

— Mais il n’y a aucun danger ? avait demandé la chiromancienne. La vie de ton amie n’est pas menacée ?…

— Serais-je là, si Sapho était mortellement frappée ?…

— Oh ! je sais, Melcy, que tu adores la dompteuse.

— Certes, et plus encore que tu ne crois. Tout à l’heure, je retournerai dans la baraque de Martial et je me coucherai devant la porte de la blessée, car sa loge est trop petite pour nous recevoir toutes les deux.

— Tu vas passer la nuit avec les bêtes ?…

— Ce ne sera pas la première fois.

— Sois polie, fit Ludovic, en la menaçant du doigt.

— Les animaux de Martial valent mieux que certains bipèdes de ma connaissance.

— J’espère que tu ne parles pas pour moi ? demanda le jeune homme, amusé.

— Faustine me dira si tu mérites une meilleure place dans mon opinion ?…

La diseuse de bonne aventure haussa les épaules.

— Ludovic a du bon… dans certains moments… Il est même capable de discrétion et de générosité.

L’arrivée de Christian interrompit le panégyrique.

Le comte de Sazy était sombre et préoccupé. Il serra la main de son ami, s’inclina devant les deux femmes.

Melcy, crânement, se planta devant lui.

— Vous devez être satisfait, cher monsieur ?…

Il se troubla davantage.

— Satisfait de quoi ?

— Votre rêve ne s’est-il pas réalisé, en partie. N’aviez-vous pas ardemment désiré l’accident qui vient d’arriver à la ménagerie Martial ?…

Christian courba la tête.

— Il ne faut pas m’en vouloir : parfois, je n’ai pas toute ma raison.

— Ah ! firent les jeunes femmes, intéressées. Nous savons, en effet, qu’une douloureuse aventure a bouleversé votre vie. N’avez-vous pas tué une infidèle ?…

— Non, elle a survécu à sa blessure…

— Je comprends, dit Faustine, qu’on se venge, lorsqu’on a été trahi. La jalousie peut faire commettre bien des crimes.

Melcy secoua les boucles folles de ses cheveux blonds.

— Vous vous êtes vengé, c’est bien, vous en aviez le droit ; mais, pourquoi poursuivre de votre haine une jeune fille que vous ne connaissiez pas il y a deux mois, et qui n’a eu aucun tort envers vous ?… Que pouvez-vous reprocher à ma pauvre Sapho ?…

— Sa ressemblance avec une femme détestée.

— Sa ressemblance ?…

— Oui. Alors, par moments, la démence me reprend ; je vois rouge, le désir de frapper me hante étrangement ; je ne suis plus qu’un fauve déchaîné comme les autres !

— Mais vous aviez parlé d’un pari, d’une forte somme engagée avec des camarades ?… Mirah devait dévorer Sapho au bout d’un temps voulu ?…

— Mensonge… il fallait expliquer ma contenance singulière. J’ai trouvé cette version pour me débarrasser des caresses de la dompteuse qui m’importunaient.

— C’est que Sapho vous aime.

Christian avait pâli encore davantage.

— Sapho m’aime comme l’autre !… La misérable me jurait aussi qu’elle ne vivrait désormais que pour moi !… En réalité, elle n’en voulait qu’à ma fortune. Elle m’a poussé au désespoir, à la folie, au meurtre !…

— Contez-nous votre histoire ?… fit Melcy avec curiosité.

— À quoi bon ?

— Vous en avez trop dit pour demeurer en si beau chemin.

Le comte balbutia avec accablement.

— Oui, je suis fou, mais pas toujours, puisque je sens venir les accès et que je me désespère de ne pouvoir les fuir… Certes, avec des soins, de la tendresse, j’aurais pu guérir, devenir un homme comme les autres, avoir ma part de bonheur sur la terre. Malheureusement, une mauvaise chance m’a toujours poursuivi, et, maintenant, je doute des autres comme de moi-même !

Christian accepta un verre de kummel, alluma un cigare, mais ne voulut pas toucher au souper que Ludovic avait fait préparer.

Melcy observa la même sobriété, trop émue encore pour avaler quoi que ce fût.

Seuls, Faustine et son amant firent honneur aux viandes froides, aux fruits et au champagne qu’ils avaient l’habitude de s’offrir après les représentations.

