A. Méricant (p. 75-Ill.).

CHAPITRE VI

VISION ROUGE

Mirah, la panthère noire, frottait sa croupe contre les barreaux, en agitant sa queue avec une fiévreuse impatience. Ses prunelles rondes, où scintillaient des parcelles d’or, s’injectaient parfois dans une vision de carnage. Elle relevait ses babines sur ses crocs aigus et haletait de fureur.

Christian marcha vers elle, la bravant du regard, la menaçant du poing.

Alors elle s’accroupit, comme pour bondir sur sa proie, la gueule béante et l’œil en flamme. Elle allongea, hors de la cage, sa patte formidable, hérissée de griffes, fit entendre un rauquement profond.

Christian, dédaigneux, lui jeta son gant qu’elle mit en morceaux, puis, il sifflota une marche guerrière, insultant à la fureur du fauve.

La salle se remplissait d’un public joyeux et élégant, venu pour fêter l’incomparable Sapho, la dompteuse à la mode.

Les femmes exhibaient des toilettes sensationnelles, posaient sur leurs genoux des étoles précieuses de dentelles et de plumes. Un subtil parfum se mêlait à l’odeur âcre des bêtes enfermées dans leurs boxes étroites.

Le comte de Sazy, maintenant, fermait les yeux pour suivre, à son aise, sans mouvement et sans volonté, les capricieuses arabesques d’idées et d’images que la démence enroulait et déroulait dans l’atmosphère du rêve. Il lui semblait entendre, tout à coup, des cris déchirants, angoissés, horribles, comme des hurlements de femme égorgée. Cela recommençait, persistait, se prolongeait, tandis que les grilles des fauves tombaient, au dehors, et que les bêtes farouches se précipitaient sur les spectateurs.

Tout cela, cependant, était irréel comme un cauchemar. Des êtres couraient, trépignant des corps mous, mordant, déchirant, tuant, sans trêve ; des cervelles jaillissaient, une buée de sang montait comme la vapeur d’une chaudière infernale.

Christian souvent avait de ces hallucinations dont il sortait hagard, brisé, anéanti. Surtout, depuis qu’il avait rencontré Sapho, dont l’extraordinaire ressemblance avec un être cent fois maudit l’avait frappé, les troubles mentaux prenaient une intensité nouvelle.

Mais une horreur sans nom glaçait ses veines ; un frisson le secouait de la tête aux pieds. Poursuivant son rêve, il voyait, maintenant, la dompteuse étendue sous la griffe de Mirah qui lui fouillait la poitrine. Son désir de meurtre l’avait abandonné, et il tendait vers la bête ses mains suppliantes comme pour arrêter l’affreuse boucherie.

Des applaudissements le tiraient de son erreur. Il ouvrait les yeux et recevait le sourire de la jeune femme qui, triomphante, venait d’entrer dans la cage.

La panthère se frôlait câlinement à ses jambes, la regardait avec tendresse.

— Fais la belle, Mirah !… Embrasse maîtresse chérie !

Mirah se dressait, posait ses pattes, toutes griffes rentrées sur les épaules de Sapho et, voluptueusement, lui léchait la joue.

On applaudissait en riant.

— Hop ! Hop !

Mirah se tassait, rassemblait son corps souple, aux lignes puissantes et harmonieuses, puis, en un bond formidable, passait au-dessus de la tête de la jeune femme.

Dans les autres boxes, s’agitaient les hyènes, les ours bruns et blancs, les chacals, les lions, les loups, les tigres royaux.

La ménagerie Martial était la mieux montée du champ de foire et sa vogue augmentait chaque jour.

Dans des cages moins spacieuses, des singes : gorilles, orangs-outangs, chimpanzés, ouistitis faisaient des grimaces aux spectateurs, leur jetaient des épluchures d’oranges et des coques de noix. Un grand éléphant allongeait sa trompe, au fond de la baraque, près des chiens et des chevaux. Il y avait toute une corbeille de perroquets multicolores et d’énormes caisses renfermant des serpents boas ou pythons, que Melcy exhibait, à des heures spéciales, lorsqu’elle avait terminé ses exercices dans l’établissement voisin.

Mais les forains se déplaçaient, parcouraient les divers quartiers et les environs de Paris, allant des Batignolles à Montparnasse, des Invalides à Neuilly, de Montmartre à Saint-Cloud, toujours actifs, toujours en quête d’un bon emplacement pour les succès futurs.

La foule, fidèlement, suivait la ménagerie Martial, car la réputation de beauté et de courage de Sapho lui avait fait une place à part, fort enviée de ses camarades.

Ce soir-là, il faisait fort orageux, et une certaine effervescence régnait dans les cages.

La jeune femme, selon son habitude, jouait avec Mirah, la panthère favorite, s’allongeant sur elle, se roulant entre ses pattes, mettant sa tête contre son mufle puissant. Et la bête ronronnait, se faisait caressante et enjôleuse pour savourer plus longtemps la caresse aimée. Avec des miaulements tendres, elle se frottait contre le corps parfumé de la femme, la regardait avec des yeux noyés d’amour.

— Chante ! disait Sapho avec autorité.

Mirah acquiesçait du front, préludait par un long gémissement.

La dompteuse chantait alors, d’une voix fraîche et sonore, accompagnée en sourdine par la panthère qui semblait comprendre la mesure et restait dans le ton, s’arrêtant et reprenant quand il le fallait :

Fauve puissant, seigneur des jungles,
Ton regard est farouche et beau ;
Lorsque avec le dompteur tu jongles,
Un grand frisson ride ta peau !

J’aime à te voir errer dans l’ombre
Avec le regret du désert,

Quand, dans ta face ardente et sombre,
Plus fiévreux ton œil s’est ouvert !

Va, les lionnes rugissantes
Ont oublié leurs dieux velus,
Tes amoureuses caressantes
Dans la nuit ne te suivront plus !

Sapho s’arrêtait, mais les bravos éclataient frénétiquement, demandant d’autres couplets, car la dompteuse avait une voix superbe et toute la science d’une véritable cantatrice. Elle reprenait donc d’une façon saisissante et tragique, toujours accompagnée par le rauquement sourd de la bête qui ressemblait à une plainte de violoncelle :

Comme toi, meurtris par leur cage,
Pleurent mes fougueux sentiments ;
Je les laisse épuiser leur rage,
Mourir de leurs énervements.

La Raison, de sa main royale,
A frappé mes divinités ;
Seule, elle règne, glaciale,
Mes pauvres lions sont domptés !

Une dernière fois, la jeune femme embrassait la panthère, car elle ne l’obligeait plus à l’épreuve du feu, ni à aucun exercice cruel, puis, elle sortait de la cage pour faire travailler les autres bêtes, moins bien dressées et plus farouches.

Ce n’était pas seulement pendant les représentations que la jeune femme avait dû vaincre les tigres, les ours, les lions et les panthères. Durant le dressage, bien souvent, elle avait couru de sérieux dangers. Dans les « cages d’éducation » s’étaient déroulées des scènes terribles, de véritables combats où l’être humain n’avait pas toujours eu le dessus.

Un jour, en faisant travailler des lionnes, Fatma, la plus farouche de ses bêtes, s’était jetée sur elle et lui avait labouré le flanc de ses griffes puissantes. Un trident rougi, que le surveillant avait introduit dans la gueule du monstre, avait cependant paralysé son élan ; mais, depuis, la lionne se montrait indomptable, toujours prête à l’attaque, et la plus petite défaillance de la femme pouvait lui être fatale.

Sapho, guérie, avait recommencé à se mesurer avec des tigres royaux et des ours blancs, particulièrement sauvages. Malgré les avertissements des gardiens, elle avait négligé certaines précautions utiles et l’un des ours l’avait prise entre ses pattes. D’abord, elle s’était défendue à coups de cravache, puis elle avait déchargé son revolver à bout portant sur la bête. Faisant face aux félins qui, à leur tour, se préparaient à l’attaquer, elle était sortie en appuyant les mains sur sa poitrine d’où le sang coulait à flots. Bien des fois, la dompteuse avait été blessée, car les fauves ont des revanches inattendues ; les plus soumis, en apparence, ne sont pas toujours les moins à redouter, et, sous certaines influences mystérieuses, l’instinct sanguinaire triomphe tout à coup, se déchaîne avec une impétuosité inouïe dans la haine sournoise des longs mois de soumission et de captivité.
Ses regards ardents cherchaient une ombre bien aimée.