— La femme que j’épousai, et qui avait été d’abord ma maîtresse, poursuivit le comte de Sazy, usa de toutes les ruses de l’esprit, de tous les maléfices des sens pour engourdir ma raison, l’aveugler au point de me cacher son hypocrisie et sa bassesse. Ah ! la dangereuse créature !… Belle, certes, elle l’était autant que cette Sapho que vous admirez ; mais cette beauté même avait une perversité diabolique qui affolait le désir sans toucher le cœur. Elle était comme une de ces mystérieuses floraisons que les forêts cachent, en leur sein, et qui distillent la mort de leurs corolles superbes, violemment épanouies. Après mon mariage, cependant, je me sentis délivré d’une grande inquiétude. Je pensais pouvoir pénétrer les complexités de l’âme qui, désormais, devait palpiter auprès de moi dans une intimité de tous les instants… J’espérais pouvoir désarmer la destinée méchante et conquérir la reconnaissance de cette femme qui me devait tout.

— Et elle n’eut aucune gratitude de ce que vous aviez fait pour elle ? demanda Faustine, en épluchant des écrevisses, du bout de ses doigts minces.

— Dans son tranquille égoïsme, elle se laissa faire, d’abord ; d’humeur égale, à la condition de ne jamais trouver de résistance dans l’accomplissement de sa volonté. Puis, peu à peu, elle se lassa de cette existence de tranquille bonheur et elle chercha des distractions plus relevées. Elle eut des amants, les introduisit chez moi, me bravant chaque jour davantage.

— Et pourquoi vous bravait-elle ?… Dans quel but ?… demanda encore Faustine, qui se versait une pleine coupe de vin mousseux pour faire passer les écrevisses effroyablement épicées.

— Tout petit, j’avais été très malade et je demeurais, comme aujourd’hui, sujet à des visions morbides, à des troubles cérébraux que les émotions violentes provoquaient. Ma femme espérait amener, devant témoins, un violent accès de colère pour me faire enfermer comme dément et jouir de ma fortune… Comprenez-vous ?…

— En effet, le moyen était bien imaginé, fit Ludovic, en embrassant Faustine dont l’épaule ronde était à portée de ses lèvres.

Christian continua, tandis que Melcy l’enveloppait de son tendre et clair regard, tout empreint d’un vif intérêt.

— Mes crises duraient peu. Avec quelque effort, je me ressaisissais dans l’épouvante de la continuelle menace qui pesait sur ma vie. Je sentais l’abîme tout proche, le vertige me prenait dans l’effroyable attraction du vide et je me raidissais, je me cramponnais à tout ce qui pouvait m’offrir un appui. Il y avait une tragique monotonie dans la fréquence de ces luttes qui passaient inaperçues pour les indifférents. J’allais, je venais, je parlais, j’agissais avec un semblant de sérénité ; mais, au fond de mon être, le mal se réveillait. Je souffrais de l’inutilité de mes désirs, j’étais à moi-même mon propre obstacle, et toutes mes contraintes, toutes mes résistances ne servaient qu’à m’enfoncer plus avant dans mon tourment.

— Et cela dura ?

— Trois ans. Puis, un jour, je surpris ma femme avec son amant, de telle sorte que le doute n’était plus possible. Elle se dressa devant moi, ironique, insolente et je tirai sur elle, l’abattis à mes pieds sans lui laisser le temps d’élever la voix… Comme, à la suite de cette exécution, j’eus un effroyable accès de démence, on m’enferma, et je restai captif pendant deux ans. Ensuite, suffisamment rétabli, je fis agir des protections, obtins ma libération et fis prononcer le divorce, car ma femme menait une existence scandaleuse… Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne l’avoir point tuée.

— Mais, Sapho, encore une fois, n’est pour rien dans cette aventure, dit doucement Melcy.

— Hélas ! soupira Christian, je ne suis point guéri encore. Chaque soir, une force mystérieuse m’attire vers la ménagerie Martial et, dans une hallucination, je revois la scène du meurtre qui a troublé ma vie lorsque paraît Sapho. Son extraordinaire ressemblance avec ma femme est la cause de tout le mal, car en toute autre circonstance je suis calme et lucide comme vous pouvez le constater.

— C’est Sapho elle-même qui vous soignera et vous donnera la joie du cœur, dit Melcy… Venez demain, dans l’après-midi, vers cinq heures ; je vous conduirai près d’elle, dans sa loge.